Le chœur
Le chœur chante. Il vit et chante le possible et l’impossible
On se demande comment s’y prendre, mais plus encore on se demande ce que l’on fait là. Le message reçu parlait d’une « expérience », de la participation possible à quelque chose d’artistique, de musical, aucune qualité particulière n’était requise. Plus encore, on demandait des personnes sans qualité particulière. Les personnes arrivent, une à une ou par petits groupes. Timidement, elles ouvrent la porte, pénètrent dans le lieu qu’elles ne connaissent pas. Le lieu est comme les personnes, sans qualité, à mi-chemin entre la friche faiblement réhabilitée, façon hangar, et l’espace à vocation culture du pauvre, même pas équipement social. Le quartier est à l’image de ce lieu. Les personnes prennent place sur des chaises en rond et attendent. Celles qui reçoivent s’assurent que les arrivants aient trouvé rapidement ce lieu incertain : « vous avez trouvé facilement », la phrase que tout un chacun dit pour accueillir des invités inhabituels. Elles ne semblent pas pressées de préciser ce pour quoi on est là. « C’est bien ici ; on ne s’est pas trompé », semble dire tout un chacun. Les personnes qui arrivent ne se connaissent pas. Elles ne disent pas leur nom, ni ne se présentent mutuellement. Certaines sont venues en groupes ; des femmes, plutôt âgées, ces retraitées actives, friandes d’expériences culturelles variées. Elles parlent entre elles mais s’adressent de fait aux autres. Elles se rassurent mutuellement. Elles veulent faire savoir qu’elles se connaissent, qu’elles fréquentent la même association dans laquelle elles pratiquent une expression corporelle dont elles ne donnent que peu de détails. Le sac que chacune a apporté montre qu’elles sont susceptibles de s’équiper, mais comment, pour faire quoi ? Un autre petit groupe arrivé ensemble, formant une masse compacte, est en fait une famille, visiblement recomposée. Les enfants se serrent les uns contre les autres, contre les adultes qui prennent leurs vêtements et les entassent sur une chaise. Les habits sont disparates, amples, trop grands, usés et de nature à montrer que cela n’a pas beaucoup d’importance, au contraire, il est important de montrer que cela importe peu. Les enfants, les ados en fait, montrent une fausse décontraction en se bousculant entre eux. Ils se rassurent en entourant le sac que porte encore celle qui doit être la mère de certains d’entre eux, l’amie des parents des autres qui tous ne sont pas là. Ils sortent du sac des carottes grossièrement épluchées qu’ils mangent en les grignotant en faisant un bruit qui les amuse. Les adultes valisent le geste des ados en puisant à leur tour dans le sac ; nous on mange sain, pas des cochonneries, doivent-ils se dire en lançant des coups d’œil à la cantonade. Deux personnes plus âgées, un homme et une femme, sûrement les plus âgés de tous, parlent fort de ce que leur rappelle la situation qu’ils n’ont pourtant pas totalement décryptée. Elles évoquent la dernière répétition à laquelle elles ont participé, pour un spectacle qui finalement ne s’est pas fait ; mais, on en a fait, hein…
Finalement quelqu’un prend la parole pour quelques mots d’accueil et de présentation. Deux autres personnes, une jeune femme et un jeune homme, se rapprochent montrant par là qu’elles sont aussi à l’origine de ce qui a motivé ce rassemblement hésitant. Un jeune type se tient en retrait et actionne un ordinateur et ce qui semble être une table de mixage. Passé l’endroit où l’on se tient, près de la porte, un espace est entouré de draps noirs, éclairé par des projecteurs qui courent sur des rails au plafond, quelques pupitres de musique, quelques micros sont déjà posés de ci de là ; tiens il va y avoir de la musique, du chant ou tout au moins des paroles.
L’invitation à cette « participation » laissait supposer un format mêlant le chant à l’expression corporelle pour ne pas dire la danse qui aurait mis mal à l’aise la plus part des participants, même qualifiée de « moderne ». Une courte présentation s’annonce. Celle qui se présente comme l’initiatrice de ce regroupement, et qui sera la metteuse en espace et en actions de ce qui s’ annonce, présente un livre dont elle ne dira que peu de choses ; un titre, quelques indications sur ce qui se présente dans le livre comme un récit épique, mythologique, un personnage central né d’une catastrophe, porteur d’une vengeance, une fuite qui devient une quête, qui devient un parcours de vie et de mort. A l’évocation de ce qui sera l’argument, le fil conducteur, de ce qui devrait au cœur de la performance collective, il apparaît bien vite que le propos n’est pas de faire « chorale », mais alors quoi ? L’exercice chorale en aurait rassuré beaucoup, toutes et tous peut-être. On nous aurait testé.es et réparti.es selon les voix. On aurait évoqué rapidement les expériences passées de chacun ou même les pratiques habituelles en la matière. Le format « chorale » a cette évidence qui fait que les appréhensions tombent instantanément même si chacun a une conscience assez lucide de ses capacités musicales.
On se retrouvera tous les soirs de la semaine, puis on partagera de longues séquences durant le week-end qui s’annonce. Puis, nous aurons encore le même type de répétition la semaine suivante pour présenter finalement le « travail » de ces deux semaines devant un « public », dans la salle de spectacle du quartier. Quelques questions s’amorcent. On évoque des incertitudes quant à être présent tous les jours. La crainte de ne pas « être capable » de faire ce qui n’est pas encore précisé, ni même présenté pourrait expliquer ces indisponibilités potentielles futures… La meilleure façon de répondre à ces questions, c’est « de s’y mettre », dit celle qui se lève pour annoncer que l’on va prendre position sur l’espace indiqué.
Il s’agit d’abord de prendre possession de son corps. Plus encore de se poser, de prendre place, de positionner son corps dans l’espace indiqué. Puis, il s’agit de marcher, de se déplacer, de se croiser, de dessiner des parcours en marchant rapidement, se regarder, se frôler à peine, se séparer pour se rejoindre, puis repartir sans s’arrêter. Ce qui n’avait pas été possible avant, maintenant peut se produire, les participants se présentent, mais sans se parler. Les corps se parlent à mesure que les rencontres, les croisements s’esquissent. Les corps se révèlent plus ou moins « âgés », souples, corpulents, sveltes, grands ou petits. Il n’y aura jamais d’autres présentations, l’essentiel est là. Il ne manque plus que des voix que les corps dans leur différence laissent entendre. La qualité musicale de la voix sera ici moins importante que le matériau corporel qu’elle représente et qui sera de qualité par l’assurance que les participants prennent en se mouvant les uns vers les autres, esquissant déjà des déplacements qui traduisent des forces physiques qui émergent. Un cercle se forme. On marche sur place d’un martèlement qui est déjà une cadence qui devient vite un rythme. Une indication est donnée à l’un qui, après avoir joint les bras et expulsé un son qui lui a été indiqué, un halètement, presque un cri, en désigne un autre qui reproduira l’invitation à un autre dans un mouvement qui bientôt s’accélère pour aller vers un crescendo. Ca y est, le cercle se regroupe en son centre ; quelque chose est né qui va pourvoir s’exprimer. Ce sera un « chœur ». Désigné à l’avance, il aurait intrigué, maintenant cela pourra presque passer pour une évidence, même si tous n’en ont pas une connaissance intime.
Et c’est la première découverte collective, le chœur est un corps. On pense qu’il y aura un texte à dire ; à interpréter ensemble ou par certains. Non, en fait, c’est d’abord à la construction de ce corps commun que l’on s’exerce. On se rapproche tout en se mouvant. On se lie, à deux, à trois, tout en se déplaçant parmi les autres qui forment les mêmes assemblages éphémères. Toujours en mouvement, avec des déplacements qui se veulent vifs, presque heurtés ; on masque sa gêne par cette relative brutalité qui semble associée avec une espèce de ferveur qui gagne les, les quoi au fait, les choristes, ici plutôt les choreutes, en fait le chœur qui se forme au corps à corps. Au début, on se demande ce qu’on fait. On se lie, apparemment au hasard. On se découvre et, au début, on choisit à qui se lier. Puis, une proximité émotionnelle gagne les personnes qui se touchent, forment des anneaux de leurs bras qui s’enchaînent, se déplacent en petites grappes de corps emmêlés. Ces petits ensembles glissent les uns à côté des autres dans les interstices que forme leur mouvement collectif. Des mots sont échangés, des mots murmurés, plus des grognements, des râles, que des interjections. On en est pas encore à des expressions que l’on jetterait brusquement dans le discours pour exprimer une sensation, de douleur ou des mouvements de l’âme, comme l’admiration, l’étonnement, l’indignation, la colère. Les expressions circulent au sein des petits groupes telles des sparadraps que s’attachent et se détachent, que l’on rejette et que l’on se passe plus ou moins volontairement. Et puis, toutes et tous se détachent et se regroupent ne formant plus qu’une entité, telle un banc de poissons qui sans cesse se déforme et se reforme, se réforme…Personne ne conduit vraiment les déplacements. Les personnes sont à se toucher, sans se toucher vraiment. Maintenant on se connaît, on sait que certain.es sont plus rapides ou agiles les un.es que les autres, de taille et de corpulence différentes. La gêne initiale a disparu. Le mouvement collectif semble manifester un impératif d’existence commune. Un individu s’éloigne cependant, sort du bac compact. Il regarde le groupe qu’il vient de quitter et l’interroge du regard. Un trouble s’installe, une hésitation. Ce qui n’est pas encore tout à fait le chœur qui devrait pouvoir trouver son expression collective tarde à réagir. Après tout, aucun lien ne rattache vraiment les un.es aux autres ; chacun.e est libre de s’extraire de ce qui est momentanément perçu plus comme une contrainte qu’au travers de l’opportunité que cela pourrait représenter et semble déjà l’être. Mais, il nous faut constater que le chœur en formation empêche cette alternative tentée par l’un des membres, cette alternative que d’aucun appellerait liberté que d’aucuns cherchent à voir dans la possibilité qui serait offerte (comment, à quel prix ?) à chacun (vraiment, à tous ou à certain.es ?) de s’éloigner du monde que forme le banc.
Par ses placements et ses déplacements, le chœur a dit beaucoup de choses déjà. Il a montré des modes d’existence possibles. Il a réagi à certaines propositions et les a rejeté, out tout au moins contourné. Certaines interjections, certains cris, d’aucuns parleraient de slogans, ont été repris en chœur, d’autres non, ou faiblement. Le moment des mots explicites est venu, l’expression commune est au bord des lèvres de chacun.e. Un chant s’amorce, un soliste improbable l’ouvre ; celui qui n’a pas peur de l’ouvrir ; celui auquel on ne s’attendait pas ; visiblement pas le soliste auquel on penserait. Son chant est un appel. Ce qui se forme alors est plus que le répons du répertoire liturgique. Un contrepoint apparaît, des lignes mélodiques mal assurées se superposent. Un contrechant vient se placer dans les intervalles de la mélodie unifiée par laquelle le chant se continue, et dans les interstices rythmiques que permet la cadence. Sans remettre en cause, le thème dominant, la mélodie unificatrice et le rythme consensuel, ce contrechant met en garde et donne une variation, un décalage constant qui empêche l’unisson totalisateur.
Le chœur chante alors le possible, le commentaire nécessaire que provoque l’action. Chantant le possible, il formule aussi l’impossible. Il encourage autant qu’il discrédite. Il accentue autant qu’il disqualifie. Il ouvre autant qu’il clôture la discussion qu’il exprime. Mais, il est expression collective d’un sentiment éprouvé ensemble, d’un manque autant que d’un besoin, d’une projection dans un ailleurs par la pensée qu’il met en mots. Le chœur exprime alors autant un rêve éveillé qu’une conscience anticipante d’un chaos déjà là. Le chant dessine une existence possible entre un monde accepté tel qu’il est et les dangereux fantasmes de pureté ou de perfection qu’il suscite. Il peint un vaste espace virtuel qui est précisément celui que doit investir, mentalement et pratiquement, l’utopie.
Mais, le risque demeure, le chant s’égare en fausses synthèses sonores, en « fantasmagories », qui ne font que recouvrir les hésitations et surtout les contradictions entre les propositions. L’utopie doit constamment se réinventer et le chœur demeurer inachevé.
Le chœur exprime le possible et le probable d’un avenir attendu. Il se fait le porte-parole d’un passé dans ce que celui-ci recèle d’images de désir, de paysages d’espoir. Il évoque et invoque les utopies émergentes porteuses de promesses non accomplies qui sont autant de sources vivantes pour l’action que le chœur appelle de ses vœux. Chacun, à son tour, et avec son ressenti le plus brutal, trouve les mots les plus impitoyables pour le chaos du monde. Puis, tous se relient et communient pour donner à entendre aux publics frémissants la perspective utopique commune, celle qu’ils projettent à partir des expériences bénéfiques souvent entrevues mais pas abouties. L’espérance qu’il porte et que les mots mettent en action n’évacue pas la responsabilité qui les assaille comme préservation de la nature dans laquelle ils ont à agir, pour les générations de l’avenir mais aussi pour eux-mêmes ; espérance et responsabilité inséparablement liées, mutuellement dépendants.
Le chœur lance un appel. Sans la responsabilité l’utopie ne peut être que destruction. Sans l’espérance, la responsabilité ne peut être qu’illusion conformiste, démobilisatrice. Le chœur poursuit son appel en se fondant dans un public qui l’accueille avec précaution.
L’espace, l’orchestra, se vide de ses choreutes qui laissent derrière eux les livres d’Ernst Bloch, de Hans Jonas, mais aussi des textes de Michael Löwy, d’Arno Münster et de Sébastien Broca.