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Richard Powers,  Sidérations, Actes Sud, 2021, p.218-219.

LA PREMIERE FOIS QUE TEDIA MOURUT, c’est quand une comète arracha un tiers de la planète, la transformant en lune. Rien sur Tedia n’y survécut.

Au bout de dizaines de millions d’années, l’atmosphère revint, l’eau se remit à couler, et la vie se ralluma. Les cellules apprirent le vieux truc symbiotique qui consiste à se recombiner. De grandes créatures se répandirent une nouvelle fois dans chaque niche de la planète. Et puis une explosion lointaine de rayons gamma fit se dissoudre la couche d’ozone et les ultraviolets tuèrent pratiquement tout.

Des poches de vie survécurent au plus profond des océans, si bien que cette fois son retour fut plus rapide. Des forêts ingénieuses recommencèrent à s’étendre à travers les continents. Cent millions d’années plus tard, au moment même où une variété de cétacé commençait à inventer l’outil et l’art, un système stellaire du voisinage éclata en supernova et Tedia dut repartie à zéro.

Le problème, c’est que la planète se trouvait trop près du centre de la galaxie, trop collée aux cataclysmes d’autres étoiles. L’extinction ne serait jamais très loin. Mais entre deux destructions, il y avait des ères de grâce. Au bout de quarante redémarrages, l’accalmie dura assez longtemps pour que la civilisation prenne racine. Un peuple d’ours intelligents bâtit des villages et maîtrisa l’agriculture. Ils domestiquèrent la vapeur, canalisèrent l’électricité, apprirent à construire des machines rudimentaires. Mais lorsque leurs archéologues révélèrent à quelle fréquence le monde mourrait, et que leurs astronomes comprirent pourquoi, la société s’effondra et s’autodétruisit, avec des millénaires d’avance sur la prochaine supernova.

Et cela aussi advint encore et encore.

Allons voir quand même, dit mon fils. Juste un coup d’œil.

A notre arrivée la planète était déjà morte et ressuscitée mille et une fois. Son soleil était presque épuisé, et se dilaterait bientôt pour engloutir le monde entier. Mais la vie continuait d’assembler sans fin de nouvelles plates-formes. Elle ne savait rien faire d’autre. Ne pouvait faire autrement.

On découvrit des créatures tout en haut des jeunes montagnes crénelées de Tedia. Des créatures tubulaires, branchues, si immobiles, et si longtemps, qu’on les prit d’abord pour des plantes. Mais elles nous accueillirent, en implantant le mot Bienvenue directement dans notre crâne.

Elles sondèrent mon fils. Je sentais leurs pensées pénétrer en lui. Tu voudrais savoir si tu dois nous avertir.

Effrayé, mon fils hocha la tête.

Tu veux nous préparer. Mais tu ne veux pas nous faire de peine.

De nouveau il acquiesça. Il pleurait.

Soyez sans inquiétude, nous dirent les créatures condamnées. Il y a deux formes d’  « éternel ». Et nous avons la meilleure.

 

Une vie en deux mots

Alternatif Autonome

Badaud Badin

Choriste Candide

Dandy Disruptif

Économiste Entremetteur

Factotum Fantasque

Géniteur Grégaire

Haret Hardi

Idiologue Immarcescible

Jacquemart Joyeux

Komsomol Kafkaïen

Lad Loyal

Misandre Mutin

Nihiliste Nyctalope

Oblat Olympien

Poète Pugnace

Questeur Quiet

Rabouilleur Rationnel

Slasheur Serein

Thuriféraire Tranquille

Ufologue Utile

Vaguemestre Vertueux

Wokiste Weberien

Xénophile Xérophile

Yachtman Yogi

Zététiste Zaddiste

Méprises et impostures du possible

Cem Made est revenu de cette « assemblée » où on lui a proposé de dire des choses. Il a tenu le rôle qu’on attendait de lui. Il a finalement peu parlé. Il n’a pas vraiment trouvé le ton. Quand il a cru le trouver, il s’est rendu compte que son temps de parole imparti était fini ; cela aurait été malvenue de s’incruster et de donner ainsi l’impression de vouloir faire tourner les « échanges » en débat. Débattre n’est plus de saison.

Tu es revenu de ce, cet, cette…. En fait, tu ne sais plus nommer ces moments, ces moments de réunion. On y fait quoi, au juste, écouter, discuter, débattre, se former-déformer ? Non, en fait, c’est juste pour se rencontrer, un « atelier », un « meet up », une juxtaposition de personnes qui croient partager des choses mais s’en tiennent au minimum, une vague référence au « commun », c’est « cool »…

Dernièrement tu as été invité à un « atelier de réflexion collective ». On t’a demandé de témoigner de ton « expérience » : « tu pourrais plus spécifiquement partager en tant que « discutant » tes analyses et retours d’expériences en lien avec les .. .» -Comment les nommer ?- « initiatives », oui, disons cela, c’est plus vrai, mais ça veut dire quoi ?

Tu as tenu le rôle qu’on attendait de toi ; tu as dit sans dire vraiment. Finalement tu as peu parlé et tu as fait attention de ne pas déborder sur ton temps imparti. Ton temps « im parti », comme si justement il était essentiel de ne pas prendre parti.

Comment se nomment ces réunions où la parole est en fait envahie par un vocabulaire qui se veut « autre », mais qui se veut quoi au fait ? Il ne se veut pas vraiment « alternatif » ; alternatif à quelque chose qu’il ne nomme pas vraiment. Il ne peut plus vraiment se vouloir « innovant », l’innovation, dite, sociale ça a eu une courte vie, plus personne n’oserait employer un tel vocabulaire tant cela semble dérisoire. Solidarité, transition, commun, même, communs avec un s, finalement, tout passe ; « Je suis contributeu.rice … » à, à quoi, en fait ?, à des actions, des activités, des projets… Telle est la qualité par laquelle les participants se présentent. Ici, ce que l’on appelait autrefois l’  « organisation », et même l’ « orga », dans certaines grandes organisations en partis politiques, tout cela ne s’appelle plus. On n’en parle plus, comme si cela n’existait pas, ou plus. Mais, paradoxalement, on évoque la « gouvernance » qui doit être « horizontale », comme si on avait tout dit, en décrivant de façon caricaturale ce dont on ne veut plus et en faisant référence parfois à une stigmergie qui nous vient de l’observation des insectes sociaux…Mais, tu es porté par des « projets » censés trouver leur place dans un monde sans tension. D’ailleurs, le conflit te semble impossible, et s’il advient, et c’est bien le cas, ça n’est que du fait des personnes, malveillantes. Les mots en « veillance », mal ou bien, envahissent les discussions qui empêchent le débat et, à coup sûr la controverse pourtant si nécessaire.

Tu sais que dans tes contributions tu dois privilégier l’action, dans une argumentation faisant référence à un « agir collectif », depuis le « Pouvoir d’agir », jusqu’à l’agir en communs. Les références que tu peux te permettre de « mobiliser », comme on dit dans les réunions universitaires, doivent mettre en avant des « penseurs  / expérimentateurs » de l’action : plutôt Hakim Bay et Rob Hopkins et tous les exégètes de la littérature sur la « transition ». Un cran d’abstraction on mobilisera Bruno Latour. Pour les plus imprégnés d’une pensée pragmatiste, ancrée dans l’histoire, on mobilisera John Dewey.

Récemment, on t’a demandé si tu pouvais faire une présentation, on ose plus dire « cours », sur les « tiers lieux culturels », dans le cadre d’un master. Tu hésites. Tu n’aimes pas la notion de tiers lieux culturels. Lieux culturels, encore, ça peut s’inscrire dans une problématique éprouvée des lieux intermédiaires, indépendants ; mais tiers lieux culturels ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Ca ajoute une espèce de fonctionnalité culturelle, des activités artistiques, portées par qui ? Des résidents permanents, ce sont alors des lieux de création, des intervenants extérieurs au lieu, mais c’est alors un lieu de diffusion ? Ces lieux culturels, souvent héritiers des friches et repérés au titre des nouveaux territoires de l’art, existaient déjà sans qu’il faille les nommer tiers lieux culturels. Est-ce à dire que, parce qu’ils sont de création récente, ils incorporent ces fonctions et ces espaces de coworking qui ont été à l’origine du mouvement de ce qui s’est ensuite appelé les tiers lieux quand les pouvoirs publics ont contribué à les soutenir en en faisant une quasi forme d’action publique. Certains des lieux existants l’ont bien compris qui se sont requalifiés tiers lieux pour pouvoir émarger aux budgets potentiellement alloués par les pouvoirs publics.

Hier, pensant à ce que tu pourrais bien dire lors de cette présentation, tu es tombé sur de vieux dossiers, enfin, pas si vieux, 2015, mais ça paraissait déjà obsolète. Le dossier était inscrit sous le nom de « In. So. », bizarre, ah oui, In So comme Innovation Sociale. Tout le monde a oublié le « moment » innovation sociale. La politique de pacification des quartiers difficiles avait trouvé sa voie/voix, l’innovation sociale : un consensus mou au terme d’une controverse faiblement argumentée, avec, comme résultat, un compromis fragile. Mais, des initiatives nombreuses ont ainsi pu être repérées, identifiées, plus ou moins, soutenues et financées. Tout cela a généré un foisonnement momentané de rencontres, de réseaux et de marchés de l’accompagnement / facilitation. Les logos et les acronymes des associations et des mouvements changeaient pour y mettre de l’in so. Des associations naissaient toutes les semaines en s’y référant. Deux ans après c’était fini ; plus personne n’en parlait ; d’autres préparaient le « moment coworking », qui, bientôt reconnu et vite viral, devint le moment tiers lieux.

Tu t’es attelé à cette préparation de cours, sans enthousiasme, en étant sûr d’avoir à capter un auditoire qui attend un plaidoyer inconditionnel en faveur des tiers lieux, parce que c’est chouette et cool. En plus tu auras à partager ta présentation avec un intervenant qui risque de ne pas comprendre les détours que tu comptes faire prendre à l’auditoire ; des détours historiques. Tu essaieras de montrer que si le vocabulaire est apparemment nouveau, ce qu’il recouvre ne l’est pas toujours autant. En fait les mêmes questions ont déjà été posées, avec d’autres réponses, plus tranchées du point de vue de la dialectique sociale. Tu souhaiteras leur faire prendre des détours « sociologiques ». Tu mettras alors en avant la composition sociale de ce qui résulte de ces mobilisations sociales. Tu montreras que la population concernée est souvent très homogène, que l’homogamie guette les formats en lieux, que, même, la question n’est pas vraiment posée. Pourtant, il te semble qu’elle doit l’être, même s’il ne s’agit pas de la réduire à quelques vielles considérations sociales, voire « socialistes ». Les mots de travailleur, a fortiori d’ouvrier, sont exclus du vocabulaire.

Évidemment souligner les différences sociales risque de contraindre les conditions de mobilisation des personnes pour des actions en communs. Mettre en avant les divergences de positions, si ça devait s’appuyer sur des considérations en termes d’intérêt, en reviendrait à remettre en cause l’un de tes principes qui veut que la sociologie de l’intérêt ne soit pas intéressante. De plus, ceux à qui tu t’adresses ne sont pas dans des conditions de vie et de travail si éloignés que cela de ceux, les plus démunis, auxquels on continue à se référer dans les discours justificatifs de la mise en communs et du partage des ressources. Là, tu vas devoir justifier ce qui te sert d’échelle d’évaluation des différences. Alors que tous incorporent sans souvent l’expliciter des principes de justice, tu vas devoir en mettre en discussion plusieurs, ce qui ne va pas manquer de surprendre par le fait que tu devras les expliciter. Il est convenu de les masquer pour ne pas nuire à l’action mais surtout à la bienveillance qui doit l’animer. Si tu mets en avant le rapport au travail et à l’action économique ordinaire, pour ne pas dire dominante, les différences seront masquées par une dénonciation partagée du rapport à l’emploi et à la subordination qui le cadre. Tu auras des difficultés à argumenter à propos d’un salariat que tous disent rejeter alors qu’il représente un commun protecteur par bien des aspects. Si tu mets en avant le rapport à la politique qu’entretient désormais toute activité sociale et économique, sans qu’on puisse séparer ces deux aspects, tu risques d’avoir les mêmes objections. Évidemment, agacé par le fait de ne pas arriver à argumenter d’une façon subtile et efficace là-dessus, tu auras la tentation de faire une sortie montrant la disjonction entre les gens des milieux et lieux prétendument alternatifs et ceux des « ronds-points, façon gilets jaunes ». Pour t’en sortir tu prendras tes exemples dans la composition des publics, diversifiés, des actions culturelles auxquelles tu participes du fait de tes implications dans plusieurs collectifs d’artistes. Mais, tu sais à quel prix il te faut participer à la lente et difficile construction sociale et politique de ces publics. Expliciter cela te préserve d’impostures difficiles à contrecarrer. Par exemple, l’Imposture de celui qui se dit « contributeur » d’une alternative et qui semble plutôt occuper la position d’un chef de BE qu’il a appris lors de ses études et qu’il croit avoir évacué de ses représentations de l’action et de l’organisation, lorsque l’ingénierie des agencements pense pouvoir faire l’économie d’une critique radicale. Autre exemple, l’Imposture de celle qui croit œuvrer pour le commun et la mutualisation de ressources partagées et ne fait que se mettre dans une position de gestionnaire de lignes de produits, même si ces produits se veulent des services mutualisés, rendus à qui ?

Cem Made en est là de ses réflexions et constate que la préparation de son intervention s’englue dans des considérations qu’il ne pourra pas facilement partager. Le mieux serait de les rédiger pour en faire une espèce de chronique ou carnet sur un blog qui ne sera lu par personne.

Plus encore que les contenus, comment trouver le style de l’argumentation ?

Cem Made a en tête les critiques, mais est-ce des critiques, qui lui ont été faites à l’occasion d’une de ses dernières participations à un séminaire « universitaire ». Il lui a été fait savoir par celle qui s’arroge le droit de dire la vérité des choses scientifiques et politiques qu’il tenait des propos lénifiants. Pour être précis, il est allé voir la définition exacte du terme : « amollissant, qui ôte toute énergie, apaisant, calmant », selon le dictionnaire Larousse. Évidemment, si cela signifie « fade, douceâtre ou mou », l’acception ne va pas être incitative à l’action réflexive qui lui tient à cœur. Mais, si cela peut signifier « apaisant », il ne reniera pas ce terme tant il est une des conditions majeures de cette volonté d’action qui l’anime et le porte à la construction d’un sens commun.

C’est en ayant cette préoccupation en tête que te voilà à nouveau convié à intervenir sur le thème des transitions, comme il est désormais convenu d’appeler toute projection et prise d’initiative.

Tu aimerais te positionner dans une perspective du possible mais tu n’es pas sûr de trouver le ton. Tu as lu récemment un livre sur ce thème, « La perspective du possible, Comment penser ce qui peut nous arriver et ce que nous pouvons faire » (H. Guéguen et L. Jeanpierre). Coïncidence tu étais à ce moment-là en train de lire Robert Musil. Quelqu’un de bien cultivé aurait dû dire, « relire » Musil…, mais non, toi, c’était la première fois que tu le lisais. Tu n’as pas été surpris que le livre de Guéguen et Jeanpierre commence, en exergue, par « Mais, s’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible. L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera ; ici pourrait se produire telle ou telle chose ; et quand on lui dit d’une chose qu’elle comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas » (R. Musil, L’homme sans qualité, tome1, p.17, cité par Guéguen et Jeanpierre). Définir un nouveau sens du possible, libéré de ses effets d’impuissance et d’apathie, c’est le propos du livre de Guéguen et Jeanpierre. C’est ce qui les fait enquêter sur les utopies réelles et les conditions de l’anticipation. Enquêter, mener l’enquête en y associant des acteurs différenciés suppose le diagnostic partagé des conditions d’une projection en possibles, suppose aussi l’établissement imaginaire du projet. Tout cela mobilise la critique menée en commun de nos conditions d’existence mais aussi la recomposition des possibles dans une conjoncture apaisée. La critique peut être tranchante, clivante, mais si le deuxième mouvement de projection ne se fait pas dans l’apaisement des relations et des intermédiations, la projection n’en pâtira-t-elle pas ? Question de l’agir en communs, ou propos lénifiant du chercheur démagogue ?

Paradoxalement, et sans ne le dire à personne parce que tu ne serais pas considéré comme en phase avec le moment philosophique d’une pensée de la transition, tu en profites pour approfondir ton argumentation en lisant les deux tomes du « Principe espérance » d’Ernst Bloch. Mais, chut, n’en parlons pas, personne désormais ne revendique la pensée de cet auteur qui a voulu « corriger les conceptions d’un matérialisme vulgaire, en élaborant les bases d’une nouvelle éthique », mais cela n’a satisfait ni les marxistes qui l’on trouvait trop imaginatif, ni les existentialistes qui l’on trouvait trop déterministe alors qu’il ne vise qu’à déterminer les structures de la pensée utopique, des « images-souhait » et de l’activité de l’imagination utopique en général, comme le dit Arno Münster dans son livre sur « Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch ». Comment décrire et encourager le « non-encore-devenu » comme le projette Bloch, tout en étant sensible aux conflits et conditions réversibles du possible ? Il va falloir bien triturer l’argumentation pour s’inspirer de cette espérance du possible sans faire référence à Bloch qui risque de bloquer la réflexivité de l’action et les expérimentations menées en communs.

Cem Made tient dans ses mains un exemplaire du tome 2 des « Journaux » de Robert Musil. « Moi, vous savez, je ne suis pas philosophe ; je me contente d’écrire des choses sur les expériences que je mène, avec d’autres », répond Cem. « Je me contente de mes petites chroniques sur des sujets variés et dans des formats qui changent à chaque fois, en fait je ne sais pas trop comment parler de tout ça », ajoute Cem, qui montre son embarras en feuilletant le livre.

Le possible, la perspective de l’utopie concrète

« Au fond, dans votre vie, avez-vous fait autre chose qu’une enquête sur les possibles ? ». C’est ainsi que Pat Can s’adresse à Cem Made.

Pat est en charge de « faciliter » cette discussion/conversation qui, dans un premier temps, a pris la forme d’un « world café » pour se terminer ensuite par une espèce de « table ronde » qui semble plus adaptée à ce qu’il a l’habitude d’ « animer ». Le thème en est assez vague, suffisamment pointé pour correspondre aux interrogations du temps, mais pas trop pour conserver le caractère « ouvert » et collaboratif de la discussion. En gros, il s’agit de parler de ce qui « nous fait agir aujourd’hui… ». On lui a donc organisé un panel de gens qui « font des choses », comme on lui a dit. En fait, il est assez gêné, mais cela ne se voit pas trop. On peut même imaginer que ses hésitations rassurent. L’audience se méfie des certitudes. Il le sait, comme il sait qu’on ne lui reprochera pas de surfer sur des demi-affirmations, des quasis certitudes. C’est un vieux routier des débats approximatifs. Le « en même temps » lui va bien. Elle est à l’image de l’interprétation qu’il donne à la notion dont il a vécu l’émergence récemment, celle de transition ; après tout, tout est transition, tout le temps, hier comme aujourd’hui. Alors, comment trouver le ton juste ?

Pat tente de couvrir toute la palette des termes dont il sait qu’ils ne seront pas trop « clivants » ; le moment et le lieu ne s’y prêtent pas. Alors, il dit les mots aux carrefours des grandeurs reconnues et plus ou moins partagées. Il est question d’être à l’initiative, de ne pas attendre les lendemains qui, dans tous les cas, ne chanteront pas. Il est question du « faire ensemble », mais bien sûr dans un contexte juridique et institutionnelle qu’il n’est pas question de trop bousculer puisqu’il est là pour nous protéger, hein ? Bien sûr, il est question de changer, « on est tous concernés ». Après chaque intervention des acteurs qui font état de leur expérience, le mot qui ponctue le plus la conclusion que Pat se sent obligé de tirer à l’adresse des autres participants et du « public », est celui de « chouette !, c’est chouette… ».

Pat sent monter le malaise. Il perd un peu pied. Il cherche ses mots. Il ne sait plus quel type de répertoire d’arguments il doit mobiliser. Pour qualifier les initiatives et les expériences qui lui sont présentées, parfois, il aimerait évoquer l’ « autogestion », replacer certaines initiatives dans un cadre « autogestionnaire » qui, pour lui, veut dire des choses, mais ne parle que peu à l’assistance. S’il le fait, il sait qu’il prend une position décalée par rapport aux acteurs ici présents, celle du militant d’expérience, que l’on regarde avec un peu de respect et pas mal de dérision. Il sait que le terme de changement n’a plus beaucoup de crédibilité, qu’il est usé à force d’avoir servi à continuellement engendrer des changements qui ne font que maintenir les mêmes choses et déboucher sur autant de déséquilibres et de contraintes. Il sait que « changer la vie » est désormais un slogan publicitaire éculé tout juste bon à rappeler les années 70 ; c’est celui repris par les publicités pour les voitures, c’est tout dire.

Alors, les mots lui viennent tout d’un coup, comme dans un sursaut qui le branche avec l’air du temps. Il dit, « collaboratif », « tiers lieu », « résilience » et « bien commun ». Ouf, il a bien failli donner des signes d’une non-conformité aux grandeurs émergentes de l’époque. Il sait qu’il doit afficher un optimisme bien tempéré de l’action collective, seul à même de contrebalancer le pessimisme anthropique qui sied à tout citoyen désormais conscient des enjeux de la planète.

Pat accueille un nouvel intervenant qui vient prendre place dans cette espèce de table ronde qui prend les formes d’un « fishbowl ». De fait, Ann Map s’est levée de sa chaise et vient occuper l’une des chaises disposées au centre des cercles concentriques des participants. Pour elle, en dehors d’une alimentation alternative point de salut, quelque chose comme « prolétaires de tous les pays, faites une soupe ! », sans l’exprimer ainsi. La perspective ici n’est pas vraiment anthropologique. Elle n’est que vaguement mondiale, avec des références approximatives sur les conditions d’alimentation que connaissent les habitants d’une planète qui ne sont pas aux standards alimentaires qu’elle dénonce. Cette possible alimentation alternative, il n’est même pas question de la qualifier de « bio », tant cette appellation semble déjà dépassée, voire suspecte de récupération marchande. Il semble qu’il n’y ait de salut que dans l’autoproduction de son alimentation, où que l’on habite, à la campagne comme désormais en ville, où l’agriculture se doit d’être rebaptisée d’écoagriculture plus encore que de permaculture. Le propos, tout en demeurant assez flou, à défaut d’être fou, présente la certitude de la pratique effective. Ici, on ne se contente pas de dire, on fait d’abord, on fait ce que l’on dit, on mange comme on vit. Le possible est déjà là. Ann Map termine son intervention en invitant les participants à partager ce qu’elle n’a pas manqué d’apporter. Elle ponctue sa dernière phrase par un rire éclatant, celui qui dans toutes les publicités télévisuelles marque la bonne santé et la joie de vivre. Pat est séduit. Il ne peut manquer d’approuver : santé, sobriété des ressources, nature respectée et source de vie, tout y est. Pat approuve bruyamment. Il est ici non seulement pour accueillir la parole des différents intervenants, mais aussi pour l’accompagner, lui donner tout le relief, faire en sorte que la dynamique qui est censée se dégager de ces différentes interventions gagne les différents cercles qui entourent les intervenants placés au centre de l’arène. Mais son rire se termine par un rictus de perplexité. Dans cette rencontre, table ronde en World Café qu’il facilite, il s’agit de donner une perspective du possible, d’en donner les aperçus mais aussi les conditions de réalisation. Certes, qui dit possible dit possibilité d’être déjà là, déjà effectif. Mais, si c’est déjà tellement là, sans problème particulier à affronter, ce possible apparaît bien peu utopique. Ou alors il faut considérer comme l’utopie déjà tellement là qu’aucune mobilisation ne semble plus nécessaire pour affirmer une possible alternative. Pat hésite à questionner l’optimisme communicatif que l’intervention suscite. En plus, il a à cœur de ne montrer aucune suffisance masculine face à une intervention aussi vivante qu’il ne veut pas paraître réduire à l’expression d’une féminité qui serait naturellement nourricière. Il renonce aux remarques et questions qu’il n’arrive pas à formuler immédiatement dans le ton qu’il souhaiterait leur donner. Il jette un coup d’œil circulaire autour de lui et c’est avec un vrai soulagement qu’il voit se lever quelqu’un qui se fraye un chemin parmi les chaises pour venir occuper un siège près de lui.

Pat demande au nouvel intervenant de se présenter. Il le fait avec une arrogance bien marquée. Visiblement c’est la dernière intervention qui l’a conduit à se lever pour parler ; ce qu’il n’avait pas prévu de faire. Il le dit d’ailleurs : « J’avais pas prévu de parler, c’est pas mon truc, je n’ai rien préparé ». Il dit s’appeler Pier Rath, être arrivé récemment ici et ne pas savoir qui fait quoi. Le terme de « territoire », devenu pourtant incontournable, semble lui écorcher la bouche ; il ne manquerait plus que quelqu’un parle de résilience pour l’agacer. Il marque tout à la fois un accord et un désaccord avec ce qui se dit ici. L’accord repose sur un possible immédiat qui ne demanderait d’autres conditions que volonté et détermination. Le désaccord tient, pour lui, au caractère « domestique » que recouvrent les questions d’alimentation. Il se situe dans un ailleurs qui est pourtant là ; il suffit de le faire exister comme on le souhaite. Il voit cet espace, certes dominé, mais autonome, comme une base de vie, dans les replis d’une société qu’il voit fragmentée et dont les espaces de solidarité se répartissent comme autant de zones limitées, éventuellement en archipels. C’est ce qui le fait venir ici et parler ; plus en tant que porte-parole d’une initiative qui se veut « zone à défendre » que comme membre d’un réseau dont il aurait bien du mal à spécifier ce qui les relierait. Il porte la parole d’un collectif de vie et il le décrit avec un niveau d’engagement tel que la solidarité entre les personnes qu’il évoque semble prendre la forme d’une appartenance qui laisse peu de place pour d’éventuelles synergies avec d’autres. Il ose le mot « autonomie » que les autres intervenants ne prononcent pas, ou pas directement, seulement en utilisant des périphrases qui finissent par en dénaturer le sens. Il le fait en évitant de se qualifier lui-même d’autonome, mot qu’il réfute pour prévenir toute objection qui pourrait lui être retournée. Par une brève incise Pat lui fait remarquer que le terme autonomie n’est pas – ou plus, aurait-il envie de dire ; ce qu’il ne fait pas- habituel dans le type de rencontre qu’il est désormais conduit à faciliter. Autonomie n’est pas, ou ne fait pas, commun, terme auquel tous se réfèrent sans y mettre en fait le même sens, mais ça il le sait aussi et évite de le dire. Peut-être est-ce cette évocation d’autonomie, pourtant pas vraiment explicitée qui fait réagir l’une des personnes présentes qui demande à prendre la parole.

Le terme autonomie l’a fait réagir. Ça lui évoque liberté et indépendance ; elle le dit. Elle se présente, Arna Rand. L’initiative qu’elle porte, elle la présente en rupture avec ses expériences professionnelles précédentes. Elle dit n’en plus pouvoir des structures dans lesquelles elle a été amenée à travailler précédemment. Investie, mais non reconnue à ce qu’elle considère comme sa juste valeur , et dans l’impossibilité de donner du sens à ce qu’elle pensait entreprendre comme activité mais qui l’entreprenait plus elle-même qu’elle ne l’épanouissait, elle a démissionné. Après qu’elle ait évoqué à demi-mot ce qu’il faut comprendre comme un burn-out, elle précise qu’elle n’a pas seulement quitté une « entreprise » mais démissionné du parcours de carrière qu’elle avait préalablement envisagé. Sa rupture n’est pas d’avec des entreprises qui ne lui auraient pas parues assez libérées, mais avec « le salariat » lui-même. Elle dit indépendance. Elle se dit professionnelle mais bute sur le mot libérale, quand même pas ; ce n’est pas le lieu. Ailleurs, peut-être, mais pas ici. Elle dit sa joie d’être là : « c’est chouette ». Avant, elle faisait du coaching et du développement personnel. Maintenant, il dit « faciliter » des rencontres en intelligence collective, un peu comme ici : « C’est fou, ce que les gens sont créatifs quand, on les accompagne avec une facilitation bienveillante ».

Pat tique : «  Encore ce mot de bienveillance. Si ça continue je compte combien de fois le mot est prononcé sur cette table ronde et j’annonce le chiffre en conclusion », se dit-il, in petto. Mais il sait qu’il ne le fera pas ; personne ne comprendrait ; il aurait trop à s’expliquer. Il paraîtrait suffisant plus que décalé. Il sait que ça fait partie des mots valises auxquels tous se rallient à défaut d’y mettre le même sens. Mais ça n’a pas grande importante. En fait, ça veut dire on est bien, pas de problème, il y a une belle synergie, tiens en voilà encore un mot qui mériterait d’être explicité. Il se dit comment je lui faire parler d’une rupture vers un autre possible alors que ça apparaît juste comme le nouvel emballage d’une activité, comme un nouveau relooking, à la limite comme un nouveau marketing pour une activité qui demeure la même, dans le même rapport aux personnes, mais dans un nouvel habillage langagier. Peut-être se dit-il la rupture lui apparaît-t-elle forte mais plus dans le niveau de vie qu’elle a dû restreindre transitoirement le temps de se faire une nouvelle clientèle, et ce n’est pas ce qui doit manquer avec ce nouveau marché émergent de la facilitation ? Pat jette un coup d’œil circulaire dans l’assistance, quelqu’un pourrait-il lui permettre de se sortir de cette séquence qui ne le met pas en situation d’enclencher le dialogue dont il rêve sur la « fabrique des possibles ». C’est pourtant les mots forts qu’il avait mis en avant dans sa brève introduction, et voilà que cette faciliteuse fait retomber la discussion dans les eaux finalement glauque du calcul égoïste malgré les envolées lyriques sur la bienveillance et l’intelligence collective. Ah !, quelqu’un se lève et vient prendre la chaise libre à côté de celle qui termine son intervention par un grand sourire qui se veut apaisant.

Le propos prend alors une autre tournure. L’expression est forte, façon meeting. On sent un agacement. On voit qu’il aurait plutôt envie de se lever, de se donner une tribune. Rester assis ne lui sied pas. Il n’utilise que le bord de la chaise, pour se mettre au même niveau que les autres intervenants. Mais, on imagine vite qu’il ne devrait pas rester assis là très longtemps ; qu’il devrait ensuite se lever et se mettre à la périphérie du cercle des chaises, d’où il continuera à faire des commentaires à haute voix. Depuis le début de cette table ronde il ne tient pas en place. Le cercle, le rond, ne lui convient pas vraiment. Il se verrait plus en face des personnes qu’il perçoit plus comme un public à convaincre. Plus ou moins consciemment il tient à montrer qu’il n’est pas un intervenant comme les autres ; il se sent un peu l’organisateur de la rencontre et tient à ce que, par ses déplacements autour du cercle et en direction de l’accueil du lieu, on puisse s’en rendre compte.

Mat Brio, c’est sous ce nom qu’il se présente, commence très fort. « Autonomie, autonomie, certes, mais d’abord, collectif et solidarité, non ? ». Il dit avoir parfois l’impression de s’être trompé de table ronde. Pour lui, nos positions personnelles ne prennent de sens que par rapport à l’une ou l’autre forme d’action collective qui nous meut : « N’est-ce pas cela qui nous relie ? ». Immédiatement, il regrette un peu son ton et un référence trop marquée au collectif ; ça fait « collectifs », et c’est pas trop la référence partagée sur ce type de table ronde. On n’est pas des militants. Le terme même militant fait « old school » et fait peur, peur de l’esprit de scission et des clivages qui pourraient en résulter. Surtout, c’est pas cool…Il parle de l’initiative à laquelle il participe. Il prend garde de ne pas dire « je », de mettre en avant le « nous », tout en dérapant dans sa présentation pour laisser des indices qui montrent que cette initiative lui doit beaucoup : « Au début, on n’était pas beaucoup, pas beaucoup plus qu’un, en fait… ». Il parle de sa communauté. Il ose le mot communauté en le prononçant d’une manière telle que l’on sent que ce mot n’appartient pas à son vocabulaire d’origine, que c’est un mot repris du contexte dans lequel il situe désormais son action. Mais, immédiatement, il dit « territoire », l’autre mot qui garantit que sa communauté s’ouvre aux enjeux de solidarité et de citoyenneté. Ouf, il s’en est fallu de peu qu’il se laisse gagner par un argumentaire qu’il réprouve ou tout au moins nuance fortement, lorsqu’il est dans d’autres contextes, notamment celui de ses liens avec les représentants des collectivités locales. Mat Brio se veut « politique », mais, attention,  « pas au sens encarté, vous voyez », mais parce qu’il faut bien travailler avec les institutions, et pas seulement les solliciter pour obtenir des soutiens, d’ailleurs, il vaut mieux participer à la conception de ces soutiens, de ces appels à manifestation d’intérêt, à projets. Sa façon de se montrer « politique », c’est le fait de recadrer son propos et de placer son intervention et son initiative dans une perspective plus large, celle d’un réseau et d’une action à l’échelle, au moins nationale. Il utilise des mots comme « réseau », mais pense « fédé », pour fédération ; un mot qui n’a pas vraiment cours dans l’auditoire rassemblé autour de lui.

Pat, censé introduire les intervenants et faciliter les échanges, sent qu’il perd la main. Bientôt on oubliera qu’il est là. L’intervention de Mat, tout à la fois le rassure et le gène. Ça le rassure qu’il soit intervenu ; dans le contexte « politique » du territoire, ça aurait été un problème qu’il n’intervienne pas ; il vaut mieux qu’l intervienne ici plutôt que de la faire ailleurs dans des contextes plus institutionnels. Mais, ça le gène qu’il donne l’impression de présider les échanges et de vouloir les recadrer en se donnant le monopole du lien avec les autres niveaux d’action, régional et plus encore national. Mais Pat reprend la main vis-à-vis de lui en lui demandant de se positionner sur le sujet crucial de ce qu’il entend comme « possible ». Certes, il a parlé de son initiative, mais ne l’a-t-il pas prise en se conformant à un cadre d’action déjà là, dans une continuité de ce qui se faisait déjà, sans réelle rupture, voire même en conformité avec un mode d’agencement largement institué ? Il n’aurait alors fait que renforcer et professionnaliser un mode d’action dont l’enjeu principal est moins sa reconnaissance que son niveau de financement public ? Le possible, ne serait-il qu’une question de budget ? Mat met en avant son « pragmatisme », son sens du réel, sa volonté de déboucher concrètement dans les conditions qui lui sont données aujourd’hui.  Ill dit chercher avant tout à être inclusif. Il bute sur le mot « réalisme », ça fait socialiste.

C’est au tour de Cem Made de prendre la parole. Il sait qu’il a peu de temps pour cela. La parole ne lui est donnée que pour un instant mesuré. La parole doit circuler entre les personnes, sans que l’une d’entre elles puissent se considérer comme principale. Qu’aucune hiérarchie de qualité, de compétence, ne puisse s’instaurer, convient bien à Cem. Mais que cela coïncide à une simple juxtaposition d’avis, sans interrelations des types et niveaux d’argumentation, le chagrine beaucoup. Toutes les idées, les propositions, se valent-elles, donc, qu’il faille toutes les mettre sur le même plan ? Pourtant que toutes soient reçues avec la même attention a plutôt de quoi le ravir. Après tout, chacun partant des expérimentations dans lesquelles il.elle est engagé.e, chacun opérant pour lui-même, et parfois en la partageant avec d’autres, une dynamique d’action réflexive, cela aboutit à des à des propositions à différents niveaux d’élaboration et de consolidation théorique.

Il se dit qu’il a bien fait de ne pas parler tout de suite. Il va pourvoir tenir compte de ce que les autres ont dit. Il va surfer sur les expressions qui ponctuent le bruit de fond de ce consensus apparent. Il va essayer de dire sa perspective du possible. Il pense avoir trouvé quelques arguments dans la lecture d’un ouvrage éponyme, la perspective du possible. Ça lui a fait lire les livres, ceux de Jean Pierre Cometti, d’Arno Münster notamment, qui ont mis en débat les perspectives ouvertes par Ernst Bloch avec son « principe espérance ». Du coup ça lui a fait relire l’ « homme sans qualité » de Robert Musil, livre dont il n’osera pas parler ouvertement tant cela paraît daté, et pourtant… : « Mais s’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible.

L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose ; et quand on lui dit d’une chose qu’elle est comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas ».

Sans faire une référence explicite à ces auteurs qui paraissent hors du temps des pensées de la transition, Cem, en s’appuyant sur des expériences alternatives en cours, peut avancer quelques propositions et pensées réflexives inspirées du concept blochien d’ « utopie concrète ».

Dis leur que tu les aimes, les artistes…

Tels étaient les propos de François Hollande à la novice Fleur Pellerin qu’il venait de nommer Ministre de la Culture : « Dis-leur que c’est bien, que c’est beau. Ils veulent être aimés ».

Et toi aussi, tu les aimes, tu es constamment avec des gens qui disent les aimer. Tu les aimes vraiment, toutes et tous ? Tu n’aimes pas toujours tout ce qu’iels font, mais tous tu les trouves, comment dire, méritant.es, non, pas méritant.es, c’est trop condescendant. Tu les trouves souvent inspirant.es. J’arrête l’écriture inclusive, c’est contraignant, ça ralentit ma propre inspiration…Inspirants, oui, c’est ça qu’il faut dire. En tout cas, utiles ; utiles et pas chers. Evidemment certaines œuvres, tu les trouves, chères, enfin pour toi. Il t’arrive même de dire, ou tout au moins de penser, sans le dire, que c’est cher pour ce que c’est. Mais très souvent tu n’as pas à te poser la question ; tu peux voir ce qui t’intéresse sans avoir à payer. C’est normal, tu leur rends service en allant voir ce qu’ils exposent ; s’il fallait payer en plus…Ah bon, on leur doit un droit chaque fois qu’ils exposent ? Première nouvelle…

En tout cas, globalement, c’est utile, c’est ce que tu dis souvent ; ce n’est pas cher et c’est utile. Ils vivent plus d’aides publiques que de leurs ventes, c’est ce que tu dis souvent. C’est vrai pour beaucoup d’artistes, mais particulièrement pour les plasticiens et autres artistes en arts visuels, c’est ce que tu as montré la fois dernière en montrant des statistiques sur l’origine des revenus des artistes auteurs. C’est pas croyable, tu mets des statistiques et des considérations économiques partout, c’est soûlant. Ca démolit toute la magie de leur activité, et en plus tu dis souvent que ce sont des aspects dont ils n’aiment pas parler. Ça fait partie de leur choix de vie. De quelle vie, de quoi tu parles ? Oui, ils l’ont choisi et ne sont pas surpris que ça se passe comme ça pour eux. Tu avais l’air de dire que c’était plus une composante de leur attitude devant la vie. Tu veux dire qu’ils font le choix de se mettre dans les difficultés qui constamment remettent en cause ce à quoi ils veulent donner leur priorité, leurs créations ? Tout le temps qu’ils passent à obtenir des moyens c’est du temps perdu pour poursuivre leurs créations. Enfin, pas tout, certaines activités sont dans la logique de leurs activités de création, de la gestion de projet, de la médiation, des ateliers « participatifs » avec des publics… Ah, les ateliers…pour beaucoup de financeurs diffuseurs c’est ça qui leur sert d’étalon pour mesure la compétence des artistes qu’ils souhaitent programmer, ceux qui ne se contentent pas d’exposer mais aussi, et surtout, savent tenir des ateliers avec les publics.

Récemment, tu étais parti à un, appelons ça, séminaire ; c’est comme ça que tu as dit que ça pouvait s’appeler quand tu es revenu. En fait, c’était une réunion organisée par un « lieu », qui fait « centre ressources » pour les artistes, surtout pour ceux qui veulent le devenir et se demande comment faire ; ce que celles et ceux qui sont passées par les écoles d’art n’y ont pas vraiment « appris » à être. Deux représentants d’un « collectif » très engagé sur les questions de rémunérations des artistes, qu’ils appellent les « travailleurs de l’art », venaient y rencontrer des « artistes » en devenir.

Lors de la présentation de tout un chacun, certain.e.s d’entre elles ont dit avoir commencé à trouver leur équilibre de vie artistique. Parmi les présent.e.s, seules les femmes semblaient être dans cette situation, même si elles en soulignaient la précarité. Elles disaient avoir un début de reconnaissance en tant qu’artiste, avec quelques expositions collectives à l’organisation desquelles elles avaient pas mal contribué d’ailleurs, et une pratique d’ateliers, dits, artistiques, pas la joie !, pas ce qui était visé, mais ça commence à le faire quand même.

D’autres étaient là, plutôt des hommes, jeunes, dans une position finalement assez paradoxale qui associaient l’expression têtue de la certitude de vouloir être, vivre comme, artiste, tout en en n’ayant pas, encore, la possibilité réelle. Pour l’instant, c’est un dispositif institutionnel, départemental, d’accompagnement de personnes au RSA, qui leur permet de fréquenter un centre de ressources et de rencontrer des pairs à différents niveaux de construction de cette position instable d’artiste à laquelle ils aspirent. Tu disais qu’en « réunion », assis en rond sur des chaises dans cet espace indéfini, à la fois salle de réunion, salle d’exposition, ils n’avaient pas encore quitté cette attitude à la fois faussement détachée, en retrait, ce que confirmait leur posture physique un peu avachie, marquant une moue dubitative, mais affichant aussi une morgue à peine amusée, empreinte d’une pointe d’ironie, à mi-chemin entre protestation timide, lorsque leur situation précaire est évoquée par les intervenants, et remerciement contraint pour l’accès donné à des informations et à un début d’introduction dans un milieu qui ne les reconnaît pas encore totalement comme les leurs.

Cette situation que tu as vécue lors de ce séminaire, tu me disais que cela te changeait des réunions plus convenues avec des membres des milieux artistiques locaux tels que tu as désormais l’habitude de fréquenter. Dans ces réunions auxquelles participent des représentant.e.s de « structures » – C’est comme ça que le milieu arts visuels nomme les associations qui se donnent des objectifs divers en matière d’arts visuels- et d’ « institutions » -C’est comme ça que l’on dénomme les organisations publiques chargées de mettre en œuvre les politiques publiques qui concernent les arts visuels-. Structures et institutions se veulent d’autant plus organisatrices, ensemble, des activités artistiques que leur financement est essentiellement public. Les représentants des galeries, lorsqu’ils participaient à ces réunions arts visuels avaient tendance à renvoyer structures et institutions dans le même champ, celui du « public », quand bien même ces structures associatives relèvent du droit privé, celui de la loi 1901. Cela situe bien le mode d’assemblée auquel correspondaient ces fameuses réunions dont tu m’as si souvent parlé. En fait, l’institution n’est jamais bien loin. L’impression pouvait être donnée que le travail engagé dans ces réunions s’apparentait plus à un travail de commission au sein d’un organisme public plutôt qu’une assemblée d’acteurs économiques en arts visuels. Tu as pu constater que le mot assemblée fait peur. Il ne manquerait plus que la question de la représentation de ces acteurs auprès des institutions publiques et des collectivités politiques soit posée. Ceux qui, du fait de situations acquises précédemment dans des conditions qui n’ont pas fait appel à un mode « électif » et qui occupent ces positions de représentation ne veulent pas que la question soit posée. De fait, dans ces réunions sensées faire assemblée des arts visuels dans la région, les artistes ne sont pas présents, ou très peu et avec une présence qui les infériorise. Ils le sont par évocation, certes des évocations largement bienveillantes, trop peut-être. Certain.e.s représentant.e.s de structures en amènent parfois un ou une sur le sort duquel tous se penchent, mais pour signifier qu’ils ont besoin d’être représentés par d’autres, par nous. Qui représente qui, comment les personnes interviennent elles dans ces réunions, pour la structure sensée parler d’une voix unique, pour les personnes elles-mêmes, en tant que responsables de la structure et ou en tant que salarié de ces structures ayant des aspirations et des positions qui les font exister en tant que travailleur du secteur, parfois même en tant que citoyen ayant à cœur l’avenir de ce secteur d’activité et de son poids social et économique ? Les personnes, ici, en oublient momentanément ou durablement, le sort qui leur est réservé dans ces structures lorsqu’elles ne sont pas à leur direction et n’en sont que des salarié.e.s souvent peu reconnu.e.s et finalement peu assuré.e.s de leur propre trajectoire personnelle. Tu me disais que tu avais eu la surprise de voir évoquée d’une façon hésitante par l’une d’elles la question des conventions collectives, en fait inexistantes dans ce secteur des arts visuels. La personne qui en avait parlé avait presque voulu retire ses mots, tant elle se considérait privilégiée par rapport à la situation moyenne réservée à celles et ceux qui se veulent artistes et en payent le prix de la précarité. Il t’a fallu les enjoindre à ne pas évacuer ces questions. Mais tu faisais aussi remarquer que ces mêmes structures, en fait associations de promotion de la chose artistique, en art contemporain notamment, « cornaquait » quelques artistes, et que parfois, ils (elles, souvent) les amener dans l’une ou l’autre manifestation, mais c’est ici à prendre au pied de la lettre, plus exhibition que démonstration, au sens anglo-saxon du mot, de l’existence du secteur des arts visuels. Ces artistes sont en quelque sorte montré.e.s, un peu comme des faire-valoir de l’activité de celles et ceux qui les montrent. On attend d’eux qu’ils (elles) se conforment à leur position, une élocution réduite, souvent hésitante, une attitude révérencieuse plus ou moins consciente vis-à-vis de ceux qui les ont amenés. Une trace d’arrogance est néanmoins acceptée comme faisant partie du personnage à condition que l’expression ne remette pas en cause la légitimité construite des structures organisatrices des événements promotionnels.

Ah, ces artistes, ils ne savent pas jouer collectif ; il faut qu’on les accompagne. En fait, ils jouent plus les collectifs qu’on ne le pense ou que les représentants de ces structures prescriptives des activités artistiques ne le pensent. Mais ces collectifs sont souvent éphémères, fragiles, en porte à faux par rapport aux processus de valorisation de l’activité artistique. Ces processus sont bâtis sur des modes de reconnaissance essentiellement individuels alors que les singularités artistiques sont souvent indissociables de processus collectifs de création, monstration, diffusion largement sous les radars de l’action publique.

Le chœur

Le chœur chante. Il vit et chante le possible et l’impossible

On se demande comment s’y prendre, mais plus encore on se demande ce que l’on fait là. Le message reçu parlait d’une « expérience », de la participation possible à quelque chose d’artistique, de musical, aucune qualité particulière n’était requise. Plus encore, on demandait des personnes sans qualité particulière. Les personnes arrivent, une à une ou par petits groupes. Timidement, elles ouvrent la porte, pénètrent dans le lieu qu’elles ne connaissent pas. Le lieu est comme les personnes, sans qualité, à mi-chemin entre la friche faiblement réhabilitée, façon hangar, et l’espace à vocation culture du pauvre, même pas équipement social. Le quartier est à l’image de ce lieu. Les personnes prennent place sur des chaises en rond et attendent. Celles qui reçoivent s’assurent que les arrivants aient trouvé rapidement ce lieu incertain : « vous avez trouvé facilement », la phrase que tout un chacun dit pour accueillir des invités inhabituels. Elles ne semblent pas pressées de préciser ce pour quoi on est là. « C’est bien ici ; on ne s’est pas trompé », semble dire tout un chacun. Les personnes qui arrivent ne se connaissent pas. Elles ne disent pas leur nom, ni ne se présentent mutuellement. Certaines sont venues en groupes ; des femmes, plutôt âgées, ces retraitées actives, friandes d’expériences culturelles variées. Elles parlent entre elles mais s’adressent de fait aux autres. Elles se rassurent mutuellement. Elles veulent faire savoir qu’elles se connaissent, qu’elles fréquentent la même association dans laquelle elles pratiquent une expression corporelle dont elles ne donnent que peu de détails. Le sac que chacune a apporté montre qu’elles sont susceptibles de s’équiper, mais comment, pour faire quoi ? Un autre petit groupe arrivé ensemble, formant une masse compacte, est en fait une famille, visiblement recomposée. Les enfants se serrent les uns contre les autres, contre les adultes qui prennent leurs vêtements et les entassent sur une chaise. Les habits sont disparates, amples, trop grands, usés et de nature à montrer que cela n’a pas beaucoup d’importance, au contraire, il est important de montrer que cela importe peu. Les enfants, les ados en fait, montrent une fausse décontraction en se bousculant entre eux. Ils se rassurent en entourant le sac que porte encore celle qui doit être la mère de certains d’entre eux, l’amie des parents des autres qui tous ne sont pas là. Ils sortent du sac des carottes grossièrement épluchées qu’ils mangent en les grignotant en faisant un bruit qui les amuse. Les adultes valisent le geste des ados en puisant à leur tour dans le sac ; nous on mange sain, pas des cochonneries, doivent-ils se dire en lançant des coups d’œil à la cantonade. Deux personnes plus âgées, un homme et une femme, sûrement les plus âgés de tous, parlent fort de ce que leur rappelle la situation qu’ils n’ont pourtant pas totalement décryptée. Elles évoquent la dernière répétition à laquelle elles ont participé, pour un spectacle qui finalement ne s’est pas fait ; mais, on en a fait, hein…

Finalement quelqu’un prend la parole pour quelques mots d’accueil et de présentation. Deux autres personnes, une jeune femme et un jeune homme, se rapprochent montrant par là qu’elles sont aussi à l’origine de ce qui a motivé ce rassemblement hésitant. Un jeune type se tient en retrait et actionne un ordinateur et ce qui semble être une table de mixage. Passé l’endroit où l’on se tient, près de la porte, un espace est entouré de draps noirs, éclairé par des projecteurs qui courent sur des rails au plafond, quelques pupitres de musique, quelques micros sont déjà posés de ci de là ; tiens il va y avoir de la musique, du chant ou tout au moins des paroles.

L’invitation à cette « participation » laissait supposer un format mêlant le chant à l’expression corporelle pour ne pas dire la danse qui aurait mis mal à l’aise la plus part des participants, même qualifiée de « moderne ». Une courte présentation s’annonce. Celle qui se présente comme l’initiatrice de ce regroupement, et qui sera la metteuse en espace et en actions de ce qui s’ annonce, présente un livre dont elle ne dira que peu de choses ; un titre, quelques indications sur ce qui se présente dans le livre comme un récit épique, mythologique, un personnage central né d’une catastrophe, porteur d’une vengeance, une fuite qui devient une quête, qui devient un parcours de vie et de mort. A l’évocation de ce qui sera l’argument, le fil conducteur, de ce qui devrait au cœur de la performance collective, il apparaît bien vite que le propos n’est pas de faire « chorale », mais alors quoi ? L’exercice chorale en aurait rassuré beaucoup, toutes et tous peut-être. On nous aurait testé.es et réparti.es selon les voix. On aurait évoqué rapidement les expériences passées de chacun ou même les pratiques habituelles en la matière. Le format « chorale » a cette évidence qui fait que les appréhensions tombent instantanément même si chacun a une conscience assez lucide de ses capacités musicales.

On se retrouvera tous les soirs de la semaine, puis on partagera de longues séquences durant le week-end qui s’annonce. Puis, nous aurons encore le même type de répétition la semaine suivante pour présenter finalement le « travail » de ces deux semaines devant un « public », dans la salle de spectacle du quartier. Quelques questions s’amorcent. On évoque des incertitudes quant à être présent tous les jours. La crainte de ne pas « être capable » de faire ce qui n’est pas encore précisé, ni même présenté pourrait expliquer ces indisponibilités potentielles futures… La meilleure façon de répondre à ces questions, c’est « de s’y mettre », dit celle qui se lève pour annoncer que l’on va prendre position sur l’espace indiqué.

Il s’agit d’abord de prendre possession de son corps. Plus encore de se poser, de prendre place, de positionner son corps dans l’espace indiqué. Puis, il s’agit de marcher, de se déplacer, de se croiser, de dessiner des parcours en marchant rapidement, se regarder, se frôler à peine, se séparer pour se rejoindre, puis repartir sans s’arrêter. Ce qui n’avait pas été possible avant, maintenant peut se produire, les participants se présentent, mais sans se parler. Les corps se parlent à mesure que les rencontres, les croisements s’esquissent. Les corps se révèlent plus ou moins « âgés », souples, corpulents, sveltes, grands ou petits. Il n’y aura jamais d’autres présentations, l’essentiel est là. Il ne manque plus que des voix que les corps dans leur différence laissent entendre. La qualité musicale de la voix sera ici moins importante que le matériau corporel qu’elle représente et qui sera de qualité par l’assurance que les participants prennent en se mouvant les uns vers les autres, esquissant déjà des déplacements qui traduisent des forces physiques qui émergent. Un cercle se forme. On marche sur place d’un martèlement qui est déjà une cadence qui devient vite un rythme. Une indication est donnée à l’un qui, après avoir joint les bras et expulsé un son qui lui a été indiqué, un halètement, presque un cri, en désigne un autre qui reproduira l’invitation à un autre dans un mouvement qui bientôt s’accélère pour aller vers un crescendo. Ca y est, le cercle se regroupe en son centre ; quelque chose est né qui va pourvoir s’exprimer. Ce sera un « chœur ». Désigné à l’avance, il aurait intrigué, maintenant cela pourra presque passer pour une évidence, même si tous n’en ont pas une connaissance intime.

Et c’est la première découverte collective, le chœur est un corps. On pense qu’il y aura un texte à dire ; à interpréter ensemble ou par certains. Non, en fait, c’est d’abord à la construction de ce corps commun que l’on s’exerce. On se rapproche tout en se mouvant. On se lie, à deux, à trois, tout en se déplaçant parmi les autres qui forment les mêmes assemblages éphémères. Toujours en mouvement, avec des déplacements qui se veulent vifs, presque heurtés ; on masque sa gêne par cette relative brutalité qui semble associée avec une espèce de ferveur qui gagne les, les quoi au fait, les choristes, ici plutôt les choreutes, en fait le chœur qui se forme au corps à corps. Au début, on se demande ce qu’on fait. On se lie, apparemment au hasard. On se découvre et, au début, on choisit à qui se lier. Puis, une proximité émotionnelle gagne les personnes qui se touchent, forment des anneaux de leurs bras qui s’enchaînent, se déplacent en petites grappes de corps emmêlés. Ces petits ensembles glissent les uns à côté des autres dans les interstices que forme leur mouvement collectif. Des mots sont échangés, des mots murmurés, plus des grognements, des râles, que des interjections. On en est pas encore à des expressions que l’on jetterait brusquement dans le discours pour exprimer une sensation, de douleur ou des mouvements de l’âme, comme l’admiration, l’étonnement, l’indignation, la colère. Les expressions circulent au sein des petits groupes telles des sparadraps que s’attachent et se détachent, que l’on rejette et que l’on se passe plus ou moins volontairement. Et puis, toutes et tous se détachent et se regroupent ne formant plus qu’une entité, telle un banc de poissons qui sans cesse se déforme et se reforme, se réforme…Personne ne conduit vraiment les déplacements. Les personnes sont à se toucher, sans se toucher vraiment. Maintenant on se connaît, on sait que certain.es sont plus rapides ou agiles les un.es que les autres, de taille et de corpulence différentes. La gêne initiale a disparu. Le mouvement collectif semble manifester un impératif d’existence commune. Un individu s’éloigne cependant, sort du bac compact. Il regarde le groupe qu’il vient de quitter et l’interroge du regard. Un trouble s’installe, une hésitation. Ce qui n’est pas encore tout à fait le chœur qui devrait pouvoir trouver son expression collective tarde à réagir. Après tout, aucun lien ne rattache vraiment les un.es aux autres ; chacun.e est libre de s’extraire de ce qui est momentanément perçu plus comme une contrainte qu’au travers de l’opportunité que cela pourrait représenter et semble déjà l’être. Mais, il nous faut constater que le chœur en formation empêche cette alternative tentée par l’un des membres, cette alternative que d’aucun appellerait liberté que d’aucuns cherchent à voir dans la possibilité qui serait offerte (comment, à quel prix ?) à chacun (vraiment, à tous ou à certain.es ?) de s’éloigner du monde que forme le banc.

Par ses placements et ses déplacements, le chœur a dit beaucoup de choses déjà. Il a montré des modes d’existence possibles. Il a réagi à certaines propositions et les a rejeté, out tout au moins contourné. Certaines interjections, certains cris, d’aucuns parleraient de slogans, ont été repris en chœur, d’autres non, ou faiblement. Le moment des mots explicites est venu, l’expression commune est au bord des lèvres de chacun.e. Un chant s’amorce, un soliste improbable l’ouvre ; celui qui n’a pas peur de l’ouvrir ; celui auquel on ne s’attendait pas ; visiblement pas le soliste auquel on penserait. Son chant est un appel. Ce qui se forme alors est plus que le répons du répertoire liturgique. Un contrepoint apparaît, des lignes mélodiques mal assurées se superposent. Un contrechant vient se placer dans les intervalles de la mélodie unifiée par laquelle le chant se continue, et dans les interstices rythmiques que permet la cadence. Sans remettre en cause, le thème dominant, la mélodie unificatrice et le rythme consensuel, ce contrechant met en garde et donne une variation, un décalage constant qui empêche l’unisson totalisateur.

Le chœur chante alors le possible, le commentaire nécessaire que provoque l’action. Chantant le possible, il formule aussi l’impossible. Il encourage autant qu’il discrédite. Il accentue autant qu’il disqualifie. Il ouvre autant qu’il clôture la discussion qu’il exprime. Mais, il est expression collective d’un sentiment éprouvé ensemble, d’un manque autant que d’un besoin, d’une projection dans un ailleurs par la pensée qu’il met en mots. Le chœur exprime alors autant un rêve éveillé qu’une conscience anticipante d’un chaos déjà là. Le chant dessine une existence possible entre un monde accepté tel qu’il est et les dangereux fantasmes de pureté ou de perfection qu’il suscite. Il peint un vaste espace virtuel qui est précisément celui que doit investir, mentalement et pratiquement, l’utopie.

Mais, le risque demeure, le chant s’égare en fausses synthèses sonores, en « fantasmagories », qui ne font que recouvrir les hésitations et surtout les contradictions entre les propositions. L’utopie doit constamment se réinventer et le chœur demeurer inachevé.

Le chœur exprime le possible et le probable d’un avenir attendu. Il se fait le porte-parole d’un passé dans ce que celui-ci recèle d’images de désir, de paysages d’espoir. Il évoque et invoque les utopies émergentes porteuses de promesses non accomplies qui sont autant de sources vivantes pour l’action que le chœur appelle de ses vœux. Chacun, à son tour, et avec son ressenti le plus brutal, trouve les mots les plus impitoyables pour le chaos du monde. Puis, tous se relient et communient pour donner à entendre aux publics frémissants la perspective utopique commune, celle qu’ils projettent à partir des expériences bénéfiques souvent entrevues mais pas abouties. L’espérance qu’il porte et que les mots mettent en action n’évacue pas la responsabilité qui les assaille comme préservation de la nature dans laquelle ils ont à agir, pour les générations de l’avenir mais aussi pour eux-mêmes ; espérance et responsabilité inséparablement liées, mutuellement dépendants.

Le chœur lance un appel. Sans la responsabilité l’utopie ne peut être que destruction. Sans l’espérance, la responsabilité ne peut être qu’illusion conformiste, démobilisatrice. Le chœur poursuit son appel en se fondant dans un public qui l’accueille avec précaution.

L’espace, l’orchestra, se vide de ses choreutes qui laissent derrière eux les livres d’Ernst Bloch, de Hans Jonas, mais aussi des textes de Michael Löwy, d’Arno Münster et de Sébastien Broca.

 

Métalu collectif permaculturel artistique

Alors qu’est-ce que tu as pensé de « Sous-bois », tu sais le spectacle installation de Métalu A Chahuter (https://metaluachahuter.com/) ,  à Hellemmes dimanche dernier, on s’y est retrouvé en fin de journée ?

Le lieu est vraiment particulier, une allée, une sorte de drève, avec des tilleuls immenses des deux côtés, une cathédrale de verdure, et cela séparant des jardins qui donnent de chaque côté sur deux lignes de bâtiments de briques rouges, pas très hauts, la cité Dombrowski, dans le quartier de l’Epine. Cette cité est emblématique de cet Hellemmes ouvrier. Les habitations y étaient petites, un bâtiment réservé aux bains douches y était accolé. Maintenant les « appartements » sont en cours de rénovation. Vu de l’arrière, au milieu de l’allée, entre les grands arbres, ça finirait par avoir de la gueule. Ces bâtiments sont bien connus dans ce quartier de cette ville ouvrière d’Hellemmes ; c’était une des réalisations dont s’enorgueillît la municipalité lorsqu’elle était communiste. Aujourd’hui, ça rénove mais des problèmes demeures, ici comme ailleurs, pas plus, pas moins : « Ces Hellemmois de l’Épine et de Dombrowski qui rêvent d’avoir la même vie que les autres », nous dit la Voix du Nord, le quotidien régional, « En octobre, le maire d’Hellemmes qualifiait de « quartier comme les autres » l’Épine, qu’une famille fuyait pourtant parce qu’elle était en proie à des menaces. Pendant ce temps-là, à Dombrowski, les riverains dénonçaient à grand renfort de pétitions les incivilités qui minent leur quotidien ».

En tout ça, le spectacle proposé tout au long de cette allée grandiose ne manquait pas de saisir les visiteurs, à commencer par les habitants descendus de leur logement et les enfants pour qui c’est habituellement leur espace de jeu. Il se présentait comme une installation surprenante, féérique, fantomatique, peuplée de personnages étranges, des femmes, on le suppose, vêtues de longues robes blanches et de coiffes en gaze et dentelles, des visages poudrés aussi blancs que les robes, les gants, les tissus qui reliaient certaines d’entre elles. Ces personnages déambulaient entre plusieurs « tableaux », composés comme autant de petites scènes de vie, un repas étendu sur une nappe blanche, des éléments d’un repas sur l’herbe, des mannequins vêtus de robes blanches comme celles des personnages qui passent et repassent, nous frôlant et se tenant entre elles, des mannequins à tête d’animaux à cornes, des parapluies en bouquet de différentes longueurs, de petits chapiteaux peuplés d’objets étranges, un orgue de tulle et tissu qui se joue avec des touches faites de fourrure et tissu.

Une musique nous enveloppe pendant que nous parcourant l’installation spectacle balisée de petites vasques enflammées posées au sol, sur l’herbe, le long du chemin qui court entre les grands arbres. La scénographie, comme on dit, est de Delphine Sekulak de Métalu, les autres comédiennes (Louise, Laure, Sandrine, Magda), y tiennent des rôles qui doivent beaucoup à leur inventivité dans le jeu du mouvement qui les relie. L’une se déplace un bandeau sur la tête, il faudra que ce soit les spectateurs qui la remettent dans le droit chemin…Une autre rompt l’harmonie et la grâce du déplacement aérien des autres, elle se presse, elle court presque, une valise à la main, incongruité dans ce calme apparent et serein.

Tu te souviens, lorsque que nous allions sortir de l’installation par une porte posée, seule, au milieu de l’allée, un habitant, jeune père, accompagné de son gamin, intrigué par cette porte « inutile », nous a demandé « ce que c’était que ça ? ». « On tourne un film ? C’est quoi ? ». « C’est un « spectacle », c’est le collectif Metalu. Ils ont leurs ateliers, à Hellemmes, juste à côté », avons-nous répondu. « Ah bon, c’est bien, c’est bizarre, mais c’est bien…, c’est une drôle d’ambiance…».

Et nous continuons à échanger sur les réactions de cet habitant, des autres que nous avons croisés dans ce moment spectacle installation, des enfants et ados qui le parcouraient, parfois assez vite, autant pour masquer une légère gêne que pour signifier que ce lieu était ordinairement le leur.

Au fait, tu as lu l’article paru dans le Monde de jeudi (29 septembre 2022) ? Tu n’as pas fait le lien avec ce que nous avons vu et vécu avec « Sous-Bois » ?

Cet article s’intitulait : « favorisons les « circuits courts » et la création locale dans l’art grâce à la permaculture institutionnelle ». Son auteur, Guillaume Désanges, ne pouvait pas nous étonner, mais peut-être est-ce normal pour ceux qui le connaissent mieux. Nous, nous y avons vu un article du président du Palais de Tokyo, une des principales institutions en art contemporain de Paris. Le lien entre cet univers de l’art contemporain et celui de notre « Sous-Bois » de l’allée des tilleuls n’est pas évident. Et pourtant, il l’est. L’article se centre sur une proposition qui résonne particulièrement bien avec les pratiques artistiques du collectif Métalu que montre le spectacle Sous-Bois. Bien sûr, les membres de ce collectif ne le formuleraient pas comme le fait ce président de cette institution d’art moderne et contemporain. Ils font d’abord. Ils expérimentent des formes et formats qui sont en phase avec leur existence et le cadre de vie et de travail qui la composent, avec leurs rapports vécus aux institutions locales, aux « publics » avec lesquels ils se sentent en synergie de vie, avec ce qui constitue leur environnement. Pour la plupart, ils habitent le quartier. Ils ne sont pas en visite.

« Culture de masse, logique événementielle, mondialisation, obsolescence programmée de l’art et des artistes au profit d’une logique d’  « avant-garde » fondée sur la nouveauté permanente sont les héritages d’une modernité triomphante qui pensait les ressources illimitées », telles sont, parmi les phrases qui ouvrent le propos de cet article. Créer, pour Métalu, c’est résister à cela. Comme disait Gilles Deleuze : « créer, c’est résister ». Cette culture répondant à cette logique événementielle « nous amène à produire toujours plus pour toujours plus de visiteurs, à dépenser beaucoup d’énergie et de matériaux qui créent de nombreux déchets physiques et intellectuels », poursuit Désanges, dans son article. Nous y pensons chaque  fois que nous avons à remplir les bilans et rapports d’activité pour satisfaire les institutions qui nous financent et qui nous demandent de chiffrer très précisément le nombre de publics ; l’évaluation qui pourrait être un moment d’interrogation de la « valeur » créée, pour qui, avec qui, comment, est d’abord, avant tout, et rien que, un comptage, une comptabilité, en deux colonnes. Nous y pensons aussi lorsque nous envisageons les ressources qui nous sont disponibles et celles que nous mobilisons pour les mettre en valeur, une valeur de solidarité et de culture. Le déchet n’est alors moins souvent un résidu qu’une matière première de la création. Les pratiques artistiques qui donnent à voir Sous-Bois comme d’autres spectacles installations de Métalu A Chahuter correspondent à autant de chantiers qui « donnent à apprendre en matière d’autonomie, de réflexion critique sur les matériaux, de durabilité, de recyclage et de simplicité comme force ». Métalu plussoie et le prouve.

Alors, comme le propose Désanges, osons la référence à la « permaculture », comme esprit, comme éthique, mais surtout comme pratiques résilientes dans les rapports aux humains et au vivant. L’économie des formats artistiques ne doit-elle pas céder la place à une écologie politique des formes ; le « que montrer ? » s’enrichir de questions comme « comment montrer, pourquoi montrer, à qui .. ? », sans avoir à les formuler d’une façon abstraite ? Witold Gombrowski, avec ces propos sur « le combat des formes », ne disait-il pas déjà cela dans un contexte qui, déjà laissait poindre ces questions ?

Alors, devenons permaculturels, comme nous y invitent Guillaume Désanges lorsqu’il l’envisage pour les institutions culturelles. Devenons le pour les collectifs artistes eux-mêmes comme le montre Métalu A Chahuter. N’est-ce pas le sens à donner à nos pratiques ?

« Devenir permaculturel, c’est penser et agir en écosystème, dans une logique de collaboration et de partage des ressources plutôt que de compétition entre les institutions. C’est éviter les tentations hégémoniques en réfléchissant aux besoins réels des artistes et des publics, avec une vision élargie de l’action culturelle. Devenir permaculturel, c’est opter pour un partage raisonné de l’espace et du temps, en multipliant les usages dans nos institutions : qu’elles ne soient pas seulement des lieux de visibilité, mais aussi de travail et de recherche pour les artistes, ainsi que de pratiques diversifiées pour les publics, avec une visée sociale. Car, si nous voulons rester des lieux vivants, nous devons d’abord être des lieux qui accueillent la vie. Devenir permaculturel, c’est favoriser les circuits courts. Plutôt qu’une course aux artistes internationaux présentés hors-sol, nous devons prêter une attention particulière à la création et aux cultures locales, dans un tissage vertueux entre l’histoire d’un territoire et la création mondiale ».

Une interrogation cependant, Guillaumes Désanges associe à cette approche permaculturelle, une référence au « circuit court ». L’exemple de Sous-bois en est un exemple patent de circuit court entre lieux et pratiques de création et lieux de performance participative locale ; une même ville, voire un même quartier, des conditions d’existence basées sur une économie de proximité, parfois même de l’entraide. Mais devenir permaculturel serait bien peu artistique si cela signifiait un enfermement dans le local, dans les seules conditions de la proximité réduite alors à la précarité de ces conditions.

Métalu crée et agit en écosystème ailleurs que chez lui, dans son environnement immédiat. Métalu, ce sont aussi des formes artistiques dans d’autres lieux et espaces intermédiaires –Comme le disait Peter Handke : « Mais, je ne vis que d’espaces intermédiaires… » -, ailleurs et pas que dans les Hauts-de-France. Métalu, à titre d’exemple, ce sont aussi de nombreuses interventions artistiques lors des « Nuits de la Culture », à Esch sur Alzette, Luxembourg. C’est aussi, avec metalu.net (http://metalu.net/), l’  « Expérience Domozique -Domozic Experience  (http://metalu.net/communaute/actualites/ )», à Esch et à Villerupt (Meurthe et Moselle), dans le cadre d’Esch22, Capitale Européenne de la Culture, avec les mêmes questions et les tentatives de réponse.

 

« Favorisons la création locale dans l’art et les “circuits courts” en adoptant la permaculture institutionnelle »

Guillaume Désanges, Président du Palais de Tokyo

De même que la permaculture s’inspire du fonctionnement de la nature pour penser des modes de production vertueux, le président du Palais de Tokyo, Guillaume Désanges, propose, dans une tribune au Monde, de repenser les institutions culturelles, de la communication au bâtiment, du management à la programmation.

Publié le 28 septembre 2022 à 19h00

Alors que l’écologie s’invite dans les programmations et débats organisés par les institutions culturelles à travers le monde, il faut se rendre à l’évidence : l’art ne fait pas que dénoncer. Il fait aussi, en tant qu’industrie, partie du problème. Culture de masse, logique événementielle, mondialisation, obsolescence programmée de l’art et des artistes au profit d’une logique d’« avant-garde » fondée sur la nouveauté permanente sont les héritages d’une modernité triomphante qui pensait les ressources illimitées. Elle nous amène à produire toujours plus pour toujours plus de visiteurs, à dépenser beaucoup d’énergie et de matériaux qui créent de nombreux déchets physiques et intellectuels.

Sur un autre front, les fondations idéologiques et morales sur lesquelles étaient bâties nos institutions vacillent face à de nouvelles revendications en matière de représentation, de considération, de rémunération, de diversité, de parité. Face à ces défis qui s’entrecroisent, le secteur culturel a entamé une réflexion sans, avouons-le, toujours savoir comment résoudre ses contradictions.

Pourtant, les mondes de l’art sont porteurs d’une conscience, d’une vitalité et d’une capacité d’invention particulièrement salutaires aujourd’hui. D’abord parce que les artistes sont les champions de l’adaptation, sachant sublimer le réel et créer à partir de peu. Son histoire étant bien plus ancienne que la modernité industrielle, l’art a beaucoup à nous apprendre en matière d’autonomie, de réflexion critique sur les matériaux, de durabilité, de recyclage et de simplicité comme force.

Repenser nos missions et nos fonctionnements

Au-delà des décisions cosmétiques que nous prenons dans l’urgence, on peut donc s’inspirer de cette « pensée artiste » pour envisager un tournant dans l’histoire de nos économies et de nos activités, que j’articule autour du concept de permaculture institutionnelle. La « permaculture » s’inspire du fonctionnement résilient de la nature en pensant des modes de production agricole vertueux, durables, respectueux de la biodiversité et de l’humain.

Adaptée à l’institution culturelle, elle est une manière positive de repenser nos missions et nos fonctionnements. Plus qu’un ensemble de règles, c’est une éthique, un esprit insufflé à l’ensemble de l’institution : de la communication au bâtiment, du management à la programmation.

Par exemple, si la production reste essentielle à nos métiers, elle doit être questionnée, pondérée, réfléchie avec les artistes, sans hésiter à remettre en circulation, à chaque fois que cela est pertinent, des formes, des pratiques et des idées existantes. La permaculture réaffirme un principe de nécessité et renoue avec des fonctions de l’art, sensibles, symboliques, mais aussi pédagogiques, thérapeutiques et sociales. En bref, il ne s’agit plus uniquement de se demander « que montrer ? » et « comment montrer ? », mais aussi « pourquoi montrer ? » et « à qui ? ».

Agir en écosystème

Devenir permaculturel, c’est penser et agir en écosystème, dans une logique de collaboration et de partage des ressources plutôt que de compétition entre les institutions. C’est éviter les tentations hégémoniques en réfléchissant aux besoins réels des artistes et des publics, avec une vision élargie de l’action culturelle.

Devenir permaculturel, c’est opter pour un partage raisonné de l’espace et du temps, en multipliant les usages dans nos institutions : qu’elles ne soient pas seulement des lieux de visibilité, mais aussi de travail et de recherche pour les artistes, ainsi que de pratiques diversifiées pour les publics, avec une visée sociale. Car, si nous voulons rester des lieux vivants, nous devons d’abord être des lieux qui accueillent la vie.

Devenir permaculturel, c’est favoriser les circuits courts. Plutôt qu’une course aux artistes internationaux présentés hors-sol, nous devons prêter une attention particulière à la création et aux cultures locales, dans un tissage vertueux entre l’histoire d’un territoire et la création mondiale.

Eviter la monoculture artistique

Devenir permaculturel, c’est travailler avec les artistes et les publics sur des temps longs, en évitant le caractère jetable des formes et des idées. Devenir permaculturel, c’est éviter la monoculture esthétique en travaillant à des programmations diversifiées, incluant les cultures populaires, marginalisées ou folklorisées et ce qu’on appelle les mauvaises herbes, les adventices, les objets méprisés et les plantes qui n’ont pas de nom.

La permaculture institutionnelle est ambitieuse : elle n’entend pas uniquement limiter nos impacts négatifs, mais aussi renforcer nos impacts positifs sur les consciences, cette influence que nous revendiquons sur les regards et les sensibilités, avec comme horizon de changer d’horizon.

Oui, nous continuerons à faire des expositions et à les partager avec le public. Oui, nous continuerons à produire des formes et des idées. Mais l’urgence écologique nous invite à nous relier au vivant et à revoir en profondeur nos manières de faire en nous rapprochant de nos désirs les plus profonds, dont celui de vivre mieux avec soi-même et avec les autres, dans une sobriété joyeuse plutôt que subie. Dans l’art contemporain, la permaculture nous reconnecte enfin avec l’étymologie du mot « curateur » qui signifie, « celui qui prend soin de ».

Guillaume Désanges est président du Palais de Tokyo à Paris, consacré à l’art moderne et contemporain.

« La permaculture tire le meilleur parti des interactions naturelles entre les êtres vivants »

Pour ses 20 ans, le Palais de Tokyo accueille une performance géante et festive

« Au lieu d’attendre que le monde change, on pouvait déjà changer de monde » : la permaculture ou le nouveau retour à la terre

« Geste/s », une revue qui célèbre le « génie du végétal »

 

Questions de formes

Avec Gombrowicz

« A votre avis, une œuvre composée selon toutes les règles exprime une totalité ou une partie seulement ?  Voyons, toute forme ne repose-t-elle pas sur une élimination, toute construction n’est-elle pas un amoindrissement, et une expression peut-elle refléter autre chose qu’une partie seulement du réel ? Le reste est silence. Enfin est-ce nous qui créons la forme ou est-ce elle qui nous crée ? Nous avons l’impression de construire. Illusion : nous sommes en même temps construits par notre construction. Ce que vous avez écrit vous dicte la suite, l’œuvre ne naît pas de vous, vous vouliez écrire une chose et vous en avez écrit une autre tout à fait différente. Les parties ont un penchant pour le tout, chacune d’elles vise le tout en cachette, tend à s’arrondir, cherche des compléments, désire un ensemble à son image et à sa ressemblance. Dans l’océan déchainé des phénomènes, notre esprit isole une partie, par exemple une oreille ou un pied, et dès le début de l’œuvre cette oreille ou ce pied vient sous notre plume et nous ne pouvons plus nous en débarrasser, nous continuons en fonction de cette partie, c’est elle qui nous dicte les autres éléments. Nous nous enroulons autour d’une partie comme le lierre autour du chêne, notre début appelle la fin et notre fin le début, le milieu se créant comme il peut entre les deux. L’impossibilité absolue de créer la totalité caractérise l’âme humaine. Pourquoi donc commencer par telle ou telle partie qui nous est née sans nous ressembler, comme si mille étalons fougueux avaient visité la mère de notre enfant ? Ah, c’est seulement pour préserver les apparences de notre paternité que nous devons de toutes nos forces nous rendre semblable à notre œuvre puisqu’elle ne veut pas se rendre semblable à nous. (…)

Voilà donc les raisons essentielles et philosophiques qui m’ont conduit à construire cet ouvrage (Ferdydurke, 1973) sur la base de parties séparées, en concevant l’œuvre comme une partie d’œuvre, l’homme comme un groupement de parties, l’humanité comme un mélange de parties et de morceaux. Et si l’on m’adresse le reproche que cette conception parcellaire n’est pas une conception du tout, mais une sottise, une plaisanterie, une attrape, et que, au lieu d’obéir aux lois et canons sévères de l’art, j’essaie ainsi de les tourner en ridicule, je répondrai qu’en effet, oui, telle est précisément mon intention. Et je n’hésiterai pas, ma foi, à ajouter un aveu : je désire autant «échapper à votre Art, Messieurs, qui m’est insupportable, qu’à vous-mêmes, parce que je ne peux pas vous supporter, vous non plus, avec vos conceptions, vos attitudes et tout votre petit monde artistique.

Messieurs, il existe en ce monde des milieux plus ou moins ridicules, plus ou moins honteux, humiliants et dégradants, et la quantité de bêtise n’est pas partout la même. (…) Ce qui se passe dans le milieu artistique bat tous les records de sottise et d’indignité, au point qu’un homme à peu près convenable et équilibré ne peut pas ne pas rougir de honte, écrasé par ce festival puéril et prétentieux. Oh ces chants inspirés que personne n’écoute ! Oh ces beaux discours des connaisseurs, cet enthousiasme aux concerts et aux soirées poétiques, ces initiations, révélations et discussions, et le visage de ces gens qui déclament ou écoutent en célébrant de concert « le mystère de la beauté » ! En vertu de quelle douloureuse antinomie tout ce que vous faites ou dites dans ce domaine devient-il risible ? Lorsque dans l’histoire un milieu donné en arrive à de telles sottises convulsives, on peut conclure avec certitude que ses idées ne correspondent pas au réel et qu’il est tout simplement farci de fausses conceptions. Vos conceptions artistiques atteignent sans nul doute au summum de la naïveté ; et si vous voulez savoir pourquoi et comment il faudrait les réviser, je puis vous le dire sur-le-champ, pourvu que vous prêtiez l’oreille.

Que souhaite avant tout celui qui, à notre époque, a ressenti l’appel de la plume, ou du pinceau, ou de la clarinette ? Il souhaite avant tout être un artiste. Créer de l’Art. Il rêve de se nourrir du Vrai, du Beau et du Bien, d’en nourrir ses concitoyens, de devenir un prêtre ou un prophète offrant les trésors de son talent à l’humanité assoiffée. Peut-être veut-il aussi mettre son talent au service d’une idée ou de la Nation. Nobles buts ! Magnifiques intentions ! (…)

Croyez-moi : il existe une grande différence entre l’artiste qui s’est réalisé et la masse des demi-artistes et quarts de prophètes qui rêvent seulement à leur réalisation. Et ce qui convient à un artiste pleinement accompli donne, chez vous, une tout autre impression. Au lieu de créer des conceptions à votre propre mesure et selon votre propre vérité, vous vous parez des plumes du paon et voilà pourquoi vous restez des apprentis, toujours maladroits, toujours derrière, esclaves et imitateurs, serviteurs et admirateurs de l’Art qui vous laisse dans l’antichambre. Il est réellement terrible de voir comment vous faites de votre mieux sans succès, comment on vous dit à chaque fois que ce n’est pas encore tout à fait ce qu’il faut, sur quoi vous revenez avec une autre production, comment vous essayez d’imposer vos ouvrages, comment vous vous raccrochez à de petits succès de quatrième ordre, organiser des soirées littéraires, vous complimentez mutuellement, tentez de présenter à autrui comme à vous-mêmes un nouveau masque pour dissimuler votre incapacité.

Et vous n’avez même pas la consolation de penser que ce que vous écrivez et fabriquez a de la valeur à vos yeux : tout cela, je le répète, n’est qu’imitation, emprunt, et reflète seulement l’illusion qu’on possède déjà un poids, une valeur. Vous vous trouvez dans une situation fausse qui ne peut que donner des fruits amers. Bientôt l’hostilité, le mépris, la méchanceté se développent dans votre groupe, chacun méprise autrui et se méprise, vous devenez une société d’auto-mépris et vous finirez par vous mépriser vous-mêmes mortellement.(…)

Il est vraiment temps, croyez-moi, d’élaborer et de consolider une attitude propre à l’écrivain de second ordre, sans quoi tout le monde pâtira. N’est-il pas surprenant que des personnes attachées professionnellement à la forme et, à ce qu’on  peut supposer, sensibles au style, admettent sans protester une telle situation prétentieuse et fausse ? Ne comprenez-vous pas que, du point de vue de la forme et du style, justement, rien ne peut être plus néfaste, car celui qui se trouve dans une position artificielle et médiocre ne peut pas prononcer une parole qui ne soit médiocre aussi ?

Mais alors, demanderez-vous, quelle conception devons-nous adopter pour pouvoir nous exprimer de façon plus souveraine et mieux adaptée à notre vérité personnelle ? »

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, 1937, 1973, 1995.

 

A propos de la structuration et représentation des Arts Visuels en Hauts de France

Avant la rencontre d’une « délégation » des Arts Visuels avec la DRAC, je souhaite vous faire part d’éléments d’analyse du contexte « politique », de coordination organisation et représentation dans lequel cette rencontre se place.

Je le fais au titre de ma contribution à la « mobilisation » Arts Visuels en Hauts de France à laquelle j’ai participée de l’intérieur, mais aussi au titre de ma position de chercheur, distancié et donc critique.

Il me semble utile de rappeler que la rencontre précédente des Arts Visuels avec la Drac s’est déroulée en décembre 2018 dans un contexte très particulier. C’était le moment de pleine mobilisation des « gilets jaunes ».  La délégation était alors composée d’une enseignante chercheuse en école supérieure d’art, étant l’une des principales animatrices de la démarche dite « filière » et présidente du principal réseau régional de structures et institutions d’art contemporain en Hauts de France, d’un représentant de Lille Design et d’un chercheur du cnrs.

Il était tout à fait manifeste que l’écoute de cette délégation par le Drac de l’époque était à relier au contexte politique du moment. Il est certain que l’expression directe des acteurs en arts visuels, par-delà leurs représentations politiques ou professionnelles instituées, a trouvé à ce moment une audience à laquelle les deux conseiller.es du Drac ne semblaient pas acquis.es.

Aujourd’hui, nous sommes à un moment particulièrement critique pour cette mobilisation collective des « actif.ive.s » en arts visuels. Je dis actif pour ne pas réduire le périmètre, la « communauté » des personnes concernées, dans la diversité de leur situation sociale, économique ou professionnelle.

 

L’action collective a d’abord pris l’orientation « filière économique ».

C’était une façon pertinente de trouver un écho immédiat auprès des élus politiques en région. Cette approche en filière représente autant d’opportunités que de risques. La première opportunité est bien sûr d’obtenir l’écoute, dans l’espace publique, politique, des pouvoirs économiques dominants auxquels se rallient les pouvoirs politiques. La deuxième opportunité, et ce n’est pas négligeable, c’est de décentrer la mobilisation par rapport aux institutions publiques dont on sait qu’elles sont dominantes dans la viabilisation économique de la grande majorité des actifs en arts visuels. Nombre d’entre eux relèvent, directement ou indirectement, du financement public. Parler et parier « filière », c’est mettre en avant des capacités d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs publics et de garantir ainsi une dynamique d’initiatives collectives des créateurs et autres actifs.

Mais, le risque est alors que la filière se structure à partir des opérateurs principaux de production, diffusion, jouant un rôle de prescription et/ ou organisation des activités en « offres », des gestionnaires des dispositifs publics et privés de validation des activités en notoriété, des organisateurs des marchés, des organismes accompagnant la « professionnalisation » reconnue des actif.iv.es., des artistes et autres professionnels indépendants ou salariés.

Le risque ici est, pour la filière arts visuels – Il faudrait dire les « filières arts visuels » ; cela serait différent dans le cas de la filière « design », ou celle des « métiers d’art » – comme dans d’autres filières économiques, que la structuration de la filière privilégie les grands opérateurs, type « entreprises », au détriment des « petits » et des autonomes (pour ne pas dire « indépendants » qui renvoient à d’autres logiques de valorisation économique), et surtout des acteurs au travail prescrit, les « artistes en travailleurs » dont parlent les sociologues des activités artistiques, et les salariés des structures.

 

L’action collective a ensuite plus souvent fait référence à un « secteur » des arts visuels incarné par la mobilisation régulière d’un Comité, dit Technique, puis comité arts visuels.

Cette référence présente, elle aussi, des opportunités et des limites, voire des risques.

Elle présente l’avantage de mettre au centre de la mobilisation la question des rapports aux acteurs publics, aux institutions et collectivités territoriales dont on sait le rôle déterminant dans l’économie du secteur. Cela donne une garantie que les actions envisagées au titre du secteur trouvent un éventuel débouché auprès des pouvoirs publics dont dépend principalement la viabilité économique des acteurs du secteur. Cela représente cependant des écueils pour cette mobilisation.  Certain.es, des artistes, des intermédiaires, des galeristes, d’autres, qui s’étaient senti.es concerné.es par les premières rencontres du comité technique arts visuels HdF ne sont plus venu.es, laissant entendre que cela ne concernait que les acteurs publics ou subventionnés.

L’approche en secteur met en avant les acteurs qui misent sur le rapport à l’institution. Le mode d’organisation et de représentation se centre sur les représentants de structures dans la mesure de leurs rapports aux institutions. Le mode de coordination adopté, de type « réseau », plus « club » fermé, sélectionnant ses membres sur critères, et peu ouvert à la cooptation des personnes physiques ou morales, risque alors de jouer le rôle d’organe de contrôle de ces rapports. Leurs salariés n’y accèdent pas en tant qu’acteurs professionnels en arts visuels mais comme représentants de personnes morales que sont ces structures. Certain.es sont même découragées par leur structure d’y participer en tant que personnes physiques, autonomes. La mobilisation et la représentation des acteurs autonomes ou des petits collectifs et organisations basées sur la coopération y sont également difficiles dans la mesure où les collectifs et les personnes qui les composent, plus ou moins durablement ou par projets, relèvent de différentes logiques et formes de rémunération, traversant les logiques de professionnalisation.

Tout cela tend à focaliser la mobilisation sur la question de la structuration et de la représentation des acteurs auprès de ces mêmes acteurs publics et institutionnels. Et, l’on voit bien que c’est ce qui se passe aujourd’hui, où les tensions se manifestent sur l’organisation et le contrôle de cette représentation au nom d’un secteur dont les acteurs, autant les personnes que les petits collectifs permanents ou liés aux opportunités de coopération, ne s’émancipent que peu des structures qui jouent un rôle de prescription, de production ou de diffusion. Même les salarié.es de ces structures et institutions ont des difficultés à être représentées en tant que tel.les. Il faudrait y ajouter les difficultés des rapports de genre inhérentes à l’écosystème des arts visuels. On pourrait citer les conditions spécifiques des rapports à l’emploi pour les salarié.es et des opportunités des financements des activités par le recours aux dispositifs de résidences qui est souvent plus difficile pour les femmes ; ce qui se retrouve dans les opportunités de parcours d’activités.

Une mobilisation plus complète, ouverte, ne devrait-elle pas correspondre à ce que suppose comme mode de relations entre les actif.ves en arts visuels ce que les initiateurs de la démarche Arts Visuels en HdF ont défini dans une Charte Arts Visuels Hauts de France ?  Cette mobilisation de ce que l’on pourrait appeler plus justement, selon la Charte, un « écosystème ouvert » ne devrait-elle pas alors prendre la forme d’une « assemblée », d’un forum permanent, tenant conventions et commissions ?

Ce serait alors à l’image d’une dynamique politique, démocratique, de participation et expression directe. Cette forme collective irait au-delà des rapports institués, des liens de subordination ou de dépendance économique. Elle n’empêcherait pas des modes de représentation, mais sous la contrainte d’un contrôle démocratique de mandats limités.

La complexité et la diversité des positions sociales et économiques des acteurs en Arts Visuels font que les rapports de coopération et de représentation de ces rapports ne peuvent peut-être pas s’envisager sous la forme, pourtant souvent habituelle, d’un arrangement  politique de représentants d’institutions et de groupes professionnels. A défaut d’envisager cet écosystème de rapports dans sa diversité et sa pluralité, une expression immédiate et directe des acteurs les plus marginalisés par les approches en filières ou en secteurs, les artistes et les salarié.es les précarisé.es en tout premier lieu, pourrait être une voie prise par certain.es. Au moment où la question des droits sociaux rencontre celle de l’exercice des droits culturels, cette hypothèse émancipatrice traverse la mobilisation des acteurs en arts visuels.

La première rencontre au titre des Arts Visuels HdF avec la DRAC a eu lieu en plein moment des « gilets jaunes » qui a beaucoup surpris les institutions et les organisations politiques et professionnelles. Certes, la période est aujourd’hui différente du point de vue des conditions d’une mobilisation politique « sectorielle », mais les conditions concrètes en arts visuels demeurent difficiles et jugées injustes par nombre de précaires et de marginalisés qui ont pourtant un rôle social crucial dans ce monde en transition politique, économique, écologique, et donc esthétique.

La rencontre avec la Drac, comme avec la Région, doit, me semble-t-il, permettre d’aborder ces questions. Les réponses à trouver supposent une construction écosystémique, démocratique, qui ne fait que s’amorcer.

 

L’esprit Catalyse, Coopérer dans l’écosystème des communs

« Les mondes nouveaux doivent être vécus avant d’être expliqués », Alejo Carpentier

Les différentes initiatives de transformation que nous avons engagées, « associations », lieux, dispositifs d’action collective, toutes, contribuent à cet espace public intermédiaire que nous partageons. Le « nous » demanderait à être précisé. Il ne se limite pas à l’un ou l’autre réseau (de tiers lieux, de l’ESS..), a fortiori à l’une ou l’autre structure formelle présente dans notre écosystème local. Disons, que ceux qui mettent les enjeux de la coopération et des communs  au cœur de leurs initiatives devraient s’y reconnaître.

C’est ambitieux, mais préciser le cadre de nos coopérations au sein de cet espace est essentiel. Hormis des questions de disponibilité, ces coopérations sont parfois rendues difficiles par des tensions qu’il nous faut aborder.

De fait, c’est ce dont il a été question lors des deux jours de discussion lors des « microRoumics », organisées par Catalyst-Anis, en décembre 2021. Ces discussions ont fait l’objet d’une prise de notes collective enrichie des matériaux élaborés lors de ces deux jours, une frise temporelle et thématique notamment. J’en donne ici une interprétation personnelle. Les formulations je les prends à mon compte avec toutes les hésitations et les maladresses que provoque le début de réflexivité de nos actions. Et le calibrage de ces formulations n’implique ni cadrage ni préalable à toute collaboration ; on apprend en faisant, en mettant en œuvre nos actions collectives.

 

Coopérer sous tensions

A l’occasion des Roumics 2021 nous avons mis les « tensions vécues » au centre de notre réflexion collective. Nos échanges y ont été « animés et facilités » par un intervenant extérieur, sur cette problématique des tensions. La discussion a porté sur nos relations, nos implications, nos engagements, au regard des initiatives dont nous sommes les déclencheurs, les facilitateurs et les porteurs.  Nous l’avons fait en tenant compte -Les mots « compte » et « comptabilité » sont ici à prendre au sens de la lettre-, mais sans les expliciter pleinement, des modalités selon lesquelles nous coopérons, nous portons des projets en communs, nous gérons des budgets contributifs partagés, mais surtout nous construisons collectivement et individuellement nos conditions de vie, en particulier nos conditions de rémunération. Nous faisons pour cela référence à  ce que nous appelons la « contribution » sans vraiment savoir ce que cela recouvre vraiment.

Il n’y a pas de préalable à nos collaborations. Suffisamment d’enjeux et d’intentions en commun nous rapprochent. Une conception, même instrumentalisée, et, selon moi, un peu réductrice, des communs lorsque ceux-ci sont envisagés principalement en termes de ressources partageables, pourrait suffire, mais à condition qu’un travail collectif d’explicitation et de requalification soit mené d’une façon ouverte et délibérative. Il s’agit en fait d’une œuvre commune de démocratie économique et politique à mener.

 

Expliciter nos relations et nos modes de gestion en commun : les contraintes et opportunités des structures que nous développons

L’écosystème de relations dans lequel ces « collaborations » interviennent est cependant à envisager et à requalifier sous plusieurs aspects, et c’est en cela que nos expérimentations participent d’un vrai programme de recherche action. Ces aspects sont ceux que nous imposent les formes actuelles de l’action économique publique et, à partir desquelles, nous tentons d’inventer un nouvel « agir collectif », en communs.

Ne faut-il pas réorienter les structures juridiques de l’action économique et leurs capitalisations spécifiques ? Le risque n’est-il pas que leurs fonctionnements attendus demeurent prégnants alors que souvent nous les habillons de considérations « collaboratives » ou « coopératives » ? Ces structures, en elles-mêmes, disent tout et rien à la fois. Elles peuvent relever simultanément de plusieurs logiques de valorisation économiques et de modes différents de régulation des liens entre les agents et acteurs concernés, selon les « communautés » de liens qu’ils créent. Elles peuvent afficher des modalités, coopératives par exemple, qu’elles ne tiennent pas, ou pas vraiment. Elles peuvent mettre en avant des formes instituées, d’actionnariat et de responsabilité sociale limitée, tout en s’efforçant et pratiquant des formes d’entreprises à « objet social étendu ». Comment faire pour expliciter et faire évoluer les affectio societatis qui président aux « entreprises » que nous formalisons, et les repositionner en « affectio communalis » que nous sommes censés porter en communs si nous prenons les communs aux mots et pas seulement sous l’angle de ressources partageables ? On pourrait regarder nos « structures » (Anis, Optéos, la Compagnie des tiers lieux, Pop, etc.) sous cet angle, mais aussi la place et la consistance socioéconomique que nous donnons à nos « communs », avec leurs communautés, leurs budgets contributifs, leurs publicités collectives, leurs espaces, leurs plateformes technologiques, etc.

 

Potentialités et contraintes d’une approche des communs par les ressources et les budgets partagés

L’expérience de la mise en commun a privilégié l’approche par le partage des ressources. La nécessité, le manque en fait, et le pragmatisme des solutions à trouver rapidement ont présidé à ce choix en faveur d’une définition simplifiée, au risque de la réduction, de ce que pourraient être les « communs ». Ce que une « mise en communs » suppose de mobilisation collective, d’implication et de transformation des représentations de l’action collective, politique et économique, a été souvent sous-estimée.

Nous sommes souvent contraints à aller vite pour trouver les formes de viabilité économique de nos initiatives. Souvent, sans que nous ayons la possibilité, la disponibilité et la capacité à différencier des choix possible, nous nous conformons aux dispositifs de financement existants. Et, même si nous arrivons, par nos mobilisations collectives, à en circonscrire certains aspects, tel ou tel appel d’offres, appel à projet, appel à manifestation d’intérêt, tout à la fois, nous arrivons à les donner un minimum de viabilité et nous les fragilisons en les mettant en dépendance de l’institution publique et nous nous désolidarisons de nos engagements collectifs. L’appui public nous permet d’exister mais dans un rapport de subordination de nos initiatives aux dispositifs de financement qui les font se maintenir sous contrôle. Souvent, l’appui publique spécifie, différencie et, de fait, isole des initiatives qui, souvent, ne sont que des configurations d’engagements collectifs qui se relient et s’emboîtent les unes dans les autres. Très souvent, du fait des multi appartenances des personnes qui les portent, il est difficile de délimiter les champs d’action et les périmètres d’activité de ces initiatives. Cela mobilise d’ailleurs un part importante du travail de contrôle de ceux qui, au sein des institutions, mettent en place ces dispositifs de soutien. Les rapports d’activité des structures aidées sont alors souvent des simplifications qui n’existent qu’en rapport avec les obligations formelles imposées par ces institutions. Nous-mêmes éprouvons des difficultés organisationnelles mais d’abord cognitives à faire autrement. Nous tentons cependant de le faire en mettant nos pratiques de coopération en phase avec une approche en communs que nous voulons caler sur la maitrise collective de ressources partagées. Cela suppose alors que nous donnions une importance centrale à une gestion partagée des budgets que représentent ces ressources à acquérir, à constituer collectivement, à maintenir de façon collective, etc. Au sein des initiatives chacun et chaque structure porteuse doit arbitrer entre  ce qu’il pratique comme partage de ressource et comme budget et ce dont il doit rendre compte au titre de sa structure. Mais quelle priorité se donne-t-on alors ? Mettons nous en avant les budgets qui assurent la viabilité de l’une ou l’autre des structures, ou ceux qui, partagés, assurent la viabilité des ressources partagées entre ces structures ? Qui, et comment, ces budgets et ces ressources sont-ils portés, ménagés donc comptés ? Ces questions ne sont cependant pas nouvelles, les entreprises ordinaires dans les différentes formes de coordination (co entreprise, consortium, etc.) qu’elles se donnent y sont rompues.

Au sein de nos écosystèmes en communs c’est cependant plus difficile dans la mesure où la confiance des personnes investies dans ces dispositifs en communs repose souvent sur l’assurance que représentent les structures ou les formes instituées de rémunération personnelle, plus que sur la pérennité des ressources partagées, en communs. C’est pourquoi la visibilité donnée à la mobilisation collective et prioritaire des ressources partagées et rendues publiques par des budgets portés en communs est un enjeu majeur. C’est tout à la fois une urgence pour crédibiliser et rendre opératoire une approche en ressources partagées mais c’est une condition politique primordiale pour donner un sens à nos initiatives vis-à-vis des institutions qui souvent ne demandent pas mieux que de comprendre le sens que nous donnons à nos actions. Mais, cela suppose alors de mieux afficher et affirmer ce qui pour nous fait communs. Les arguments avancés et les mots pour le dire sont alors essentiels. Notre pragmatisme dans l’usage des mots et la reprise des formes de l’action économique pour être audible de nos publics et des acteurs de l’action publique, ne doit pas nous faire renoncer à inventer les formes et les langages de l’action économique en communs. C’est dans cette perspective qu’il faut mieux argumenter nos pratiques au regard d’une socio économie de la contribution aux communs.

 

Une référence à la « contribution » qui masque la réalité de nos conditions de rémunération

Ne faut-il pas avoir la même approche de recomposition des conditions singulières de rémunérations ? Faire référence à la contribution, surtout dans son état actuel d’élaboration et d’absence de reconnaissance institutionnelle, ne suffit pas à qualifier ces conditions. Il faut envisager les configurations concrètes dans lesquelles interviennent des rétributions en contribution, selon leurs adossements spécifiques à des normes d’emploi, de salariat, ou d’indépendance économique. Ces configurations se développent selon les trajectoires des personnes au sein des écosystèmes en communs. Ces conditions de rémunérations en contribution sont souvent argumentées de façon relative, en substitution, partielle ou totale, à d’autres formes de rémunération qu’elles confortent en laissant croire qu’elles les transforment. Les rétributions en contribution pourront ainsi s’adosser à un « emploi » exclusif avec contrat de subordination, on pourrait alors les envisager comme une sorte de « part variable » de la rémunération. Elles peuvent abonder un chiffre d’affaires dans les cas, dits, d’indépendance économique. Elles peuvent s’adosser à des formes de salaire telles que les contrats CAPE et CESA pratiqués dans les CAE. Elles pourraient composer de nouvelles formes de rémunération garantie par des dispositifs de solidarité salariale à créer.

Le fait que se circonscrive un champ d’expérimentation de la contribution commence à spécifier des pratiques et oblige, progressivement, à les différencier et à les qualifier pour qu’elles soient reconnues. Cette problématique de la reconnaissance est critique pour les personnes elles-mêmes, pour les communautés dans lesquelles ces pratiques opèrent et pour les institutions qui légitiment les règles. Dire que c’est la reconnaissance du travail effectif, par-delà les appartenances de structures ne suffit pas à expliciter les enjeux de valeur et pour qui. Il en va de même de la reconnaissance de capacités, au sens que lui donne Amartya Sen en maintenant le travail comme valeur d’échange dans un marché qui reste assujetti à des formes d’échanges basés sur l’immédiateté et l’indifférenciation anonyme de la relation. La contribution peut-elle être à la fois rétribuée et bénévole ? Après tout, le bénévolat n’implique pas la gratuité de la relation d’échange mais le fait que la relation se fait selon le « bon vouloir », sans recherche de compensation immédiate et tarifée. La valorisation peut être différée et régulée au titre d’une modélisation en réciprocités plus ou moins formalisées. La relation bénévole peut être plus spécifiquement de l’ordre du « don », déconnectée de toute évaluation apparemment économique pour représenter une valorisation symbolique, éthico politique, qui n’implique pas de retour immédiat et tarifé. Nos pratiques de la contribution participent de tout cela à la fois sans explicitation, ni différenciation.

Sur base de ces pratiques et des formes salariales existantes comment composer des conditions de viabilité socioéconomique qui soient congruentes avec une socialisation en communs ?

Pour envisager ces conditions ne faut-il pas alors, aussi, ré examiner les règles générées par l’appui que nous donne l’institution publique ?

 

Coopérer dans notre écosystème des communs mis sous tensions par les marchés, mais plus encore par l’institution publique qui les créent

Une bonne partie de nos énergies, au sein de nos écosystèmes, passe dans la mise en œuvre de liens avec l’action publique. Il faut considérer toutes nos « initiatives » comme des actions pour obtenir des moyens, pour leur faire bénéficier d’appuis publics, plus ou moins en complément à des capitalisations privées, de différentes sortes. Nous ne nous contentons pas de solliciter ces appuis, nous nous efforçons d’en orienter la construction la distribution et la gestion par des « appels », à manifestation d’intérêt, à projets, d’offres, aujourd’hui, voire, aujourd’hui, à communs.

Ces appuis, comment nous mettent-ils en relations et en tensions, au sein de nos écosystèmes ?

De fait, les appuis que nous sollicitons auprès des pouvoirs publics se transforment en potentialités de « quasi marchés » de l’accompagnement, de la facilitation, du conseil et de la formation des communautés correspondant à nos initiatives. Les formes de coordination que nous développons alors sont, tout à la fois, des « réseaux », des « coalitions » ou des « assemblées ».

La forme la plus évidente, parce qu’apparemment la plus « professionnelle », est celle du réseau. Elle  représente le lien le plus fort, le plus permanent. Parce que professionnelle et souvent induite par l’appui public qui suscite cette alliance, la forme réseau risque de n’exister que comme contrôle et régulation des quasi marchés instaurés par cet appui, et même, de fait, que comme partage, plus ou moins équitable, des effets de rente que ces appuis instituent, surtout les  aides financières directes. Mais alors comment les communautés porteuses de ces initiatives se positionnent-elles dans ces réseaux professionnels et économiques, y compris en ESS, économie circulaire, de la fonctionnalité, dans ces réseaux de lieux Tiers Lieux, de plateformes, etc.

La forme coalition vise à mobiliser des communautés dans une alliance plus ou moins éphémère, dans une mobilisation plus oppositionnelle pour peser sur l’action publique ou s’affronter à l’institution.

La forme assemblée représente un mode de regroupement où la question des appartenances et des modes de représentation des communautés est débattue, comme est régulé le rapport de ces communautés aux institutions, selon des principes d’autonomie relative par exemple.

Voilà quelques considérations que l’on doit prendre en compte, il me semble. Elles sont ici évoquées de façon générique et théorique mais nos pratiques collectives les expérimentent sans toujours les expliciter du point de vue des enjeux, tensions et effets de domination qu’elles génèrent.

 

Pour avancer sur le chemin du commun

Bien sûr, il ne s’agit pas de tout expliciter avant de se mettre à coopérer entre nous, au sein de nos écosystèmes d’action en communs. Nos actions et les acteurs qui les promeuvent sont eux-mêmes tout à la fois en construction et en transition de formes. Le recours désormais systématique à la notion de « fabrique » est bien le symptôme des potentialités et des incertitudes qui président à ces mobilisations, ces mouvements, ces dynamiques de transformation. Sachons trouver les dispositifs d’action collective qui permettent des moments d’explicitation, de délibération et de construction de compromis viables. Un gros travail d’argumentation et de justification nous attend, celui qui porte sur la formulation des « grandeurs » (pour parler comme les sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot) qui nous mobilisent, des engagements que nous prenons sur ces bases et des mises en pratiques congruentes qui nous animent.

Le commun est ce chemin.

 

Imaginer des formes, des chemins, des milieux…

Avec Gilles Deleuze et Felix Guattari, Augustin Berque, Philippe Descola, Tim Ingold…

Habiter le monde, c’est imaginer et pratiquer des formes, des espaces, des lieux, des lignes, des chemins, des milieux…

Tout semble agencé par des espaces, des lieux et des territoires. Mais ce qui ressort de nos imaginaires, c’est l’incertitude, l’errance, l’interstice, l’entre deux, le milieu intermédiaire, déplacé des déterminations habituelles. De fortes incitations « publiques » sont exercées qui promeuvent les lieux, dits, tiers, et les territoires dont on parle sans savoir s’il s’agit des découpages administratifs ou des milieux qui les constituent, qui les habitent, en vivent en les entretenant et les faisant croître. Et si toutes ces « intentions » qui nous parlent de « lieux » et de « territoires » n’étaient que l’expression de difficultés face aux processus de socialisation, aux épreuves de désocialisation, d’anomie ou de socialisation éphémère et d’errance dans les espaces intermédiaires ?

L’espace dont il s’agit alors semble ne pouvoir être caractérisé que par les notions de périmètre et de clôture. Mais peut-il être tout à la fois clôturé et ouvert, accessible ? C’est tout l’objet de la référence aux  communs que d’offrir cette double caractéristique d’ouverture et de clôture. Déjà, envisager l’espace au regard de sa composition interne, et pas seulement de ce qui le délimite, nous fait avancer sur ce qu’il recouvre. Mais, on pourrait ne l’envisager qu’en rapport aux agencements humains qui le composent. On raterait alors ce que la notion de milieu peut apporter de relations humaines et de rapport au vivant, plus encore qu’aux seules ressources matérielles et immatérielles.  Il faudrait envisager ces relations et ce rapport au vivant dans leurs entremêlements.

Les discussions entre Tim Inglod et Philippe Descola sont, de ce point de vue, éclairantes. Tout agencement humain ne peut être interprété au seul regard d’une grammaire du social pour en faire des entités objectivées sans défaut, délimitées et sans mélange. Il est toujours processus en cours de développement. Pour Michel Lussault qui introduit le dialogue entre Descola et Ingold, ce dernier souligne que « plutôt que des réseaux (‘network ‘), l’activité individuelle et l’organisation sociale forment des trames, des mailles (‘meshwork’, incluant à la fois la trame-maille et le tramage-maillage, l’objet et l’action donc, ce qui est pour Tim Ingold une constante : on ne peut séparer l’un de l’autre). Il appréhende les modes de déploiement de la vie humaine comme des tissages, le plus souvent sans patron, à entendre ici au sens de pattern, des entrecroisements, des enchevêtrements de lignes qui ne sont jamais vraiment contrôlées ni finalisées. A la figure trop rationnelle et ordonnée du réseau, il préfère ce buissonnement au sein duquel des impasses subsistent, qui empêchent des éléments de communiquer entre eux, mais où s’ouvrent et s’offrent aussi des raccourcis, des porosités insoupçonnées et des chemins malicieux » (Michel Lussault, présentation d’ « Etre au monde, quelle expérience commune ? », p.21).

Aussi, plutôt que de donner de l’importance aux agencements sociaux, de ne les envisager qu’au regard des structures sociales, des contextes culturels et des institutions qui procéderaient des ontologies et conditionneraient la manière d’exister des individus, et de les relier en réseaux, ne convient-il pas de privilégier les onto genèses aux ontologies, et donc de valoriser leurs genèses, leurs déploiements, comme autant de milieux ?

 

On pourrait aussi les envisager, avec Deleuze et Guattari, en rapport avec les notions de « lisse » et de « strié » (Deleuze, Guattari, « Mille plateaux », 14. 1440- Le lisse et le strié, p.592-625). L’espace lisse et l’espace strié, l’espace nomade et l’espace sédentaire, ne sont pas de même nature, nous disent-ils. Mais, les deux types d’espaces n’existent en fait que par leurs mélanges l’un avec l’autre.

Les matériaux nous en fournissent de nombreux modèles d’opposition et de combinaison du « lisse » et du « strié ». De ce point de vue, un tissu est plutôt un espace strié, alors qu’un non –tissé, un « anti-tissu », comme le feutre par exemple, serait plutôt un espace lisse. Un espace strié comme le tissu est nécessairement délimité, fermé sur un côté au moins. « Le tissu peut être infini en longueur, mais  non sur sa largeur définie par le cadre de la chaîne » (Deleuze, Guattari, p.593). Le feutre, quant à lui, n’implique aucun dégagement des fils, aucun entrecroisement, seulement des enchevêtrements de fibres. Mais alors, plus encore que la question de la clôture c’est celle de la texture qui importe.

En référence à ce qui le compose, l’espace que des pratiques de travail et de création circonscrivent  est-il plutôt « tissu » ou « feutre ». ? Est-il plutôt tissé, avec une trame et une chaîne, ou plutôt tricoté ? Un espace strié, tissu, présente nécessairement un envers et un endroit, en reportant d’un seul côté les fils noués. « N’est-ce pas en fonction de tous ces caractères que Platon peut prendre le modèle du tissage comme paradigme de la ’science royale’, c’est-à-dire de l’art de gouverner les hommes ou d’exercer l’appareil d’Etat ? », telle est la question que posent alors Deleuze et Guattari (p.594).

Lisse et strié opposent aussi leur dynamique. Dans l’espace strié, les lignes sont subordonnées au point. Dans l’espace lisse les points sont subordonnés au trajet. C’est le trajet qui entraîne l’arrêt. C’est l’intervalle qui prend tout, c’est l’intervalle qui est substance. La ligne est vecteur, elle donne une direction, un sens, et non pas une dimension, un état. L’espace lisse est donc directionnel, non pas dimensionnel. Il est occupé par des événements plus que par des positions. C’est un espace d’affects plus que de propriétés, un espace de forces plus que de substances. « Dans l’espace strié on ferme une surface et on la répartit… ; dans le lisse, on se distribue sur un espace ouvert, d’après des fréquences et le long des parcours (logos et nomos) » (Deleuze, Guattari, p.600).  Ainsi, soit on distribue les espaces de l’extérieur, soit on les partage de l’intérieur.

Ce que nous disent ces auteurs anthropologues et philosophes, plus encore que les sociologues trop piégés par les problématiques du social, même celles du « fait social total », à la Mauss, et les ontologies qui les soutiennent, c’est que, pour habiter le monde, et donc imaginer et pratiquer des formes, des espaces, des lieux, des lignes, des chemins, il faut en comprendre l’ « écoumène » dont nous parle Augustin Berque. Pour lui, l’écoumène « c’est l’ensemble et la condition des milieux humains, en ce qu’ils ont proprement d’humain, mais non moins d’écologique et de physique » (Augustin Berque, « Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains », p.17).

Les voies / voix d’exploration de ces imaginaires sont celles qui entremêlent connaissances et approches de créativité qui sont autant l’apanage des créateurs que des chercheurs.