1, 2, 3, poissons, un ban ?
Je suis immobile dans l’eau qui est à hauteur de ma poitrine. Mes pieds reposent sur le sable blanc. Je suis à vingt mètres de la plage, Anse d’Arlet, Martinique.
Le premier arrive, timide. Il faut le qualifier, presque lui donner un nom. C’est un poisson, pas si petit. Il est couleur argenté, avec une belle queue, très étirée, aussi longue que son corps, séparée en deux, comme deux longues traînes, aussi longues que ses deux nageoires, l’une au dessus de lui, l’autre en dessous, comme si quatre flèches sortaient de son corps.
Il se rapproche, ne se trouble pas de ma main avancée, tourne, me contourne et ne se précipite pas quand je le rejoins dans sa ronde. Nous tournons ensemble, l’un autour de l’autre, pas une fuite mais un ballet uni. Proche de mes jambes, il continue de tourner, toujours dans le même sens.
Puis, il s’éloigne un peu, rejoint par un autre. Ils semblent se saluer d’abord, l’un contre l’autre. Puis ils me rejoignent, continuant leur ronde autour de moi, à me frôler. Lorsque, lentement, j’avance la main, pas de recul de leur part. Ma main ne peut les toucher comme si ils avaient calculé la distance acceptable d’une convivialité partagée.
Un troisième apparaît alors que je n’avais pas vu venir. La présence tranquille des deux autres a du le rassurer. Le ballet continue.
Avec eux je forme un quadrille. Sont-ils parents ?
Comment, me considèrent-ils ? Ont-ils reconnu mon animalité ? Me prennent-ils pour l’un des leurs, un leurre, auprès de qui des restes sont à subtiliser, une ressource potentielle ?
Je ne bouge que lentement, ne faisant que des tours réguliers sur moi-même. Suis-je pour eux/elles une espèce de « corps mort », une épave ? M’ont-ils perçu comme un abri possible, momentané dans leur errement quotidien ? A demeurer trop longtemps je finirais par faire DCP (dispositif de concentration de poissons).
A partir de combien ferions nous ban de poisson ?
Je continue de tourner sur moi-même sans générer de perturbation. Ils demeurent. Ils se suivent autour de moi, sans s’éloigner ni se rapprocher, à une distance suffisante pour que je ne puisse les toucher. Quand, lentement, je déplace la main, ils s’écartent un peu. Ils savent, ils ont compris qu’ils ne risquent rien. Ils ne sont perturbés, ni par moi, ni par le léger ressac qui s’exerce sur eux – Nous sommes près du bord-, ni par les baigneurs, pas très proches mais bien présents, après tout, nous sommes sur une plage.
Peut-être sont -ils en attente ? Ma présence leur important peu, pas grand-chose, si ce n’est un point de fixation, même pas un abri, tout au plus ma présence anonyme leur procure un espace à investir tranquillement puisque je ne représente aucun danger. Mais, à part cela, l’avantage du lien est modeste pour eux. Je ne leur apporte que l’occasion de se situer, de n’être pas nul part. J’imagine une interaction qui n’existe peut-être pas.
D’un accord que je suppose commun, ils s’en vont en se suivant à la file. Y-a-t-il eu un signal que je n’ai pas perçu ? Est-ce spontané, sans se concerter, comme le résultat d’une sensation partagée par eux qui les fait réagir instinctivement ?
Ou bien suivent-ils l’un d’entre eux qui aurait eu subitement un projet auquel il conviait les autres ? Ou bien obéissaient-ils à un appel, à une urgence ? Ou bien est-ce tout simplement une habitude, ou l’heure d’en rejoindre d’autres ?
Peut-être ne s’agissait-il que d’un changement perçu dans le milieu marin, dans cet espace en proximité de la plage, une température, une luminosité, l’effet d’un courant ; tout changement que je n’aurais pas perçu mais provocant chez eux l’appel à une relocalisation ?
Et puis, j’écris, chez eux, peut-être devrais-je dire chez elles, ou chez iels ? Je les ai observé mais je n’ai pu les différencier. Et pourtant, iels étaient sûrement très différents, de même taille, mais possiblement dissemblables. Font-ils partie de ces êtres vivants qui peuvent changer de sexe lorsqu’il est de besoin, de commodité ou d’urgence de reproduction ?
En tout cas, eux ou elles, devaient s’être reconnu.es dans leur singularité et attributs, même transitoires si ce n’est définitifs.
Peut-être étaient-ils en train de s’accorder à ce sujet en se donnant un espace momentané de convivialité et m’utilisant pour cela ? Peut-être était ce alors, pour eux/elles, le bon moment pour s’ajuster, prouvant par là que, si l’occasion se présente, tout est bon pour se créer un espace de convivialité.