A propos de la notion d’écosystème : première approche pour comprendre les écosystèmes en communs
Des nouvelles formes d’action collective se font jour. Inédites, elles sont mises en œuvre sous des formes et dans des configurations diversifiées : Territoire Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD), Kpa-Cité, Compagnie des Tiers Lieux, la Coopérative de Transition écologique (TILT), d’autres encore… Se faisant, elles révèlent plus que des entités et des organisations spécifiques. Elles désignent la configuration de véritables écosystèmes de solidarité et coopération socioéconomique. Dans la diversité de leur configuration, elles entendent développer de nouveaux rapports au travail, à l’activité et à la rétribution des personnes en même temps qu’au financement des ressources mobilisées. Elles transforment la façon de s’organiser au quotidien, de construire des utilités sociales et de les valoriser, tant pour les personnes qui y contribuent, que pour les entités économiques qui portent les activités, ainsi que leurs écosystèmes au travers des externalités qu’elles génèrent. Ces initiatives questionnent les notions qui structurent majoritairement nos régulations économiques et sociales : les structures de l’entreprendre, l’emploi, le salariat, mais aussi les formes de l’intervention publique.
Pour comprendre les dynamiques d’action de ces initiatives solidaires, leurs contenus, leur portée, leur pertinence du point de vue des acteurs mobilisés, l’approche souvent retenue entend privilégier leur dimension écosystémique. Cette dimension est souvent avancée sans faire l’objet d’une réelle définition. Il faut donc s’expliquer sur cette notion. Elle n’est la plupart du temps évoquée que pour signifier que plusieurs entités ou organisations sont engagées simultanément dans une même logique de coopération et en partageant des objectifs communs. C’est par exemple sous cette acception que les pouvoirs publics régionaux y font référence dans une perspective de développement régional. Mais cette référence n’explicite pas plus avant la nature des rapports prétendument coopératifs si ce n’est pour mobiliser l’intervention économique publique par des dispositifs d’aides et des appuis financiers. De fait, il s’agira souvent de modalités de coordination qui facilitent des rapports qui demeurent largement marchands, même si les effets de domination peuvent être « tempérés » par des modalités d’action publique, par exemple par des dispositifs spécifiques de marchés publics.
La notion d’écosystème telle qu’elle est mobilisée dans ces perspectives de coordination territorialisée fait l’impasse sur beaucoup de dimensions. Ces rapports sont souvent envisagés qu’entre les seules structurations instituées et que dans le cadre de relations normalisées liées à leur structuration formelle, selon qu’elles sont des entreprises ou des associations et selon les stratégies de valorisation socioéconomique qu’elles se donnent ; l’inscription dans une logique d’économie sociale ou solidaire en étant une parmi d’autres. L’écosystème ainsi réduit à ces seules relations formelles est alors assez proche des catégories plus traditionnellement avancées par les institutions publiques au titre des politiques publiques d’aménagement telles que celles de pole ou de district.
Une avancée a cependant été faite lorsque les problématiques se sont enrichies de nouvelles catégories comme celle de milieu. Cette notion de milieu a commencé à trouver de nouveaux éléments de définition à partir du moment où il s’est agi de mieux comprendre les processus et configurations de mise en relations et d’action économiques localisées. Plus récemment, la notion de territoire a pu être mobilisée pour dépasser la seule compréhension des processus institutionnels et politiques pour envisager les dynamiques socioéconomiques. Mais l’ambiguïté demeure dans la mesure où la notion de territoire peine à se décaler des découpages et des formes institutionnelles auxquels elle renvoie.
Pour mieux définir ce que l’on entend par écosystème et ce que suppose le préfixe « éco » à la notion de système. La notion de contexte doit elle-même être définie dans différentes dimensions qui sont tout à la fois socioéconomiques, géographiques, sociodémographiques, mais aussi environnementales, physiques, écologiques, tout en étant « anthropologisées » ; des dimensions à l’œuvre, en jeux, au moment de la prise en compte du contexte ou héritées des configurations contextuelles précédentes.
En fait, l’approche écosystémique souvent invoquée n’en est pas véritablement une, ou alors elle n’est que tronquée. Elle est plus une évocation qu’une véritable aide à la problématisation des systèmes de relations en jeux et en construction.
Parler d’écosystème c’est tout d’abord, pour beaucoup, insister sur le fait que la compréhension des initiatives qualifiées d’initiatives solidaires en communs ne peut être réduite ni à la seule analyse des processus individuels et collectifs de formation et transformation des acteurs sociaux, par l’analyse de la dynamique de leurs positions socioéconomiques et de leurs régimes d’engagement. Parler d’écosystème c’est aussi mettre en avant des entités et structures d’action socioéconomique que peuvent être les associations et autres entreprises par lesquelles l’initiative inscrit ses activités dans l’espace public, par exemple par la prise en compte des positionnements adoptés par ces entités, la façon dont elles définissent, ou pas, leur mission, leurs objectifs, leurs pratiques et réalisations. Elargir le spectre d’analyse dans cette perspective est déjà un enrichissement notable. Mais, alors que référence peut être faite à l’écosystème, dans ce type de problématique, l’écosystème n’est pas envisagé comme un véritable contexte dans toutes ses dimensions. Tout au plus un élargissement est opéré lorsque sont évoquées de possibles externalités, positives ou négatives, comme produites par la mise en rapport des structures d’action économique. Mais cet élargissement n’en est vraiment un que s’il prend en considération, comme nous y engage Polanyi, les phénomènes d’encastrement et de possibles désencastrement des formes dominantes et alternatives d’action économique et la complexité des rapports entre structures et entités d’action économique, formelles et émergentes.
Dans la perspective ouverte par les communs, l’approche de l’écosystème change de point de vue. D’une approche centrée sur les structures d’action économique, et leurs chaînes de valeur, on passe à une approche centrée sur les ressources ; les coalitions d’acteurs économiques travaillant en communs, en partageant les ressources. Cette autre perspective pose de nombreuses questions aux modalités de l’intervention économique publique qui ne sait financer que des structures.
S’agissant de la compréhension des initiatives solidaires, cette question est essentielle dans la mesure où les formes d’action économique pourront associer des modalités plurielles, hybridées de rapports d’échange jouant la proximité des rapports sociaux, des effets d’entraide et de réciprocité qu’il sera souvent difficile de faire prendre en compte pour caractériser la nature des rapports économiques. Cet élargissement en revient à introduire les catégories d’action économique que représente l’économie sociale et solidaire dans l’analyse. De fait, cela en revient à spécifier l’analyse et à la cadrer à l’intérieur d’une problématique sociopolitique qui représente tout à la fois un espace de controverse, porteur des conflits mais faisant désormais plutôt consensus.
Ainsi, paradoxalement, alors que l’approche par les écosystèmes, parce qu’elle met en avant la notion de territoire, et ce dans une acception plus institutionnelle qu’écologique, et donc qu’elle met au centre de l’analyse les entités d’action politique que sont les collectivités territoriales, une telle approche correspond souvent à une forme d’évitement de la dimension plus proprement politique d’expression des rapports sociaux.
Aussi, un réel enrichissement de la notion d’écosystème serait de faire converger deux types d’approche en jouant de leur complémentarité heuristique. Il s’agirait, d’une part, de s’appuyer sur les notions de champ, de position et d’habitus, telles que les mobilisent les sociologues après Bourdieu. Il s’agirait aussi, d’autre part, de mobiliser réellement toutes les potentialités d’analyse que représente la prise en compte d’une éventuelle dynamique de développement et de pré institution de mise en communs, telle que l’on commence à la problématiser après Ostrom et les courants de recherche qui s’en sont inspirés.
La notion de champ réintroduit les questions de la domination et du pouvoir. En ce sens elle semble prendre en compte certaines dimensions écologiques et éthologiques que n’envisagent que peu ceux qui reprennent cette notion en la réduisant à une métaphore impropre des seuls rapports de coordination voire de coopération. Mais alors sont passés sous silence des rapports qui peuvent être de synergie, de prédation et autres, qui peuvent tout autant caractériser la réalité des rapports participant à leur mise en système.
Une approche par les communs est de nature à permettre de mieux qualifier une approche écosystémique. Doivent ainsi être explicitées les relations complexes entre des entités dont l’autonomie stratégique qui est envisagée est perçue sous l’angle de l’autonomie, voire l’indépendance des « associés », ou sous l’angle de rapports contractuels entre parties prenantes alors qu’elles s’inscrivent dans des processus plus larges de rapports aux ressources que ces entités partagent dans le déploiement de leurs missions et de leurs activités. Relations à l’environnement signifie rapports aux ressources dans ce qu’elles traduisent de dispositifs humains et non humains.
Doivent aussi être explicités les rapports nouveaux que les acteurs économiques individuels entretiennent avec ces entités dans leurs agencements d’action économique. Ces rapports sont souvent basés sur une multivalence, multi appartenance à ces entités ; les rémunérations et les systèmes de protection se construisant au travers d’une diversité de liens, de contrats, de transactions et d’échanges, non exclusifs avec ces entités. Les expériences de portage de budgets contributifs, ainsi que celles autour des revenus de la contribution, posent la question de l’équilibre de ces liens pour les personnes comme pour les entités. Elles répondent à des attentes exprimées en termes d’autonomie, de prise en compte des capacités individuées, de la reconnaissance des singularités.
Ces questions ne sont pas annexes. Si l’on se situe dans une perspective écosystémique on ne peut pas en faire l’économie. Les initiatives, et les expérimentations qu’elles supposent, mobilisent l’attention des chercheurs ne sont pas sans susciter un usage de l’action réflexive de la part de communauté d’acteurs qui ont à cœur de mieux les « faciliter » et les « accompagner ». Cela participe déjà de processus eux-mêmes innovants de recherche-action.