L’agir en communs: potentialités et limites
Simon, tu as la gentillesse de me transmettre un élément de controverse que tu as avec France Tiers Lieux. Je n’en comprends tous les ressorts mais il me permet de faire quelques remarques et propositions.
Je vais être caricatural parce que je ne veux pas être long et aussi parce que je ne suis pas (encore, j’apprends sans cesse…) capable d’argumenter tous les éléments que j’avance.
Ce que j’ai compris des expérimentations que tu mets en avant pour les communs des Tiers Lieux et des actions que tu promeus en faveur des appels à communs, et tu es l’un des seuls et des plus conséquents, c’est que tu mets l’agir en communs en finalité première.
Je résumerais cela par ta formule : « le commun d’abord ! ». Avant même tout ancrage organisationnel, statutaire, institutionnel, ce qui prime c’est l’ « agencement collectif auto-organisé ». C’est ce qui crée les conditions de la mise en commun. Alors, à l’économie de structure, de recettes, mais en assurant une vigilance collective sur les codes sociaux définis progressivement, on peut élaborer ce qui fera ressource partagée, à différents niveaux d’ouverture et d’accès.
L’autre grande finalité qui converge avec cette « injonction » du « commun d’abord », et qui donne une orientation générative de biens, services, relations en réciprocité, démocratiques et autres utilités, c’est la perspective « vivre des communs ». De ce point de vue nous n’avons pas tiré tous les enseignements des échanges que nous avons eus à l’occasion des « Roumics » de 2017, à la Condition Publique, sur ce thème « vivre des communs ».
Ça a été nos Roumics les plus réussies et certains en ont vu immédiatement, et plus tard, toute la portée. Je pense à Lionel Maurel qui y a fait plusieurs fois références. Et tous ceux qui s’intéressent aux innovations en matière de rémunération par la contribution et gestion partagée par budgets contributifs, y font référence. C’est aussi les Roumics où Michel Bauwens a joué un rôle assez central. Aujourd’hui lorsqu’il considère que nous entrons potentiellement dans une « nouvelle phase de mutualisation des communs », porteuse de nouvelles infrastructures civiques, il donne une nouvelle dimension à ce qu’il appelle une stratégie de transformation dont les éléments ont été présentés lors de ces Roumics et potentiellement mis en tension avec nos préoccupations du vivre des communs. Il me semble qu’il y avait aussi Michel Briand et Bernard Stiegler.
Mais bien sur, à supposer que nous aurions conserver ces perspectives d’un agir en communs conséquent, nous avons emprunté des cheminements d’action dans des configurations que nous avons fait naître ou que nous avons rallié, mais qui ont du se conformer à de l’action publique, plus ou moins, en conservant toujours une potentialité parfois limitée de l’agir en communs.
C’est le cas de ce que j’appelle de façon générique les « espaces (vectoriels) alternatifs » qui représentent autant de potentialisés d’utopies concrètes .
Pour nous qui avons cet impératif du « commun d’abord », ces espaces, qu’ils s’appellent coworking, squat, truc ou machin, n’importent que dans la mesure où ils rendent possible la mise en commun des pratiques d’action et d’occupation partagée permettant le travail en ouvrage et l’alliance des dynamiques alternatives. Alors, ça peut être des initiatives et structures en ESS, dans le prolongement d’une histoire des mouvements associationnistes et coopératifs. Cela a pu, et peut être encore, le cas de ce qui s’est appelé « lieux intermédiaires indépendants » dans les mobilisations liées aux pratiques artistiques et culturelles. Cela a pu, à partir de 2013, et peut être encore aujourd’hui s’agissant des « tiers lieux » dans ce contexte politique particulier qui s’est ouvert à ce moment là et qui, peut être, est en train de se refermer. L’approche par les « communs de proximité » permet d’interpeller les politiques liées aux « services publics ». On pourrait avoir le même raisonnement avec les collectifs en transition dans les perspectives en écologie politique, mais également si on se met dans celle du mouvement associatif et des associations citoyennes.
Aujourd’hui comment potentialiser nos actions en communs dans cette perspective du « vivre des communs » ?
Les champs d’action ne manquent pas, inscrits dans des contextes à chaque fois spécifique. Dans ces contextes, l’agir en communs suppose tout à la fois de reprendre les enjeux dans les termes consentis par l’action publique. Souvent elle peut reprendre à son compte des potentialités en communs, déjà là, pour déboucher sur des avancées concrètes du point de vue des collectifs auto organisés en communs tout en maintenant ouverte la tension utopique. C’est, pour moi, tout l’enjeu de la dynamique « appel à communs ».
C’est aussi tout l’enjeu de la prise en considération et en compte des rapports au travail dans les espaces intermédiaires ; enjeu la plupart du temps absent des actions exprimées en « tiers lieux ».
Les dynamiques à l’œuvre dans ces espaces intermédiaires, qu’ils soient « lieux » ou collectifs en communautés, ouvrent la perspective du travail en ouvrage.
C’est en fait une double perspective, celle de la mobilisation du travail mort, comme dirait Marx, celle du financement des communs, et celle du travail vivant pour la viabilité pérenne des personnes et de leurs agencements collectifs, à l’économie de la ressource, le vivant, la terre. On voit alors que la question ne peut se réduire à la seule valorisation marchande ou même hybride, en ESS, des structures et à la seule mobilisation de ressources, même partagées, que l’on qualifiera abusivement de communs (par exemple dans le cas des « communs lauréats » des actions soutenues par France Tiers Lieux?). De même que la question ne peut se réduire à la mobilisation et ou insertion pour l’emploi, même si cela crée des opportunités d’allocations en salaire pour les acteurs investis dans l’agir en communs. C’est le cas dans les expérimentations TZCLD, Kpa-cité, avec le déploiement des coopératives, CAE et Scic.
L’agir en communs prend en considération et en compte (la comptabilité Care nous permet de se questionner à ce propos) les éléments de crise et de recomposition des rapports au travail dans une perspective de valorisation et de qualification des personnes et de leurs agencements collectifs.
C’est, me semble t-il, dans les mêmes considérations que l’agir en communs s’affronte aux enjeux des sécurisations économiques sectorielles et territoriales et de leurs espaces pour coopérer, intermédier, se solidariser de façon pérenne et garantie(mutualisation /métier).
Il me semble en être de même pour l’agir en communs par l’action collective en capacitation (rapport à la contribution rétribuée en salaire), en insertion (rapport à l’emploi), en entraide (rapport au revenu sous conventions de réciprocité)…
De même pour l’agir en communs par l’action collective en solidarités financières (« caisses de secours », du type « cassa integratione guadagni » (telle qu’elle a été expérimentée en Italie et que l’on retrouve dans différents dispositifs de maintien de rémunération en situations de pertes d’emploi ou de reconversion), fonds de garantie, fonds de placement, de …).
L’enjeu de l’agir en communs, par la performance d’un imaginaire éthico politique démocratique de la relation (Cf. Glissant) et de sa reconnaissance mutuelle en ouvrage, d’une éthicité (Sittlichkeit, Hegel), d’une inconditionnalité de la réciprocité (Cf. Alain Caillé et les convivialistes), d’une axiologie de l’action collective auto-organisée, met en perspective des congruences possibles des « déjà là » en salaire et dispositifs auto-organisés en politique de l’ouvrage.