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Quelles dénominations pour les individualités en communs ? Répondre avec Jules Desgoutte

« Porter » et « faciliter » des mises en communs, travailler en relation avec des communs ou dans une perspective en communs, plus encore, vivre des communs , cela commence à caractériser plus que des pratiques marginales, des formes d’action et de travail, des modes de vie….Des questions d’identification et de reconnaissance de ces singularités sociales commencent à se poser. Et on comprend que cela puisse passer par des dénominations, mais il est moins simple qu’il n’y parait.

Pour toi, c’est quoi être commoner ?

Voici quelques semaines, Maïa Dareva posait cette question sur le réseau des réseaux des communs.

Les réponse, ou propositions, n’ont pas tardé. Cela montre une grande attention porté au sujet. Il est de fait que parmi les premiers répondants beaucoup trouvaient là l’occasion d’affirmer un engagement personnel pour les communs. Pour eux, être commoner, c’est d’abord affirmer un accord avec une perspective, et se positionner personnellement en référence à cette perspective, à se déterminer par rapport à cette notion de commun et à la société en communs qu’elle laisse sous-entendre. L’appellation doit alors signifier un engagement éthique et politique. Les réponses allant dans ce sens présenteront de différences de contenus, de priorité de valeurs, mais ne relativisent pas vraiment le rapport au commun. Différents rapports ne se traduiraient –ils pas par des appellations différentes. Ces réponses n’abordent pas ces différences. Des propositions faites en d’autres termes, celui de communeur notamment, argumentent le contexte national, international, d’émergence de ce vocabulaire, mais et se focalisent sur ce même type d’argumentation.

Evidemment, du fait du contexte d’émergence de ce mouvement des communs, et l’inscription des premières entités qui se revendiquent explicitement des communs, certains voient dans les termes commoner, ou communeur, des dénominations possibles pour des travailleurs ou activistes des communs, dans le cadre de processus de « professionnalisation en communs ».

Voulant faire en sorte que soient reconnues des positionnements sociaux émergents, les acteurs « engagés » des communs cherchent à faire valoir des dénominations. Mais, les uns et les autres auraient tort de vouloir nommer hâtivement des personnes aux seuls  titres d’une qualité d’engagement ou de l’exclusivité d’une position professionnelle.

Jules Desgoutte, dans un court texte lumineux, nous en donne les raisons.

Faut-il nommer les personnes ? Le commun est-il affaire de dénomination, est-il, d’abord, affaire de sujet à dénommer ? Mais, le sujet, si sujet il doit y avoir s’agissant de commun, n’est-il pas plutôt l’usage, en tant que « lien indissoluble entre la ressource et les personnes qui en usent » ? Cet usage, in appropriable, ne doit-il pas être mis en avant plus que la personne qui en use, l’usage, avant l’usager en quelque sorte ?

L’élucidation d’une politique des usages, encadrée de droits d’usage est essentielle aux communs. La non qualification a priori des personnes en communs serait alors la force du commun, en même temps qu’une garantie de sa « non enclosure par personnalisation ».

La communauté d’usage et de pratique gomme les distinctions qui seraient établies sur des bases classificatoires préalables ; cette non distinction n’empêchant pas, la confirmant même, la singularité des parcours d’usages.

Relatif à l’usage, la dénomination, s’il en faut une, provisoire, transitoire, ne pourrait que dépendre du parcours d’usage, de son espace de réalisation et de sa durée. Ce parcours d’usage est un parcours de mobilisation diversifiée de compétences, de savoir-faire, en même temps que de niveaux d’implication et d’engagement dans des situations génératrices d’usage. Ce qui compte c’est la part prise au travail du commun ; « dans la durée, qui je suis s’efface au profit de ce à quoi je contribue ».

Merci à Jules Desgoutte de nous mettre en alerte à un moment où on peut s’attendre à ce que s’affirment des forces performatives d’une dénomination plurielle.

 

En réponse à la question : « C’est quoi pour toi être commoner… ? »

Jules Desgoutte

Artefactories/Autrepart

 N’exigez pas de la politique qu’elle rétablisse des « droits » de l’individu tels que la philosophie les a définis. L’individu est le produit du pouvoir. Ce qu’il faut, c’est « désindividualiser » par la multiplication et le déplacement des divers agencements. Le groupe ne doit pas être le lien organique qui unit des individus hiérarchisés, mais un constant générateur de « désindividualisation ». 

Michel Foucault, Préface à la traduction américaine du livre de Gilles Deleuze et Felix Guattari, « L’Anti-Oedipe : capitalisme et schizophrénie ».

Pour répondre à la question de Maïa Dereva, dans mon expérience des communs, il y a quelque chose d’important : la force d’invention lexicale de ceux qui les pratiquent. Cette discussion l’illustre. Dans les lieux qui composent le réseau dont je m’occupe, j’ai vu fleurir bien des vocabulaires pour désigner tant les personnes, leur tâche, leur manière de s’agréger que le commun qui les rassemble (ça commence par le nom des lieux eux-mêmes : Mains d’oeuvres, Mixart Myrys, Gare au Théâtre, la Briqueterie, les Pas perdus, la friche RVI, les Ateliers du Vent, la Déviation…). A cette invention en correspond une autre, sur le plan de l’organisation : il s’agit bien de formes performatives, de mimésis interprétative par laquelle s’articulent des actions dans des récits et se construisent des récits par des actions. Pour moi, c’est un peu ça, être un commoner. Cette vitalité demande à être préservée, et donc à ne pas être trop dénommée – à rester libre de sa propre faculté itérative. C’est dans ce sens que je comprends l’antienne selon laquelle il ne faut pas modéliser les communs, mais seulement en documenter les pratiques – quoique cette maxime me paraisse un peu courte. C’est dans ce sens aussi qu’on dit souvent que les pratiques de commun sont des Monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir et qu’on peut comprendre que ceux qui en sont les acteurs s’attardent si longuement à l’énoncé de leur singularité.

 

Autre chose me paraît important : le rôle-clé des usages, dans le déploiement d’un commun, tels qu’il convient de les distinguer des usagers, et de leur donner toute leur autonomie politique. On peut dire que l’usage fait apparaître un lien indissoluble entre la ressource et les personnes qui en usent. Mais dans la perspective du dépassement de l’opposition nature/culture, constituer l’usage lui-même en sujet du commun permet, par subsomption de la catégorie de l’usager, de porter le débat sur la nature des personnes composant la communauté. Un chemin de chèvres, ainsi, s’il est fait à l’usage, est constitué par l’usage qu’en ont les chèvres. Les chèvres n’ont pas besoin de le savoir, ni de le vouloir, pour commoner. Elles cheminent. Le chemin, dans sa forme générale, comme le mode du cheminement des chèvres autant que comme l’infrastructure matérielle en résultant, est l’usage en personne – mais si la chèvre était un homme, elle dirait que le chemin est une ressource entretenue par la communauté des chèvres. Ainsi, les pratiques de commun resignifient la catégorie juridico-politique de personne (comme celle de bien y afférente), à travers une micropolitique des usages. On pourrait bien sûr considérer les chèvres comme des commoner, et les constituer en personnes non-humaines (et dire alors que le chemin est leur bien commun). Mais n’est-ce pas le chemin lui-même, la figure de l’usage et le porteur de l’en-commun, en tant que notion commune à toutes les chèvres, comme corps et comme idée ?  Composée de travail social, d’intermédiation, d’écriture et de réalité matérielle, le chemin, en tant qu’usage, est la personne produite par trans individuation dans le processus de commun que constitue le cheminement des chèvres (de la même manière que, sur un plan juridique, on reconnaît à l’entreprise la personnalité morale). Il naît, il meurt, il a son histoire singulière, distincte de tout autre chemin. Il est ce processus de trans individuation qui tient ensemble le devenir des chèvres qui l’empruntent, de la terre qu’elles foulent et de l’herbe qu’elles broutent. L’en-commun, de ce point de vue, n’a pas besoin des commoneurs pour se dire et se faire : sous sa forme pronominale, l’usage lui suffit. Le chemin de chèvre est un sujet politique autonome, indépendamment des chèvres qui l’ont produit. Cet anonymat de celleux qui font le commun à l’usage est une dimension essentielle, de mon point de vue, de la force politique des communs.

« – Comment t’appelles-tu ? – Personne ! « , comme disait l’autre. On interpelle des individus, mais on n’arrête ni des usages, ni les notions communes qui s’y forment, ni les idées adéquates qui leur correspondent.

 

Ainsi, non seulement il ne me paraît pas absolument nécessaire de désigner les membres de la communauté que constitue un commun pour le dire et le vivre, mais risquerait-on même, en faisant cela, d’en réduire la portée. On risquerait alors de fixer avant l’heure le processus de resignification de la catégorie de personnes à l’œuvre dans l’en-commun. On risquerait de se tromper de personnes. De manquer «  certains sujets », moins audibles, moins visibles, ou non encore advenus. On risquerait d’éteindre l’invention à l’œuvre dans l’en-commun, sa force trans individuelle.

 

C’est pour toutes ces raisons que je m’accommode assez bien de l’absence de mots pour dire l’engagement en tant que personne dans un commun – lequel ne me paraît jamais déterminant dans l’existence dudit commun, mais au contraire s’y défaire dans son intérêt.

 

Pour illustrer ce risque d' »enclosure par personnalisation » présenté là de manière bien abstraite, je pourrais prendre dans mon milieu l’exemple de la dénomination « artiste ». En effet, dans les lieux dont je m’occupe, lieux de pratiques artistiques et culturelles, la distinction entre « artistes » et « non-artistes », entre professionnels et amateurs, s’efface à l’usage. J’y vois l’effet, comme dit précédemment, d’un travail micropolitique de resignification des catégories définitoires des personnes par l’usage, resignification de leur rôle social, comme pour les personnages le théâtre. Ce qui compte, ce n’est pas qui tu es, c’est l’usage que tu as de l’espace où tu te trouves. Artiste ou pas, la distinction ni y est pas pertinente dans la durée, ni sur le plan des usages, ni des dynamiques internes, ni de l’organisation de la communauté, ni de sa vie propre. Ça va, ça vient : on est ceci, on est cela. Cuistot, graphiste, administrateur, luthier, technicien du son, libraire, poète ou curateur… Ce qui reste, c’est ce qu’on fait. C’est la manière dont on prend part au travail du commun nécessaire à la préservation du lieu, de l’espace lui-même et de sa disponibilité, en tant que ressource partagée dans la durée. Dans la durée, qui-je-suis s’efface au profit de ce-à-quoi-je-contribue.

 

Pourtant, dans le même temps, le terme « artiste » y ressurgit sans arrêt sous la pression du monde social (une pression de la norme, des autorités, de la collectivité territoriale, de l’Etat, de la Famille, mais aussi une pression venue du dedans de chacun : de ses enjeux professionnels et personnels, de son ambition, de ses craintes). Il ressurgit accompagné d’une injonction à mettre au clair quel est au juste l’objet de ces lieux, ce qui s’y fabrique, qui y fait quoi au-dedans. Pour y policer les pratiques suspectes qui s’y tiennent, sommées de choisir dans leur rapport à l’espace : de quel droit s’autorisent-elles ? privé ou public ? Pratiques culturelles rentables ou bien subventionnées ? populaires ou savantes ? Sous la double pression à se nommer et à se normer, on y passe de la fête au festival, de la rave à la salle de musiques actuelles, de la vélorution à la résidence de création, du skate à l’art contemporain, etc… Le terme d’« artiste »,  y fonctionne comme l’opérateur d’un tri social – c’est l’ « artistification » des friches, pour reprendre d’un mot ce processus si bien décrit par le socio-anthropologue Fabrice Raffin.

 

Evidemment, l’exemple a ses limites : il y a bien des réalités historiques empilées derrière la notion d’ « artiste », tandis que le terme de commoner est vierge…  Mais dès lors qu’on crée une catégorie, vient la question suivante : savoir comment on discrimine qui en est et qui n’en est pas.

 

Voilà donc qui achève de me convaincre qu’il faut préserver la multiplicité des inventions non seulement lexicales, mais aussi syntaxiques qui sont les nôtres, pour dire ce que nous faisons. Non seulement cet enjeu est interculturel – nous tenons à ce que les communs soient un mouvement décolonial et global, et dès lors nous devons être ouvert à la multiplicité du tout-monde – mais encore est-il intersubjectif et intermédial : il en va de l’invention juridico-politique dont les communs s’occupent, la transformation de l’institution-pivot dans nos sociétés, la propriété privée, dont en droit la possibilité repose sur la distinction entre des personnes et des biens.

 

L’en-commun, les usages, les pratiques, l’auto-organisation : tout ce qui permet de construire des sujets d’action sans passer ni par l’individualisation ni la séparation des biens et des personnes me paraît de nature à accompagner ce mouvement durablement.

 

Pour finir, je rejoins ce qui a été dit plus tôt : le commun, ce n’est pas un truc qu’on inventerait là, depuis nos geeks et nos écolos, dans notre société industrielle en voie d’effondrement, et qu’il faudrait, tels des missionnaires, exporter à travers le monde. Ubuntu, minka, ayni : bien au contraire, c’est une rémanence de pratiques devenues étrangères à notre monde moderne mais qui non seulement le précèdent, mais encore l’abritent et le bordent, le rendant possible, dans son arrogance d’enfant vite grandi, à croire qu’il peut faire comme s’il n’avait pas de parents. Et c’est dans cette ignorance crasse qu’à les entamer nous risquons de tout perdre, et que nous nous retrouvons pire que Jourdain, à réinventer une poudre que non seulement nous faisions sans le savoir, mais encore que nous avons abandonné par l’orgueil de notre connaissance – elle qui toute parée des traits de la positivité s’apprête à nous jeter au nom de l’avenir, dans le cul de basse-fosse de l’Histoire universelle. Le commun, c’est ce nom que nous avons mis temporairement sur une multiplicité de souvenirs et d’expériences fragmentaires par lequel le lointain s’adresse à nous, à travers le temps et l’espace, pour nous montrer le chemin que, mi-chèvres, mi-hommes, nous ouvrirons au dehors.

 

Il y a un sens commun du mot « commun »  qu’on oublie : le plus humble, le plus commun, celui qui dit ce qui ne mérite pas d’être nommé, ce qui n’est pas plus que ce qu’il est, qui ne se distingue en rien, le tel quel du commun, dans sa singularité quelconque. Quelque chose est , qui se tient et simplement parce qu’elle est , dans son ouverture, cette chose s’adresse au monde et le monde vient à elle. L’attention portée au commun le révèle toujours plein par avance d’un murmure insatiable et ininterrompu : c’est l’ouvert du monde, où la parole est parlante. On a toujours déjà trop dit, disant qu’on est un homme.

 

Je vous écris sous influence : j’écoute en même temps le discours d’investiture du vice-président de Bolivie M. David Choquehuanca :

« le pouvoir comme l’économie doit être redistribué, il doit circuler, il doit s’écouler comme le sang s’écoule dans notre organisme. »

Son président n’est pas investi qu’il a déjà essuyé une tentative d’assassinat. Pendant ce temps-là, le Chili écrit sa constitution.

Et nous ?

 

Je crois qu’il illustre mieux que moi-même ce que j’essaie de vous dire. Si les communs doivent se chercher une incarnation politique, il me paraît évident qu’elle est à trouver du côté des peuples autochtones. Je vous laisse avec lui :

 

https://www.youtube.com/watch?v=xLnTJ7WoI10&feature=youtu.be

 

 

 

 

 

 

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A propos de la notion d’écosystème : première approche pour comprendre les écosystèmes en communs

Des nouvelles formes d’action collective se font jour. Inédites, elles sont mises en œuvre sous des formes et dans des configurations diversifiées : Territoire Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD), Kpa-Cité, Compagnie des Tiers Lieux, la Coopérative de Transition écologique (TILT), d’autres encore… Se faisant, elles révèlent plus que des entités et des organisations spécifiques. Elles désignent la configuration de véritables écosystèmes de solidarité et coopération socioéconomique. Dans la diversité de leur configuration, elles entendent développer de nouveaux rapports au travail, à l’activité et à la rétribution des personnes en même temps qu’au financement des ressources mobilisées. Elles transforment la façon de s’organiser au quotidien, de construire des utilités sociales et de les valoriser, tant pour les personnes qui y contribuent, que pour les entités économiques qui portent les activités, ainsi que leurs écosystèmes au travers des externalités qu’elles génèrent. Ces initiatives questionnent les notions qui structurent majoritairement nos  régulations économiques et sociales : les structures de l’entreprendre, l’emploi, le salariat, mais aussi les formes de l’intervention publique.

Pour comprendre les dynamiques d’action de ces initiatives solidaires, leurs contenus, leur portée, leur pertinence du point de vue des acteurs mobilisés, l’approche souvent retenue entend privilégier leur dimension écosystémique. Cette dimension est souvent avancée sans faire l’objet d’une réelle définition. Il faut donc s’expliquer sur cette notion. Elle n’est la plupart du temps évoquée que pour signifier que plusieurs entités ou organisations sont engagées simultanément dans une même logique de coopération et en partageant des objectifs communs. C’est par exemple sous cette acception que les pouvoirs publics régionaux y font référence dans une perspective de développement régional. Mais cette référence n’explicite pas plus avant la nature des rapports prétendument coopératifs si ce n’est pour mobiliser l’intervention économique publique par des dispositifs d’aides et des appuis financiers. De fait, il s’agira souvent de modalités de coordination qui facilitent des rapports qui demeurent largement marchands, même si les effets de domination peuvent être « tempérés » par des modalités d’action publique, par exemple par des dispositifs spécifiques de marchés publics.

La notion d’écosystème telle qu’elle est mobilisée dans ces perspectives de coordination territorialisée fait l’impasse sur beaucoup de dimensions. Ces rapports sont souvent envisagés qu’entre les seules structurations instituées et que dans le cadre de relations normalisées liées à leur structuration formelle, selon qu’elles sont des entreprises ou des associations et selon les stratégies de valorisation socioéconomique qu’elles se donnent ; l’inscription dans une logique d’économie sociale ou solidaire en étant une parmi d’autres. L’écosystème ainsi réduit à ces seules relations formelles est alors assez proche des catégories plus traditionnellement avancées par les institutions publiques au titre des politiques publiques d’aménagement telles que celles de pole ou de district.

Une avancée a cependant été faite lorsque les problématiques se sont enrichies de nouvelles catégories comme celle de milieu. Cette notion de milieu a commencé à trouver de nouveaux éléments de définition à partir du moment où il s’est agi de mieux comprendre les processus et configurations de mise en relations et d’action économiques localisées. Plus récemment, la notion de territoire a pu être mobilisée pour dépasser la seule compréhension des processus institutionnels et politiques pour envisager les dynamiques socioéconomiques. Mais l’ambiguïté demeure dans la mesure où la notion de territoire peine à se décaler des découpages et des formes institutionnelles auxquels elle renvoie.

Pour mieux définir ce que l’on entend par écosystème et ce que suppose le préfixe « éco » à la notion de système. La notion de contexte doit elle-même être définie dans différentes dimensions qui sont tout à la fois socioéconomiques, géographiques, sociodémographiques,  mais aussi environnementales, physiques, écologiques, tout en étant « anthropologisées » ; des dimensions à l’œuvre, en jeux, au moment de la prise en compte du contexte ou héritées des configurations contextuelles précédentes.

En fait, l’approche écosystémique souvent invoquée n’en est pas véritablement une, ou alors elle n’est que tronquée. Elle est plus une évocation qu’une véritable aide à la problématisation des systèmes de relations en jeux et en construction.

Parler d’écosystème c’est tout d’abord, pour beaucoup, insister sur le fait que la compréhension des initiatives qualifiées d’initiatives solidaires en communs ne peut être réduite ni à la seule analyse des processus individuels et collectifs de formation et transformation des acteurs sociaux, par l’analyse de la dynamique de leurs positions socioéconomiques et de leurs régimes d’engagement. Parler d’écosystème c’est aussi  mettre en avant des entités et structures d’action socioéconomique que peuvent être les associations et autres entreprises par lesquelles l’initiative inscrit ses activités dans l’espace public, par exemple par la prise en compte des positionnements adoptés par ces entités, la façon dont elles définissent, ou pas, leur mission, leurs objectifs, leurs pratiques et réalisations. Elargir le spectre d’analyse dans cette perspective est déjà un enrichissement notable. Mais, alors que référence peut être faite à l’écosystème, dans ce type de problématique, l’écosystème n’est pas envisagé comme un véritable contexte dans toutes ses dimensions. Tout au plus un élargissement est opéré lorsque sont évoquées de possibles externalités, positives ou négatives, comme produites par la mise en rapport des structures d’action économique. Mais cet élargissement n’en est vraiment un que s’il prend en considération, comme nous y engage Polanyi, les phénomènes d’encastrement et de possibles désencastrement des formes dominantes et alternatives d’action économique et la complexité des rapports entre structures et entités d’action économique, formelles et émergentes.

Dans la perspective ouverte par les communs, l’approche de l’écosystème change de point de vue. D’une approche centrée sur les structures d’action économique, et leurs chaînes de valeur, on passe à une approche centrée sur les ressources ; les coalitions d’acteurs économiques travaillant en communs, en partageant les ressources. Cette autre perspective pose de nombreuses questions aux modalités de l’intervention économique publique qui ne sait financer que des structures.

S’agissant de la compréhension des initiatives solidaires, cette question est essentielle dans la mesure où les formes d’action économique pourront associer des modalités plurielles, hybridées de rapports d’échange jouant la proximité des rapports sociaux, des effets d’entraide et de réciprocité qu’il sera souvent difficile de faire prendre en compte pour caractériser la nature des rapports économiques. Cet élargissement en revient à introduire les catégories d’action économique que représente l’économie sociale et solidaire dans l’analyse. De fait, cela en revient à spécifier l’analyse et à la cadrer à l’intérieur d’une problématique sociopolitique qui représente tout à la fois un espace de controverse, porteur des conflits mais faisant désormais plutôt consensus.

Ainsi, paradoxalement, alors que l’approche par les écosystèmes, parce qu’elle met en avant la notion de territoire, et ce dans une acception plus institutionnelle qu’écologique, et donc qu’elle met au centre de l’analyse les entités d’action politique que sont les collectivités territoriales, une telle approche correspond souvent à une forme d’évitement de la dimension plus proprement politique d’expression des rapports sociaux.

Aussi, un réel enrichissement de la notion d’écosystème serait de faire converger deux types d’approche en jouant de leur complémentarité heuristique. Il s’agirait, d’une part, de s’appuyer sur les notions de champ, de position et d’habitus, telles que les mobilisent les sociologues après Bourdieu. Il s’agirait aussi, d’autre part, de mobiliser réellement toutes les potentialités d’analyse que représente la prise en compte d’une éventuelle dynamique de développement et de pré institution de mise en communs, telle que l’on commence à la problématiser après Ostrom et les courants de recherche qui s’en sont inspirés.

La notion de champ réintroduit les questions de la domination et du pouvoir. En ce sens elle semble prendre en compte certaines dimensions écologiques et éthologiques que n’envisagent que peu ceux qui reprennent cette notion en la réduisant à une métaphore impropre des seuls rapports de coordination voire de coopération. Mais alors sont passés sous silence des rapports qui peuvent être de synergie, de prédation et autres, qui peuvent tout autant caractériser la réalité des rapports participant à leur mise en système.

Une approche par les communs est de nature à permettre de mieux qualifier une approche écosystémique. Doivent ainsi être explicitées les relations complexes entre des entités dont l’autonomie stratégique qui est envisagée est perçue sous l’angle de l’autonomie, voire l’indépendance des « associés », ou sous l’angle de rapports contractuels entre parties prenantes alors qu’elles s’inscrivent dans des processus plus larges de rapports aux ressources que ces entités partagent dans le déploiement de leurs missions et de leurs activités. Relations à l’environnement signifie rapports aux ressources dans ce qu’elles traduisent de dispositifs humains et non humains.

Doivent aussi être explicités les rapports nouveaux que les acteurs économiques individuels entretiennent avec ces entités dans leurs agencements d’action économique. Ces rapports sont souvent basés sur une multivalence, multi appartenance à ces entités ; les rémunérations et les systèmes de protection se construisant au travers d’une diversité de liens, de contrats, de transactions et d’échanges, non exclusifs avec ces entités. Les expériences de portage de budgets contributifs, ainsi que celles autour des revenus de la contribution, posent la question de l’équilibre de ces liens pour les personnes comme pour les entités. Elles répondent à des attentes exprimées en termes d’autonomie, de prise en compte des capacités individuées, de la reconnaissance des singularités.

Ces questions ne sont pas annexes. Si l’on se situe dans une perspective écosystémique on ne peut pas en faire l’économie. Les initiatives, et les expérimentations qu’elles supposent, mobilisent l’attention des chercheurs ne sont pas sans susciter un usage de l’action réflexive de la part de communauté d’acteurs qui ont à cœur de mieux les « faciliter » et les « accompagner ». Cela participe déjà de processus eux-mêmes innovants de recherche-action.

 

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Tiers Lieux et compagnie

Les tiers lieux ont aujourd’hui une réelle existence. Leurs contenus s’affirment et s’affichent, dans leur diversité de construction, de financement et de valorisation sociale et économique (https://christianmahieu.lescommuns.org/2020/04/28/en-quete-de-tiers-lieux/ ).

Par leurs formes mêmes, potentiellement acteurs de mises en communs, ils sont avant tout acteurs de mises en réseaux.

Dans le contexte spécifique de la Métropole européenne de Lille, le phénomène tiers lieux trouve une expression importante avec l’initiative « Compagnie des Tiers Lieux ». Cette initiative doit en effet être renvoyée à son contexte et moment d’émergence. Notamment, elle est inséparable des premiers moments et pratiques de mutualisation opérés par les premiers porteurs de projets de tiers lieux dans un format d’action collective porté par le collectif Catalyst et appuyé par l’association Anis. Elle est aussi inséparable de l’action publique engagée avec la MEL et la construction de l’appel à projets de tiers lieu lancé par elle. En résulte, la création de la Compagnie des Tiers Lieux (https://compagnie.tiers-lieux.org/) , par autonomisation vis-à-vis de ses porteurs initiaux et structuration progressive. Mais, d’autres dynamiques pourraient caractériser le phénomène dans son extension et ses prolongements.

Tout d’abord, compte tenu de l’émergence du phénomène avec la question des espaces de coworking, est-ce que se maintient, et comment, une dynamique de création de ses espaces spécifiques, à l’économie souvent plus strictement marchande, ou de recomposition d’espaces existants dans cette perspective ?

Des formats de lieux, plus identifiés, se spécifient-ils, se forment-ils en réseaux ou sous réseaux d’une façon plus ou moins autonome ? Ça peut être le cas des appellations « cafés citoyens », des « fabLabs », des « Ressourceries » -Rappelons-nous l’aventure des Régies de quartier-, etc.

Ça pourrait aussi être le cas de dynamiques de développement par un opérateur privé de réseaux (de franchises) d’espaces numériques, dédiés principalement à de la médiation numérique. La dynamique s’appuierait ici sur la reprise, dans un autre mode d’action économique et publique, d’actions ayant entraîné l’émergence des espaces numériques et autres cybercentres amorcés par les institutions publiques. Des initiatives existent qui visent à aller dans ce sens, par exemple avec Pop et les Pop Café.

Des tiers lieux pourraient converger vers des formes résiliaires et/ou de plateformes adaptées à des contextes micro locaux. C’est d’ailleurs poussé par l’acteur public qui en fait un vecteur de développement  local territorial. Sur le territoire de la MEL, c’est le cas à Fives Hellemmes.

Des remarques similaires pourraient être faites s’agissant de deux autres dynamiques concernant l’une les formes de l’action sociale publique et l’autre les activités de création artistique et culturelles.

Au départ quelques Centres Sociaux participent à un programme autour des questions numériques (projet Centres Sociaux Connectés). A partir de cela, les mêmes CS, bientôt rejoints par d’autres, se lancent dans des démarches de développement de tiers lieux, soit par adjonction d’un lieu spécifique, maintenant le centre social (ou la maison de quartier, ou autre MJC…) dans sa définition initiale, soit par substitution d’un format tiers lieu au format initial. Ils opèrent ces transformations sous le regard attentif des instances de tutelle, et de financement (Conseil Départemental et CAF, notamment), et avec le relai de leurs fédérations d’appartenance, notamment la fédération des Centres Sociaux. Après ces premiers mouvements, à l’initiative des centres sociaux eux-mêmes, ils sont appuyés, sans pourtant être (encore ?) accompagnés,  par les institutions elles-mêmes qui tentent de se doter d’une politique en la matière.

Pour ce qui est de lieux culturels, la question qui se fait jour aujourd’hui se ressource de démarches plus anciennes, celles de la fin des années 1980-1990, avec la question des friches culturelles, du début de reconnaissance des Lieux Intermédiaires Indépendants lorsque la problématisation des « Nouveaux Territoires de L’art » offraient tout à la fois des places pour des labels culturels et pour des lieux à reconnaissance provisoire /transitoire en fonction de leur configuration et de leurs ouvertures à des publics, eux-mêmes en mouvement. Aujourd’hui, la « tierslieuisation » des lieux culturels prend des chemins, tout à la fois de convergence avec le mouvement des tiers lieux et de spécification des (mi)lieux et plateformes coopératives artistiques qui les font se distinguer dans leurs dynamiques propres, notamment dans leur rapport à l’institution et action publiques. Par exemple, cette question ne peut être traitée sans que le soient les dispositifs d’intervention et de financement que sont les différents appuis publics et privés à la création /diffusion/Intermédiation avec les formats dits de « résidences ».

On ne peut donc pas traiter cette question, et particulièrement si l’on veut comprendre la dynamique de la Cie des TL, si l’on ne regarde pas le jeu croisé des niveaux d’institution et de financement de l’action publique. Il faut envisager les liens avec les différents niveaux de collectivités territoriales et nationales. Par exemple, dans quelle mesure un « réseau ? » local joue le rôle de relais d’un processus, d’institution au niveau national, avec le conseil national des TL et France TL, même si ce processus pourra sembler ouvert ? On peut alors s’interroger sur le programme « Fabrique de Territoires », et ses liens avec l’action publique locale.

Dans quelle mesure, ce même réseau potentiel jouera-t-il, et jusqu’où le rôle d’une quasi « agence » au service, public ?, de la MEL ? Il est de ce point de vue intéressant de noter que le dispositif d’aide financière de la MEL, avec le financement concomitant de l’appel à projet TL et du financement récurrent de la Cie des TL, pourrait connaître des évolutions qui semblent consolider un effet d’encadrement du développement des TL, avec un rôle d’agence plus accentué pour la Cie. Cette logique plus prescriptive de fonctionnalités et services demandés prendrait plusieurs formes : des bonifications données aux aides financières selon que les activités développées dans les tiers lieux en développement recouvrent les priorités données aux politiques publiques ; la prise en compte et le financement de tiers lieux initiés directement et portés par les collectivités territoriales ; l’intégration amont de l’action publique des objectifs et activités des TL par la convergence, voire l’intégration, des dispositifs de soutien et des appels à projet qui y correspondent, par exemple, l’entreprendre autrement de l’ESS, le soutien à l’innovation numérique et territoriale, les politiques de la ville, les actions en transition, les soutiens à la culture.

Enfin, sans développer plus avant ce point ici, il pourrait sembler difficile et potentiellement réducteur de ne pas envisager, dans le même mouvement d’analyse des initiatives, ce qui ressort du phénomène de plateformisation, notamment dans sa forme coopérative, en communs, en même temps que les lieux et les espaces physiques qui les mettent en œuvrent, pour ne pas dire au travail. Si les questions du travail et de ses conditions ne peuvent plus se réduire à l’organisation de lieux exclusifs, il en est de même des questions qui concerne l’œuvre, au sens de Arendt, et ses espaces publics, politiques.

 

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Les Communeurs

Les projets d’alternatives sociales et économiques mettent désormais souvent en avant les « communs ». Lorsque c’est le cas, initiatives et projets sont alors indissociables de celles et ceux qui les portent qui en font la base de leur engagement personnel et professionnelle. Ces personnes se trouvent alors dans une position sociale émergente. Un terme, lui aussi en émergence, commence à dénommer et qualifier cette position, celui de commoner ou de communeur.

En effet, on peut faire l’hypothèse qu’il ne saurait y avoir de communs, du commun et des communs, sans ces positions socio-économiques spécifiques qui sont celles de communeurs1.

Mais de qui et de quoi s’agit-il ? Faisons une double hypothèse. D’une part, ce sont des positions spécifiques, à caractériser et qualifier, en vue d’une éventuelle reconnaissance sociale. D’autre part, n’existant pas d’une façon normale et légitime, donc reconnue, au sens statistique et institutionnel du terme normal, ces positions supposent des parcours de mise en position, progressifs et différenciés. Les processus de socialisation, de formation et d’insertion professionnelle qui leur correspondent ne font, eux aussi, qu’émerger. Les personnes ne sont donc pas construites ou formées, ex nihilo, en adéquation avec ces positions. Elles le sont progressivement selon des dispositions personnelles acquises et des positions précédemment occupées, dans les contextes et écosystèmes où elles ont connu d’autres systèmes de relations, et d’où elles sont issues.

Une position sociale en émergence

Les projets qui se basent sur cette forme d’ « entreprendre en communs », et nombre de ceux qui sont à l’origine des tiers lieux, sont portés par une catégorie de personnes qui entend « vivre des communs ». Il y a matière à s’interroger tant cette perspective se distingue des voies courantes de l’insertion professionnelle ou de la création d’activité.

Quels sont les éléments permettant de caractériser cette position de « communeur » ; une position qui n’est pas connue, a fortiori pas reconnue, et qui, malgré le développement de réseaux qui commencent à les mettre en relation, ne s’identifie pas vraiment elle-même comme telle ?

Le travail du communeur, quelles valeurs

Ce serait réduire considérablement la question que de ne l’aborder que sous l’angle de ce qui est proposé ou attendu sur le marché actuel du travail. Ce serait déjà plus intéressant d’envisager cette position relativement à d’autres qui, elles non plus, ne sont pas assimilables en tant que telles à des postes de travail, par exemple la position d’entrepreneur ou de travailleur social.

Ces deux dernières positions ont en commun avec celle de communeur de se trouver au cœur de processus de création d’activités, mais sous différentes logiques de valorisation économique : des produits et services marchands pour les premiers, des activités sociales dans différents systèmes de mise à disposition publique plus ou moins tarifés pour les seconds.

Les références faites aux communs ont cessé d’être abstraites et théoriques. Elles prennent le chemin d’expérimentations en matière de création d’activités reposant sur la mise en commun de ressources partagées et la création de formes originales de gouvernance, elle-même partagée, de ces mêmes ressources. Cela ne suffit cependant pas à transformer les positions sociales et les modes de viabilité économiques de ceux qui s’en font les porteurs. Est-ce à dire qu’il y a, automatiquement, comme traduction immédiate, une forme spécifique de position sociale correspondant à une organisation des relations sociales conçue en communs ?

L’enjeu socio-politique et professionnel des communs

Communeur est une position sociale qui joue un rôle clé dans la mise en communs et la pérennité d’une socio-économie des organisations en communs.

Elle n’est pas la seule. La mise en communs en supposent d’autres, montrant d’autres dispositions et d’autres niveaux d’engagement dans la socio-économie de l’écosystème des communs et en rapport avec la gouvernance des « entreprises en communs ». Mais pour comprendre ce qui se joue de rapports sociaux dans les communs il faut tout d’abord caractériser la position sociale centrale, celle qui est à la manœuvre stratégique et politique de la mise en communs, de la viabilité et de la durabilité de l’organisation socio-économique du commun.

Les « communs » en tant qu’organisations sociales et économiques

Les projets qui se réfèrent aux communs en reprennent ce qui fait désormais consensus, en ce qui concerne les formulations tout au moins. Les communs pourraient être assimilés à une ressource partagée dont les usages sont régis par des règles construites spécifiquement par les différentes communautés d’usagers.

Ressources

                       Communalités         Commun       Communeurs

Règles (échanges, relations, gouvernance)

Mais, alors que cette définition semble désormais faire autorité, peu d’organisations en reprennent les éléments constitutifs. Des organisations, souvent en décalage par rapport à cette définition, sont cependant présentées par leurs promoteurs comme relevant d’une dynamique des communs. C’est pour cela qu’il faut regarder de très près les processus concrets de « mise en commun ». Les processus relèvent-ils, ou non, d’une intention de faire commun ? Mais, parfois, le principe du « commun » ne se révèle-t-il pas au cours de l’action collective qui, pourtant, tout d’abord, ne procède pas d’une telle intention ? Une chose est sûre, les organisations économiques basées sur la double caractéristique d’une capitalisation financière et d’une propriété privée n’ont pu se développer que par la destruction préalable de communs qui organisaient l’activité de personnes alors « libérés » de leurs règles communes pour s’employer dans les entreprises capitalistes nouvellement créées.

Le « commun » en tant que principe d’action politique

C’est pour cela que par-delà la question des ressources et de leur partage, question qui peut sembler technique, neutre, un choix compatible avec le reste de l’organisation économique capitaliste, il faut envisager ce que les espagnols appellent le « procommun », proche de ce qu’en anglais on nomme le « commoning », ou de l’ « en commun ». Il s’agit alors du commun comme principe d’action publique, politique. Qu’il préside à la prise d’initiative ou qu’il se découvre dans le cours de l’action, et intervienne dans une sorte de ralliement, dans leurs écosystèmes et contextes d’émergence, les formes d’organisations progressivement adoptées en portent plus ou moins les traces.

L’espace-temps du commun

La problématique du commun se met en œuvre lorsque des personnes ou des collectifs sont à l’initiative d’une action collective. L’action peut avoir été suscitée dans le cadre d’une incitation institutionnelle. Elle peut avoir fait l’objet d’un appui, d’une facilitation ou d’une aide financière. Dans tous les cas, elle intervient dans un contexte et des normes sociales. Elle a à trouver sa place dans l’espace et le temps que définissent ce contexte et ces normes. Le principe du commun peut en être l’intention de départ ou une découverte au cours de la prise d’initiative, dans tous les cas, ce qui en résulte aura à s’insérer dans un écosystème socio-économique et un cadre institutionnel spécifiques. Que l’intention du commun soit présente dès le début, voire à l’origine de l’action ou qu’elle soit une découverte dans l’action, les initiatives qui en résulteront emprunteront des chemins difficiles qui seront faits de compromis socio-économiques et politiques successifs.

Cette tension entre le commun comme principe et les communs comme réalités concrètes de la mise en œuvre de l’action collective s’opère dans plusieurs contextes spécifiques : l’espace public et les communs (Communs Urbains, Communs Locaux, Plate-formes en Communs) ; les lieux en communs, (Tiers Lieux, Lieux Intermédiaires Indépendants) ; les territoires en communs, (Collectivités Territoriales, Institutions locales).

Le commun, affaires de ressources partagées mais aussi de « communalités »

La spécificité des communs, du commun, et la définition qui en est souvent donnée, maintenant que les communs ont fait leur retour dans l’espace public, semblent se réduire pour certains à la question des ressources et au partage régulé de ces ressources. Certes, le commun suppose un principe de partage de ressources. Mais il ne se réduit pas à cela. Les règles de partage et le soin apporté à ces ressources sont tout aussi importants. De la même façon, ce qui est fait de ces ressources et la façon d’en user, non seulement au moment de leur mobilisation, mais dans le processus même de leur exploitation, le sont tout autant. Aussi les résultats de l’évaluation de l’impact social et économique des communs, de même que les externalités de ces mises en communs, ne pourront être établis d’une façon nette sans faire référence aux processus d’action collective et aux parcours que prennent ces actions. Quel est le statut conféré à la ressource ? Quelle en est la capitalisation ? De quelles natures sont les droits de propriété ?

Les communs : Une fabrique complexe de contenus

Envisager une économie politique des communs dans laquelle les communeurs ont des rôles spécifiques à jouer et des positions socio-économiques à occuper suppose de mieux comprendre comment se construisent les « contenus d’activités » et leurs usages. Les porteurs de projets de communs auront alors à expliciter comment ils s’y sont pris ou comptent s’y prendre ; comment ils comptent se faire éventuellement accompagner, et par qui, pour cela. On ne peut alors se contenter de généralités à ce sujet. Du fait du caractère disruptif de leurs pratiques, pour en avoir une compréhension fine, il est nécessaire de leur faire exprimer leurs intentions et expériences en la matière, leur en demander des exemples concrets, comment, qui, avec quels moyens, etc.

Des cas récents de projets de commun développés dans la métropole lilloise permettent de comprendre les logiques de construction, mise à disposition de contenus d’activités.

Service, Activités, Dons, Communalités

La dénomination de ce que proposent les projets de communs, par exemple ceux qui concernent des tiers lieux, celle de leurs « contenus », varie selon les représentations que l’on se fait de ce qu’ils sont, pourraient ou devraient être. Certains parlent de services, d’autres d’activités, d’autres encore mettront en avant les usages partagés dans ce qu’ils supposent d’entraide, d’échanges et de dons, d’autres enfin mettront en avant les usages mais en les reliant aux processus de construction partagée de ces mêmes usages, en communs.

Une observation rapide de ce que sont les tiers lieux nous montre que ces catégories ne sont pas stabilisées dans les représentations et les discours qu’en donnent les acteurs des tiers lieux. Elles se mélangent, se combinent, s’affirment parfois pour être démenties éventuellement par les pratiques réelles qui les mettent en œuvre. La démarche d’enquête sur les tiers lieux me semble devoir se focaliser principalement sur la réalité de ces contenus et des processus qui les mettent en œuvre.

Des services ?

De fait, s’agissant de ces contenus, certains parlent de « service ». Les tiers lieux sont alors présentés par l’offre de services qu’ils présentent. Certes, cette présentation est en même temps teintée de considérations sur les particularités des services proposés. Ces derniers sont évoqués comme devant compléter ou renouveler l’offre commerciale existante, en matière d’offres de place de travail, de bureaux, de restauration ; un peu comme dans une boutique qui pratiquerait le commerce équitable. Cette argumentation des contenus des tiers lieux en services intervient particulièrement lorsque ces mêmes tiers lieux ont à justifier de la solidité de leur modèle économique. Cette justification en services pourra être articulée avec une argumentation qui lie valorisation marchande et auto financement du projet de tiers lieu. Elle pourra l’être aussi en établissant un lien entre offre de service et complément ou renouvellement de services publics. Elle servira alors de justification à l’appui financier donné par l’une ou l’autre institution publique ou par des organisations privées (des fondations par exemple).

Des activités ?

Ces contenus des tiers lieux font aussi l’objet de justifications en termes d’ « activités ». C’est particulièrement vrai lorsque les projets de lieux émanent, directement ou indirectement, de l’institution publique. C’est aussi le cas lorsque des tiers lieux naissent en lien avec des structures comme les centres sociaux, les maisons de quartier. Le paradoxe est ici que les promoteurs de ces tiers lieux spécifiques pourront tout à la fois être pris dans cette logique de valorisation d’activités qui suppose une mobilisation spécifique de financement public via des organismes comme les caisses d’allocation familiales, et, dans leur présentation et argumentation de ces mêmes contenus, prendre leur distance avec cette notion d’activité et à ce qu’elle renvoie de financement public exclusif. L’argumentation de leur viabilité et autonomie économiques hésitera alors entre une démarche d’élaboration d’un modèle économique mais avec une démarche de demande d’agrément auprès de l’institution publique. Les porteurs de ces projets seront embarrassés par une justification en modèle économique s’ils le réduisent à une valorisation marchande qui ne correspond pas à l’univers de fondation et justification des centres sociaux. Ils ne se sentent pas autorisés à introduire des éléments de valorisation marchande, même tempérés par l’impact d’une politique publique, dans leurs justifications socio-économiques. Et, de fait, souvent ils ne le sont pas s’ils conservent une tutelle publique directe.

Des dons ?

Les contenus des tiers lieux sont souvent évoqués en termes de « don ». Les appellations des lieux eux-mêmes en portent la trace. Il y sera questions d’échange, mais toute relation peut être valorisée en échange. Ici, il sera plus spécifiquement exprimé en termes de don, de troc. Ces appellations sont alors avancées dans une volonté de rupture avec l’univers marchand. Souvent peu explicitées, ces questions sont renvoyées à un univers qui se veut alternatif, avancé comme non-marchand, souvent sans plus d’explicitation, ni argumentation.

L’échange est en effet bien présent. Il peut concerner des objets, des savoirs, des pratiques diverses. Il pourra sembler « direct », sans intermédiaire. Mais, en fait, il est « inter médié » ; il n’existe ici que grâce au format d’intermédiation que propose le lieu. C’est bien, en effet, le tiers lieu qui organise le cadre de l’échange, permet la mise en relations et la régule. La relation est ici, au moins, ternaire. Elle concerne les personnes qui échangent, plus le tiers que représentent le lieu et la communauté qui le porte. L’échange a la double particularité d’être décalé dans le temps et l’espace et de faire l’objet d’une valorisation qui n’est alors pas marchande, au sens traditionnel, mais intervient dans un système de règles implicites et explicites qui renvoient à la construction des rapports au sein de la communauté de l’échange. C’est souvent pour justifier ce type de pratiques qu’est avancée la notion de réciprocité2.

Des communalités

Des contenus se distinguent de ceux évoqués ci-dessus. Ils ne sont pas des services, au sens où la démarche de conception d’un service n’implique pas ceux qui en seront les clients, même si ces derniers pourront être amenés, au terme d’un processus dit de servuction, à interagir avec le prestataire, fournisseur, pour faire en sorte que le service puisse opérer. Ils ne sont pas non plus des activités, au sens où, comme présentés précédemment, ils seraient produits et financés exclusivement dans le cadre d’une procédure publique, avec une labellisation par exemple, et opérés sans la contribution de ceux à qui ils sont destinés, même si leur construction se fait en rapport avec des notions d’usages et de besoins sociaux.

Des contenus, appelons les communalités3, pourront être le résultat d’une démarche de conception et de valorisation économique en communs. Plusieurs caractéristiques pourraient permettre de distinguer ces contenus4. La première concerne les rapports que les personnes entretiennent dans les processus de création de ces contenus et dans la mise en œuvre projetée et expérimentée de ces contenus ; des rapports qui les font être, tout à la fois, producteurs et utilisateurs de ces contenus. La deuxième caractéristique concerne les conditions écologiques de ces rapports en lien avec les ressources sur lesquelles s’appuient ces rapports. Dans quelle mesure, dans la conception de ce type de communalité, se préoccupe-t-on d’utilités sociales et de valeurs d’usage, de construction et préservation de ressources durables et génératrices d’usages régulés en droits.

La troisième caractéristique est l’ouverture des perspectives de valorisation à d’autres qu’à la seule valorisation marchande, aux conditions standard du marché. Sous un autre angle la question est ici celle de la combinaison opérée entre des logiques de création de valeurs (marchande, redistributrice, réciprocitaire) pour construire des modèles économiques pluriels, ouverts à des évolutions possibles. C’est aussi la question du prima éventuel donné, ou non, immédiatement ou à terme, à la réciprocité dans ces combinaisons. Cela suppose alors de remettre en cause le prima donné traditionnellement, soit à la redistribution, dans un modèle de financement public dominant des activités, soit au marché, dans un modèle économique de services qui semblera « normal » aux acteurs et pourra à lui seul représenter la totalité de la perspective de valorisation. Il faudra regarder les spécifications données aux combinaisons de ces différents processus de valorisation selon les activités de production, de construction des accès aux contenus, de ce qui relève de la distribution dans les formes marchandes standard, de gestion et de protection des acteurs à l’œuvre dans ces processus. Il faudra aussi appréhender les transitions et les temporalités envisagées dans la combinaison de ces processus de valorisation ; les coalitions locales et nationales entre les organisations porteuses de la valorisation économique des contenus exploitant les mêmes ressources, plus ou moins mises en communs, etc.

                                                          Don

                                                Communalité

                                  Service                       Activité

Par exemple, un tiers lieu en proposera vraisemblablement plusieurs, de nature différentes.

C’est pourquoi, un tiers lieu ne pourra pas être défini dans l’absolu mais uniquement en fonction des arrangements et des combinaisons de ses contenus. La réalité des parcours empruntés par les tiers lieux dans leur conception, leur projection, leur mise en œuvre complexe, au gré des contextes et des contraintes, sera faite d’un assemblage de ces différents contenus. Une initiative prise sous l’une ou l’autre de ces dynamiques de création de contenu peut avoir subi des inflexions/transformations qui ont pu ou pourront en hybrider la nature.

Conditions de mises en œuvre des contenus, services, activités, dons et usages en Communs

Quel type de contenus le projet en commun se propose-t-il de développer, des services marchands, des activités gratuites exclusivement financées sur financements publics, des contenus reposant sur du don résultant de bénévolat ou de financements privés, des communalités, usages en commun co-construits avec et entre usagers ?

Si on analyse concrètement les contenus et leurs modes spécifiques de conception, de mise en œuvre, de portage et de valorisation on en distinguera vraisemblablement de différentes sortes ? Il sera utile de les différencier et de les expliciter. Il faudra alors s’interroger sur les dynamiques qui les ont portées et les temporalités dans lesquelles ils sont mis en œuvre.

Par exemple, dans des situations de tiers lieux, lors de sa conception, comment le projet a-t-il été envisagé, dans quelle architecture et éventuelle combinaison de contenus ?

Comment la présence éventuelle de services marchands est-elle justifiée ?

Elle pourra l’être comme une évidence, en même temps qu’une obligation. « On ne peut pas faire autrement ; il nous faut justifier d’un modèle économique », nous diront les porteurs de ces tiers lieux, considérant qu’il ne saurait y avoir de modèles économiques que justifiés par des services marchands. Cette même présence pourra être justifiée par une nécessité de trouver une viabilité par un équilibre économique, souvent précaire, qui fait privilégier des contenus immédiatement valorisables en termes marchands, tout en affirmant que le projet doit trouver le temps de s’en construire d’autres, des communalités / usages partagés dont la viabilité économique est plus difficile à argumenter et longue à trouver.

Il sera intéressant de regarder les processus de construction et de justification d’autres contenus.

Le projet met-il en avant des activités, oui ou non, en recourant à des financements publics pour proposer des services gratuits ou à tarifs régulés, à des publics ciblés, ou pour permettre de se positionner dans l’espace public et de se faire reconnaître, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à trouver ?

 Le projet a-t-il été envisagé en se basant sur de la contribution volontaire, bénévole, oui ou non, pour préfigurer et amorcer des activités, ou pour s’insérer dans des réseaux de partenaires, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à trouver ?

Le projet était-il de donner la priorité à la conception et la construction de capacités et d’usages communs, à partir de ressources rendues accessibles (espaces, terrains, matériaux, données, connaissances, informations…), oui ou non, tout en rendant cela viable économiquement, à court terme, par le recours, temporaire ou plus durable, à des offres de services payants, et ou tout en activant des leviers de financements publics par ailleurs ?

On voit que le recours à des services marchands, des activités financées ou des dons, peut intervenir dans des contextes et configurations différentes et évolutives dans le temps de déploiement et de mise en œuvre des projets.

Viabilité des contenus, arbitrages des valeurs et des engagements, conventions, compromis

La position du communeur, c’est celle qui correspond à la capacité de maîtriser les arrangements de valeurs et d’accompagner les compromis de valeurs et les relations sociales qui y correspondent. Maîtriser ne veut pas dire qu’il doive en avoir une représentation a priori de ce que seront ou pourront être ces arrangements. Peut-il les concevoir a priori ? Tout au plus, on suppose que la position est acquise et supportée lorsque le communeur prend conscience qu’il y a pluralité des contenus et des processus qui conduisent à leur conception et leur valorisation, et que, donc, il aura à conduire des arbitrages entre des développements de contenus qui lui échappent au départ. Il aura à créer les conditions socio-économiques pour les faire converger et les assembler dans des arrangements viables, équilibrés et acceptables. Pour cela il lui faut sortir d’une représentation restrictive de l’échange au seul échange marchand, de plus souvent envisagé sous sa forme « normale », dominante, avec ses règles et contraintes juridiques. Cet échange est marchand parce qu’il suppose un donnant/donnant, une immédiateté de l’évaluation, de la solvabilité et du retour dans l’échange. C’est donc la dimension monétaire, en argent, qui est première ici, c’est davantage ce principe, établit juridiquement, de l’évaluation immédiate et équivalente qui en donne le caractère premier. D’autres contenus correspondront à d’autres modes d’échange dans lesquelles la contrainte est moins juridique que morale (l’entraide, l’altruisme…) et vient créditer des relations sociales impersonnelles. La référence à la réciprocité sert ici souvent à pointer la différence dans l’échange sans vraiment en expliciter les principes. L’échange est alors médiatisé et le retour est ni immédiat, ni direct dans le sens où les protagonistes de l’échange ne sont pas tous présents lors de l’échange. Dans cet autre type d’échange le retour est incalculable selon les règles dominantes mais fait l’objet d’une valorisation, ne serait-ce que projeter une image valorisante de soi-même dans l’échange. De nombreux travaux de recherche ont montré que d’autres échanges et combinaisons d’échanges existent qui combinent contraintes juridiques de l’échange marchand ordinaire et les contraintes morales du don interpersonnel. On pourrait décrire ici les formes d’échanges format don mais engageant des organisations sociales, personnes morales, comme dans ce qu’on appelle l’ « humanitaire ». Il faudrait envisager aussi l’échange, quasi marché, des biens symboliques, des « singularités » que sont les œuvres culturelles, hybridé de biens marchands et culturels. Les contenus pourront aussi, du fait du rôle de l’action publique dans leur création et leur valorisation, être envisagés dans une double contrainte juridique et morale, de marchés régulés, marchés dits publics, sous différentes conditions conçues à l’aune de principes d’équité ou de responsabilité.

La position de communeur suppose d’être capable d’expliciter ces processus, d’agir sur eux et par rapport à eux, avec l’ingénierie qui cela suppose, pour conduire les processus d’intermédiations sociales, dans leur diversité de relations, de façon à les justifier, en assurer un équilibre viable pour les acteurs sociaux, créateurs, usagers, concernés.

Vivre des communs

Les particularités de ce qui se joue dans les mises en communs, dans la diversité des contenus qui s’inventent et des logiques de valorisation dans lesquelles se font ces inventions, font que l’on ne peut se contenter de réduire la question à la seule prise en compte du nombre et de la qualité des emplois que recèlent les entités qui tirent leur existence des communs et génèrent ces contenus. Renvoyer ces emplois à des qualités, celles des métiers, de la qualification ou de la compétence, nous renseignent sur des dispositions spécifiques mais relevant exclusivement de positions connues et reconnues sur le principal marché du travail. Les distinguer selon qu’ils prennent la forme du salaire ou de la prestation de l’indépendant ne suffit pas à régler cette question. Les dispositions ne deviennent des positions sociales spécifiques que selon les logiques de valorisation et de rémunération, et les combinaisons de ces logiques, par rapport auxquelles les acteurs sociaux agissent. Selon les combinaisons de logique de valorisation, marchande, redistributive, réciprocitaire, ces emplois correspondront à des positions différentes dans les espaces de relations dans lesquelles elles prennent sens, celui de tiers lieux mais aussi celui de leur écosystème d’appartenance. Chacune de ces positions n’existe que par rapport à ces espaces sociaux de positions possibles. Sous des dispositions assez proches, du point de vue de certaines caractéristiques, comme la protection sociale et la reconnaissance, les statuts de « salarié ordinaire », du « privé », de salarié d’un organisme, une association par exemple, exclusivement financé par du financement public au titre de la redistribution, de salarié de la fonction publique et de salarié entrepreneur d’une CAE (coopérative d’activités et d’emploi) pourront correspondre à des positions nettement différentes. C’est y compris vrai pour les salariés entrepreneurs des CAE qui pourront vivre leur situation davantage comme une position d’entrepreneur, même si c’est une position d’entrepreneur « décalée » par rapport à la position d’entrepreneur ordinaire du fait du lien avec l’entreprise coopérative. Mais, selon la relation nouée au sein de la coopérative, la position pourra elle-même varier. Elle pourra trouver son sens dans un rapport d’exclusivité de relation au sein de la coopérative. Elle pourra aussi être celle d’un indépendant œuvrant sur différents marchés. Elle pourra aussi être celle d’un multiple décalage d’avec la coopérative (CAE) qui porte l’ « emploi », d’avec les entités de l’écosystème de communs auxquelles il contribue.

Parcours en communs : prises de positions

Cette position de communeur doit aussi être vue à travers les parcours qu’elle suppose. Et ces parcours s’initient à partir d’autres positions qui sont celles décrites plus haut, elles-mêmes produites par des parcours antérieurs. Le schéma suivant voudrait montrer que ces parcours de communeur peuvent correspondre à des déplacements dans un espace balisé par les trois positions de salarié bénévole « en transition », de travailleur social et d’entrepreneur. Selon les dispositions de départ de ces trajectoires de communeur et selon les situations concrètes d’explicitation par ces communeurs de leur positionnement, notamment lorsqu’il faudra se présenter dans l’espace public ou auprès d’institutions, ces communeurs pourront donner des versions contrastées de cette position inédite.

                 Contributeur salarié en transition

                                           Communeur

Entrepreneur                                  Travailleur social

Les situations « professionnelles » actuelles que l’on peut observer dans les processus de mises en communs permettent de dégager l’hypothèse de trois voies d’accès à la position de communeur.

Pour étayer cette hypothèse il faut tout d’abord sortir d’une approche fonctionnelle. Se mettre en position, prendre position, relève de modalités spécifiques d’une insertion professionnelle qui ne se réduit pas à occuper un emploi circonscrit dans les fonctionnements des organisations, ni défini dans les dispositifs du marché du travail ordinaire en rapport avec l’assise axiologique de l’action économique qui lui correspond.

Qualifier la position de communeur, c’est aussi éclaircir la construction axiologique spécifique à laquelle elle renvoie. Cette construction s’appuie sur l’expérimentation d’axiomes alternatifs qui permettent de composer, et de se composer, un autre système de représentations de l’action économique. Il s’agit en particulier d’un autre système de représentations des marchés dans leur relation à d’autres formes de valorisation, d’une autre hiérarchisation de ces formes et d’une recherche d’équilibre et circularité des échanges, d’une acceptation pacifiée des interdépendances.

Cette assise axiologique ne peut non plus se réduire à la primauté donnée aux enjeux de redistribution sur lesquels s’est centrée la représentation social-démocrate du monde. Elle suppose la construction d’un système de représentations construites à partir des solidarités expérimentées « par le bas », dans une convergence de conviction personnelle et d’insertion dans le développement de « communautés existentielles critiques », par le biais de « collectifs », d’associations, de réseaux, etc. Mais une telle construction ne correspond pas à un ralliement à un modèle et une argumentation unique, elle est faite de confrontations d’expériences dans une diversité de modèles alternatifs. De nombreuses observations et la prise en compte des nombreux travaux dont rendent compte les plate-formes numériques qui les portent permettent de faire l’hypothèse de l’efficacité propre de ces communautés qui mettent en avant un principe d’hospitalité inconditionnelle avec entrée et sortie à tout moment possible, souvent facilité par l’adoption de technologies du logiciel libre.

Ces communautés existentielles sont constituées de personnes qui proviennent des plusieurs voies majeures qui marquent la prise de position de communeur. Ces voies représentent l’existant des expériences de communeur et pourraient correspondre à leur début d’institution comme issues pour une viabilité économique des communs.

Ces communautés se constituent en pratiquant de manière collective et coopérative des dispositifs transformationnels que l’on a vu émerger dans la dernière période. Ces dispositifs reprennent, en les mettant en perspective d’une logique de commun, des formats prenant le parti de la « co-construction », de l’intelligence collective, parfois en s’appuyant sur des dynamiques plus anciennes tels que les actions de formation, les programmes d’accompagnement des porteurs d’initiatives en économie solidaire ou de projets en communs, les sessions de « sense making » etc.

Les dispositions porteuses d’action en communs se transforment en prise de position de communeur par la participation à ces communautés existentielles et la mobilisation collective/coopérative de dispositifs transformationnels. Le succès du « collaboratif » est là comme symptôme de possibles parcours de communeur, mais n’induit aucune automaticité en la matière. L’examen de ce que produisent ces dispositifs et de ce que portent ces communautés doit être fait à l’aune des logiques de valorisation économique qui les animent sans toujours être explicitées en tant que telles.

Les voies d’accès à la position : Parcours de reconnaissance et de rémunération des positions de communeur

Les communs sont déjà une réalité pour ceux qui en sont les usagers mais aussi pour ceux qui sont en situation d’en vivre, en en faisant la base de leur situation professionnelle et de leur rémunération. Certes, ces premières positions de communeur sont souvent fragiles et peu reconnues en tant que telle, tout au moins par les institutions, même si l’animation des réseaux est souvent prise en charge par ces communeurs. On pourrait s’interroger sur ce que cela commence à représenter au sein des écosystèmes locaux. Et si l’on peut considérer qu’il existe désormais un « marché du travail » spécifique pour les organisations économiques de l’ESS (entreprises, associations, réseaux, organisations publiques), les positions de communeur n’intègrent que partiellement ce marché du travail de l’ESS. C’est en tout cas l’hypothèse qui peut être faite sur la base de premiers constats.

Certaines des évolutions actuelles des entreprises et associations relevant de l’ESS, des coopératives, des entreprises de plates-formes, des tiers lieux, des lieux et organisations relevant des formes collectives de création et diffusion culturelle permettent de faire l’hypothèse de plusieurs types de positions de communeur et de plusieurs voies d’accès à ces positions.

Sans préjuger de formes et de parcours non encore suffisamment expérimenter, trois voies diversifiées peuvent être distinguer mais qui demandent encore à être mieux comprises et caractérisées. Ces trois voies sont : la voie entrepreneuriale, la voie publique communale, la voie capacitaire communautaire. La première semble la plus évidente au regard de ce qui apparaît comme une dynamique de création d’activité. Les deux autres ne sont pas identifiées en tant que telles comme des voies permettant de créer les conditions de création d’activités et de pérennisation des activités créées. Tout au plus seront-elles souvent considérées comme des exceptions, des solutions provisoires et transitoires, associées à certaines politiques ou dispositifs d’appui aux projets d’entreprendre en communs.

a. La voie entrepreneuriale coopérative

La première voie est celle que l’on peut qualifier de voie entrepreneuriale coopérative. Elle est centrée sur le recours aux coopératives d’activité et d’emploi (CAE). C’est celle qui, au sein des réseaux supports d’une économie des communs, est présentée comme la voie originale et la nouveauté de l’agir économique en communs. Elle coïncide aux développements de positions de salariés entrepreneurs au sein des CAE. Il faudrait montrer comment des revenus perçus par la mobilisation d’une économie de la contribution (aux communs) peut se retrouver construits en positions salariales. Ces positions se distinguent cependant des règles du salariat ordinaire dans la mesure où elles ne se réduisent pas à sa forme de lien exclusif avec une organisation économique et au contrat dit de subordination qui cadre les rapports sociaux auxquels correspond la position.

Il y a au moins deux façons de porter cette position. L’une est d’en faire une position transitoire, pendant la durée du contrat dit contra Cape. L’autre est d’intégrer de façon plus durable la CAE en en devenant coopérateur associé au terme de trois ans de contrat.

La durée indéterminée de la position et sa mise sous conditions du salariat, et des droits communs associés au titre de la protection sociale, ne correspond pas à un lien exclusif de subordination à une organisation économique.

b. La voie publique communale

Cette voie emprunte les potentialités que présente la fonction publique d’État et surtout la fonction publique territoriale/communale. Elle emprunte aussi à certaines possibilités offertes par la permanence d’emplois dans les structures associatives adossées au financement public.

L’agir en communs ne peut se passer de sa facilitation par l’action publique et de l’intervention de l’institution publique.

Cette voie est rendue possible par la transformation de l’action publique elle-même. Dans la mesure où les appuis publics aux projets en/de communs permettent de financer le commun et les conditions de mobilisation, de maintien et de pérennisation de la ressource qui le fonde, ils ouvrent la voie au financement des ressources humaines du commun. Cet appui au commun peut alors s’envisager sur la base d’une mise à disposition de ressources humaines dépendant de l’institution qui finance que ce soit une administration, un établissement public ou une collectivité territoriale. Cette voie tient compte de l’implication réelle de « techniciens » ou chargé.e.s de mission ou autres fonctionnaires de ces mêmes organisations publiques dans les dispositifs d’appui et les écosystèmes des communs qui en bénéficient5.

c. La voie salariale communautaire

Une voie salariale qui ferait l’expérimentation d’une double déconnexion du « contrat de travail » d’avec une organisation unique et d’un tiers employeur, et du rapport individuel à la reconnaissance légale de l’activité pour celle d’une communauté porteuse collective de la situation d’emploi avec la protection sociale adaptée à une logique de communs.

Les réflexions engagées sur la notion de « compte personnel d’activité » vont dans ce sens.

Un article du Monde, daté du 12 mai 2020, note que « la crise du covid-19 s’est traduite de fait par la nationalisation temporaire de 12 millions de Français et une quasi nationalisation des comptes d’exploitation d’un million d’ETP d’artisans et de commerçants… ».

1Je fais le choix du terme de « communeur ». D’autres ont fait le choix de conserver le terme anglais de « commoner », https://wiki.remixthecommons.org/index.php/Commoner_(Dictionnaire_des_biens_communs)

4Christian Mahieu, « Pour entreprendre (la mise) en communs : l’accompagnement pair à pair », Imaginaire Communs, Cahiers de recherche Catalyst, n°0, avril 2019

5En Italie, les projets PACT mobilisent ainsi les techniciens fonctionnaires des collectivités territoriales dans l’économie des projets en communs.

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En quête de Tiers Lieux

« Il faut d’abord savoir acquiescer au monde avant d’entreprendre de le changer »[1]

 

Les tiers lieux ont désormais pignon sur rue. Dans les grandes villes, mais aussi dans les plus petites, et même dans les bourgs ruraux, ces lieux se multiplient. Des espaces de coworking, des lieux culturels, des cafés, souvent, dits, citoyens, des centres sociaux, se pensent désormais de plus en plus en tiers lieux. Certaines municipalités les mettent à leur agenda et soutiennent les projets quand ils ne les initient pas. Il leur apparait normal d’aller dans ce sens. Le paradoxe est que ce soutien précède souvent la justification que les élus sont en peine de donner.

La question est alors posée à ceux qui s’en font les propagandistes : quelle est la définition d’un tiers lieu ? Posée de cette façon, la question n’est pas évidente. La réponse ne peut être unique ; elle est diverse comme le sont les contenus des tiers lieux. Il faut accepter de s’interroger sur le phénomène sans répondre immédiatement à cette question.

 

Les tiers lieux représentent plus  un « mouvement » qu’un type d’organisation sociale défini

C’est bien l’hypothèse qui semble convenir au phénomène dans ses développements actuels. Les Tiers Lieux font l’objet de beaucoup de commentaires. Mais une définition trop précoce ne pourrait que réduire le phénomène. Il y a trois ans, en vue d’une publication dans le « Dictionnaire des biens communs » (PUF, Paris, 2017), on me demandait d’écrire un article sur les Tiers Lieux. Dans le contexte de l’époque, je commençais cet article pour les paragraphes suivants.

Le phénomène « Tiers Lieux » est d’abord une multiplication d’espaces nés à l’initiative d’acteurs privés, de collectifs. Créés comme espaces, dits, de coworking, friches culturelles reconverties en espaces de création artistique, ou lieux d’initiatives solidaires et citoyennes, ils rallient à leur dynamique naissante des lieux qui, par-delà les activités qu’ils développent, se veulent porteurs d’une alternative sociale. Les Tiers Lieux expérimentent de nouveaux rapports au travail, de nouvelles dynamiques entrepreneuriales, et globalement contribuent à la recomposition de l’espace public. Mais par-delà les intentions souvent affichées quelle est la réalité des transformations engagées ?

Les tiers lieux sont d’abord apparus comme des espaces de travail partagés entre des personnes travaillant seuls, ne souhaitant ou ne pouvant travailler chez eux. Le lieu partagé doit alors leur offrir une place de travail ainsi que des moyens et services difficiles à se procurer seul (une liaison Internet gros débit, des services de reproduction, des conseils liés à leur activité). Les motivations des créateurs et utilisateurs sont alors proches de celles conduisant des salariés à recourir au télétravail. Ces situations de travail ne sont pas non plus totalement étrangères à celles qui conduisent certaines entreprises – de conseil notamment- ainsi que  certaines activités – de consultant en particulier-, de recourir transitoirement ou durablement à des espaces qualifiés de « centres d’affaires ».

Telle que la dynamique de génération de ces espaces s’est enclenchée, au début du « mouvement », un tiers lieu n’est ni un espace initié par une institution publique, ni un espace de travail privé, dans une logique de service marchand (Oldenbourg, 1999). Au départ, c’est d’abord un espace pour y travailler « seul/ensemble ». Très vite cependant on observe que l’espace de ces lieux ne peut se réduire à une simple juxtaposition de places de travail occupées par des travailleurs indépendants, les « solos » dont nous parlaient les premiers récits d’enquête sur le coworking. Travail, activités, menés individuellement et collectivement et pratiques d’espaces partagés présentent des liens plus complexes que le laissent penser les premières définitions. 

Pour ceux, parmi les acteurs sociaux ayant une claire vision des activités sur lesquelles baser leur insertion professionnelle ou leur projet de création d’activités, ces lieux rompent l’isolement et peuvent initier des collaborations en lien avec leurs activités.

Pour les autres, en recherche de ce que pourrait être leur parcours professionnel dans une expérience de vie en pleine réflexion, c’est souvent l’accès à une communauté de pratiques, souvent autour des potentialités du Numérique qui sert de déclencheur. Privilégiant les activités en lien avec l’Internet, nous retrouverions certaines proximités de ces tiers lieux avec les « cyber centres » et autres lieux dédiés aux technologies numériques développés par les pouvoirs publics pour amener dans les quartiers la pratique de l’outil numérique. Des lieux se sont développés, comme lieux d’expérience collective du « faire », à l’instar du mouvement des « Makers » (Anderson, 2013) ; des lieux dédiés à fabrication, la réparation et aux processus de formation par la pédagogie du « DIY » (Do It Yourself). Ces lieux s’inspirent souvent du mouvement des « FabLabs », issu de l’expérience du MIT, et autour de l’impression 3D. Ils sont souvent associés au développement de logiciels en Open Source. De la même façon, beaucoup, parmi ces lieux, incorporent un espace de restauration, sous forme de cuisine partagée, de type cantine, « popote », ou de restaurant. Certains de ces espaces commencent à former un type générique de « café-citoyen ». On pourrait évoquer aussi d’autres lieux ouverts à des activités partagées ou faisant du partage le ressort de leur développement, sous le nom de « ressourceries », de « conciergeries de quartier », etc.  Les projets de création de tels lieux se multiplient désormais dans les agglomérations, les petites aussi, après que les grandes les aient vu fleurir.

Ceux qui s’investissent dans ces lieux révèlent des rapports tout à fait particuliers au travail, mais aussi dans la façon de lier activités de travail et engagements personnels. Le lieu lui-même se présente comme lieu tiers dans la relation, tout à la fois dans le rôle ou la fonction clef de « prétexte », ou de catalyseur dans la construction de la communauté. Ces processus d’interaction sont aussi des moments forts d’identification. Les sociologues de l’école de Chicago ont bien montré l’importance de l’appropriation de lieux dans la construction d’une identité commune, en particulier lorsque ces lieux apparaissent aux acteurs comme des appuis pour le contrôle d’un contexte qui les fait se prémunir d’un environnement perçu comme hostile tout en leur permettant de construire un sens partagé (White, 2011). Cette construction d’une identité partagée n’en coïncide cependant pas moins à la construction simultanée de fortes singularités individuelles.

Le phénomène tiers lieux relèvent de deux dynamiques spécifiques. La première est la manifestation d’un fait générationnel que certains qualifient d’émergence des Millenials, de Digital Natives, de génération Y, celles et ceux nés après 1995. La seconde correspond à une dynamique de changement des rapports au travail et à la création d’activités, vécue en réaction à une expérience professionnelle préalable critiquée par les personnes qui mettent en avant l’exploration de ce qui peut faire « commun » entre les acteurs impliqués et engagés dans ces lieux. Cette perspective du commun se centre sur les modalités concrètes d’une gouvernance partagée qui obligent à préciser des règles d’usage et des attributs de droit de propriété. Cela place les processus de discussion construction du commun dans un mode d’argumentation et de délibération sur des règles partagées dont on peut voir qu’elles constituent souvent ce que les porteurs de projet de lieux appellent l’ADN du lieu.

L’observation de la création des lieux nous montre que plusieurs dynamiques différenciées co existent. Dans certains cas, le lieu potentiel préexiste à la constitution d’une communauté mobilisée ; ou plus exactement, la communauté se constitue dans la découverte partagée des potentialités d’un lieu. Ces situations sont bien connues dans le cas du mouvement d’occupation des friches urbaines. Cette dynamique ne fait alors que reprendre des processus de mobilisation, expérimentation, occupation des friches culturelles initiées au cours des années «1980 » et « 1990 » (Lextrait, Kahn, 2005).

 

Ainsi, on peut décrire le phénomène sans en donner une définition a priori. Heureusement que les acteurs sociaux porteurs de projets de tiers lieux, au moment de leur prise d’initiative, ne se préoccupent pas de faire correspondre leurs expérimentations à une telle définition.  Il n’en demeure pas moins que ces mêmes acteurs sont en quête de points de repère dans leurs démarches expérimentales. C’est ce qui fait le succès de rencontres, dites « Meet Up Tiers Lieux », qui rassemblent quatre fois par an depuis cinq ans ces mêmes acteurs en Hauts de France et surtout dans la Métropole Lilloise. En effet, la matière expérimentale ne manque pas, ne serait-ce que dans la Métropole Lilloise, les projets de tiers lieux foisonnent. Plus d’une quarantaine, y sont déjà créés. Mais, leur donner une définition unique serait réducteur. Tout au plus peut-on s’interroger sur les dynamiques qui conduisent à leur développement.

Certes, des lieux correspondent le plus à ceux qui ont initié le mouvement du coworking. Ils connaissent un développement spécifique qui ne recouvre cependant pas l’ensemble du phénomène. Des espaces se sont en effet ouverts, ou transformés, spécifiquement pour offrir des espaces de coworking souvent associés à de la location de bureaux. Ces espaces se distinguent des centres d’affaires antérieurs par un aménagement qui leur donne « un air de tiers lieu », parfois un espace faussement précaire, une ambiance que l’on retrouve désormais aussi bien dans certains tiers lieux que dans les réceptions de certains hôtels de chaîne. Mais, il est de fait que les « animateurs » de ces espaces même s’ils se sont rapprochés dans un premier temps du réseau de tiers lieux en émergence s’en sont assez vite éloignés. Tout en voulant parfois bénéficier d’un partage d’expériences, ils ont pris leur distance avec un réseau qui met en avant la coopération et la mutualisation de ressources pour trouver de leur côté une rentabilité que leur imposent leurs investisseurs.

Les ressorts de la prise d’initiative des porteurs de projets aboutissant à des tiers lieux sont autres, mais lesquels ? Le phénomène  émergent est suffisamment repérable dans le paysage socio politique pour que des porteurs de tels projets se reconnaissent mutuellement, se rapprochent et se mettent en réseau. Mais qu’est-ce qui les rassemble ?

 

La création de la Compagnie des Tiers Lieux

Récemment, la communauté des porteurs de projets de Tiers Lieux s’est constituée en association, la Compagnie des Tiers Lieux, formant réseau et se posant en ressources pour les Tiers lieux développés en Hauts de France. Elle a reçu pour cela un soutien financier de Métropole Européenne de Lille.

 Au départ, en 2014, le collectif « Catalyst », composé d’une vingtaine d’acteurs promoteurs des premiers tiers lieux créés dans l’agglomération lilloise, se fait l’animateur d’une action de soutien à la création de tiers lieux. Cette action consiste en l’organisation d’événements appelés « Meet Up Tiers Lieux », quatre fois par an. Ces événements prennent la forme de réunions de travail réunissant à chaque fois une trentaine de personnes. Les projets potentiels de tiers lieu étant repérés, il est proposé à leurs instigateurs d’en faire la présentation et de soumettre le projet à la discussion des pairs. En effet, l’organisation du travail de réflexion collective sur les projets des uns et des autres, menée par des méthodes dites d’intelligence collective, est un élément décisif de ce type de mobilisation. Les porteurs de projet font état de leurs avancées, de leurs choix d’activités et d’organisation de ces activités, de leurs questions, etc. Certains points clés de ces projets sont alors abordés lors d’ateliers qui se tiennent dans la continuité de ces présentations. Il en ressort plusieurs enseignements. Tout d’abord, l’idée du lieu, la première conception de ce qu’il pourrait être, des activités qu’il pourrait permettre et le choix de la localisation apparaissent dans tous les cas dépendantes de la formation préalable d’un groupe de personnes formant une communauté plus ou moins intégrée. Il faut reconnaître ici que l’opportunité de se soumettre à la discussion et le soutien apporté par le collectif Catalyst, à travers ces événements Meet Up orientent dans une certaine mesure la présentation du projet et l’importance donnée à sa communauté initiatrice. Mais les cas présentés et discutés lors de ces réunions montrent des dynamiques d’initiation et des initiateurs plus diversifiés que ce simple modèle de la communauté d’acteurs telle que caractérisée précédemment.

La plateforme ouverte de partage d’expériences que constituent ces Meet Up permet cette fédération des initiatives en même temps que la mutualisation et le partage de ressources communs.

 

 

En quête de tiers lieux

Les tiers lieux représentent un champ complexe d’expérimentations socioéconomiques et politiques. On ne peut savoir ce qui rassemble ces expériences et les  expérimentateurs qui les promeuvent qu’en enquêtant sur le phénomène[2]. C’est-à-dire essayer de le comprendre en s’interrogeant avec ceux-là même qui les initient, et en les faisant s’interroger eux-mêmes sur ce qui les amènent à de tels projets et aux pratiques, avant tout, collectives qu’ils mettent en œuvre pour y arriver[3].

Les institutions locales ont désormais bien repéré ces projets émergents. Sollicitées, elles ont commencé à construire avec leurs représentants les bases d’un appui public à leur émergence et à leur développement[4]. Il en a résulté un soutien affirmé à leur structuration en réseaux et à la constitution de ressources partagées entre tous ces lieux en développement. Sur le territoire de la Métropole Européenne de Lille, la MEL, un appel à projets a été lancé en 2017 en même temps que s’initiait une dynamique qui allait déboucher sur la formation d’un réseau, la Compagnie des Tiers Lieux. Au terme de trois années de développement de ces lieux appuyés par l’institution publique, les services instructeurs de l’appel à projets et la Compagnie des tiers lieux conviennent de la nécessité de lancer une démarche d’enquête.

La Compagnie des tiers lieux enquête

La Compagnie des Tiers Lieux définit les Tiers Lieux comme des Usines de Coopération.

Les tiers-lieux sont des espaces à inventer, à tester et à vivre collectivement.

Ils se définissent par ce que les usagers en font : coworking, fablab, repair café, activités culturelles, artisanales, agricoles, etc.

Situés en ville ou à la campagne, les tiers-lieux permettent de partager un espace, de travailler autrement, de créer une activité, de développer des idées, d’expérimenter des services, de tester des usages…

De ce fait La Compagnie des Tiers Lieux se donne la mission de promouvoir le développement de lieux partagés, ouverts, accueillants et accessibles. Lieux répondant aux besoins d’un territoire, hybridant leurs ressources économiques, centrés sur l’usager et dont le modèle est duplicable.

Depuis sa création ses missions phares sont:

– De mettre autour de la table les porteurs de projets, les collectivités, les propriétaires, pour activer des tiers-lieux vivants au service de leur territoire.

 

– De soutenir le développement de ressources et de dispositifs communs.

– D’orienter les porteurs de projet vers les ressources, les formations et les bons interlocuteurs.

– De sensibiliser les collectivités et entreprises aux dynamiques des tiers-lieux.

– De coordonner et animer la formation de facilitateur de tiers-lieux.

– De communiquer et centraliser l’information, la laissant accessible facilement à tous.

Le réseau crée par les premiers tiers lieux a maintenant plus de trois ans. La Compagnie des tiers lieux qui en est issu veut mieux comprendre les situations dans lesquelles se trouvent les tiers-lieux, au niveau de leur développement.

Cette enquête contribuera à envisager les conditions qui permettent d’en faire des usines de coopération dans un contexte socioéconomique et politique qui, tout à la fois, soutient ce type d’orientation et les rend difficile du fait de l’environnement normatif et institutionnel.

 

 

 

Le portage du projet : le(s) « porteur(s) », le « lieu », la « structure » ?

 

Que le tiers lieu soit en projet ou ouvert (à qui, la question se pose ?) il a des « porteurs ». Se poser cette question des porteurs, cela oblige à dépasser la pseudo évidence de l’inventeur unique perçu sur le mode de l’entrepreneur. Il faudra alors envisager dans le détail les circonstances de la prise d’initiative.

Au départ le projet était-il porté par un individu, un groupe de personnes, un collectif, une association, une institution / une collectivité Territoriale, ou  autre ?

Quelle était l’Implantation initiale prévu par le projet ? Dès le départ un lieu était-il envisagé, un lieu existant ? Ou bien, le projet a-t-il été conçu sans lieu défini au départ mais sur un territoire précis, sans lieu ou territoire définis au départ ?

Ne serait-ce que parce qu’elle fait l’objet d’un appui institutionnel, la création d’un tiers lieu est assimilée à une démarche entrepreneuriale. L’institution qui donne cet appui incite à un choix rapide en ce qui concerne la structure légale. Dans les faits, les pratiques réelles nous confrontent à une différenciation des structures mobilisées par les fondateurs. Le projet pourra être envisagé avec une structuration légale définie a priori pour le futur lieu. Suivant les appuis institutionnels mobilisés au départ, selon qu’ils s’inscrivent dans l’économie ordinaire, l’économie sociale et solidaire (ESS), le mouvement associatif, il sera recommandé au départ de constituer : une SARL, une SA, une SAS (SA Simplifiée) ; ou une Société Civile d’Intérêt Collectif (SCIC) ; une SCOP ; une Coopérative d’Activités et d’Emplois (CAE) ; une Association loi 1901 ; un partenariat collectivité/association ; autre…

Une différence pourra être faite entre une structure spécifique envisagée (lieu en projet) ou choisie (lieu ouvert) pour gérer le tiers lieu et une ou des structures des principaux partenaires qui interviennent dans le lieu. Cette différenciation marque déjà, en elle-même, un décalage avec les processus entrepreneuriaux ordinaires. Mais elle ne correspond pas à une rupture nette avec ces mêmes processus ; ce qui rend la démarche recevable pour les services instructeurs des institutions qui soutiennent ces démarches de création.

 

La question de l’espace physique et de sa localisation est évidemment au cœur du projet, même si elle ne résume pas à elle seule le projet lui-même. Tout d’abord, le projet peut être initié en l’absence d’un lieu pour le recevoir. Le choix peut aussi se porter sur un lieu transitoire, en attente du développement du projet qui visera d’abord à lui trouver un espace de réalisation. Mais, à l’inverse, le lieu peut être une option au départ du projet qui se centre alors sur ce choix comme condition importante de sa mise en œuvre. Parfois aussi, le lieu est trouvé durant le montage du projet ; celui-ci se cale alors progressivement sur cette possibilité. Dans tous les cas, pour bien comprendre ce qui se joue dans de tels projets, il apparaît essentiel de bien distinguer le processus de définition de l’espace physique au sein du projet lui-même ainsi que du systèmes de relations que ses porteurs tissent dans cette double dynamique sociale et spatiale.

L’inscription spatiale et matérielle du projet dépend de plusieurs facteurs. Le premier d’entre eux est celui des règles de propriété auquel le projet est confronté. Le porteur, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un groupe, peut en être le propriétaire, soit directement, soit via une Société Civile Immobilière (SCI). La propriété peut être celle d’une collectivité territoriale. Souvent, elle sera le fait d’un bailleur, un particulier, une personne morale, une SCI, dans l’attente d’une valorisation au prix du marché. Il pourra s’agir d’un bailleur social ou d’un particulier qui, pour différentes raisons, souhaiteront ou accepteront une location à des tarifs autres que ceux du marché, dans le cadre d’un bail solidaire ou emphytéotique, d’une mise à disposition plus ou moins gracieuse.

 

 

Un tiers lieu, c’est un parcours, un système complexe de parcours, de positions et de relations sociales en construction

 

Plus qu’une définition en substance, c’est un parcours qui caractérise le mieux ce qu’un tiers lieu se propose d’être. Et d’ailleurs, les réunions Meet Up nous l’ont bien montré, la description de tout lieu ne peut souvent être autre que le récit que les porteurs en font.

 

 

 

 

 

Des scénarios types se distinguent.

 

  1. Le Tiers lieu comme projet entrepreneurial, l’ouverture du lieu comme support commercial initial, avec l’objectif d’en faire un espace de convivialité, familial, de citoyenneté, ou tourné vers le soin, vers des entrepreneurs «sociaux» ;

 

  1. Le projet de Tiers lieu émane d’un Centre social ou d’une MJC, l’idée est de sortir du catalogue d’activités financées principalement par le public ;

 

  1. Le Tiers lieu est ici la transformation d’un lieu de création ou diffusion culturel en un espace d’intermédiation avec des publics dans un nouveau rapport au lieu ;

 

  1. Le Tiers lieu se base sur un espace déjà ouvert au public (Maison de Quartier, Médiathèque, cyber centre, Office du Tourisme, un équipement sportif…), dont il vise à transformer les activités pour davantage d’implication citoyenne ;

 

  1. Le Tiers lieu est le projet d’une Collectivité Territoriale ou d’une Institution locale qui veut être un outil de démocratie participative ouvert à la créativité citoyenne ;

 

  1. Le Tiers lieu est la proposition d’un bailleur social qui se préoccupe d’une affectation à un espace (un rez-de-chaussée, notamment) dans le cadre d’un programme de logement social ;

 

  1. Le Tiers lieu est le projet personnel d’un propriétaire d’un espace (une friche industrielle, une abbaye, un centre de vacances, autres…) dont il veut qu’il devienne le support d’un projet collectif…

 

 

Ce ne sont ici que les principaux exemples de parcours pratiqués dans le contexte spécifique de la Métropole Lilloise. D’autres, dans des contextes différents, se manifesteraient sans nul doute. Les porteurs mobilisent ces scénarios dans lesquels ils se retrouvent ou auxquels ils se conforment parce qu’ils commencent à être reconnus par le dispositif d’appui public. Parfois, ils en changent durant leur parcours, au gré des événements qui les balisent.

 

 

Les profils des porteurs de ces projets

 

 

Evidemment, les parcours sont à mettre en relation avec les profils et positions sociales de ceux qui les portent et en font le récit. La participation à ces Meet Up tiers lieux le montre, les porteurs de projets viennent avec suffisamment de points communs qui rendent cette participation possible. Le principal de ces points communs est sans nul doute la capacité à une prise d’initiative en dehors des chemins balisés de l’insertion professionnelle ou de l’entrepreneuriat ordinaires. Déjà, leur participation signifie qu’ils ont repéré la tenue de ces Meet Up. Mais, les discussions lors des présentations de projets de tiers lieux et des ateliers au cours de ces Meet Up le montrent également, les participant.e.s confrontent des expériences qui les mettent dans des situations comparables mais au terme de parcours différents. L’acquisition d’un vocabulaire spécifique (une espèce de « parler » tiers lieu) et de représentations partagées les mettent dans des dispositions convergentes qui « fait réseau ». Mais, les mises en œuvre concrètes au sein des tiers lieux en développement nous montrent vite des différences dans la composition des contenus qu’ils donnent aux lieux.

Plusieurs profils types se dégagent correspondant à autant de parcours sociodémographiques et de socialisation.

 

  • Les « entrepreneurs »

Ils ont comme vision commune le fait que développer un lieu c’est, pour eux, d’abord, une affaire d’entreprise et d’entrepreneur. Mais, il faut distinguer plusieurs positions/parcours. Certains, comme point de départ de leur projet, visent un « produit/service », tel qu’un commerce de restauration, même sous appellation de café, type « café citoyen », avec constitution d’une structure de type sarl, ou même Coopérative. D’autres voient le développement de leur lieu en marge d’une entreprise déjà existante. D’autres encore privilégient la démarche entrepreneuriale, envisagent le tiers lieu comme création d’entreprise mais distinguent leur propre trajectoire d’entreprise individuelle d’avec celle du tiers lieu lui-même. Ceux-là auront tendance à devenir des entrepreneurs salariés en CAE.

  • Les  « travailleurs sociaux »

Ceux dont il s’agit ici n’en ont pas tous le statut officiel (éducateur spécialisé, animateur socioculturel, notamment), mais ils en ont le métier et la position sociale au sein de l’écosystème de l’action sociale. Ils partagent un même mode d’intervention publique. Ils ont la particularité d’avoir été professionnalisés dans un contexte où les activités qu’ils ont à mettre en œuvre en lien avec des publics plus ou moins ciblés (les familles, les jeunes, les femmes…) dépendent entièrement de dispositifs publics de financement.

Même si ces activités ont pu, plus ou moins, être construites en partenariat avec ces mêmes publics, soit directement soit en lien avec des associations qui les réunissent, leur financement reste extérieur à ces mêmes publics qui en demeurent plus les consommateurs, même si leur accès est gratuit, que les producteurs. Nous retrouverons ces mêmes positions et leurs comportements induits chez les personnels des dispositifs publics, parfois même chez les salariés des collectivités territoriales, assurant la mise en œuvre des projets engagés au titre des politiques publiques d’action sociale, comme celles engagées au titre des politiques de la ville (type Quartier Prioritaire de la Ville, Villes en Transition, etc.).

On les retrouvera à l’initiative des projets de tiers lieux émanant des centres sociaux dont ils sont les salariés. Mais, sous des appellations différentes, on les retrouvera salariés des associations dont l’action est complétement dépendantes de ces mêmes politiques publiques locales. On les retrouvera aussi, embauchés, transitoirement ou plus durablement, directement par les collectivités territoriales. Ils se côtoient au sein des programmes sur lesquels leurs actions s’alimentent et interagissent  en mobilisant un langage et un argumentaire commun.

  • Les « bénévoles », acteurs économiques en transition

Cette troisième grande catégorie d’acteurs des projets de tiers lieux pourrait se définir par cette notion de bénévole, c’est-à-dire de personnes qui agissent de leur « bon vouloir ». Leur prise d’initiative ne correspond pas, d’abord, a une position professionnelle existante mais plus à un moment de transition professionnelle. Selon les catégories d’âge et de sexe de ces personnes ces moments pourront être différents.

Ces personnes peuvent se trouver dans une reconversion personnelle plus encore que professionnelle, après une ou plusieurs expériences dans différents secteurs de l’industrie, mais plus encore des services ou de la distribution. Cette transition peut relever d’une période de chômage même si elle est davantage vécue comme une recherche d’un sens à donner à une activité professionnelle que comme une expérience ponctuelle dans une stratégie de reconversion.

Pour d’autres, il s’agira d’un moment spécifique d’insertion professionnelle qui se démarque des processus ordinaires du marché du travail. Les premières situations qu’ils ont connues au titre de stage, de contrats précaires, d’essais professionnels de toutes sortes ne sont pas si loin ou sont même encore en cours. La période de formation initiale est à peine achevée. L’insertion se pose ici davantage par rapport à des « milieux », plus ou moins structurés, ou associatifs, et davantage par la participation à des projets et actions, que par les procédures de recherche d’emploi. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que, dans le cadre d’actions expérimentales, des projets soient montés associant Pôle Emploi et des tiers lieux pour tirer parti de ces modes originaux d’insertion. De la même façon, une des premières réalisations de la Compagnie des Tiers Lieux, née de l’initiative de premiers porteurs de tiers lieux dans l’agglomération lilloise, sera de développer, en partenariat avec d’autres réseaux de tiers lieux d’autres régions, un programme de formation de « facilitateurs de tiers lieux ».

  • Une position en émergence, celle de « communeur »[5]

Une des caractéristiques majeures de la période qui se donne à voir dans le monde des tiers lieux pourrait être l’émergence d’une position sociale particulière qui entend « vivre des communs ». La proposition est davantage une hypothèse qu’une affirmation. Il y a matière à s’interroger. Si l’on considère que la question centrale que vise à résoudre le phénomène des tiers lieux est bien celle du travail, et en particulier du travail dans son rapport à l’emploi, alors il ne faut pas s’étonner de cette émergence.

 

Les « Communs » et le « Commun » : Deux brefs rappels doivent cependant  être faits

Les « communs » en tant qu’organisations sociales et économiques

Beaucoup d’initiatives se réfèrent aux communs. Elles en reprennent ce qui fait désormais consensus, en ce qui concerne les formulations tout au moins, les communs pourraient être résumés à une ressource partagée dont les usages sont régis par des règles construites spécifiquement par les différentes communautés d’usagers.

Mais, alors que cette définition semble faire autorité, peu d’organisations semblent en reprendre les éléments constitutifs. Des organisations souvent en décalage par rapport à cette définition sont cependant présentées par leurs promoteurs comme relevant d’une dynamique des communs. C’est pour cela qu’il faut regarder de très près les processus concrets de « mise en commun ». Les processus relèvent-ils, ou non, d’une intention de faire commun ? Mais, parfois, le principe du « commun ne se révèle-t-il pas au cours de l’action collectif qui, pourtant, tout d’abord, ne procède pas d’une telle intention ? Ce qui est sûr, c’est que les organisations économiques basées sur la double caractéristique d’une capitalisation financière et d’une propriété privée n’ont pu se développer que par la destruction préalable de communs qui organisaient l’activité de personnes qui ont été alors « libérés » de leurs règles communs pour s’employer dans les entreprises capitalistes nouvellement créées.

Le « commun » en tant que principe d’action politique

C’est pour cela que par-delà la question  des ressources et de leur partage ; question qui peut sembler technique, neutre, un choix compatible avec le reste de l’organisation économique capitaliste, il faut voir ce que les espagnols appellent le « procommun », proche de ce qu’en anglais on nomme le « commoning », ou de l’ « en commun ». Il s’agit alors du commun comme principe d’action publique, politique qu’il préside à la prise d’initiative ou qu’il se découvre, par une sorte de ralliement alors que dans leurs contextes d’émergence les formes d’organisations progressivement adoptées en portent plus ou moins les traces.

L’espace-temps du commun

La problématique du commun se met en œuvre lorsque des personnes ou des collectifs sont à l’initiative d’une action collective. L’action peut avoir été suscitée dans le cadre d’une incitation institutionnelle. Elle peut avoir fait l’objet d’un appui, d’une facilitation ou d’une aide financière. Dans tous les cas elle intervient dans un contexte et des normes sociales. Elle a à trouver sa place dans l’espace et le temps que définissent ce contexte et ces normes. Le principe du commun peut en être l’intention de départ ou une découverte au cours de la prise d’initiative, dans tous les cas, ce qui en résulte aura à s’insérer dans un écosystème socioéconomique et un cadre institutionnel spécifiques. Que l’intention du commun soit présente dès le début, voire à l’origine de l’action ou qu’elle soit une découverte dans l’action, les initiatives qui en résulteront emprunteront des chemins difficiles qui seront faits de compromis socioéconomiques et politiques successifs.

Cette tension entre le commun comme principe et les communs comme réalités concrètes de la mise en œuvre de l’action collective s’opère dans plusieurs contextes spécifiques : L’espace public et les communs (Communs Urbains, Communs Locaux, Plateformes en Communs) ; Les lieux en communs, Les Tiers Lieux, Les Lieux Intermédiaires Indépendants ; Les territoires en communs, CT, Institutions.

Le commun, affaires de ressources partagées mais aussi de « communalités »

La spécificité des communs, du  commun, et la définition qui en est souvent  donné, maintenant que les communs ont fait leur retour dans l’espace public, semblent se réduire pour certains à la question des ressources et au partage régulé de ces ressources. Certes, le commun suppose un principe de partage de ressources. Mais il ne se réduit pas à cela. Les règles de partage et le soin apporté à ces ressources sont tout aussi importants. De la même façon, ce qui est fait de ces ressources et la façon d’en user, non seulement au moment de leur mobilisation, mais dans le processus même de leur exploitation le sont tout autant. Aussi les résultats de l’évaluation de l’impact social et économique des communs, de même que les externalités de ces mises en communs, ne pourront être établis d’une façon nette sans faire référence aux processus d’action collective et aux parcours que prennent ces actions. Quel est le statut conféré à la ressource ? Quelle en est la capitalisation ? De quelles natures sont les droits de propriété ?

 

Comment caractériser cette position de « communeur » ; une position qui n’est pas connue, a fortiori pas reconnue, et qui ne s’identifie pas vraiment elle-même comme telle ?

Tout d’abord, cette proposition tient au poids grandissant donné à la question des « communs » dans les projets et les initiatives. Les références faites aux communs ont cessé d’être abstraites et théoriques. Elles prennent le chemin d’expérimentations en matière de création d’activités reposant sur la mise en commun de ressources partagées et la création de formes originales de gouvernance, elle-même partagée, de ces mêmes ressources. Cela ne suffit cependant pas à transformer les positions sociales et les modes de viabilité économiques de ceux qui s’en font les porteurs.

Est-ce à dire qu’il y a, automatiquement, comme traduction immédiate, une forme spécifique de position sociale correspondant à une organisation des relations sociales conçue en communs ?

Les particularités de ce qui se joue dans les tiers lieux, dans la diversité des contenus qui s’inventent et des logiques de valorisation dans lesquelles se font ces inventions, font que l’on ne peut se contenter de réduire la question à la seule prise en compte du nombre et de la qualité des emplois que recèlent les entités qui tirent leur existence des communs qui génèrent ces contenus. Renvoyer ces emplois à des qualités, celles des métiers, de la qualification ou de la compétence, nous renseignent sur des dispositions spécifiques mais unilatéralement à des positions connues et reconnues sur le principal marché du travail. Les distinguer selon qu’ils prennent la forme du salaire ou de la prestation de l’indépendant ne suffit pas à régler cette question. Les dispositions ne deviennent des positions sociales spécifiques que selon les logiques de valorisation et de rémunération, et les combinaisons de ces logiques, par rapport auxquelles les acteurs sociaux agissent. Selon les combinaisons de logique de valorisation, marchande, redistributive, réciprocitaire, ces emplois correspondront à des positions différentes dans les espaces de relations dans lesquelles elles prennent sens, celui du tiers lieu mais aussi celui de son écosystème d’appartenance. Chacune de ces positions n’existe que par rapport à ces espaces sociaux de positions possibles. Sous des dispositions assez proches du point de vue de certaines caractéristiques, comme la protection sociale et la reconnaissance, les statuts de « salarié ordinaire », du « privé », de salarié d’un organisme, une association par exemple, exclusivement financé par du financement public au titre de la redistribution, de salarié de la fonction publique et de salarié entrepreneur d’une CAE (coopérative d’activités et d’emploi) pourront correspondre à des positions nettement différentes. C’est y compris vrai pour les salariés entrepreneurs des CAE qui pourront vivre leur situation davantage comme une position d’entrepreneur, même si c’est une position d’entrepreneur « décalée » par rapport  à la position d’entrepreneur ordinaire du fait du lien avec l’entreprise coopérative. Mais, selon la relation nouée au sein de la coopérative, la position pourra elle-même varier. Elle pourra trouver son sens dans un rapport d’exclusivité de relation au sein de la coopérative. Elle pourra aussi être celle d’un indépendant œuvrant sur différents marchés. Elle pourra aussi être celle d’un multiple décalage d’avec la coopérative (CAE) qui porte l’ « emploi », d’avec les entités de l’écosystème de communs auxquelles il contribue.

Cette éventuelle position de communeur doit aussi être vue à travers les parcours qu’elle suppose. Et ces parcours s’initient à partir d’autres positions qui sont celles décrites plus haut, elles-mêmes produites par des parcours antérieurs. Le schéma suivant voudrait montrer que ces parcours de communeur peuvent correspondre à des déplacements dans un espace balisé par les trois positions de salarié bénévole « en transition », de travailleur social et d’entrepreneur. Selon les dispositions de départ de ces trajectoires de communeur et selon les situations concrètes d’explicitation par ces communeurs de leur positionnement, notamment lorsqu’il faudra se présenter dans l’espace public ou auprès d’institutions, ces communeurs pourront donner des versions contrastées de cette position inédite.

 

 

    Bénévole en transition

 Communeur

 

Entrepreneur                                                                  Travailleur social

 

Les tiers lieux : Une fabrique complexe de contenus

L’enquête nécessaire doit donc permettre de mieux comprendre comment se construisent les « contenus d’activités » et leurs usages. Les porteurs de projets de Tiers Lieux auront alors à expliciter comment ils s’y sont pris ou comptent s’y prendre ; comment ils comptent se faire éventuellement accompagner, et par qui, pour cela.  L’enquête ne peut alors se contenter de généralités à ce sujet. Il est nécessaire de leur faire exprimer leurs intentions et expériences en la matière, leur en demander des exemples concrets, comment, qui, avec quels moyens, etc.

Des cas récents de tiers lieux développés dans la métropole lilloise permettent de comprendre les logiques de construction et de mise à disposition de contenus d’activités.

 

 

Deux exemples de tiers lieu, présentés ici de façon schématique

T….. E….

Faire Tiers Lieu à partir d’une offre, au départ, commerciale, menée de façon « entrepreneuriale » classique, avec développement progressif de clientèles spécifiques devant s’agréger en communauté, avec une gouvernance sur base d’une SARL classique formée par les deux associées, et qui est présentée comme devant s’ouvrir, au fur et à mesure de la construction de cette communauté, la question du changement de structure n’étant pas explicitement posée, la formation de la communauté étant, d’une certaine façon, présentée comme un coût que le TL abordera quand il aura trouvé un équilibre économie, le rôle de la communauté n’étant pas pensé dans l’équilibre économique global du lieu.

U……

Faire Tiers Lieu à partir d’une démarche basée sur un « labo d’expérimentation d’usages » porté par un Centre Social, en rupture avec une conception d’activités sociales « en catalogue » justifiant l’agrément de financement donné par la CAF et autres financeurs publics, le labo prend la forme d’un espace provisoire de co construction/ maitrise d’usages, un espace virtuel provisoire, délimité par des palettes sur un parking de la résidence qui constitue le cœur du territoire visé, un espace matériel (un local dans la résidence), la gouvernance spécifique du TL est envisagé en parallèle et en rupture avec celle du Centre Social.

 

 

Service,  Activités, Dons, Communalités

La dénomination de ce que proposent les tiers lieux, de leurs « contenus », varie selon les représentations que l’on se fait de ce qu’ils sont, pourraient ou devraient être. Certains parlent de services, d’autres, d’activités, d’autres encore mettront en avant les usages partagés dans ce qu’ils supposent d’entraide, d’échanges et de dons, d’autres enfin mettront en avant les usages mais en les reliant aux processus de construction partagée de ces mêmes usages, en communs. Une observation rapide de ce que sont les tiers lieux nous montre que ces catégories ne sont pas stabilisées dans les représentations et les discours qu’en donnent les acteurs des tiers lieux. Elles se mélangent, se combinent, s’affirment parfois pour être démenties éventuellement par les pratiques réelles qui les mettent en œuvre. Une démarche d’enquête sur les tiers lieux doit se focaliser principalement sur la réalité de ces contenus et des processus qui les mettent en œuvre.

Des services ?

De fait, s’agissant de ces contenus, certains parlent de « service ». Les tiers lieux sont alors présentés comme représentant une dynamique nouvelle d’offre de services. Certes, cette présentation est en même temps teintée de considération sur les particularités des services proposés. Ils sont évoqués comme devant compléter ou renouveler l’offre commerciale existante, en matière d’offres de place de travail, de bureau, de restauration ; un peu comme dans une boutique qui pratiquerait le commerce équitable. Cette argumentation des contenus des tiers lieux en services intervient particulièrement lorsque ces mêmes tiers lieux concernés ont à justifier de la solidité de leur modèle économique. Cette justification en services pourra être articulée avec une argumentation qui lie valorisation marchande et auto financement du projet de tiers lieu. Elle pourra l’être aussi en établissant un lien entre offre de service et complément ou renouvèlement de services publics. Elle servira alors de justification à l’appui financier donné par l’une ou l’autre institution publique.

 

Des activités ?

Ces contenus des tiers lieux font aussi l’objet de justifications en termes d’ « activité ». C’est particulièrement vrai lorsque les projets de lieux émanent, directement ou indirectement, de l’institution publique. C’est le cas lorsque des tiers lieux naissent en lien avec des structures comme les centres sociaux, les maisons de quartier. Le paradoxe est ici que les promoteurs de ces tiers lieux spécifiques pourront tout à la fois être pris dans cette logique de valorisation d’activités qui suppose une mobilisation spécifique de financement public via des organismes comme les caisses d’allocation familiales, et, dans leur présentation et argumentation de ces mêmes contenus, prendre leur distance avec cette notion d’activité et à ce qu’elle renvoie de financement public exclusif. L’argumentation de leur viabilité et autonomie économiques hésitera alors entre une démarche d’élaboration d’un modèle économique mais avec une démarche de demande d’agrément auprès de l’institution publique. Les porteurs de ces projets seront embarrassés par une justification en modèle économique s’ils le réduisent à une valorisation marchande qui ne correspond pas à l’univers de fondation et justification des centres sociaux. Ils ne se sentent pas autorisés à introduire des éléments de valorisation marchande, même tempérés par l’impact d’une politique publique, dans leurs justifications socio-économiques. Et, de fait, souvent ils ne le sont pas s’ils conservent une tutelle publique directe.

 

Des dons ?

Les contenus des tiers lieux sont souvent évoqués en termes de « don ». Les appellations des lieux eux-mêmes en portent la trace. Il y sera question d’échanges, mais toute relation peut être valorisée en échange. Ici, il sera plus spécifiquement exprimé en termes de don, de troc, Ces appellations sont alors avancées dans une volonté de rupture avec l’univers marchand. Souvent peu explicitées, ces questions sont renvoyées à un univers qui se veut alternatif, avancé comme non-marchand, souvent sans plus d’explicitation, ni argumentation.

L’échange est en effet bien présent. Il peut concerner des objets, des savoirs, des pratiques diverses. Il pourra sembler « direct », sans intermédiaire. Mais, en fait, il est « inter médié » ; il n’existe ici que grâce au format d’intermédiation que propose le lieu. C’est bien, en effet, le tiers lieu qui organise le cadre de l’échange, permet la mise en relations et la régule. La relation est ici, au moins, ternaire. Elle concerne les personnes qui échangent, plus le tiers que représentent le lieu et la communauté qui le porte. L’échange a la double particularité d’être décalé dans le temps et l’espace et de faire l’objet d’une valorisation qui n’est alors pas marchande, au sens traditionnel, mais intervient dans un système de règles implicites et explicites qui renvoient à la construction des rapports au sein de la communauté de l’échange. C’est souvent pour justifier ce type de pratiques qu’est avancée la notion de réciprocité[6].

 

Des communalités

Des contenus se distinguent de ceux évoqués ci-dessus. Ils ne sont pas des services, au sens où la démarche de conception d’un service n’implique pas ceux qui en seront les clients, même si ces derniers pourront être amenés, au terme d’un processus, dit, de servuction, à interagir avec le prestataire, fournisseur, pour faire en sorte que le service puisse opérer. Ils ne sont pas non plus des activités, au sens où, comme présentés précédemment, ils seraient produits et financés exclusivement dans le cadre d’une procédure publique, avec une labellisation par exemple, et opérés sans la contribution de ceux à qui ils sont destinés. Des contenus, appelons les communalités[7],  pourront être le résultat d’une démarche de conception et de valorisation économique en communs.

Plusieurs caractéristiques pourraient permettre de distinguer ces contenus[8].

La première concerne les rapports que les personnes entretiennent dans les processus de création de ces contenus et dans la mise en œuvre projetée et expérimentée de ces contenus ; des rapports qui les font être tout à la fois producteurs et utilisateurs de ces contenus. La deuxième caractéristique concerne les conditions écologiques de ces rapports en lien avec les ressources sur lesquelles s’appuient ces rapports. Dans quelle mesure, dans la conception de ce type de communalité, se préoccupe-t-on d’utilités sociales et de valeurs d’usage, de construction et préservation de ressources durables et génératrices d’usages régulés en droits. La troisième caractéristique est l’ouverture des perspectives de valorisation à d’autres qu’à la seule valorisation marchande, aux conditions standard du marché. Sous un autre angle, c’est la question de la combinaison opérée entre des logiques (marchande, redistributrice, réciprocitaire) pour construire des modèles économiques pluriels, ouverts à des évolutions possibles. C’est aussi la question du prima éventuel donné, ou non, immédiatement ou à terme, à la réciprocité dans ces combinaisons. Cela suppose alors de remettre en cause le prima donné traditionnellement, soit à la redistribution, dans un modèle de financement public dominant des activités, soit au marché, dans un modèle économique de services qui semblera « normal » aux acteurs et pourra à lui seul représenter la totalité de la perspective de valorisation. Il faudra regarder les spécifications données aux combinaisons de ces différents processus de valorisation selon les activités de production, de construction des accès aux contenus, de ce qui relève de la distribution dans les formes marchandes standard, de gestion et de protection des acteurs à l’œuvre dans ces processus. Il faudra aussi appréhender les  transitions et les temporalités envisagées dans la combinaison de ces processus de valorisation ; les coalitions locales et nationales entre les organisations porteuses de la valorisation économique des contenus exploitant les mêmes ressources, plus ou moins mises en communs, etc.

     Don

Communalité

Service                                                                                             Activité

 

Un  tiers lieu proposera vraisemblablement plusieurs types de contenus, de nature différente. C’est pour cela que ceux qui les racontent le font avec des argumentations qui peuvent varier.

Les tiers lieux ne pourront être définis qu’en fonction des arrangements et des combinaisons de ces contenus. La réalité des parcours empruntés par les tiers lieux, dans leur conception, leur projection, leur mise en œuvre complexe, au gré des contextes et des contraintes, est faite d’un assemblage de ces différents contenus. Une initiative prise sous l’une ou l’autre de ces dynamiques de création de contenus peut avoir subi des inflexions/transformations qui ont pu, ou pourront, en hybrider la nature.

 

Conditions de mises en œuvre des contenus, services, activités, dons et usages en Communs du tiers lieu 

 

Quels types de contenus le tiers lieu développera-t-il ? Ses porteurs envisageront ils différentes options mettant en avant des services marchands, des activités gratuites exclusivement financées sur crédits publics, des contenus reposant sur du don résultant de bénévolat ou de financements privés, des communalités, usages en commun construits avec et entre usagers ? Ou bien ces différences ne seront pas explicitées, n’apparaissant pas comme des options possibles du fait de la prégnance de ce qui fera évidence dans le contexte socio-économique dans lequel s’opèrent ces créations de tiers lieux ? Lorsque ces créations seront revendiquées comme des alternatives au cadre socio-économique dominant, elles pourront se trouver en difficulté d’argumentation et donc de justification.

Si on analyse concrètement les contenus et leurs modes spécifiques de conception, de mise en œuvre, de portage et de valorisation, on en distinguera vraisemblablement de plusieurs sortes ? Il sera utile de les différencier et de les expliciter. Il faudra alors s’interroger sur les dynamiques qui les ont portées et les temporalités dans lesquelles ils sont mis en œuvre.

Par exemple, lors de sa conception, comment le projet de tiers lieu a-t-il été envisagé, dans quelle architecture et éventuelle combinaison de contenus ?

Comment la présence éventuelle de services marchands est-elle justifiée ?

Elle pourra l’être comme une évidence, en même temps qu’une obligation. « On ne peut pas faire autrement ; il nous faut justifier d’un modèle économique », nous dirons les porteurs de ces tiers lieux, considérant qu’il ne saurait y avoir de modèles économiques que justifiés par des services marchands. Cette même présence pourra être justifiée par une nécessité de trouver une viabilité par un équilibre économique qui fait privilégier des contenus immédiatement valorisables en termes marchands, tout en affirmant que le projet doit trouver le temps de s’en construire d’autres, des communalités / usages partagés dont la viabilité économique est plus difficile à argumenter et longue à trouver.

Il sera intéressant de regarder les processus de construction et de justification d’autres contenus.

Le projet met-il en avant des activités, oui ou non, en recourant à des financements publics pour proposer des services gratuits ou à tarifs régulés à des publics ciblés, ou pour permettre de se positionner dans l’espace public et de se faire reconnaître, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à trouver ?

Le projet a-t-il été envisagé en se basant sur de la contribution volontaire, bénévole, oui ou non,  pour préfigurer et amorcer des activités, ou pour s’insérer dans des réseaux de partenaires, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à établir ?

Le projet était-il de donner la priorité à la conception et la construction de capacités et d’usages communs, à partir de ressources rendues accessibles (espaces, terrains, matériaux, données, connaissances, informations…), oui ou non, tout en rendant cela viable économiquement, à court terme, par le recours, temporaire ou plus durable, à des offres de services payants, et/ ou tout en activant des leviers de financements publics par ailleurs ?

 

On voit que le recours à des services marchands, des activités financées ou des dons, peut intervenir dans des contextes et configurations différentes et évolutives dans le temps de déploiement et de mise en œuvre des projets de tiers lieux.

 

 

Questions sur la gouvernance des tiers lieux

 

Les tiers lieux se justifient du fait qu’ils permettraient l’exercice d’une « nouvelle » gouvernance, d’une gouvernance qui serait en rupture, ou tout au moins, ferait différence avec les modes classiques de décision dans les organisations. La définition in abstracto du tiers lieu n’est pas possible sans détour par la compréhension de la dynamique de ses contenus. Il en est de même pour cette autre grande question, la gouvernance, à laquelle ont à faire face les porteurs de tiers lieu. C’est sur elle qu’ils sont attendus dans la mesure de la volonté alternative qu’ils manifestent. On peut y répondre d’une manière abstraite et formelle en supposant que la gouvernance est induite par les choix faits en matière de structure juridique. C’est en partie vrai, notamment lorsqu’il est fait référence à la gouvernance des associations. Mais cette seule référence ne suffit pas à caractériser ce qui est en jeu dans les tiers lieux. En effet, le monde des associations est lui-même dans des dilemmes de gouvernance au moins aussi importants ; les débats sur le rôle des collégiales dans la gouvernance des associations le montrent.

Pressé par le souci de répondre aux exigences des appuis publics et privés qu’ils reçoivent, les porteurs de projets se conforment aux règles dominantes fixées aux « sociétés », qu’elles soient à responsabilité plus ou moins limitée ou anonyme, qu’elles soient de nature coopérative ou même associative. Ils définissent alors un processus formalisé de gouvernance, censé s’appliquer immédiatement, sans délais, alors que les relations entre les partenaires concernés sont en cours de construction, avec  des règles formelles de consultation et de vote. Déjà, à ce niveau le défaut est manifeste.

Déjà, à ce niveau, ce qui est, de fait, nié c’est la réalité de la délibération qu’impliquent pourtant ces règles. La délibération ne doit pas être vue uniquement au travers de ses accès et de ses règles de fonctionnement. Elle doit être envisagée dans ses pratiques réelles et donc dans ses conditions concrètes de mise en œuvre et dans son déroulé. Elle ne peut pas être instantanée, immédiate et univoque, réduite à un vote. Elle ne peut être que longue et lente, ou, tout au moins, selon l’ampleur des enjeux et des décisions à prendre, avoir une certaine durée, avec des blocages donc des suspensions de la décision pour construire des hypothèses, des variantes, des compromis, etc. Il n’y a pas gouvernance s’il n’y a pas délibération, et il n’y a pas délibération s’il n’y a pas processus délibératif. Ne pas aller dans ce sens, le faire et le faire reconnaître en tant que tel, par ceux-là même qui soutiennent et appuient les démarches de construction de tiers lieux, c’est méconnaître le fait que les personnes engagées dans de telles démarches construisent des interactions, intermédiations, des relations régulées d’échange, dans la durée, par apprentissages réflexifs mutuels. Ces apprentissages sont tout autant d’appropriations de normes de gestion et de décision que de confrontations à ces normes et de participation à la construction de normes alternatives.

Au lieu de poser la question de la gouvernance d’une façon globale et abstraite, ce sur quoi la seule prise en considération de la structure juridique débouche, il convient de regarder plusieurs éléments supplémentaires. Il faut prendre en compte les modes de gestion spécifiques des Services, Activités, Dons, Communalités, et leur développement dans le temps des projets de tiers lieux. Il faut envisager précisément à quels compromis la mise en œuvre de ses modes et leurs combinaisons aboutit. Il faut aussi regarder les différents modes d’ « engagement » mobilisés par les partenaires, usagers, contributeurs du lieu[9]. Les faire énoncer par les porteurs de projets de lieux est un élément en lui-même, mais il faut enquêter sur leur effectivité.

C’est à partir de cela que peuvent être envisagées les règles composant la gouvernance réelle des lieux. Il faut donc remonter à la configuration des contenus et à leur combinaison pour comprendre les règles de gouvernance que les lieux sont en situation de se donner. Ces contenus, sont-ils, ou non, constitués à partir de ressources partagées, lesquelles et comment ? Le lieu lui-même peut-il être, ou non considéré comme une ressource partagée, surtout, s’il est pratiqué, fréquenté par une diversité d’usagers ? Quelles sont les différentes ressources mises en commun en lien avec le lieu ? Vu depuis le prisme des communs, la gouvernance ne peut se réduire à l’observation des règles formelles qui régissent les structures sur lesquelles reposent les arrangements socioéconomiques en communs. Envisager des indicateurs de création/fabrication/mise à disposition des « services activités dons communalités »  du tiers lieu suppose de regarder finement  les personnes impliquées, sous quelles formes et à quels moments, et les démarches et méthodes mises en œuvre.

Dans cette perspective, les règles d’engagement formalisées, ou tout au moins énoncées, représentent autant de compromis de justifications. Ces compromis de justification sont importants parce que c’est à travers eux que le tiers lieu, au travers de ses acteurs sera reconnu dans l’espace public. Mais, du point de vue de ces mêmes acteurs, ces engagements ne correspondent qu’à l’un des trois régimes d’engagement qui les mobilisent vraiment; celui qui porte sur les valeurs. On peut en distinguer deux autres correspondant à deux autres modes d’action[10]. Certes, le régime d’engagement sur ces compromis de justification pourra être privilégié dans les interactions dans l’écosystème de relation, dans l’espace public et le rapport aux institutions. Mais il n’est pas suffisant pour différencier les engagements dans ce qu’ils ont de relations sociales concrètes, collectives et individuelles, dans la mesure où le rapport subjectif, singulier, à l’action en commun est renforcé dans le cas des tiers lieux.

Le deuxième régime correspondant à des différences qui peuvent se faire en ce qui concerne le rapport à l’action en projet, au travail et à l’organisation. Leurs particularités se feront jour dans la conduite des interactions auxquelles ils participent. Leurs expressions et justifications se feront certes en lien mais potentiellement aussi soit en convergence soit en contradiction avec les justifications de valeurs mises en avant énoncées. La justification « publique » pourra être celle des valeurs socioéconomiques de la coopération et pourra se faire contredire par les rapports pratiqués ; par exemple en ce qui concerne les rapports au travail dans leur triple dimension expressive –Ce qui convient à l’individu-, publique –Ce qui structure ses rapports aux autres –  et politique –La pratique de l’activité dans un espace public-.

Le troisième régime d’engagement est celui que les individus mobilisent dans leurs relations familières et de proximité. Là où la règle est implicite, pas énoncée et relevant de la conduite apparemment irréfléchie.

Souvent, on ne pense pas que les motivations à l’engagement et les pratiques concrètes d’engagement ont comme sources ces trois niveaux et régimes en permanence, sans que les individus soient en situations de les mettre toujours en cohérence. Les acteurs sociaux des tiers lieux en produisent des combinaisons différenciées alors que l’évaluation et le jugement qui sera fait de leurs comportements, soit n’envisagent pas l’un de ces trois niveaux, soit assimilent l’un d’entre eux à l’ensemble et en lui donnant une valeur d’absolu.

 

Pour approfondir cette question des engagements

Au moins trois raisons font qu’il est important d’approfondir cette notion d’engagement et d’en distinguer d’éventuels modes différenciés.

Tout d’abord, il faut constater l’inflation de discours péremptoires sur le registre de la participation, participation « citoyenne », son impact, ses « difficultés », voire son impossibilité… Il faut tout autant constater la vacuité des analyses en termes d’intérêt ou de besoin. Mais il faut aussi tenir compte des analyses réductrices basées sur les notions d’inégalité et d’injustice. Ces analyses sont souvent incapables de distinguer les inégalités dans leurs contextes, des sentiments et perceptions d’injustice qui « interprètent » ces inégalités du point de vue des individus et des modes de socialisation qui les ont construits. Il faut prendre en compte les pratiques d’action et les jugements dont ils sont l’objet.

Chaque projet est le résultat d’un jugement sur l’action. Chaque projet est un engagement. Comme le précise Howard Becker (2006), cette notion d’engagement rend compte, ici, de lignes d’action cohérentes mises en œuvre par des individus qui ne dissocient pas leur action professionnelle de leur vie personnelle, dans une cohérence du comportement.

Ce lien entre jugement, action et engagement est au cœur des processus de prise d’initiative solidaire. Edouard Gardella (2006) montre que les systèmes explicatifs privilégient souvent deux tendances. La première repose « sur une intériorisation par l’individu des normes et des valeurs partagées au sein d’un groupe ou d’une société entière » (Gardella, 2006, p.137). Cette tendance privilégie une conception de la socialisation comme inculcation d’habitus. La seconde tendance s’appuie sur la conception d’un individu rationnel, « capable de déterminer parfaitement en quoi consiste son intérêt, et d’adopter les moyens nécessaires à sa satisfaction » (idem). L’ordre social dans lequel sont censés s’inscrire les projets des créateurs est alors vu comme une coordination des intérêts individuels, et, l’on pourrait ajouter, comme une coordination de sujets moraux. Mais, une telle coordination est alors une façon d’ériger le marché comme une forme absolue d’organisation de société. Considérer qu’un individu ne pourrait être que gouverné par ses propres intérêts individuels et par des intérêts conçus en termes de compétition, de concurrence des intérêts économiques (conception des besoins et des modalités de les satisfaire), c’est en fait une représentation de la société comme structurée autour d’une représentation du marché. Gardella s’appuie sur les travaux de Boltanski et Thévenot, mais surtout sur ceux de Thévenot (2006) à propos de l’engagement, pour dépasser cette vision finalement assez classique entre socialisation et individualisme comme détermination des comportements économiques : « considérer l’action comme un « engagement » suppose une certaine rupture par rapport à l’homo oeconomicus » (Gardella, 2006, p.138). On peut ajouter que cela suppose aussi une rupture avec la conception dominante de la notion de projet comme pierre de base de toute action d’entreprendre. L’idée que le projet est d’abord, et par essence, individuel est une représentation socioéconomique qui se cale sur une représentation du marché structure de base des rapports sociaux. Et l’évocation d’équipe projet, de projet collectif, de projet tâtonnant ou construit progressivement, ne change rien à l’affaire. Dans toutes ces conceptions finalement convergentes, le projet est vu comme une différenciation par rapport à d’autres acteurs sociaux vus sous l’angle de la concurrence. Pour Gardella, « l’engagement trouve, dans ce cadre théorique (celui de Thévenot), son moteur et son unité conceptuelle dans le jugement, dans le jugement sur l’action (Thévenot, 2006, p.26), qui est surtout un jugement sur le moment de l’action » (Gardella, 2006, p.139). On pourrait dire, sur le moment et au moment de l’action. Le jugement est alors considéré comme l’opération cognitive et corporelle qui permet de sélectionner ce qui est pertinent pour l’action en cours (idem). Gardella note que cela n’est pas sans rappeler que cela s’inscrit dans une tradition de philosophie morale qui est celle de P. Ricœur (1990) lorsque ce dernier souligne le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet. Agissant, les personnes pratiquent leurs jugements dans des situations concrètes et quotidiennes. Construisant leur justesse personnelle dans des exercices d’auto réflexivité, ils s’engagent dans des projets qui ne sont réductibles à la construction d’une différenciation concurrentielle.

Thévenot distingue trois régimes d’engagement (2006). Chaque régime donne un sens particulier aux projets qui y sont construits. Mais surtout ces trios régimes correspondent à des réalités différentes dont la personne concernée fait l’expérience.

Dans le régime, dit, de la « justification » (Cette proposition doit beaucoup aux travaux commune de Thévenot et Boltanski), chacun, dans la recherche de l’accord, s’efforce de légitimer sa position en argumentant sur des principes. Argumenter ne veut pas dire seulement parler, verbaliser, mais aussi mobiliser des objets, des preuves (par exemple, des maquettes, des schémas). Chacun monte alors en généralité. C’est le régime qui fait le lien avec les systèmes de pensée et les argumentations formalisées, éventuellement appuyées sur des institutions. En effet, tout ne relève pas de la seule situation présente, instantanée. Le contexte et les arguments ont une épaisseur historique, institutionnelle, légale… Dans le régime, dit, du « plan », c’est l’adaptation de moyens à une fin pré établie qui est visée. C’est ici le régime le plus classique, celui auquel on réduit souvent l’univers du projet et, dans le cas de l’entreprendre, l’univers de la création d’activité interprétée en termes d’entrepreneuriat. L’individu y est appréhendé comme autonome, doté d’une intention personnelle, ayant un recours fonctionnel à son environnement. Mais ces deux régimes sont à articuler avec un niveau d’action, autre régime, celui dit de la « familiarité ». L’acteur y est appréhendé comme seul, comme coordonnant ses pensées et mouvements avec un environnement d’objets. Dissocier ces trois régimes d’engagement, ces trois modes d’action est une condition pour sortir d’une perspective assimilée à l’analyse du plan/projet, même enrichie de l’examen d’un contexte qui a alors toutes les chances d’être lui-même réduit à une seule dimension, sans profondeur historique, à interactions faibles et sans approche des familiarités concernées.

Pour Thévenot, ces trois régimes d’engagement se distinguent par le degré de généralisation des catégories du jugement mobilisées pour identifier et évaluer ce que l’on est en train de faire. Pour lui, le jugement se caractérise par trois traits fondamentaux : la qualification de ce qui est en train de se faire ; la clôture de la sélection des éléments pertinents ; la possibilité d’une révision (Gardella, 2006, p.146). Une continuité de processus de jugement articule qualification, clôture et révision, mais à des degrés différents des actes de jugements et donc des projets. L’action dont il est question ici est celle qui vise à faire du commun entre des personnes, à les faire entrer en coordination. Elle se compose et articule les trois régimes d’engagement, celui de la justification, de l’argumentation, qui suppose un jeu dans l’espace public, mais aussi celui de la familiarité qui suppose la prise en compte du domaine de l’intime, du familier, pour celui qui contribue à l’action de jugement dans l’espace public, espace où se construit le plan/projet alors que c’est pour lui une question intime. On voit alors que l’action se joue sur l’espace public mais s’appuie sur la mobilisation de l’intime des participants au plan, pour donner un sens commun et familier à tous. Plus encore que les participants, le porteur d’initiative, engagé davantage que les autres, construit une coordination qui est faite d’ajustements entre les participants, mais avant tout d’ajustements à soi-même. Mais ces ajustements à soi-même sont aussi des ajustements avec des supports et outils qui constituent le monde familier d’objets de chacun. En effet, le jugement n’est pas seulement un processus cognitif verbalisé, c’est aussi le recours à d’autres supports et micro processus évaluatifs relevant du perceptif sensoriel, s’exerçant à partir d’objets, de dispositifs, de lieux… L’engagement mobilise alors la personne dans toutes ses dimensions, corporelles, cognitives, affectives. Ainsi, l’engagement représente un choix qui suppose une réduction des possibles et permet le passage à l’action, à condition que l’on en ait les dispositifs adéquats. L’engagement tel que conçu par Thévenot, c’est toujours plus que l’engagement pour le plan /projet. C’est un engagement à la fois plus intime et plus global/sociétal. Le régime d’engagement, dit, de la justification sert de point de passage avec ce que, traditionnellement, on nomme engagement lorsqu’il s’agit de prise de position sociale et politique sur l’espace public. C’est bien l’expérience des porteurs de projet de tiers lieux que de ne pas dissocier leur implication dans les projets individuels et collectifs qu’ils portent, de leur mode de vie et des mobilisations « alternatives » auxquelles ils participent. Les lieux dans lesquels ils exercent leurs activités et « vivent » (les espaces de coworking et autres tiers lieux) sont des bases actives pour ces engagements combinés. C’est d’ailleurs ce qui définit plus spécifiquement ces lieux, qui ne se réduisent pas à être des espaces de travail individuel partagés ou des espaces de télétravail comme on a parfois voulu les caractériser.

Les acteurs des tiers lieux sont attachés aux espaces qu’ils ont créés dans la mesure où ils permettent l’expression d’un engagement « biopolitique ». Ce terme d’engagement « biopolitique » est repris des travaux de Hardt et Negri, inspirés de Foucault, sur les nouvelles formes d’expression des conflits sociaux et politiques. Il veut souligner l’interpénétration croissante de l’économique, du politique, du social et du culturel dans la façon dont les acteurs vivent et mettent en cohérence leurs actions. Dans cette acception, l’engagement c’est tout à la fois une façon de vivre le rapport aux autres et un rapport à soi-même. C’est aussi le choix d’une cohérence de comportements et d’une position,  critique mais constructive, en faveur d’un choix de sociabilité et, partant de là, de société. S’engager c’est alors se mobiliser, moins pour une critique de la société, que  pour porter des initiatives créatrices de communs. Cet engagement s’inscrit dans la perspective déjà décrite d’autoréflexivité, d’interprétation des expériences et des épreuves, au cœur des parcours d’individuation. Ce qui est formateur des identités, l’est tout autant des prises de positions à valeur d’engagement

Becker H.S. (2006), « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, n°11, p.177-192.

Gardella E. (2006), « Le jugement sur l’action. Note critique de L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement de L. Thévenot », Tracés, n°11, p.137-158.

Ricoeur P. (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.

Thévenot L. (2006), L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.

 

 

En guise de conclusion : Comment mener l’enquête ?

 

Il est certes toujours intéressant de demander aux porteurs de projet de se positionner sur leur projet, d’en exprimer les motivations, de leur faire expliciter les argumentations et justifications sur lesquelles ils fondent leurs actions.

Mais, du fait des conditions concrètes dans lesquelles, au sein d’un champ socio-économique et d’un contexte de territoire, dans lesquels ils œuvrent, on ne peut se dispenser d’envisager finement les processus concrets de construction des contenus donnés au tiers lieu.

Compte tenu des différences de positions dans lesquels se trouvent les porteurs de ces tiers lieux et des différentes options de contenus, certaines étant plus légitimes que d’autres dans leur contexte, et si l’on veut comprendre pour éventuellement accompagner ces processus de construction, l’enquête ne peut se passer d’une action réflexive des porteurs sur leur propre démarche de création. Toute enquête, prétendument évaluative, qui ne poserait pas ces questions d’action réflexive laisserait échapper à son regard une grande diversité de pratiques et de justifications plus ou moins maitrisées de ces pratiques.

Et si l’on pense que, pour différentes raisons prétendument objectives de temps ou de moyens, à moins qu’elles ne soient directement normatives, on appliquerait un questionnaire sans en expliciter les différences de positions et de contenus, on n’obtiendrait, au mieux, qu’un contrôle de conformité à des principes idéologiques dominants. On ne peut mener une réelle en quête qu’en y associant complétement les porteurs de projets de tiers lieux à ceux qui les accompagnent et aux représentants des institutions publiques qui les appuient.

Pour cela, l’enquête doit se concevoir dans une démarche d’action réflexive des porteurs sur leurs propres représentations de l’action et leurs propres. Elle doit aussi s’outiller de grilles et points de repère pour différencier les démarches et les pratiques. En annexe, opérationnalisant les problématiques de positions et de contenus, deux supports sont proposés.

 

 

   Inventaire des contenus des tiers lieux évalués en service, activité, don ou communalité

 

 

 

Contenus

services marchands proposés par le lieuactivités subventionnées gérées par le lieuactivités bénévoles gérées par le lieuservices marchands proposés par un partenaire externe utilisant le lieuactivités bénévoles gérées par un partenaire externe utilisant le lieuusages en commun: construits et gérés par la communauté du lieu
 coworking

> nombre de coworkers/semaine

Bureaux mis à disposition

> nombre de bureaux

> nombre d’utilisateurs

Salles de réunion

> combien par semaine ?

Espace de création, Art Lab

> nombre d’utilisateurs/semaine

Espace de médiation numérique

> nombre d’utilisateurs/semaine

Ateliers de fabrication

> nombre d’utilisateurs/semaine

 

Mise à disposition de matériels, équipements, outils

> nombre d’objets mise à disposition/semaine

Espace de formation

> nombre de formations

Estimation du nombre de stagiaires par an ?

Espace ouvert aux projets (accompagnement)

> nombre de personnes utilisatrices/semaine

Espace Incubateur d’entreprises

> nombre d’entreprises incubées/an

> nombre de salariés

Espace d’exposition

> Nombre d’exposition/an

> Nombre de visiteur par exposition

Salle de spectacle, espace de diffusion culturelle,

 

> en moyenne combien /sem

> en moyenne combien de spectateur

Jardins

Estimation de la superficie des jardins ?

> nombre d’utilisateurs

Espaces agricoles, horticoles, maraîchers, compostage

Estimation de la superficie des espaces agricoles, horticoles, maraîchers ?

> nombre d’utilisateurs

Conciergerie

> nombre d’utilisateurs/semaine

Espaces de stockage

> nombre d’espaces

> volume de stockage en m3 (cube)

Ressourcerie

Estimation du nombre d’objets distribués ?

Domiciliation de structures

> nombre de structures domiciliées

Café-restaurant

Estimation du nombre de personnes par semaine ?

Boutique/Epicerie

Estimation du nombre de personnes par semaine ?

Cuisine partagée

> nombre d’utilisateurs/semaine

Espace de convivialité, détente, avec des services attenants (cafés, thés, etc.)
Crèche

> nombre d’enfants

Bibliothèque/
Librairie

> combien d’ouvrages sortis des stocks ?

AUTRE

>quantité/nombre d’utilisateurs.

Pouvez définir (utilisateurs, espace, etc.) et quantifier (nombre, m²) l’activité

 

 

 

 

 

Inventaire des règles et des droits pour construire les contenus et les gouverner

 

Il faudra différencier plusieurs types de règles :

Les règles opérationnelles définissant les accès, les droits de s’en approprier une fraction, ou les produits, les usages ;

Les règles définissant les choix collectifs précisant le droit de participer à la gestion de la ressource, d’en définissant les accès, les usages…

Les règles constitutionnelles définissant comment les règles précédentes peuvent être modifiées.

Voici schématiquement comment ces règles en communs peuvent être précisées selon les apports d’Ostrom (CPR).

Les règles de gouvernance :

 

  1. Les niveaux de règles
    1. Règles opérationnelles
      1. Des actions au jour le jour
      2. La régulation de l’accès aux ressources
      3. Des obligations des parties dans les usages
    2. Règles de choix collectifs
      1. Définition des niveaux et conditions de participation
      2. Conditions de modification des règles opérationnelles
    3. Règles de choix constitutionnelles
      1. Définition des finalités et objectifs

 

  1. Les types de règles
    1. de positions
    2. d’entrée/sortie
      1. conditions d’éligibilité aux différentes positions
      2. conditions d’accès
    3. de choix d’actions
      1. possibles
      2. obligées
      3. interdites
    4. d’attribution du contrôle
      1. niveaux de contrôle des actions/activités
      2. formes des contrôles
    5. d’information
      1. niveaux de disponibilité et d’accès aux informations
      2. selon les niveaux de mesure des résultats
    6. de paiement
      1. contributions
      2. rétributions
    7. de cadrage
      1. définition des conditions d’usages des ressources
      2. cadrage des externalités, positives et négatives

 

Les droits de propriété face aux communs

 

  • Principes
    1. Propriété privée exclusive
    2. Propriété publique
    3. Propriété (privée) du commun

 

  1. Types de rapport aux ressources
    1. Accès, Extraction /Usages
    2. Gestion
    3. Exclusion
    4. Aliénation

 

PropriétairePossesseurDétenteur de droits d’usage et de gestionUtilisateur Usager
1xxxx
2xxx
3xx
4x

 

 

[1] Bruce Bégout, De la décence ordinaire, court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Paris, éditions  Allia, 2019.

 

[2] « L’enquête relève plus d’une logique de création que d’une logique de découverte ». C’est ainsi que Joëlle Zask introduit l’ouvrage de John Dewey, Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2005

[3] Pour développer cette argumentation, j’adopte ici une position « pragmatique ». Mais il faut l’entendre ici au sens que lui donne Joëlle Zask introduisant l’œuvre de John Dewey : « Contrairement à une idée répandue, le pragmatisme ne doit pas grand-chose à ce que l’on appelle souvent « une attitude pragmatique », pas plus qu’il ne relève d’une doctrine qui présenterait un ensemble de maximes pratiques et utiles frappées au coin du bon sens. A l’inverse de ces interprétations qui supposent plus ou moins sciemment des relations souples, accommodantes et adaptatives entre un individu qui sait par nature ce qu’il veut et un milieu pleinement réalisé pourvu de qualités plutôt fixes, pour le pragmatisme le monde n’est pas donné, il est « en train de se faire » (in the making). Loin de désigner l’adaptation des moyens à des fins déjà-là, il établit au contraire que les fins doivent toujours être retravaillées en fonction des moyens réellement existants qui permettent de les éprouver » J. Zask, « La politique comme expérimentation », introduction à John Dewey, idem, p 25.

[4] Cette reconnaissance locale par la MEL (Métropole Européenne de Lille) et d’autres collectivités territoriales a ensuite été suivie par celle de la collectivité nationale avec la création d’un conseil national et d’une association nationale des Tiers Lieux, France Tiers Lieux.

[5] Dans le monde des communs, il est fait davantage référence à la notion de « commoner ». Il est proposé ici de la francisé en même temps qu’on tente de la caractériser en lien avec les expériences menées dans les écosystèmes des tiers lieux.

[6] Sur ces notions de communauté comme espace d’échanges réciprocitaires, cf. https://christianmahieu.lescommuns.org/2018/04/27/communaute-espace-de-reciprocite-relationnelle-espace-public-economique-dans-une-economie-des-communs/; https://christianmahieu.lescommuns.org/2018/04/06/institution-de-la-reciprocite-introduction/

 

[7] https://fr.wiktionary.org/wiki/communalit%C3%A9

 

[8] Christian Mahieu, « Pour entreprendre (la mise) en communs : l’accompagnement pair à pair », Imaginaire Communs, Cahiers de recherche Catalyst, n°0, avril 2019

[9] Laurent Thévenot parle à ce propos de « régimes d’engagement ». Il les définit dans ce qu’il appelle une «grammaire de communalités » en s’appuyant sur les notions  d’  « objets intermédiaires », ou objets supports d’intermédiation, et de « compromis » entre différents ordres de justification de valeurs. L. Thévenot, L’action au pluriel, Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.

[10] Laurent Thévenot, opus cité.

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L’impératif de la rencontre à l’heure de la distanciation sociale : Le Furieux, une expérience d’opéra participatif

Il y a quelques semaines j’ai eu l’opportunité de me joindre à une expérience d’opéra participatif, Le Furieux, tiré d’un texte de Laurent Gaudé « Onysos, le Furieux », et conçu par Claire Pasquier du collectif La Meute, https://www.youtube.com/watch?v=25dbrPEoIVk.

« L’opéra participatif Le Furieux est un chœur citoyen, un cri libérateur, une création collective. Pas d’instruments, seulement des corps, des voix et de la musique électronique en direct. Nous nous mettons face à l’autre, face à nos parcours, nos points communs et nos différences, face à l’étrange et à l’étranger. Nous construisons ensemble une histoire à notre image. Nous formons une meute et nous dansons, nous chantons, nous racontons. Des parcours de découverte enrichissent l’expérience de co-création de l’opéra avec des visites guidées, des spectacles, des expositions et des rencontres ».

Une vingtaine de participants ont partagé, avec la scénographe, le danseur et la chanteuse, deux semaines de création et de rencontres. Un spectacle final est venu clore cette séquence de création collective.

 

« Ces heures ont été les seuls instants de ma vie où je ne fus qu’un homme.»

Laurent Gaudé, Onysos, le furieux

 

Le paradoxe est que j’écris ces quelques lignes en plein confinement à cause de la pandémie de coronavirus. Je suis chez moi, avec ma compagne, à l’écart de tous. Bien sûr, comme beaucoup, je communique (mettre en commun ?) avec les autres, via les moyens de télécommunication, réseaux dits « sociaux » et téléphone. Je communique avec des gens avec qui j’ai des liens, de famille, d’activités professionnelles et autres. Rien n’est laissé au hasard de la rencontre.

Et, c’est d’abord ce que j’ai ressenti dans ma participation à cette expérience d’opéra dit participatif : une rencontre improbable.

Une rencontre d’abord avec des artistes dans l’exercice de leur création, des artistes qui conçoivent un format et vous le font partager, qui l’argumentent et le mettent en œuvre. Le plus surprenant pour moi est ce mélange d’explications rationnelles, des horaires, des questions logistiques, mais aussi des consignes, des codes formels, et de schèmes interprétatifs qui proviennent de la lecture d’un texte (Onysos, le furieux, de Laurent Gaudé) qui vient percuter l’expérience partagée des deux créatrices, scénographe et chanteuse lyrique.

Mais la rencontre, pour moi la plus forte, du point de vue de mes expériences passées, c’est celle d’un groupe de personnes inconnues, juxtaposées. Nulle présentation réciproque n’a semblé nécessaire. Une vingtaine de personnes étaient là, chacune différente en âge, sexe, surement en matière de trajectoire et d’expériences. L’instant de la prise de contact a suffi à nous mettre en mouvement, ensemble. La surprise a été pour moi que, passé un bref moment d’interactions par le biais d’un jeu, en rond, nous entrions vite dans une très grande proximité, promiscuité, sans que cela ne fasse l’objet d’une quelconque explication, autre que la description factuelle des liens et contacts que nous nous proposions de pratiquer pour faire corps, ensemble.

Aucune explication n’a été donnée, ni même demandée. Aucune réticence, ni hésitation, ne s’est manifestée, et ce même en aparté, entre les personnes pour qui c’était pourtant la première expérience en la matière. Tout à la fois, chacun a respecté les consignes de jeu et les a interprétées pour en faire sa singularité au sein d’un groupe, lui-même, singulier dans sa diversité expressive. Chacun, et c’est là le rôle spécifique, créateur, des artistes, a pu se voir attribuer un rôle adapté à ses spécificités expressives sans que cela fasse l’objet d’une délibération ; une composition dans le mouvement même du jeu. De quelle composition s’est-t-il agi ? Quelle en était la partition ? Les personnes n’étaient pas rassemblées pour interpréter des rôles prédéfinis. Elles n’en auraient pas eu les qualités habituellement requises. Les rôles se sont inventés au fur et à mesure de l’exercice d’auto composition, simplement guidée et accompagnée par les artistes garantes de la pertinence et cohérence expressives.

Bien sûr, une explication rationnelle, celle du sociologue, dira qu’il s’agissait d’interpréter les rapports de l’individu au groupe, de jouer la complexité des interactions que mettent en œuvre un collectif improbable, spontané. A plusieurs moments, au cours du spectacle, ces interactions ont fait l’objet d’une description, interprétation et explicitation. Mais, ces moments interprétatifs, explicatifs faisaient eux-mêmes parties du spectacle que donnent à voir des groupes en mouvement, sous le mode du sport, de la danse, de la guerre. Aucun de ces moments interprétés ne peut résumer à lui seul la complexité de l’alchimie de l’agir collectif.

Après que ces moments passés ensemble soient advenus, chacun est rentré dans ses propres systèmes d’interactions ; toujours le même, et un peu changé ; « Ces heures ont été les seuls instants de ma vie où je ne fus qu’un homme ».

 

Alors, pour nous aider à réfléchir sur notre humanité, voici une proposition du philosophe italien Giorgio Agamben. Son court texte parle de « distanciation sociale ».

Si l’année 2019 a été marquée par une vague mondiale de mouvements sociaux, le virus Covid-19 – motif d’état d’urgence en temps de « guerre » sanitaire – a brusquement mis fin aux manifestations. Décliné en diverses langues, le mot d’ordre « Restez à la maison » rappelle sans cesse qu’il s’agit à présent de limiter les risques de contagion. Disciplinant les existences, la « distanciation sociale » généralisée instaure une nouvelle norme de vie, dont les conséquences politiques restent à explorer. Envisageant ses effets sur la masse, à partir d’un passage d’Elias Canetti, Giorgio Agamben dépeint une volonté collective de contrôle impérieux des liens humains, dont la peur de la mort est sans doute le profond ressort.

« Il est incertain où la mort nous attende, attendons la partout. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute subjection et contrainte. »
Michel de Montaigne

Comme l’histoire nous apprend que chaque phénomène a ou peut avoir des implications politiques, il convient d’enregistrer avec attention le nouveau concept qui a fait aujourd’hui son entrée dans le lexique politique de l’Occident : la « distanciation sociale ». Bien que le terme ait été probablement fabriqué comme un euphémisme, par rapport à la crudité de celui de « confinement » utilisé jusqu’à présent, il faut se demander ce que pourrait être un système politique le prenant pour fondement. Cela est d’autant plus urgent qu’il ne s’agit pas seulement d’une hypothèse purement théorique, s’il est vrai, comme on commence à dire ici ou là, que l’actuelle urgence sanitaire peut être considérée comme un laboratoire où se préparent les nouveaux agencements politiques et sociaux qui attendent l’humanité.

Bien que, comme il arrive à chaque fois, il y ait quelques sots pour suggérer qu’une telle situation puisse être sans aucun doute considérée comme positive et que les nouvelles technologies digitales permettent depuis longtemps de communiquer avec bonheur à distance, je ne crois pas, quant à moi, qu’une communauté fondée sur la « distanciation sociale » soit humainement et politiquement vivable. En tout cas, quelle que soit la perspective, il me semble que c’est sur ce thème que nous devrions réfléchir.

Une première considération concerne la nature vraiment singulière du phénomène que les mesures de « distanciation sociale » ont produit. Dans son chef-d’œuvre Masse et puissance, Canetti définit la masse sur laquelle la puissance se fonde par l’inversion de la peur d’être touché. Tandis que d’ordinaire les hommes ont peur d’être touchés par l’inconnu et que toutes les distances qu’ils établissent autour d’eux naissent de cette crainte, la masse est l’unique situation dans laquelle la peur s’inverse en son contraire. « Ce n’est que dans la masse que l’homme peut être délivré de la peur d’être touché… Dès qu’on s’abandonne à la masse, on n’a plus peur d’en être touché. Quiconque nous bouscule est égal à nous, nous le sentons comme nous-mêmes. D’un coup, et comme si tout se passait en un seul et même corps… Ce renversement de la peur d’être touché est propre à la masse. Le soulagement qui s’y diffuse atteint un degré d’autant plus frappant que la masse est dense ».

Je ne sais ce qu’aurait pensé Canetti de la nouvelle phénoménologie de la masse qui se présente à nous : ce que les mesures de distanciation sociale et la panique ont créé est certainement une masse – mais une masse pour ainsi dire renversée, formée d’individus qui se tiennent à tout prix à distance l’un de l’autre. Une masse non dense, donc, mais raréfiée, et qui, toutefois, est encore une masse, si celle-ci, comme Canetti le précise peu après, se définit par sa compacité et sa passivité, dans le sens où « un mouvement vraiment libre ne lui serait en aucune façon possible… celle-là attend, attend un chef, qu’il faudra lui désigner ».

Quelques pages plus loin, Canetti décrit la masse qui se forme par le biais de l’interdit : « de nombreuses personnes réunies ensemble veulent ne plus faire ce que, jusqu’à alors, elles avaient fait individuellement. L’interdit est soudain : elles se l’imposent d’elles-mêmes… dans tous les cas il frappe avec une force maximale. Il est catégorique comme un ordre ; est toutefois décisif son caractère négatif ».

Il est important de ne pas laisser échapper l’idée qu’une communauté fondée sur la distanciation sociale n’aurait rien à voir, comme on pourrait le croire naïvement, avec un individualisme poussé à l’excès : elle serait, tout à l’inverse, comme celle que nous voyons aujourd’hui autour de nous, une masse raréfiée et fondée sur un interdit, mais, justement pour cela, particulièrement compacte et passive.

Giorgio Agamben, traduction  Florence Balique, à partir du texte italien publié le 6 avril 2020 sur le site Quodlibet (https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-distanziamento-sociale), paru dans lundimatin#238, le 13 avril 2020

 

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« Ces heures ont été les seuls instants de ma vie où je ne fus qu’un homme.» (Laurent Gaudé, Onysos, le furieux) : une expérience d’opéra participatif

Le paradoxe est que j’écris ces quelques lignes en plein confinement à cause de la pandémie de coronavirus. Je suis chez moi, avec mon épouse, à l’écart de tous. Bien sûr, comme beaucoup je communique (mettre en commun ?) avec les autres, via les moyens de télécommunication, réseaux dits « sociaux » et téléphone. Je communique avec des gens avec qui j’ai des liens, de famille, d’activités professionnelles et autres. Rien n’est laissé au hasard de la rencontre.

Et, c’est d’abord ce que j’ai ressenti dans ma participation à cette expérience d’opéra dit participatif : une rencontre improbable.

Une rencontre d’abord avec des artistes dans l’exercice de leur création, des artistes qui conçoivent un format et vous le font partager, qui l’argumentent et le mettent en œuvre. Le plus surprenant pour moi est ce mélange d’explications rationnelles, des horaires, des questions logistiques, mais aussi des consignes, des codes formels, et de schèmes interprétatifs qui proviennent de la lecture d’un texte (Onysos, le furieux, de Laurent Gaudé) qui vient percuter l’expérience partagée des deux créatrices, scénographe et chanteuse lyrique.

Mais la rencontre, pour moi la plus forte, du point de vue de mes expériences passées, c’est celle d’un groupe de personnes inconnues, juxtaposées. Nulle présentation réciproque n’a semblé nécessaire. Une vingtaine de personnes étaient là, chacune différente en âge, sexe, surement en matière de trajectoire et d’expériences. L’instant de la prise de contact a suffi à nous mettre en mouvement, ensemble. La surprise a été pour moi que, passé un bref moment d’interactions par le biais d’un jeu, en rond, nous entrions vite dans une très grande proximité, promiscuité, sans que cela ne fasse l’objet d’une quelconque explication, autre que la description factuelle des liens et contacts que nous nous proposions de pratiquer pour faire corps, ensemble.

Aucune explication n’a été donnée, ni même demandée. Aucune réticence, ni hésitation, ne s’est manifestée, et ce même en aparté, entre les personnes pour qui c’était pourtant la première expérience en la matière. Tout à la fois, chacun a respecté les consignes de jeu et les a interprétées pour en faire sa singularité au sein d’un groupe, lui-même, singulier dans sa diversité expressive. Chacun, et c’est là le rôle spécifique, créateur, des artistes, a pu se voir attribuer un rôle adapté à ses spécificités expressives sans que cela fasse l’objet d’une délibération ; une composition dans le mouvement même du jeu. De quelle composition s’est-t-il agi ? Quelle en était la partition ? Les personnes n’étaient pas rassemblées pour interpréter des rôles prédéfinis. Elles n’en auraient pas eu les qualités habituellement requises. Les rôles se sont inventés au fur et à mesure de l’exercice d’auto composition, simplement guidée et accompagnée par les artistes garantes de la pertinence et cohérence expressives.

Bien sûr, une explication rationnelle, celle du sociologue, dira qu’il s’agissait d’interpréter les rapports de l’individu au groupe, de jouer la complexité des interactions que mettent en œuvre un collectif improbable, spontané. A plusieurs moments, au cours du spectacle, ces interactions ont fait l’objet d’une description, interprétation et explicitation. Mais, ces moments interprétatifs, explicatifs faisaient eux-mêmes parties du spectacle que donnent à voir des groupes en mouvement, sous le mode du sport, de la danse, de la guerre. Aucun de ces moments interprétés ne peut résumer à lui seul la complexité de l’alchimie de l’agir collectif.

Après que ces moments passés ensemble soient advenus, chacun est rentré dans ses propres systèmes d’interactions ; toujours le même et un peu changé ; « Ces heures ont été les seuls instants de ma vie où je ne fus qu’un homme ».

 

What do you want to do ?

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Les Tiers Lieux face à la pandémie du coronavirus : un moment politique….

 

What do you want to do ?

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Le monde des Tiers Lieux est donc dans l’action pour faire face à la pandémie, bravo.

On comprend que face à une telle crise, c’est l’ensemble du « corps social » qui doit se mobiliser. Et, de ce point de vue, les Tiers Lieux montrent ce qu’ils sont avant tout : la manifestation d’une prise d’initiative privée qui prend des formes sociales et économiques plurielles.

Mais, a-t-il conscience, ce monde, que, pour une large part, dans les circonstances actuelles, il supplée les défaillances organisées d’un service public de santé qui a été mis à mal par le gouvernement actuel qui priorise l’accompagnement libéral de la transformation de la société ? Les lois d’exception prises concernant le travail risquent de nous le montrer bientôt. Certes, en faisant cela, il ne fait que poursuivre, mais d’une manière plus efficace, ce qu’on fait les gouvernements précédents. Mais, n’oublions pas que ces mêmes services publics de santé étaient en grève jusqu’à aujourd’hui où leurs agents risquent leur vie.

Ces Tiers Lieux, incarnent bien cette initiative privée dont on se félicite en ces temps de crise sanitaire. Ils sont mobilisés pour suppléer l’action sanitaire. Mais quels rôles, et pour qui, sont-ils prêts à jouer dans la recomposition sociopolitique à venir ? Comment, France Tiers Lieux, comme organisation politique, dans des rapports ambigus aux institutions publiques qu’il convient de ne pas caricaturer, va-t-elle se comporter ? Mais aussi, quels seront les positions et rôles des réseaux et structures ressources qui organisent le monde des Tiers Lieux ?

La période qui va s’ouvrir lorsqu’il sera mis fin au confinement et à la période de crise aiguë ne pourra être que l’amorce de la transition qui s’annonce.

Comprendre la dynamique de développement des activités dans les Tiers Lieux : Quelques propositions

Les projets de Tiers Lieux sont nombreux. D’ores et déjà, ces lieux font partie de l’espace public. Les Institutions publiques leur apportent un soutien. Elles le font sur base du service rendu aux publics concernés ; ce qui est bien dans leurs attributions et leur rôle. Mais, qu’en est-il de ces activités, quelles sont-elles, mais, plus encore, dans quelle dynamique ces activités sont-elles développées ? La spécificité des modes de développement des activités privilégiés dans ces Tiers Lieux est de nature à concrétiser les buts et objectifs que ces lieux se donnent.

Si « Faire Tiers Lieux » c’est définir un espace – temps au sein duquel des personnes font des « choses » ensemble, de manière autonome, il faut s’interroger sur les conditions matérielles, intellectuelles et politiques d’un tel espace-temps.

Autonomie ne signifie pas autarcie, fermeture (propriété) et indépendance vis-à-vis de l’extérieur.

Mais plutôt, agir en coopération dans un écosystème de confiance, faciliter la capacité de tous et de chacun à déterminer effectivement des règles de fonctionnement et d’usage.

(D’après https://movilab.org/wiki/LaMyne)

Pour cela, il faut s’interroger sur :

  • La construction des « activités » selon les niveaux de maîtrise d’ouvrage / d’œuvre / d’usages
    • Co construction originale d’une activité par un « collectif » constituant, tout ou partie de la communauté porteuse du lieu
    • Reprise d’un « service » préexistant au développement du lieu
      • Reprise intégrale ou adaptée d’un service existant « sur le marché », et dont l’accès est éventuellement assuré par un partenaire/prestataire extérieur au lieu
      • Reprise intégrale ou aménagée d’un service « social », assuré par un opérateur extérieur tirant ses ressources de financements publics, privés, ou hybrides
    • Les ressources (les moyens, mais envisagés comme des ressources, avec leur financement, les conditions de maintenance, de pérennité, de garanties données pour des conditions d’accès)
    • Les accès aux ressources construites ou mises à disposition

 

  • Les usages et accès des espaces circonscrits :
    • Mise à disposition des activités/services, et leurs conditions d’accès et d’usages
    • Accès et usages non prescrits, laissés à libre disposition individuelle et collective

 

  • Les externalités du tiers lieu :
    • ce qu’il apporte à l’écosystème,
    • au territoire,
    • à l’environnement

 

Il s’agirait donc de mieux comprendre comment se construisent les « activités » et leurs usages. Il faudrait demander aux porteurs de projets de Tiers Lieux comment ils s’y sont pris ou comptent s’y prendre ; l’accompagnement éventuel qui peut leur être apporté ne doit-il pas se situer d’abord à ce niveau.

Il ne faudrait pas se contenter de généralités à ce sujet mais de leur faire exprimer leurs intentions et expériences en la matière, leur en demander des exemples concrets, comment, qui, avec quels moyens, etc.

Des cas récents de TL présentés devant le comité AAP TL MEL permettent de comprendre les logiques de construction, mise à disposition d’activités.

Deux exemples, présentés de façon schématique :

T….. E….

Faire Tiers Lieu à partir d’une offre, au départ, commerciale, menée de façon « entrepreneuriale » classique,

avec développement progressif de clientèles spécifiques devant s’agréger en communauté,

avec une gouvernance sur base d’une sarl classique formée par les deux associées,

et qui est présentée comme devant s’ouvrir, au fur et à mesure de la construction de cette communauté,

la question du changement de structure n’étant pas explicitement posée,

la formation de la communauté étant, d’une certaine façon, présentée comme un coût que le TL(?) abordera quand il aura trouvé un équilibre économie,

le rôle de la communauté n’étant pas pensé dans l’équilibre économique global du lieu

U……

Faire Tiers Lieu à partir d’une démarche basée sur un « labo d’expérimentation d’usages » porté par un Centre Social,

en rupture avec une conception d’activités sociales « en catalogue » justifiant l’agrément de financement donné par la CAF et autres financeurs publics,

le labo prend la forme d’un espace provisoire de co construction/ maitrise d’usages,

un espace virtuel provisoire, délimité par des palettes sur un parking de la résidence qui constitue le cœur du territoire visé,

un espace matériel (un local dans la résidence)

La gouvernance spécifique du TL est envisagé en parallèle et en rupture avec celle du Centre Social.

Conditions et évaluations des initiatives collectives :Capacités d’action, compétences politiques, L’enquête, les publics mobilisés, les dispositifs d’interactions

Quelles conditions requièrent la prise d’initiative collective et les projets en commun de la part de citoyens ? On peut s’interroger sur les capacités d’action et les compétences que ces initiatives et projets collectifs supposent.

L’objectif est ici de mieux comprendre les processus concrets par lesquels des citoyens acquièrent les capacités d’action collective leur permettant de s’impliquer et de s’engager dans des projets qui impactent leur environnement de travail et de vie.

Des recherches ont montré la portée et les limites des dispositifs institutionnels de participation (Carrel, 2013). Les politiques publiques, par exemple celles, dénommées «Ville en transition », et celles qui prônent la démocratie participative, se sont appuyées sur cette « injonction participative » (Blondiaux, 2001). Elles ont expérimenté des mécanismes délibératifs qui devaient permettre aux informations, aux arguments et expertises, de s’échanger. Ces échanges, lorsqu’ils ont été organisés, sont souvent demeurés le fait de peu de monde, et souvent de personnes aux profils sociologiques proches des porteurs de ces politiques.   Les résultats des travaux qui en ont rendus compte nous conduisent à sortir du seul champ de la démocratie délibérative et, même, de ses espaces expérimentaux. Il est essentiel d’ envisager la réalité des pratiques d’interventions sociales, de prises de parole, de prise d’initiative et de mise en action collective.

De nombreuses enquêtes l’ont montré, la construction de telles capacités et compétences dépend largement de la multiplication d’espaces, de dispositifs et d’objets de transaction qui créent les conditions du développement de la mobilisation et de la politisation des acteurs.

 

L’enquête et ses publics

La notion d’enquête à laquelle nous nous référons ici renvoie à ce qu’en disent les chercheurs et praticiens de l’intervention sociale dans la perspective ouverte par les philosophes pragmatistes américains et en particulier par John Dewey. L’enquête, au sens de Dewey (1967), et telle que la présente Joëlle Zask (2004), est avant tout un processus expérimental associant des dispositifs, des espaces de mise en œuvre de ces dispositifs, des objets à produire, en situations et par le biais de dispositifs. Par-delà les acceptions courantes de ces mots dans la vie quotidienne des acteurs, il faut envisager ici les notions d’espace, de dispositif et d’objet comme les constituants de processus d’action et d’arrangements organisant l’exercice de réflexivité de cette action par les acteurs eux-mêmes. Ainsi, la notion d’espace s’entend d’une double façon. Il s’agit ici d’une part du lieu, de la zone concernée par le problème, ou l’enjeu de l’action. Il s’agit d’autre part de la « scène » de mise en œuvre d’interactions menées au titre de la participation, un espace ouvert à la délibération, sous l’une ou l’autre de ses formes. Il en est de même avec la notion de dispositif ; tout à la fois ensemble de dispositions prises pour viser un résultat  consistant à construire un « objet » et potentialités d’interactions et de construction collective de représentations partagées de l’action (Latour, 2006).

Capacités d’agir et de connaître vont de paire et relèvent d’une même dynamique de construction. Ainsi, « placer l’accent sur le caractère expérimental de la connaissance mène à privilégier les opérations de production d’objets, par rapport aux opérations de validation des idées » (Zask, 2004, p.142). L’enquête vue sous cet angle correspond à l’effort à surmonter collectivement pour unifier les pratiques expérimentales des acteurs en situation. La situation problématique incarnée par l’objet à construire devient terrain d’enquête. La production de connaissances sur l’action suppose que le collectif porteur de l’expérimentation, associant militants associatifs et chercheurs, soit en mesure d’être le créateur et le facilitateur du dispositif d’action. Il revient à ce collectif de circonscrire un objet qui doit permettre que s’opèrent les interactions et les transactions entre les acteurs concernés. Cela suppose donc que le dispositif lui-même soit conçu en lien étroit avec les différentes catégories d’acteurs, considérés dans cette logique comme autant de « publics » (Dewey, 1967) spécifiques à construire en tant qu’acteurs collectifs.

 

Les capacités d’action citoyenne et leurs dispositifs de construction : qui, quoi, comment ?

 

Faire référence à la participation, à l’implication, a fortiori, à l’engagement et la contribution des habitants, des citoyens, ne suffit pas à comprendre les dynamiques de prise d’initiative. Pour les comprendre il faut d’abord les caractériser pour tenter de les évaluer et, dans la mesure du possible, de les mesurer.

Il convient, d’abord, d’envisager la composition sociale des personnes concernées, à différents titres, par l’initiative est l’un des aspects majeurs.

La composition sociale doit s’entendre ici sous ses aspects :

  • socio démographique et spatial (âge, sexe, habitat, modes de vie),
  • socio scolaire et qualification (niveau de formation, diplômes, expériences qualifiantes),
  • socio professionnelle (situations et parcours professionnels, emplois, contrats spécifiques, courts, aidés, etc.).

 

Se donner des critères pour préciser cette composition sociale représente un premier niveau d’objectivation de l’analyse des initiatives. Cette composition, « objective » ou tendant vers une certaine objectivité, est utile dans l’argumentation et la dynamique de la mobilisation. Il y sera alors fait référence aux personnes concernées selon des caractéristiques générales, d’habitants par exemple, ou selon des qualités conférées aux personnes et ou aux espaces sociaux concernés, quartiers pauvres, milieux populaires par exemple. Mais, elle ne suffit pas à qualifier cette dynamique.  Il faut aussi envisager la façon dont ces populations, par-delà certaines caractéristiques objectives, se représentent les regroupements, associations et « collectifs » qu’elles forment, et ce à différents niveaux d’intégration collective et de représentations d’un sens partagé de l’action. Ces populations spécifiques existent elles en elles-mêmes et/ou pour elles-mêmes ? C’est la question qui visent à expliciter la démarche d’enquête prônée par Dewey et ceux qui s’en inspirent.

Pour aller dans ce sens, en plus de la caractérisation des populations, il faut spécifier les modalités concrètes de l’action collective et les interactions qu’elle génère au sein ou entre les populations et avec les institutions et les différentes organisations sociales et économiques.

Il faut alors analyser les dispositifs d’action et d’interaction, sous différents angles :

  • les formats, créés spécifiquement ou repris de méthodes d’action existantes : les cycles et récurrences des actions entreprises, épisodiques ou éphémères, les réunions sous différentes formes d’animation, mais aussi les manifestations, les occupations, les expositions, les visites, les ballades (à la manière des balades urbaines de Jane Jacobs) ;
  • les argumentations : récits et présentations ;
  • les ritualisations : le vocabulaire type développé dans le cadre des actions ;
  • les esthétiques et symboliques qu’elles véhiculent ;
  • les supports, physiques et numériques, les écrits, les captations set reportages audio et visuels ;
  • les lieux d’expression et d’organisation,
  • les formes de régulation, décision : formalisation de groupes spécifiques, opérationnels et de pilotage, les mandats donnés, exercés, les chartes et codes sociaux définis.

 

Si l’action se donne la perspective, explicitement ou non, de la mise en commun et de l’instauration de communs, il faudra privilégier dans l’analyse des construits sociaux de l’action collective, ce que, parmi les moyens qu’ils tentent de se donner, les acteurs sont prêts à qualifier de « ressources » partagées ou partageables.

 

Une évaluation faisant explicitement référence aux biens communs ou communs donnera toute son importance à cette notion de ressource dans la dynamique collective. On pourra alors caractériser la dynamique d’action et de mobilisation selon plusieurs dimensions et en s’efforçant d’évaluer l’importance donnée à ces différentes dimensions, en termes de perspectives affichées et/ou de résultats patents ou attendus (Mahieu, 2019).

Une des caractérisations les plus claires des différentes dimensions d’une telle mise en communs est celle développée ci-contre https://unisson.lescommuns.org/

 

Les capacités d’action et les compétences qu’elles supposent

 

Mais ces dimensions représentent autant de potentialités de capacités à mettre en œuvre. A leur tour les capacités sont affaire de compétences parmi lesquelles il faut spécifier ce qui relève de compétence politique/civique (Talpin, 2007)[1]. La compétence civique peut être définie comme la capacité à maitriser les codes et les pratiques nécessaires à l’expression de ses préférences en démocratie (Talpin, 2007, p.95). Si l’on considère que la maitrise de ces codes et pratiques est nécessaire pour agir dans un espace donné, la capacitation citoyenne suppose plus encore la maitrise d’un ensemble articulé de capacités d’action et de compétences  constituant un « espace socio cognitif de capacitation ». Cet espace de capacitation peut être envisagé sous trois dimensions :

  • La première dimension est plus spécifiquement celle de la construction d’une capacité émancipatrice, capacité à faire référence et à pratiquer l’exercice des droits correspondant à la citoyenneté. Cette dimension de capacitation est celle de la construction de compétences plus spécifiquement civiques. Cela suppose que le dispositif rende ici possible des interactions qui sont autant de micro processus de qualification politique. Il s’agit ici de maîtriser différents savoirs et savoir-faire qui se construisent dans l’expérience associative, au sein du dispositif, et se mettent en forme par leur expression sur les espaces (arènes) publics auxquels les publics accèdent. La maîtrise des règles et des codes institutionnels est au centre de cette dimension capacitaire. Dimension plus spécifiquement civique, elle se centre sur la transformation des pratiques plus que sur celle, présumée, des opinions.
  • La deuxième dimension correspond davantage à des compétences actionnelles comme la maitrise à s’insérer dans une dynamique collective, à finaliser, organiser et capitaliser l’action. C’est la sociologie des régimes d’action (Thévenot, 2006) qui rend le mieux compte de ces processus d’action située. Des processus opèrent dans un monde qui n’est pas un monde objectif, ni non plus la vision subjective de chaque acteur, mais le monde à travers les « sens ordinaires » de ce qu’est le monde mobilisé par les acteurs en situation (Corcuff, 1998). Ces régimes d’action sont des régimes d’engagement. Partant du constat q’une unique forme d’engagement ne convient pas à toutes les situations, Thévenot distingue ainsi trois régimes d’engagement : le régime de justification, le régime du plan et le régime de la familiarité (Thévenot, 2006).
  • La troisième dimension concerne plus particulièrement les capacités et compétences en matière de connaissances et d’argumentations socio politiques et socio-économiques. L’argumentation en termes de besoins collectifs, d’usages partagés, d’accès égalitaire aux usages et aux ressources nécessaires pour construire ces usages se construit dans l’action au travers de situations et d’interactions entre les parties prenantes.
Quelles conditions requièrent la prise d’initiative collective et les projets en commun de la part de citoyens ? On peut s’interroger sur les capacités d’action et les compétences que ces initiatives et projets collectifs supposent.

L’objectif est ici de mieux comprendre les processus concrets par lesquels des citoyens acquièrent les capacités d’action collective leur permettant de s’impliquer et de s’engager dans des projets qui impactent leur environnement de travail et de vie.

Des recherches ont montré la portée et les limites des dispositifs institutionnels de participation (Carrel, 2013). Les politiques publiques, par exemple celles, dénommées «Ville en transition », et celles qui prônent la démocratie participative, se sont appuyées sur cette « injonction participative » (Blondiaux, 2001). Elles ont expérimenté des mécanismes délibératifs qui devaient permettre aux informations, aux arguments et expertises, de s’échanger. Ces échanges, lorsqu’ils ont été organisés, sont souvent demeurés le fait de peu de monde, et souvent de personnes aux profils sociologiques proches des porteurs de ces politiques.   Les résultats des travaux qui en ont rendus compte nous conduisent à sortir du seul champ de la démocratie délibérative et, même, de ses espaces expérimentaux. Il est essentiel d’ envisager la réalité des pratiques d’interventions sociales, de prises de parole, de prise d’initiative et de mise en action collective.

De nombreuses enquêtes l’ont montré, la construction de telles capacités et compétences dépend largement de la multiplication d’espaces, de dispositifs et d’objets de transaction qui créent les conditions du développement de la mobilisation et de la politisation des acteurs.

 

L’enquête et ses publics

La notion d’enquête à laquelle nous nous référons ici renvoie à ce qu’en disent les chercheurs et praticiens de l’intervention sociale dans la perspective ouverte par les philosophes pragmatistes américains et en particulier par John Dewey. L’enquête, au sens de Dewey (1967), et telle que la présente Joëlle Zask (2004), est avant tout un processus expérimental associant des dispositifs, des espaces de mise en œuvre de ces dispositifs, des objets à produire, en situations et par le biais de dispositifs. Par-delà les acceptions courantes de ces mots dans la vie quotidienne des acteurs, il faut envisager ici les notions d’espace, de dispositif et d’objet comme les constituants de processus d’action et d’arrangements organisant l’exercice de réflexivité de cette action par les acteurs eux-mêmes. Ainsi, la notion d’espace s’entend d’une double façon. Il s’agit ici d’une part du lieu, de la zone concernée par le problème, ou l’enjeu de l’action. Il s’agit d’autre part de la « scène » de mise en œuvre d’interactions menées au titre de la participation, un espace ouvert à la délibération, sous l’une ou l’autre de ses formes. Il en est de même avec la notion de dispositif ; tout à la fois ensemble de dispositions prises pour viser un résultat  consistant à construire un « objet » et potentialités d’interactions et de construction collective de représentations partagées de l’action (Latour, 2006).

Capacités d’agir et de connaître vont de paire et relèvent d’une même dynamique de construction. Ainsi, « placer l’accent sur le caractère expérimental de la connaissance mène à privilégier les opérations de production d’objets, par rapport aux opérations de validation des idées » (Zask, 2004, p.142). L’enquête vue sous cet angle correspond à l’effort à surmonter collectivement pour unifier les pratiques expérimentales des acteurs en situation. La situation problématique incarnée par l’objet à construire devient terrain d’enquête. La production de connaissances sur l’action suppose que le collectif porteur de l’expérimentation, associant militants associatifs et chercheurs, soit en mesure d’être le créateur et le facilitateur du dispositif d’action. Il revient à ce collectif de circonscrire un objet qui doit permettre que s’opèrent les interactions et les transactions entre les acteurs concernés. Cela suppose donc que le dispositif lui-même soit conçu en lien étroit avec les différentes catégories d’acteurs, considérés dans cette logique comme autant de « publics » (Dewey, 1967) spécifiques à construire en tant qu’acteurs collectifs.

 

Les capacités d’action citoyenne et leurs dispositifs de construction : qui, quoi, comment ?

 

Faire référence à la participation, à l’implication, a fortiori, à l’engagement et la contribution des habitants, des citoyens, ne suffit pas à comprendre les dynamiques de prise d’initiative. Pour les comprendre il faut d’abord les caractériser pour tenter de les évaluer et, dans la mesure du possible, de les mesurer.

Il convient, d’abord, d’envisager la composition sociale des personnes concernées, à différents titres, par l’initiative est l’un des aspects majeurs.

La composition sociale doit s’entendre ici sous ses aspects :

  • socio démographique et spatial (âge, sexe, habitat, modes de vie),
  • socio scolaire et qualification (niveau de formation, diplômes, expériences qualifiantes),
  • socio professionnelle (situations et parcours professionnels, emplois, contrats spécifiques, courts, aidés, etc.).

 

Se donner des critères pour préciser cette composition sociale représente un premier niveau d’objectivation de l’analyse des initiatives. Cette composition, « objective » ou tendant vers une certaine objectivité, est utile dans l’argumentation et la dynamique de la mobilisation. Il y sera alors fait référence aux personnes concernées selon des caractéristiques générales, d’habitants par exemple, ou selon des qualités conférées aux personnes et ou aux espaces sociaux concernés, quartiers pauvres, milieux populaires par exemple. Mais, elle ne suffit pas à qualifier cette dynamique.  Il faut aussi envisager la façon dont ces populations, par-delà certaines caractéristiques objectives, se représentent les regroupements, associations et « collectifs » qu’elles forment, et ce à différents niveaux d’intégration collective et de représentations d’un sens partagé de l’action. Ces populations spécifiques existent elles en elles-mêmes et/ou pour elles-mêmes ? C’est la question qui visent à expliciter la démarche d’enquête prônée par Dewey et ceux qui s’en inspirent.

Pour aller dans ce sens, en plus de la caractérisation des populations, il faut spécifier les modalités concrètes de l’action collective et les interactions qu’elle génère au sein ou entre les populations et avec les institutions et les différentes organisations sociales et économiques.

Il faut alors analyser les dispositifs d’action et d’interaction, sous différents angles :

  • les formats, créés spécifiquement ou repris de méthodes d’action existantes : les cycles et récurrences des actions entreprises, épisodiques ou éphémères, les réunions sous différentes formes d’animation, mais aussi les manifestations, les occupations, les expositions, les visites, les ballades (à la manière des balades urbaines de Jane Jacobs) ;
  • les argumentations : récits et présentations ;
  • les ritualisations : le vocabulaire type développé dans le cadre des actions ;
  • les esthétiques et symboliques qu’elles véhiculent ;
  • les supports, physiques et numériques, les écrits, les captations set reportages audio et visuels ;
  • les lieux d’expression et d’organisation,
  • les formes de régulation, décision : formalisation de groupes spécifiques, opérationnels et de pilotage, les mandats donnés, exercés, les chartes et codes sociaux définis.

 

Si l’action se donne la perspective, explicitement ou non, de la mise en commun et de l’instauration de communs, il faudra privilégier dans l’analyse des construits sociaux de l’action collective, ce que, parmi les moyens qu’ils tentent de se donner, les acteurs sont prêts à qualifier de « ressources » partagées ou partageables.

 

Une évaluation faisant explicitement référence aux biens communs ou communs donnera toute son importance à cette notion de ressource dans la dynamique collective. On pourra alors caractériser la dynamique d’action et de mobilisation selon plusieurs dimensions et en s’efforçant d’évaluer l’importance donnée à ces différentes dimensions, en termes de perspectives affichées et/ou de résultats patents ou attendus (Mahieu, 2019).

Une des caractérisations les plus claires des différentes dimensions d’une telle mise en communs est celle développée ci-contre https://unisson.lescommuns.org/

 

Les capacités d’action et les compétences qu’elles supposent

 

Mais ces dimensions représentent autant de potentialités de capacités à mettre en œuvre. A leur tour les capacités sont affaire de compétences parmi lesquelles il faut spécifier ce qui relève de compétence politique/civique (Talpin, 2007)[1]. La compétence civique peut être définie comme la capacité à maitriser les codes et les pratiques nécessaires à l’expression de ses préférences en démocratie (Talpin, 2007, p.95). Si l’on considère que la maitrise de ces codes et pratiques est nécessaire pour agir dans un espace donné, la capacitation citoyenne suppose plus encore la maitrise d’un ensemble articulé de capacités d’action et de compétences  constituant un « espace socio cognitif de capacitation ». Cet espace de capacitation peut être envisagé sous trois dimensions :

  • La première dimension est plus spécifiquement celle de la construction d’une capacité émancipatrice, capacité à faire référence et à pratiquer l’exercice des droits correspondant à la citoyenneté. Cette dimension de capacitation est celle de la construction de compétences plus spécifiquement civiques. Cela suppose que le dispositif rende ici possible des interactions qui sont autant de micro processus de qualification politique. Il s’agit ici de maîtriser différents savoirs et savoir-faire qui se construisent dans l’expérience associative, au sein du dispositif, et se mettent en forme par leur expression sur les espaces (arènes) publics auxquels les publics accèdent. La maîtrise des règles et des codes institutionnels est au centre de cette dimension capacitaire. Dimension plus spécifiquement civique, elle se centre sur la transformation des pratiques plus que sur celle, présumée, des opinions.
  • La deuxième dimension correspond davantage à des compétences actionnelles comme la maitrise à s’insérer dans une dynamique collective, à finaliser, organiser et capitaliser l’action. C’est la sociologie des régimes d’action (Thévenot, 2006) qui rend le mieux compte de ces processus d’action située. Des processus opèrent dans un monde qui n’est pas un monde objectif, ni non plus la vision subjective de chaque acteur, mais le monde à travers les « sens ordinaires » de ce qu’est le monde mobilisé par les acteurs en situation (Corcuff, 1998). Ces régimes d’action sont des régimes d’engagement. Partant du constat q’une unique forme d’engagement ne convient pas à toutes les situations, Thévenot distingue ainsi trois régimes d’engagement : le régime de justification, le régime du plan et le régime de la familiarité (Thévenot, 2006).
  • La troisième dimension concerne plus particulièrement les capacités et compétences en matière de connaissances et d’argumentations socio politiques et socio-économiques. L’argumentation en termes de besoins collectifs, d’usages partagés, d’accès égalitaire aux usages et aux ressources nécessaires pour construire ces usages se construit dans l’action au travers de situations et d’interactions entre les parties prenantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caractériser et évaluer les « publics » par leurs capacités d’action

L’exemple de la construction collective de cartes participatives dans un quartier (Bost, Mahieu, 2017) permet de développer ce point.

Dans ce contexte d’action le dispositif consiste en la réalisation de cartes participatives de quartier (quartier de Fives, Lille). Objet de représentation, la carte est également un objet d’identification. Elle entretient un vocabulaire, favorise une appropriation et s’immisce aisément dans une discussion politique. Toute cartographie crée ainsi une orientation, stimule un sentiment d’appartenance et contribue à souligner, voire à construire une identité. Mais la cartographie, bien qu’appartenant à tous, semble s’éloigner de ceux qu’elle représente, de ceux à qui elle s’adresse : portée par les institutions, il s’agit de délimiter les espaces, d’afficher les frontières, de mettre en lumière les lignes fortes. Elle perd ainsi en force identitaire et se limite souvent à une superposition de publicités. Plusieurs organisations et réseaux du logiciel libre se sont engagés à défendre les valeurs propres à la cartographie libre, incitant à la contribution des acteurs du territoire, notamment autour d’Open Street Map. La cartographie peut alors être envisagée comme un outil de redéfinition du lien social, de participation citoyenne. Partant de ces principes, le code de cette cartographie libre devient support à la mobilisation des communautés et aux contributions concrètes des habitants.

Mais faire contribuer en ligne ou en réel est un enjeu de chaque instant. L’attachement à son environnement, à son territoire, à son quartier, à sa rue peut ainsi véhiculer une motivation pour créer une culture partagée et citoyenne.

Deux expériences de conception de cartes peuvent être brièvement présentées. Deux associations y ont été impliquées, les associations Interphaz et Nasdac à Lille : Use it et Cart’ier.

Ces deux cartes sont dites des cartes participatives, dans la mesure où elles visent à impliquer les habitants dans la réalisation d’un support qui soit à l’image de la ville qu’ils vivent, qu’ils revendiquent et qu’ils habitent. Il s’agit d’outils de compromis et non de cartes sensibles[2]. Elles visent néanmoins des publics spécifiques qui doivent arbitrer entre eux de leur vision subjective respective de leur environnement partagé. Ces cartes questionnent notamment des cercles d’implication variés qui évoluent par rapport aux habitudes de la vie associative et qui interrogent de fait une évolution des pratiques de l’engagement. Ils constituent également des cercles d’acquisition de compétences sociales et civiques différents.

 

  • Use it est un projet impulsé en Belgique par un réseau européen de jeunes backpackers âgés de 18 à 35 ans. Initié en France en 2012, il commence à essaimer dans de nombreuses autres villes françaises. La mobilisation est originale du fait qu’elle touche facilement les jeunes, conquis par l’idée de parler de leur ville à leurs voisins européens. La démarche de mobilisation avec Interphaz est atypique dans le réseau des projets de cartes participatives, dans le sens où sont impliqués en amont plusieurs cercles d’engagement, au travers de soirées participatives, de temps forts et via les réseaux sociaux.

 

  • Dans la continuité est développé un autre projet à l’échelle du quartier. Cart’ier est une carte touristique participative sur deux quartiers qui vivent une forte transformation urbaine. L’action[3] a permis d’engager un processus d’une année autour des notions de participation et de patrimoine. Quatre objectifs ont été définis au démarrage de l’action.
    • Favoriser l’appropriation d’un quartier par ses habitants
    • Fédérer une mémoire collective autour d’un patrimoine culturel à transmettre aux nouvelles générations
    • Promouvoir le patrimoine artistique et culturel d’un territoire post-industriel et délaissé
    • Générer des outils touristiques innovants et participatifs

 

Pour atteindre les objectifs, des outils de suivi de l’impact territorial de la démarche sont construits. Ces outils sont utilisés sur la durée de l’action et permettent de qualifier les indicateurs quantitatifs et qualitatifs définis préalablement. Les indicateurs qualitatifs ont concerné l’impact sur le quartier (en terme de relations, de continuité, d’envies suscitées), mais également l’impact individuel induit par ce projet tant pour les salariés que pour les personnes impliquées. Sur base de ces indicateurs ont été définis  plusieurs cercles d’acteurs, dont les compétences politiques et civiques ont évolué au fil de l’action.

L’analyse de l’action en dispositifs (ici, celui de la conception de cartes participatives) conduit à différencier les différents « publics » (Dewey, 1967) qui naissent de la dynamique-même de l’action. Six d’entre eux sont différenciés :

  • le « noyau actif » de l’association support de l’action (ici Interphaz) ;
  • les «adhérents » associatifs mobilisés dans l’action ;
  • les « engagés », participants actifs de tous (ou presque) les événements constitutifs de l’action ;
  • les « mobilisés », ceux parmi les participants réguliers acceptant d’être des démultiplicateurs de l’action autour d’eux ;
  • les « participants », ceux ayant été présents lors des actions (de certaines, mais pas de toutes) ;
  • les « passants », ceux qui ont été contactés lors de présentation publique de l’action « cartes ».

Chaque « public » et chaque personne concernée peut ainsi être envisagée à l’aune de ses déplacements (en termes de positions sociales et de représentations de l’action) dans cet espace socio cognitif de capacitation. Un approfondissement de la recherche amène à définir ces déplacements en fonction des positions sociales des personnes et des publics.

On peut qualifier les formes et niveaux de réflexivité de l’action menée au sein du dispositif d’action. On peut ainsi voir comment les acteurs mobilisés passent d’une représentation de l’action centrée sur la finalité opérationnelle (ici, la conception et mise au point de cartes de quartier) à une représentation plus large de la finalité de l’action, ouverte à l’intervention citoyenne sur le quartier et à par rapport à des catégories sociales ou des communautés sociales locales.

// Sur l’exemple de la carte Cart’ier//

 

« Publics »

Compétences civiquesCompétence ActionnellesCompétences éco-politiiques
Le noyau dur = salariés des deux structuresIls appuient leurs actions sur des résultats tangibles portés par la personne morale à laquelle ils s’identifient.

 

Leurs compétences civiques sont mues par l’action.

 

 

 

Comme évoquées, leurs compétences actionnelles se confondent avec leurs compétences civiques.Les compétences socioéconomiques sont induites. Les individus sont mus par le développement de leurs compétences civiques et par l’agir en commun. Cependant leurs capacités d’entreprendre collectivement sont impactées par la gestion du projet complexe, reposant sur un système d’acteurs variés.
Adhérents associatifs = principalement les membres des Conseils d’AdministrationLeurs compétences civiques sont liées à la volonté d’adhérer à un projet associatif, de se retrouver dans les valeurs du collectif.Orientées vers une vision utilisatrice, ils agissent pour servir le projet associatif et développent des compétences mues par la volonté d’agir.Les adhérents contribuent financièrement à la vie de la structure. Ils y acquièrent par ailleurs des compétences qu’ils peuvent utiliser dans leurs entreprises personnelles.
Engagés = bénévoles des associationsLes compétences visées sont liées à une dimension symbolique et à l’image que les adhérents attachent à la volonté d’adhérer au projet associatif.Les compétences actionnelles sont les premières mobilisées : un engagé va être mobilisé pour sa capacité à faire la buvette, à installer des kits, à aider lors de soirées. Cependant, l’individu ne vient pas pour mettre en œuvre cette dite compétence mais plutôt pour servir un projet auquel il adhère. Il y a dissociation entre les compétences visées et celles mobilisées. 
 

NB// Parmi les engagés, on retrouve également les « volontaires » de Service civique dont le statut hybride entre salariés (noyau dur) et les adhérents mériterait une étude à part entière

 

 

Mobilisés = Comité de rédaction

 

Les mobilisés se sont appuyés sur une volonté de valoriser leur territoire et de rencontrer des pairs avec qui partager une histoire et une vision du territoire. La vision temporelle est présente : ils sont mobilisés sur la durée.

 

Les mobilisés jouent le rôle d’ambassadeurs et ont une action de relais auprès des habitants non engagés.

 

Leurs compétences sociales sont développées par effet induit.

Participants Leur mobilisation repose essentiellement sur une volonté d’action : agir pour prendre part à un projet. Dans le cadre de la carte, c’est le cas des personnes ayant participé aux balades, aux moments « cafés mémoire », à la soirée de validationLeur participation s’attache à une économie autocentrée : ils sont dans l’échange et dans la volonté de profiter de moments agréables qui leur procurent surtout des capacités émotionnelles et immédiates.
Passants Ils jugent le projet intéressant et vont, par exemple, agir via la page Facebook (liker).

On ne peut pas parler directement de développement de compétences.

 

 

 

 

Caractériser et cartographier un espace public de proximité

Outre une réflexion sur les mobilités dans le temps et en fonction des actions dans lesquels s’investissent les individus, peut être précisé ce que ces capacités d’action citoyennes et compétences civiques produisent de positionnements sur un espace public de proximité (Laville, 1994 ; Codello-Guijarro, 2003). Nous reprenons à notre compte l’hypothèse d’une possible « constitution » de cet espace à deux niveaux, celui d’un « espace de concertation », ouvert par les premières interactions entre les publics sollicités et rassemblés,  celui d’un « espace d’intermédiation » au sein duquel des processus de création collective et de délibération avec les institutions se construisent dans des processus plus ou moins durables. Cet espace d’intermédiation voit l’émergence de « milieux (tissus) participatifs », capables de générer des actions en « interpellation citoyenne », en « délibération /co décision » et potentiellement en « création d’activités » par mutualisation de ressources et sollicitation de financements publics ou issus de la réciprocité. Dans cette mesure, peut se laisser entrevoir la création d’un espace de codécision, dans lequel il paraît possible d’interpeller la volonté politique des élus ?

En étudiant spécifiquement les cas des cartographies participatives, nous pouvons relever des évolutions dans les parcours d’acquisition de ces capacités d’action. Mais, qu’il s’agisse d’acquérir de nouvelles compétences ou d’en approfondir d’autres, la participation à l’engagement relève de plusieurs champs. D’autres analyses réflexives sur d’autres actions et dispositifs sont nécessaires. Elles devraient permettre de commencer à définir ce que sont les conditions permettant la continuité, voire la permanence de l’action ; les conditions permettant aussi sa duplication (dans d’autres contextes de quartier et d’autres compositions socio-économiques) ; les conditions permettant enfin de la grossir en enjeux décisionnels et en prolongement et approfondissement vers d’autres domaines d’action politique et économique.

 

Références bibliographiques

Blondiaux L. (2001), « Démocratie locale et participation citoyenne : la promesse et le piège »,
Mouvements, 2001/5 no18, p. 44-51.

Bost S., Mahieu C. (2017), « Construire le pouvoir et savoir d’agir : L’approche par le dispositif d’interactions, l’exemple des cartes participatives », communication au colloque « les expérimentations démocratiques aujourd’hui : convergences, fragmentations, portées politiques », organisé à Paris par le GIS Démocratie et Participation, Janvier 2017.

Carrel M. (2013), Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Paris, ENS Editions.

Codello-Guijarro  P. (2003), « Vers la construction d’un espace public de proximité », Hermès, N°36

Corcuff P. (1998), « Justification, stratégie et compassion : Apport de la sociologie des régimes d’action », Correspondances, Tunis, n°51, juin.

Dewey J. (1967), Logique, la théorie de l’enquête, Paris, Presses Universitaires de France.

Dewey J. (1915, 2005), Le public et ses problèmes, Paris, Folio Essais.

Latour B. (2006), Changer la société, Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte.

Laville J-L. (1994), L’économie solidaire, une perspective internationale, Paris, Desclée de Brouwer.

Mahieu C. (2019), « Pour entreprendre (la mise) en communs : L’accompagnement pair à pair ? », L’Imaginaire Communs, Cahiers Catalyst, n°0, à paraître.

Talpin J. (2010), « Ces moments qui façonnent les hommes, Eléments pour une approche pragmatiste de la compétence civique », Revue Française de Science Politique, Vol.60, pp. 91-115.

Thévenot L. (2006), L’action au pluriel, Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.

Zask J. (2004), « L’enquête sociale comme inter-objectivation », in B. Karsenti et L. Quéré (eds.), La croyance et l’enquête, aux sources du pragmatisme, Paris, Editions de l’EHESS.

[1] Cf . le numéro spécial de la Revue Française de Sciences Politiques (2007, Vol 57).

[2] Sur la différence et les définitions entre cartes sensibles et cartes participatives, nous pourrons nous référer au site du www.polau.org: POLAU (Pôle des Arts Urbains) et le travail d’Elise Olmedo (Doctorante Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne).

[3] Dans ce cas, elle est portée conjointement par Interphaz et Nasdac (association culturelle du quartier) et a été cofinancée par la Fondation de France (Appel à projets Démarches Participatives).