En Terre des 2 Caps, Chez Nicole, tout est dit….
800 personnes sont face à la mer, entre deux caps, blanc à droite, gris à gauche. Elles regardent aujourd’hui cette mer avec des sentiments mélangés, faits de reconnaissance et d’inquiétude. Elles ne la regardent pas ensemble mais avec ces points de vue différents.
Cette mer a représenté la vie, d’abord par les activités, de pêche surtout, qu’elle permettait, ensuite par la villégiature et ses activités de loisirs qui sont venues remplacer la pêche. Le remplacement n’a pas concerné que les activités ; c’est aussi celui des habitants. Aujourd’hui la mer avance, inexorablement. Cette avancée associée à d’autres perturbations climatiques fait courir un risque à tous. Mais de quel risque s’agit-il ? Et, est-il le même pour tous ? Est-il partagé ? Mais quel est ce « tous » ? On en parle, on s’en parle, vite.
On en parle, en particulier Chez Nicole. On n’en parle pas tous ensemble, on en parle par groupes, par affinités. Chez Nicole, c’est un café, c’est « le » café ; celui où on va quand on veut montrer son appartenance, ou sa volonté d’appartenance au « pays », à cette « terre ». Il y a là celles et ceux qui connaissent, qui savent qu’il faut aller là, the place to be. Bien sur s’y retrouvent aussi celles et ceux qui, de passage, découvrant la localité, convergent vers son centre et trouvent alors le seul endroit habituellement ouvert. Mais, s’y retrouvent surtout ceux qui, pour ainsi dire, l’occupent, ou c’est bien l’impression qu’ils donnent. Tous les jours, ou presque, sauf le lundi, à la même table, ils sont là, souvent à la même place. Absents parfois, ils s’en expliqueront, « un empêchement », « une corvée à assurer », un « j’ai pas pu venir… », un « je passe en vitesse, y a ma fille, mon fils, qui… ». Ils, ce sont des hommes pour la plupart, n’ont pas besoin de commander leur boisson. Ils la récupèrent au bar, où elle leur ai servi dès leur arrivée. On dirait qu’elle les attendait, immuablement. Sont-ils habitant du lieu ? Non, même pas ; ils disent être « du coin ». Revendiquant d’en être ; ils n’y habitent pas, ou plutôt, ils n’y habitent plus. Parfois, pour les plus anciens, ils l’ont quitté il y a un moment déjà pour habiter autre part, pas très loin pour la plupart, mais autre part. Ils en donnent les raisons, le boulot qu’il a fallu aller chercher ailleurs, mais surtout le logement qui, sur place, ne leur est plus accessible. Pourtant lorsqu’ils parlent de l’endroit, c’est chez eux. Ils ne souhaitent pas être assimilés aux autres, surtout à ceux qui y sont venus, non pas pour travailler dans les activités qui leur semblaient dédiées à l’endroit, les métiers de la mer, l’agriculture qui l’environnait, mais en vacance. Pourtant ils les connaissent et peuvent leur reconnaître un certain attachement à la localité et même au lieu, le café, dont ils se considèrent presque comme les propriétaires de fait. Ils les ont vu, enfant, rouler à vélo dans les rues et routes du pays, sur la place et le bord de mer. Ils les ont vu grandir. Ils savent qu’ils sont là pendant les périodes de vacances et les fins de semaine. Ils observent aussi que, pour certains d’entre eux, affichant une vraie fidélité au pays, c’est une installation plus durable, parfois définitive au moment du départ en retraite. Mais Chez Nicole, deux sortes de gens se juxtaposent : les habitués qui se considèrent comme les vrais habitants du pays, alors qu’ils n’y habitent plus, et les gens de passage ou y faisant de courts séjours. Les premiers occupent les places les plus proches de ce qui fait le cœur du café, les deux tables les plus en proximité du bar. Les seconds occupent prioritairement les places « en terrasse ».
Nous, le groupe de chercheurs et d’artistes en résidence à la semaine, et ce plusieurs fois pendant l’année, nous avons décidé d’en faire notre lieu principal d’observation.
Chez Nicole, personne ne s’appelle Nicole, ou alors c’était avant ; on ne s’en souvient plus vraiment. Les deux personnes, femmes, qui se relaient pour faire ce qui l’on pourrait appeler le « service » mais ce n’est pas le mot qui convient ici, donnent plus l’impression d’être la femme, la compagne ou, au moins, l’amie, des habitués, momentanément passée derrière le comptoir pour donner un coup de main, que d’occuper un emploi de service. Ici, les saisonniers parachutés d’on ne sait où, on ne connaît pas. Elles savent parfaitement qui est qui. L’habitué, à part dire bonjour et faire une courte blague, n’a rien à dire pour prendre au passage la boisson qui lui donne la raison officielle d’être là. Le touriste, ou celui ou celle qui, comme nous, s’est donné.e une raison d’exploration et d’observation d’être là, lui il pourra toujours attendre qu’on veuille bien lui adresser la parole et répondre à sa timide demande. Pour lui, l’accueil est froid et distant. Ce n’est pas de la méfiance, c’est plutôt de la défiance. Le dos tourné au comptoir, plongée dans une tâche qui semble prendre tout son temps et son attention, l’une comme l’autre saurons vous faire comprendre qu’ici c’est particulier, vous êtes juste toléré, parce qu’on peut pas faire autrement. Il faudra rester un long moment au bar pour que le dialogue s’engage et prenne un ton plaisant en adoptant le langage qui convient.
Le café, parce que c’est ce qu’on appelle un café, est resté dans son jus de lieu populaire, propre, éclairé mais pas trop, un peu vieillot pourraient dire certains, mais à coup sûr sans volonté de singer la convivialité vacancière branchée ou la fausse authenticité maritime. Ici, pas de reproduction de bateau, pas de mouette en bois peint en blanc et bleu pâle, juste des tables et des chaises qui ont été neuves dans les années 50. Des fenêtres étroites, telles qu’on les trouve dans les maisons de rue, s’ouvrent sur la place ; ici, pas de baie vitrée. La salle du café où se trouve le bar est contiguë avec une autre salle dans laquelle est servie, le midi exclusivement, un choix de deux plats, et pas plus, moules frites ou jambon frites. Les tables sont alignées, toutes dressées en permanence, avec, sur chacune, le grand récipient en faïence, façon marmite, qui recevra les coquilles de moules. C’est le restaurant des familles du coin, celles qui y habitent à l’année, et les touristes y viennent un peu par hasard lorsqu’ils ne connaissent pas d’avance, en ayant l’impression de faire autre chose que leur tourisme habituel ; ici c’est différent, c’est « typique ». La salle de restaurant a, elle aussi, les mêmes petites fenêtres qui donnent sur la place. Elle n’est pas visible de l’extérieur, il faut le savoir qu’ici on restaure. A l’entrée du café, une simple petite annonce, « le midi, moules frites ou jambon frites » ; touriste te voilà prévenu. Pas de réservation possible, le jour du marché, il y a intérêt à venir tôt ; c’est plein. Contre le mur du fond deux fresques sombres encadrent la cheminée centrale où trône encore un vieux poêle.
Quittant la salle de café pour se rendre aux toilettes vous traversez la salle du restaurant et vous apercevez ces fresques murales qui ne manquent pas d’intriguer. Elles sont sombres et d’un dessin très réaliste que l’on a peine à interpréter au premier coup d’œil. Elles occupent les deux murs de chaque côté de la cheminée sur le mur du fond. On s’attendrait à des paysages locaux, maritimes ou reproduisant ces caps ou les paysages de littoral, de falaise ou des champs et prairies en herbe qui courent au sommet des falaises. Non, ces deux fresques représentent des vues de petites villes escarpées au bord d’une rivière qui paraissent bien étrangères au pays. Ces fresques sont peintes à même le mur d’une peinture noire nuancée de gris. Intrigué, on s’approche et l’on aperçoit sous la peinture noire qui s’écaille par endroit les restes d’une autre fresque, colorée celle là, et, vraisemblablement, plus représentative des paysages locaux. Qu’en est-il ? Interrogée, la personne derrière le bar daigne échanger quelques mots à ce sujet tout en essuyant les verres. La fresque de droite serait une vue de la ville allemande de Cologne, avec sa cathédrale, et celle de droite une vue des bords du Rhin. L’explication est sobre et laconique. Des soldats allemands ont peint ça, pendant la guerre. Ici, le café avait été réquisitionné pour être un dispensaire pour les soldats occupants, blessés ou malades. Ils ont peint des paysages de chez eux. Apparemment, ce n’est pas un choix esthétique ou mémoriel de les laisser, mais plutôt, c’est demeuré, comme tout le reste, lorsque le café a pu être rétabli, après la guerre, lorsque les personnes déplacées ont pu revenir. Personne n’y fait référence, c’est comme ça.
La première fois que nous sommes venus, nous avons fait les touristes. Nous nous sommes installés en terrasse, pour observer, prendre contact avec les lieux, rester suffisamment longtemps et revenir plusieurs fois pour comprendre l’usage du lieu par les différentes populations. A chaque fois, il a fallu rentrer et aller au bar pour commander nos consommations. A chaque fois, le même rapport un peu fruste avec celles qui occupent l’espace derrière le bar. Nous ne nous contentons pas de commander nos boissons, nous y allons à plusieurs pour entrer en contact avec ces personnes, ou la personne qui, ostensiblement, fait d’abord autre chose plutôt que de prendre la commande. Nous restons un moment devant le bar, en profitons pour commencer à entrer en conversation avec les tables des habitués. Les conversations courent de table en table et, souvent, interpellent la personne derrière le bar, que tous connaissent. On pourrait dire que la conversation se généralise à l’espace total de la salle de café lorsque celle qui est derrière le bar est intervenue, même brièvement, pour légitimer le contenu mis en discussion : « C’est bien vrai.. la dernière fois, X disait la même chose, c’est toujours pareil… ». Le verre que la personne est alors en train d’essuyer le sera à coup sur. Elle le lève et l’ausculte, il n’aura jamais été aussi propre.
Cette fois ci nous nous installons entre deux tables de ces habitués qui ne cessent de s’interpeller. Nous sommes cinq ; pour eux des étrangers, mais déjà repérés par les habitués. Nous prenons nos aises. Nous prenons des boissons qui montrent que nous allons rester un moment. Enlevant nos manteaux, c’est l’hiver, et les mettant sur les chaises disponibles, nous nous rapprochons des voisins de table. La salle du café n’est pas si grande, pas question d’empiéter sur la salle du restaurant déjà installée pour le repas de midi. Il semble que nous formions une unique tablée. Tout est fait pour que la conversation soit possible. De fait, vue la proximité, elle est inévitable. De plus, nous avons été repérés. Le signe de tête ne trompe pas. Hors période de vacances, des gens qui viennent plusieurs fois de suite ne sont pas des touristes ordinaires. Je pose mon carnet de notes sur la table et commence à écrire, un peu. Je le laisse sur la table.Une autre de notre petite troupe y pose son appareil photo. Ça y est, carnet de note et appareil photo, nous sommes situés. En nous regardant, « Vous êtes journalistes ? ». Se tournant vers leur propre tablée, « Attention à ce qu’on dit !!. ». « Non, on est pas des journalistes, on est des chercheurs et des artistes, on vient ici en résidence, ici on passe une semaine mais on va venir régulièrement, on vient voir, comprendre ce qui se passe, on va presque s’installer, on est en gîte, ici entre les deux caps, et la fois prochaine vers M., on fait le tour des communes du pays, entre ici et M. ».
Ils ne sont pas étonnés. Ils sont habitués à ce que l’on vienne les visiter.
Va-t-on « entrer en conversation » ? Rien n’est moins évident. Y-a-t-il des règles implicites pour cela ? Une conversation a des conditions de possibilité. Elle est dépendante d’une « ambiance ». Une lecture déjà ancienne m’avait frappée où il était question de cette notion que Bruce Bégout avait élaboré en concept (Bruce Bégout, Le concept d’ambiance, essai d’éco-phénoménologie, Seuil, L’ordre philosophique, Paris, 2020). Roger-Pol Droit, journaliste philosophe au journal Le Monde, nous en parle de la façon suivante : « Nous croyons habiter des lieux, des paysages, des espaces, notre conscience, nos corps. Nous oublions que c’est avant tout dans des « ambiances » que se déroule notre existence. Cette notion -impression d’ensemble, « dôme invisible sous lequel se déroulent toutes nos expériences », tonalité affective originelle – semble rebelle à toute définition précise. Elle désigne pourtant ce que nous percevons avant tout le reste, comme un fond d’évidence, « un quelque chose dans l’air » dont nous nous souvenons encore quand sont passés les choses et les gens ».
Aussi la conversation peut-elle être « dans l’ambiance », mais, va-t-elle « casser l’ambiance » ? L’ambiance elle-même est-elle unanime ou la résultante de la combinaison de plusieurs ambiances qui peuvent paraître compatibles, ne s’opposent pas, vivent en symbiose, voire se renforcent mutuellement comme preuves d’une convivialité acceptée, plus ou moins cloisonnée, mais qui parfois s’opposent, voire se combattent – « Pas de ça, ici »-. Si l’ambiance ne s’unifie pas, les conversations seront circonscrites aux groupes de conversation qui se créent ; le niveau sonore des échanges des uns ou des autres sera le prétexte à l’éclatement d’un conflit d’ambiances.
En fait, nous entrons dans l’ambiance, appelant la formation et le développement de ce que Bruce Bégout, reprenant les termes du psychiatre allemand Hubertus Tellenbach, appellent des « groupes atmosphériques ». Pour lui, de tels groupes groupes momentanés ne renvoient pas à un rassemblement d’intérêts individuels ni à un principe organique, mais plus à un sentiment partagé d’enveloppement du groupe lui-même en son expressivité affective, un sentiment atmosphérique en quelque sorte. « En lui chaque individu délaisse sa position propre et se laisse absorber par l’air qui l’intègre automatiquement au groupe donné… L’enveloppement ambianciel précède toute démarche d’association volontaire et de distinction. C’est lui qui, bien qu’informe et vaporeux, accorde spontanément chaque individu à la tonalité du groupe qui agit comme un fond commun » (Bruce Begout, p.331).
Au sein de notre petit groupe d’étrangers, n’habitant pas le territoire et a fortiori ce lieu spécifique Chez Nicole, nous n’avons pas théorisé au préalable notre insertion progressive dans le groupe atmosphérique auquel nous allons participer maintenant que nous sommes repérés et reconnus – « Tiens, vous êtes venus avant hier, on vous a pas vu hier… » -. Nous en avions cependant parlé entre nous – Ça devrait se passer comme ça… – ; un mélange de considérations méthodologiques inspirées de démarches ethnologiques pour les chercheurs et de repérages pratiqués préalablement pour les artistes. Assez rapidement, mais au terme de pas mal d’échanges entre nous, nous nous sommes donnés un style de présence, un vocabulaire et un registre d’expression que nous mettons au service des conversations qui s’amorcent. Il nous faut nous présenter mais sans que cela nous institue en experts, en savants, en « sachant », ce qui leur ferait craindre que nous ne soyons envoyé.es pour instruire tel ou tel dossier, programme, ni même en journalistes, pour qui ils pourraient avoir un regard amusé. En fait, nous disons surtout ce que nous ne sommes pas et ce que nous ne sommes pas prêt.es à faire. En fait, on voudrait savoir ce qui se passe ici, tout au plus, en prenant une certaine distance avec ce que l’on dit, quant même, on cherche à comprendre comment c’est ici, comment c’était avant, ce que cela veut dire d’habiter cette terre. Mais, nous entamons la conversation sur un ton apparemment banal. Nous ne posons pas de thématique qui pourrait sembler obéir à une règle pré établi de passation de questionnaire. Parce que la situation, le moment -Une fin de journée d’une période hors vacances scolaires-, et, pourrait-on dire, la météo le permettent -Il ne fait pas beau et il n’y a personnes dans les rues et, même sur la digue-, nous ouvrons plusieurs pistes de conversation simultanément, à partir de constats présentés comme des étonnements. Nous faisons part du fait d’être déjà venu.es ces dernières années, pour des vacances pour certain.es d’entre nous, mais aujourd’hui Y-a pas grand monde ? Nous évoquons un événement, une fête à venir consacrée au bateau qui a fait, avec ses activités associées, la renommée du lieu, le Flobart, petit bateau de pêche côtière. Nous laissons la conversation s’installait et mélanger les sujets. Il s’agit d’abord de voir ce qu’il convient de dire, comment s’ajuster, pour entrer ensuite, une fois qu’une certaine familiarité s’est installée, dire très directement les choses, souvent en se référent à ce que d’autres, leurs pairs, leurs parents, leurs connaissances, disent ordinairement. Sans que nous l’évoquions dans la conversation – Ça viendrait introduire un régime particulier de conversation savante -, je pense à ce que Bruce Bégout, encore lui, dit de cette notion qu’il a emprunté à George Orwell, la « décence ordinaire », ou « common decency » (Bruce Bégout, De la décence ordinaire, court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Allia, Paris, 2019).
Dans le récit de ses expériences de rencontres, George Orwell va au contact des gens ordinaires (par exemple dans son livre, Le quai de Wigan). Il leur trouve une décence ordinaire, pour lui revers d’une apparente indécence publique : la générosité et la loyauté sous-estimées des gens simples qui se voient habituellement bafoués et stigmatisés par le pouvoir. Nous sommes alors dans l’Angleterre, à Wigan, près de Manchester, en 1935. George Orwell trouve à beaucoup de ces ouvriers, mais plus largement à ces milieux populaires, une forme d’honnêteté ordinaire « qui s’exprime sous la forme d’un penchant naturel au bien, et sert de critère du juste et de l’injuste, du décent et de l’indécent » (Bruce Bégout, p.17). Goût et dégoût, sentiment esthétique, notion de bien et de mal, on ne peut jamais démêler dans le jugement ce qui relève de la morale et ce qui ressort d’une sorte d’esthétique : la justesse morale entre toujours en résonance avec une certaine justesse esthétique, sens des proportions et de la mesure, de la symétrie des actes et de la beauté des gestes (idem, p.19). Orwell voit avant tout dans la décence ordinaire l’expression épidermique d’une résistance à toute forme d’injustice, mais aussi à une certaine indifférence à l’exercice du pouvoir : « Ils n’ont aucune envie d’arriver en haut de l’échelle », dira Orwell, propos que commente Bruce Bégout (idem, p.30). Pour lui, l’homme ordinaire ne se sent maître de son destin que dans le petit cercle de sa vie quotidienne, mais « face aux événements majeurs, il est aussi impuissant et démuni que face aux éléments naturels » (idem, p.31).
Aussi n’est-il pas étonnant que les récits que nous font nos interlocuteurs de Chez Nicole prennent davantage la forme de revanches des faibles et des méprisés que le récit d’actions épiques portées par des habitants en colère.
La conversation s’installe de façon décousue. La première a se présenter, S., et à prendre la parole, se dit un peu artiste aussi, parce que « magnétiseuse ». Elle connaît un regroupement d’artistes dans le village d’à côté. L’évocation de ce village, lui aussi en bord de mer, lui fait penser à celles et ceux qui viennent, ici, retrouver des activités authentiques. S. se dit enfant du pays mais a vécu longtemps à Lille avant de revenir ici. Ici, Il faut comprendre dans le village de bord de mer le plus emblématique de lieux de villégiature. Ce sont ces gens qui viennent de la ville qui ont recours à ses activités de magnétiseuse, pas ceux d’ici, qui ne vont jamais voir de thérapeute. Elle connaît ces gens parce qu’elle « s’occupe de gîtes » dans l’un des villages d’à côté. Elle en assure l’ouverture, la remise des clés, le nettoyage, maillon indispensable de cette économie de la location de vacances pour des propriétaires qui viennent en vacances et mettent à la location leurs maisons quand ils n’y sont pas. Elle travaille pour eux, tant dans ces activités d’accueil que pour ses activités de médium guérisseuse, pour les animaux comme pour ces autres animaux que sont les hommes. Ici, il y en a pas mal qui font ça. Enfin, pas ceux qui désormais y sont majoritaires. Elle veut dire les vrais, les authentiques, dont on sait qu’il n’y en a plus beaucoup et qui, eux, ne viennent pas la voir pour le magnétisme. Elle impose les mains. On a ça dans la famille. On ne sait pas trop laquelle, celle d’ici, où elle est née, celle à laquelle elle appartenait lorsqu’elle habitait à Lille ou celle qu’elle se recompose de façon fictionnelle à partir d’un ici qui n’existe plus. Mais en fait les gens d’ici, pas les retraités désormais résidents à l’année après l’avoir été, et souvent pendant longtemps, par familles entières, et les nouveaux parce que revenus, mais les autres, ceux qui n’existent plus vraiment, ils ne veulent plus travailler. Elle dit ne pas trouver de « femme de ménage » pour les gîtes dont elle s’occupe. Il y a trop d’aides ; les gens ne sont pas incités à travailler. Et, en plus, les gens ne bougent pas ; ils ne se déplacent pas. Les gens d’ici, les nouveaux comme les anciens, pour ce qu’il en reste, ne vont pas à M. qui est à dix kms ; c’est pas le même monde. La lecture très attentive d’un livre qui fait une description très détaillée des activités de pêche, au début du XXème siècle, nous informe que les femmes de pêcheurs faisait alors souvent la route à pied, au retour de leurs maris pêcheurs, pour apporter les poissons à M.. M. est la petite ville, en retrait de la côte, qui fait un peu figure de centre de cette communauté de 21 communes, la plupart, petits villages qui se répartissent entre M. et le bord de mer. Ce sont les lillois qui viennent ; ceux d’ici ne bougent pas. C’est comme ceux de M. qui ne viennent jamais sur le bord de mer. Ils ne se baignent pas, d’ailleurs, ils ne savent pas nager. Elle non plus, avant, quand elle est revenue vivre, ici, au bord de mer, elle n’allait pas à la mer. Mais depuis qu’une amie lilloise qui vient en vacance l’y ait emmenée, elle y va régulièrement, en fin de semaine. De toute façon il n’y a que ça à faire ici.
A cette première surprise de l’habitante magnétiseuse concierge s’en ajoute une autre lorsque E. entre dans la conversation. Il évoque ce qui fait la preuve de l’authenticité du lieu et dont un exemplaire trône, à sec, non loin du café, le Flobart, le petit bateau de pêche caractéristique du lieu, bateau sans quille que l’on remontait sur le sable de la plage. De la génération de nos parents on ne pratiquait plus vraiment la pêche ; c’était juste un peu de pêche, à la traîne, les bars…. L’évocation de la fête annuelle qui prend ce bateau comme emblème, argument et décoration centrales entraîne un ricanement immédiat. La dernière fête authentique, à l’actif des commerçants du village – Des vrais commerçants locaux, lorsqu’il y en avait encore-, c’était il y a vingt ans. Ça le fait bien marrer. Il nous fait le récit que tous les autres connaissent et appuient de leur rire complice.
Il y a quelque temps déjà, mais tous s’en souviennent, tant il l’a raconté. Un ami à lui part en mer avec l’un des derniers flobarts qui se veut, encore, de pêche. Une ligne est tirée pour une pêche à la traîne. La ligne se prend dans l’hélice. En tentant de dépatouiller la ligne de l’hélice, dans une manœuvre approximative, le câble qui permet d’opérer la marche avant cède. Il ne reste de disponible que la marche arrière pour un « retour au port », en fait ici la plage. Bateau sans quille il se remonte sur le sable. Ici pas de port, le bateau arrive directement sur la plage. Ensuite, il faut le remonter plus haut, sur la plage. C’est lourd et difficile. Avant, Il fallait être plusieurs. Y-a pas longtemps on le faisait avec un vieux tracteur qu’on se prêtait. Le bateau rentre donc en marche arrière ; la poupe en avant de la nage. Difficilement, il finit par se poser sur le plage. E., présent à ce moment, comme souvent à ces moments de fête, à un endroit qu’il avait fréquenté enfant lorsque son père pêcheur était encore en activité. Il aide son ami, en fait « sa connaissance ». Ils ne sont pas vraiment amis mais se reconnaissent comme du même milieu, surtout lorsque des « étrangers » occupent la plage. Les mains sur la ligne emmêlée, à la poupe du bateau qui fait face aux gens après cette rentrée un peu ridicule, E. voit arriver vers lui un type de la télé avec son cameraman de FR3. Il dit FR3 pour parler de ce qui devait déjà être France 3 à ce moment là. Ces deux personnes de la télé ont-elles compris que le bateau était rentré en marche arrière, on ne le sait. Le type de la télé, de la catégorie des journalistes, demande à E. de lui parler de sa pêche, ne sachant pas que ce fils de l’un des tout derniers pêcheurs du coin ne fait que donner un coup de main à son collègue un peu désemparé avec les gens qui se rapprochent. E. dit au journaliste qu’il n’est pas vraiment pêcheur. Le journaliste lui dit que ce n’est pas grave, que ça fera l’affaire. E. lui dit qu’il est en fait, à ce moment là, chef de rayon au Conforama de Calais. Pour le journaliste et son « reportage » authentique, il sera pêcheur.
Il sait que ce reportage est passé sur France 3, mais il ne l’a pas vu. Tout le monde, de son milieu, sait qu’il est passé à la télé. C’était il y a vingt ans et on lui en parle encore. C’était peut être la dernière fête du Flobart où ça voulait dire quelque chose d’être présent et de participer à la fête.
Aujourd’hui, ce qu’ils appellent la fête du Flobart c’est une affaire qui nous a échappée. C’est fait par d’autres, des arrivés récents, en fait souvent des « partis /revenus » auxquels s’ajoutent des nouveaux résidents permanents, longtemps résidents saisonniers qui ont opté, à la retraite ou plus récemment après une période de télétravail, pour une résidente permanente. Ces résidents, sont-ils plus « locaux » parce qu’habitants dans le village lui-même que ceux qui leur dénigrent cette appartenance et qui souvent n’y habitent pas ? Faute de pouvoir payer le prix d’un logement devenu inabordable ces derniers habitent plus loin, vers l’intérieur du pays, tout en revenant, parfois même tous les jours, dans le même café du village qu’ils disent être le leur. Chez Nicole, c’est chez nous.
Le ton est donné. Pour en apprécier la teneur, il faut entrer dans l’ambiance qu’impulse le groupe quasi permanent qui occupe l’espace du café, aux places elles aussi quasi réservées aux « autochtones », réservées à ceux qui habitent « en leur lieu d’origine ». On comprend vite que cette réservation leur tient d’autant plus à cœur qu’ils ne sont plus en situation d’y habiter vraiment. Y habiter supposerait d’y avoir un logement permanent sur la commune dont ils se sentent les vrais héritiers. Et ce n’est pas sans une certaine irritation qu’ils nous font savoir que nous, venant d’ailleurs, la ville, la métropole, nous avons la possibilité, voire la chance, d’y résider. Ce ressentiment fonde le groupe d’habitués, en préside l’ambiance. Nous mêmes, étrangers, pour nous y mettre, aurons à prendre nos distance avec ceux qui n’y viennent que pour un séjour de vacance. Nous, ce ne serait pas pareil ? Nous venons à leur rencontre partager avec eux ce sentiment de désappropriation. Le sentiment à partager est là présent. Il s’exprime à travers tous les commentaires faits sur des situations que l’actualité locale leur rapporte. Parfois cela prend la forme d’exclamations, « ben voyons ! », de rires ironiques. Mais ce sentiment a besoin d’être réactualisé, réinterprété constamment. Pour l’entretenir dans sa capacité à fédérer le groupe et à rallier d’éventuels comparses, le jugement doit intervenir sur tout sujet, souvent en préalable à l’énoncé de faits nouveaux. Le sujet n’est abordé que dans la certitude qu’il entretiendra ce sentiment, cette ambiance, qui les relie.
Ici l’analyse et les tentatives d’objectivation des faits, la présentation d’arguments n’ont pas lieu d’être, l’accord implicite se construit à tâtons, par ajustements successifs, au fur et à mesure que les réactions des uns et des autres interviennent par des micro jugements relevant plus d’affects que d’expressions argumentatives.
Habiter, résider, être à l’ouvrage, travailler sans forcément tenir un emploi, un poste, toucher un revenu, comment réfléchir à cela ? En lisant Bruno Latour, avec son « Habiter la terre » (entretiens avec Nicolas Truong, Les liens qui libèrent,2021), mais surtout Henri Lefebvre, avec son « Droit à la ville » (revue L’Homme et la Société, 1967), les deux sûrement ? Mais Lefebvre nous dirait que si habiter c’est seulement résider, alors les habitants ont perdu la maîtrise de l’espace local, de la terre.
Continuons nos rencontres en Terre des 2 Caps.