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Méprises et impostures du possible

Cem Made est revenu de cette « assemblée » où on lui a proposé de dire des choses. Il a tenu le rôle qu’on attendait de lui. Il a finalement peu parlé. Il n’a pas vraiment trouvé le ton. Quand il a cru le trouver, il s’est rendu compte que son temps de parole imparti était fini ; cela aurait été malvenue de s’incruster et de donner ainsi l’impression de vouloir faire tourner les « échanges » en débat. Débattre n’est plus de saison.

Tu es revenu de ce, cet, cette…. En fait, tu ne sais plus nommer ces moments, ces moments de réunion. On y fait quoi, au juste, écouter, discuter, débattre, se former-déformer ? Non, en fait, c’est juste pour se rencontrer, un « atelier », un « meet up », une juxtaposition de personnes qui croient partager des choses mais s’en tiennent au minimum, une vague référence au « commun », c’est « cool »…

Dernièrement tu as été invité à un « atelier de réflexion collective ». On t’a demandé de témoigner de ton « expérience » : « tu pourrais plus spécifiquement partager en tant que « discutant » tes analyses et retours d’expériences en lien avec les .. .» -Comment les nommer ?- « initiatives », oui, disons cela, c’est plus vrai, mais ça veut dire quoi ?

Tu as tenu le rôle qu’on attendait de toi ; tu as dit sans dire vraiment. Finalement tu as peu parlé et tu as fait attention de ne pas déborder sur ton temps imparti. Ton temps « im parti », comme si justement il était essentiel de ne pas prendre parti.

Comment se nomment ces réunions où la parole est en fait envahie par un vocabulaire qui se veut « autre », mais qui se veut quoi au fait ? Il ne se veut pas vraiment « alternatif » ; alternatif à quelque chose qu’il ne nomme pas vraiment. Il ne peut plus vraiment se vouloir « innovant », l’innovation, dite, sociale ça a eu une courte vie, plus personne n’oserait employer un tel vocabulaire tant cela semble dérisoire. Solidarité, transition, commun, même, communs avec un s, finalement, tout passe ; « Je suis contributeu.rice … » à, à quoi, en fait ?, à des actions, des activités, des projets… Telle est la qualité par laquelle les participants se présentent. Ici, ce que l’on appelait autrefois l’  « organisation », et même l’ « orga », dans certaines grandes organisations en partis politiques, tout cela ne s’appelle plus. On n’en parle plus, comme si cela n’existait pas, ou plus. Mais, paradoxalement, on évoque la « gouvernance » qui doit être « horizontale », comme si on avait tout dit, en décrivant de façon caricaturale ce dont on ne veut plus et en faisant référence parfois à une stigmergie qui nous vient de l’observation des insectes sociaux…Mais, tu es porté par des « projets » censés trouver leur place dans un monde sans tension. D’ailleurs, le conflit te semble impossible, et s’il advient, et c’est bien le cas, ça n’est que du fait des personnes, malveillantes. Les mots en « veillance », mal ou bien, envahissent les discussions qui empêchent le débat et, à coup sûr la controverse pourtant si nécessaire.

Tu sais que dans tes contributions tu dois privilégier l’action, dans une argumentation faisant référence à un « agir collectif », depuis le « Pouvoir d’agir », jusqu’à l’agir en communs. Les références que tu peux te permettre de « mobiliser », comme on dit dans les réunions universitaires, doivent mettre en avant des « penseurs  / expérimentateurs » de l’action : plutôt Hakim Bay et Rob Hopkins et tous les exégètes de la littérature sur la « transition ». Un cran d’abstraction on mobilisera Bruno Latour. Pour les plus imprégnés d’une pensée pragmatiste, ancrée dans l’histoire, on mobilisera John Dewey.

Récemment, on t’a demandé si tu pouvais faire une présentation, on ose plus dire « cours », sur les « tiers lieux culturels », dans le cadre d’un master. Tu hésites. Tu n’aimes pas la notion de tiers lieux culturels. Lieux culturels, encore, ça peut s’inscrire dans une problématique éprouvée des lieux intermédiaires, indépendants ; mais tiers lieux culturels ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Ca ajoute une espèce de fonctionnalité culturelle, des activités artistiques, portées par qui ? Des résidents permanents, ce sont alors des lieux de création, des intervenants extérieurs au lieu, mais c’est alors un lieu de diffusion ? Ces lieux culturels, souvent héritiers des friches et repérés au titre des nouveaux territoires de l’art, existaient déjà sans qu’il faille les nommer tiers lieux culturels. Est-ce à dire que, parce qu’ils sont de création récente, ils incorporent ces fonctions et ces espaces de coworking qui ont été à l’origine du mouvement de ce qui s’est ensuite appelé les tiers lieux quand les pouvoirs publics ont contribué à les soutenir en en faisant une quasi forme d’action publique. Certains des lieux existants l’ont bien compris qui se sont requalifiés tiers lieux pour pouvoir émarger aux budgets potentiellement alloués par les pouvoirs publics.

Hier, pensant à ce que tu pourrais bien dire lors de cette présentation, tu es tombé sur de vieux dossiers, enfin, pas si vieux, 2015, mais ça paraissait déjà obsolète. Le dossier était inscrit sous le nom de « In. So. », bizarre, ah oui, In So comme Innovation Sociale. Tout le monde a oublié le « moment » innovation sociale. La politique de pacification des quartiers difficiles avait trouvé sa voie/voix, l’innovation sociale : un consensus mou au terme d’une controverse faiblement argumentée, avec, comme résultat, un compromis fragile. Mais, des initiatives nombreuses ont ainsi pu être repérées, identifiées, plus ou moins, soutenues et financées. Tout cela a généré un foisonnement momentané de rencontres, de réseaux et de marchés de l’accompagnement / facilitation. Les logos et les acronymes des associations et des mouvements changeaient pour y mettre de l’in so. Des associations naissaient toutes les semaines en s’y référant. Deux ans après c’était fini ; plus personne n’en parlait ; d’autres préparaient le « moment coworking », qui, bientôt reconnu et vite viral, devint le moment tiers lieux.

Tu t’es attelé à cette préparation de cours, sans enthousiasme, en étant sûr d’avoir à capter un auditoire qui attend un plaidoyer inconditionnel en faveur des tiers lieux, parce que c’est chouette et cool. En plus tu auras à partager ta présentation avec un intervenant qui risque de ne pas comprendre les détours que tu comptes faire prendre à l’auditoire ; des détours historiques. Tu essaieras de montrer que si le vocabulaire est apparemment nouveau, ce qu’il recouvre ne l’est pas toujours autant. En fait les mêmes questions ont déjà été posées, avec d’autres réponses, plus tranchées du point de vue de la dialectique sociale. Tu souhaiteras leur faire prendre des détours « sociologiques ». Tu mettras alors en avant la composition sociale de ce qui résulte de ces mobilisations sociales. Tu montreras que la population concernée est souvent très homogène, que l’homogamie guette les formats en lieux, que, même, la question n’est pas vraiment posée. Pourtant, il te semble qu’elle doit l’être, même s’il ne s’agit pas de la réduire à quelques vielles considérations sociales, voire « socialistes ». Les mots de travailleur, a fortiori d’ouvrier, sont exclus du vocabulaire.

Évidemment souligner les différences sociales risque de contraindre les conditions de mobilisation des personnes pour des actions en communs. Mettre en avant les divergences de positions, si ça devait s’appuyer sur des considérations en termes d’intérêt, en reviendrait à remettre en cause l’un de tes principes qui veut que la sociologie de l’intérêt ne soit pas intéressante. De plus, ceux à qui tu t’adresses ne sont pas dans des conditions de vie et de travail si éloignés que cela de ceux, les plus démunis, auxquels on continue à se référer dans les discours justificatifs de la mise en communs et du partage des ressources. Là, tu vas devoir justifier ce qui te sert d’échelle d’évaluation des différences. Alors que tous incorporent sans souvent l’expliciter des principes de justice, tu vas devoir en mettre en discussion plusieurs, ce qui ne va pas manquer de surprendre par le fait que tu devras les expliciter. Il est convenu de les masquer pour ne pas nuire à l’action mais surtout à la bienveillance qui doit l’animer. Si tu mets en avant le rapport au travail et à l’action économique ordinaire, pour ne pas dire dominante, les différences seront masquées par une dénonciation partagée du rapport à l’emploi et à la subordination qui le cadre. Tu auras des difficultés à argumenter à propos d’un salariat que tous disent rejeter alors qu’il représente un commun protecteur par bien des aspects. Si tu mets en avant le rapport à la politique qu’entretient désormais toute activité sociale et économique, sans qu’on puisse séparer ces deux aspects, tu risques d’avoir les mêmes objections. Évidemment, agacé par le fait de ne pas arriver à argumenter d’une façon subtile et efficace là-dessus, tu auras la tentation de faire une sortie montrant la disjonction entre les gens des milieux et lieux prétendument alternatifs et ceux des « ronds-points, façon gilets jaunes ». Pour t’en sortir tu prendras tes exemples dans la composition des publics, diversifiés, des actions culturelles auxquelles tu participes du fait de tes implications dans plusieurs collectifs d’artistes. Mais, tu sais à quel prix il te faut participer à la lente et difficile construction sociale et politique de ces publics. Expliciter cela te préserve d’impostures difficiles à contrecarrer. Par exemple, l’Imposture de celui qui se dit « contributeur » d’une alternative et qui semble plutôt occuper la position d’un chef de BE qu’il a appris lors de ses études et qu’il croit avoir évacué de ses représentations de l’action et de l’organisation, lorsque l’ingénierie des agencements pense pouvoir faire l’économie d’une critique radicale. Autre exemple, l’Imposture de celle qui croit œuvrer pour le commun et la mutualisation de ressources partagées et ne fait que se mettre dans une position de gestionnaire de lignes de produits, même si ces produits se veulent des services mutualisés, rendus à qui ?

Cem Made en est là de ses réflexions et constate que la préparation de son intervention s’englue dans des considérations qu’il ne pourra pas facilement partager. Le mieux serait de les rédiger pour en faire une espèce de chronique ou carnet sur un blog qui ne sera lu par personne.

Plus encore que les contenus, comment trouver le style de l’argumentation ?

Cem Made a en tête les critiques, mais est-ce des critiques, qui lui ont été faites à l’occasion d’une de ses dernières participations à un séminaire « universitaire ». Il lui a été fait savoir par celle qui s’arroge le droit de dire la vérité des choses scientifiques et politiques qu’il tenait des propos lénifiants. Pour être précis, il est allé voir la définition exacte du terme : « amollissant, qui ôte toute énergie, apaisant, calmant », selon le dictionnaire Larousse. Évidemment, si cela signifie « fade, douceâtre ou mou », l’acception ne va pas être incitative à l’action réflexive qui lui tient à cœur. Mais, si cela peut signifier « apaisant », il ne reniera pas ce terme tant il est une des conditions majeures de cette volonté d’action qui l’anime et le porte à la construction d’un sens commun.

C’est en ayant cette préoccupation en tête que te voilà à nouveau convié à intervenir sur le thème des transitions, comme il est désormais convenu d’appeler toute projection et prise d’initiative.

Tu aimerais te positionner dans une perspective du possible mais tu n’es pas sûr de trouver le ton. Tu as lu récemment un livre sur ce thème, « La perspective du possible, Comment penser ce qui peut nous arriver et ce que nous pouvons faire » (H. Guéguen et L. Jeanpierre). Coïncidence tu étais à ce moment-là en train de lire Robert Musil. Quelqu’un de bien cultivé aurait dû dire, « relire » Musil…, mais non, toi, c’était la première fois que tu le lisais. Tu n’as pas été surpris que le livre de Guéguen et Jeanpierre commence, en exergue, par « Mais, s’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible. L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera ; ici pourrait se produire telle ou telle chose ; et quand on lui dit d’une chose qu’elle comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas » (R. Musil, L’homme sans qualité, tome1, p.17, cité par Guéguen et Jeanpierre). Définir un nouveau sens du possible, libéré de ses effets d’impuissance et d’apathie, c’est le propos du livre de Guéguen et Jeanpierre. C’est ce qui les fait enquêter sur les utopies réelles et les conditions de l’anticipation. Enquêter, mener l’enquête en y associant des acteurs différenciés suppose le diagnostic partagé des conditions d’une projection en possibles, suppose aussi l’établissement imaginaire du projet. Tout cela mobilise la critique menée en commun de nos conditions d’existence mais aussi la recomposition des possibles dans une conjoncture apaisée. La critique peut être tranchante, clivante, mais si le deuxième mouvement de projection ne se fait pas dans l’apaisement des relations et des intermédiations, la projection n’en pâtira-t-elle pas ? Question de l’agir en communs, ou propos lénifiant du chercheur démagogue ?

Paradoxalement, et sans ne le dire à personne parce que tu ne serais pas considéré comme en phase avec le moment philosophique d’une pensée de la transition, tu en profites pour approfondir ton argumentation en lisant les deux tomes du « Principe espérance » d’Ernst Bloch. Mais, chut, n’en parlons pas, personne désormais ne revendique la pensée de cet auteur qui a voulu « corriger les conceptions d’un matérialisme vulgaire, en élaborant les bases d’une nouvelle éthique », mais cela n’a satisfait ni les marxistes qui l’on trouvait trop imaginatif, ni les existentialistes qui l’on trouvait trop déterministe alors qu’il ne vise qu’à déterminer les structures de la pensée utopique, des « images-souhait » et de l’activité de l’imagination utopique en général, comme le dit Arno Münster dans son livre sur « Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch ». Comment décrire et encourager le « non-encore-devenu » comme le projette Bloch, tout en étant sensible aux conflits et conditions réversibles du possible ? Il va falloir bien triturer l’argumentation pour s’inspirer de cette espérance du possible sans faire référence à Bloch qui risque de bloquer la réflexivité de l’action et les expérimentations menées en communs.

Cem Made tient dans ses mains un exemplaire du tome 2 des « Journaux » de Robert Musil. « Moi, vous savez, je ne suis pas philosophe ; je me contente d’écrire des choses sur les expériences que je mène, avec d’autres », répond Cem. « Je me contente de mes petites chroniques sur des sujets variés et dans des formats qui changent à chaque fois, en fait je ne sais pas trop comment parler de tout ça », ajoute Cem, qui montre son embarras en feuilletant le livre.

Le possible, la perspective de l’utopie concrète

« Au fond, dans votre vie, avez-vous fait autre chose qu’une enquête sur les possibles ? ». C’est ainsi que Pat Can s’adresse à Cem Made.

Pat est en charge de « faciliter » cette discussion/conversation qui, dans un premier temps, a pris la forme d’un « world café » pour se terminer ensuite par une espèce de « table ronde » qui semble plus adaptée à ce qu’il a l’habitude d’ « animer ». Le thème en est assez vague, suffisamment pointé pour correspondre aux interrogations du temps, mais pas trop pour conserver le caractère « ouvert » et collaboratif de la discussion. En gros, il s’agit de parler de ce qui « nous fait agir aujourd’hui… ». On lui a donc organisé un panel de gens qui « font des choses », comme on lui a dit. En fait, il est assez gêné, mais cela ne se voit pas trop. On peut même imaginer que ses hésitations rassurent. L’audience se méfie des certitudes. Il le sait, comme il sait qu’on ne lui reprochera pas de surfer sur des demi-affirmations, des quasis certitudes. C’est un vieux routier des débats approximatifs. Le « en même temps » lui va bien. Elle est à l’image de l’interprétation qu’il donne à la notion dont il a vécu l’émergence récemment, celle de transition ; après tout, tout est transition, tout le temps, hier comme aujourd’hui. Alors, comment trouver le ton juste ?

Pat tente de couvrir toute la palette des termes dont il sait qu’ils ne seront pas trop « clivants » ; le moment et le lieu ne s’y prêtent pas. Alors, il dit les mots aux carrefours des grandeurs reconnues et plus ou moins partagées. Il est question d’être à l’initiative, de ne pas attendre les lendemains qui, dans tous les cas, ne chanteront pas. Il est question du « faire ensemble », mais bien sûr dans un contexte juridique et institutionnelle qu’il n’est pas question de trop bousculer puisqu’il est là pour nous protéger, hein ? Bien sûr, il est question de changer, « on est tous concernés ». Après chaque intervention des acteurs qui font état de leur expérience, le mot qui ponctue le plus la conclusion que Pat se sent obligé de tirer à l’adresse des autres participants et du « public », est celui de « chouette !, c’est chouette… ».

Pat sent monter le malaise. Il perd un peu pied. Il cherche ses mots. Il ne sait plus quel type de répertoire d’arguments il doit mobiliser. Pour qualifier les initiatives et les expériences qui lui sont présentées, parfois, il aimerait évoquer l’ « autogestion », replacer certaines initiatives dans un cadre « autogestionnaire » qui, pour lui, veut dire des choses, mais ne parle que peu à l’assistance. S’il le fait, il sait qu’il prend une position décalée par rapport aux acteurs ici présents, celle du militant d’expérience, que l’on regarde avec un peu de respect et pas mal de dérision. Il sait que le terme de changement n’a plus beaucoup de crédibilité, qu’il est usé à force d’avoir servi à continuellement engendrer des changements qui ne font que maintenir les mêmes choses et déboucher sur autant de déséquilibres et de contraintes. Il sait que « changer la vie » est désormais un slogan publicitaire éculé tout juste bon à rappeler les années 70 ; c’est celui repris par les publicités pour les voitures, c’est tout dire.

Alors, les mots lui viennent tout d’un coup, comme dans un sursaut qui le branche avec l’air du temps. Il dit, « collaboratif », « tiers lieu », « résilience » et « bien commun ». Ouf, il a bien failli donner des signes d’une non-conformité aux grandeurs émergentes de l’époque. Il sait qu’il doit afficher un optimisme bien tempéré de l’action collective, seul à même de contrebalancer le pessimisme anthropique qui sied à tout citoyen désormais conscient des enjeux de la planète.

Pat accueille un nouvel intervenant qui vient prendre place dans cette espèce de table ronde qui prend les formes d’un « fishbowl ». De fait, Ann Map s’est levée de sa chaise et vient occuper l’une des chaises disposées au centre des cercles concentriques des participants. Pour elle, en dehors d’une alimentation alternative point de salut, quelque chose comme « prolétaires de tous les pays, faites une soupe ! », sans l’exprimer ainsi. La perspective ici n’est pas vraiment anthropologique. Elle n’est que vaguement mondiale, avec des références approximatives sur les conditions d’alimentation que connaissent les habitants d’une planète qui ne sont pas aux standards alimentaires qu’elle dénonce. Cette possible alimentation alternative, il n’est même pas question de la qualifier de « bio », tant cette appellation semble déjà dépassée, voire suspecte de récupération marchande. Il semble qu’il n’y ait de salut que dans l’autoproduction de son alimentation, où que l’on habite, à la campagne comme désormais en ville, où l’agriculture se doit d’être rebaptisée d’écoagriculture plus encore que de permaculture. Le propos, tout en demeurant assez flou, à défaut d’être fou, présente la certitude de la pratique effective. Ici, on ne se contente pas de dire, on fait d’abord, on fait ce que l’on dit, on mange comme on vit. Le possible est déjà là. Ann Map termine son intervention en invitant les participants à partager ce qu’elle n’a pas manqué d’apporter. Elle ponctue sa dernière phrase par un rire éclatant, celui qui dans toutes les publicités télévisuelles marque la bonne santé et la joie de vivre. Pat est séduit. Il ne peut manquer d’approuver : santé, sobriété des ressources, nature respectée et source de vie, tout y est. Pat approuve bruyamment. Il est ici non seulement pour accueillir la parole des différents intervenants, mais aussi pour l’accompagner, lui donner tout le relief, faire en sorte que la dynamique qui est censée se dégager de ces différentes interventions gagne les différents cercles qui entourent les intervenants placés au centre de l’arène. Mais son rire se termine par un rictus de perplexité. Dans cette rencontre, table ronde en World Café qu’il facilite, il s’agit de donner une perspective du possible, d’en donner les aperçus mais aussi les conditions de réalisation. Certes, qui dit possible dit possibilité d’être déjà là, déjà effectif. Mais, si c’est déjà tellement là, sans problème particulier à affronter, ce possible apparaît bien peu utopique. Ou alors il faut considérer comme l’utopie déjà tellement là qu’aucune mobilisation ne semble plus nécessaire pour affirmer une possible alternative. Pat hésite à questionner l’optimisme communicatif que l’intervention suscite. En plus, il a à cœur de ne montrer aucune suffisance masculine face à une intervention aussi vivante qu’il ne veut pas paraître réduire à l’expression d’une féminité qui serait naturellement nourricière. Il renonce aux remarques et questions qu’il n’arrive pas à formuler immédiatement dans le ton qu’il souhaiterait leur donner. Il jette un coup d’œil circulaire autour de lui et c’est avec un vrai soulagement qu’il voit se lever quelqu’un qui se fraye un chemin parmi les chaises pour venir occuper un siège près de lui.

Pat demande au nouvel intervenant de se présenter. Il le fait avec une arrogance bien marquée. Visiblement c’est la dernière intervention qui l’a conduit à se lever pour parler ; ce qu’il n’avait pas prévu de faire. Il le dit d’ailleurs : « J’avais pas prévu de parler, c’est pas mon truc, je n’ai rien préparé ». Il dit s’appeler Pier Rath, être arrivé récemment ici et ne pas savoir qui fait quoi. Le terme de « territoire », devenu pourtant incontournable, semble lui écorcher la bouche ; il ne manquerait plus que quelqu’un parle de résilience pour l’agacer. Il marque tout à la fois un accord et un désaccord avec ce qui se dit ici. L’accord repose sur un possible immédiat qui ne demanderait d’autres conditions que volonté et détermination. Le désaccord tient, pour lui, au caractère « domestique » que recouvrent les questions d’alimentation. Il se situe dans un ailleurs qui est pourtant là ; il suffit de le faire exister comme on le souhaite. Il voit cet espace, certes dominé, mais autonome, comme une base de vie, dans les replis d’une société qu’il voit fragmentée et dont les espaces de solidarité se répartissent comme autant de zones limitées, éventuellement en archipels. C’est ce qui le fait venir ici et parler ; plus en tant que porte-parole d’une initiative qui se veut « zone à défendre » que comme membre d’un réseau dont il aurait bien du mal à spécifier ce qui les relierait. Il porte la parole d’un collectif de vie et il le décrit avec un niveau d’engagement tel que la solidarité entre les personnes qu’il évoque semble prendre la forme d’une appartenance qui laisse peu de place pour d’éventuelles synergies avec d’autres. Il ose le mot « autonomie » que les autres intervenants ne prononcent pas, ou pas directement, seulement en utilisant des périphrases qui finissent par en dénaturer le sens. Il le fait en évitant de se qualifier lui-même d’autonome, mot qu’il réfute pour prévenir toute objection qui pourrait lui être retournée. Par une brève incise Pat lui fait remarquer que le terme autonomie n’est pas – ou plus, aurait-il envie de dire ; ce qu’il ne fait pas- habituel dans le type de rencontre qu’il est désormais conduit à faciliter. Autonomie n’est pas, ou ne fait pas, commun, terme auquel tous se réfèrent sans y mettre en fait le même sens, mais ça il le sait aussi et évite de le dire. Peut-être est-ce cette évocation d’autonomie, pourtant pas vraiment explicitée qui fait réagir l’une des personnes présentes qui demande à prendre la parole.

Le terme autonomie l’a fait réagir. Ça lui évoque liberté et indépendance ; elle le dit. Elle se présente, Arna Rand. L’initiative qu’elle porte, elle la présente en rupture avec ses expériences professionnelles précédentes. Elle dit n’en plus pouvoir des structures dans lesquelles elle a été amenée à travailler précédemment. Investie, mais non reconnue à ce qu’elle considère comme sa juste valeur , et dans l’impossibilité de donner du sens à ce qu’elle pensait entreprendre comme activité mais qui l’entreprenait plus elle-même qu’elle ne l’épanouissait, elle a démissionné. Après qu’elle ait évoqué à demi-mot ce qu’il faut comprendre comme un burn-out, elle précise qu’elle n’a pas seulement quitté une « entreprise » mais démissionné du parcours de carrière qu’elle avait préalablement envisagé. Sa rupture n’est pas d’avec des entreprises qui ne lui auraient pas parues assez libérées, mais avec « le salariat » lui-même. Elle dit indépendance. Elle se dit professionnelle mais bute sur le mot libérale, quand même pas ; ce n’est pas le lieu. Ailleurs, peut-être, mais pas ici. Elle dit sa joie d’être là : « c’est chouette ». Avant, elle faisait du coaching et du développement personnel. Maintenant, il dit « faciliter » des rencontres en intelligence collective, un peu comme ici : « C’est fou, ce que les gens sont créatifs quand, on les accompagne avec une facilitation bienveillante ».

Pat tique : «  Encore ce mot de bienveillance. Si ça continue je compte combien de fois le mot est prononcé sur cette table ronde et j’annonce le chiffre en conclusion », se dit-il, in petto. Mais il sait qu’il ne le fera pas ; personne ne comprendrait ; il aurait trop à s’expliquer. Il paraîtrait suffisant plus que décalé. Il sait que ça fait partie des mots valises auxquels tous se rallient à défaut d’y mettre le même sens. Mais ça n’a pas grande importante. En fait, ça veut dire on est bien, pas de problème, il y a une belle synergie, tiens en voilà encore un mot qui mériterait d’être explicité. Il se dit comment je lui faire parler d’une rupture vers un autre possible alors que ça apparaît juste comme le nouvel emballage d’une activité, comme un nouveau relooking, à la limite comme un nouveau marketing pour une activité qui demeure la même, dans le même rapport aux personnes, mais dans un nouvel habillage langagier. Peut-être se dit-il la rupture lui apparaît-t-elle forte mais plus dans le niveau de vie qu’elle a dû restreindre transitoirement le temps de se faire une nouvelle clientèle, et ce n’est pas ce qui doit manquer avec ce nouveau marché émergent de la facilitation ? Pat jette un coup d’œil circulaire dans l’assistance, quelqu’un pourrait-il lui permettre de se sortir de cette séquence qui ne le met pas en situation d’enclencher le dialogue dont il rêve sur la « fabrique des possibles ». C’est pourtant les mots forts qu’il avait mis en avant dans sa brève introduction, et voilà que cette faciliteuse fait retomber la discussion dans les eaux finalement glauque du calcul égoïste malgré les envolées lyriques sur la bienveillance et l’intelligence collective. Ah !, quelqu’un se lève et vient prendre la chaise libre à côté de celle qui termine son intervention par un grand sourire qui se veut apaisant.

Le propos prend alors une autre tournure. L’expression est forte, façon meeting. On sent un agacement. On voit qu’il aurait plutôt envie de se lever, de se donner une tribune. Rester assis ne lui sied pas. Il n’utilise que le bord de la chaise, pour se mettre au même niveau que les autres intervenants. Mais, on imagine vite qu’il ne devrait pas rester assis là très longtemps ; qu’il devrait ensuite se lever et se mettre à la périphérie du cercle des chaises, d’où il continuera à faire des commentaires à haute voix. Depuis le début de cette table ronde il ne tient pas en place. Le cercle, le rond, ne lui convient pas vraiment. Il se verrait plus en face des personnes qu’il perçoit plus comme un public à convaincre. Plus ou moins consciemment il tient à montrer qu’il n’est pas un intervenant comme les autres ; il se sent un peu l’organisateur de la rencontre et tient à ce que, par ses déplacements autour du cercle et en direction de l’accueil du lieu, on puisse s’en rendre compte.

Mat Brio, c’est sous ce nom qu’il se présente, commence très fort. « Autonomie, autonomie, certes, mais d’abord, collectif et solidarité, non ? ». Il dit avoir parfois l’impression de s’être trompé de table ronde. Pour lui, nos positions personnelles ne prennent de sens que par rapport à l’une ou l’autre forme d’action collective qui nous meut : « N’est-ce pas cela qui nous relie ? ». Immédiatement, il regrette un peu son ton et un référence trop marquée au collectif ; ça fait « collectifs », et c’est pas trop la référence partagée sur ce type de table ronde. On n’est pas des militants. Le terme même militant fait « old school » et fait peur, peur de l’esprit de scission et des clivages qui pourraient en résulter. Surtout, c’est pas cool…Il parle de l’initiative à laquelle il participe. Il prend garde de ne pas dire « je », de mettre en avant le « nous », tout en dérapant dans sa présentation pour laisser des indices qui montrent que cette initiative lui doit beaucoup : « Au début, on n’était pas beaucoup, pas beaucoup plus qu’un, en fait… ». Il parle de sa communauté. Il ose le mot communauté en le prononçant d’une manière telle que l’on sent que ce mot n’appartient pas à son vocabulaire d’origine, que c’est un mot repris du contexte dans lequel il situe désormais son action. Mais, immédiatement, il dit « territoire », l’autre mot qui garantit que sa communauté s’ouvre aux enjeux de solidarité et de citoyenneté. Ouf, il s’en est fallu de peu qu’il se laisse gagner par un argumentaire qu’il réprouve ou tout au moins nuance fortement, lorsqu’il est dans d’autres contextes, notamment celui de ses liens avec les représentants des collectivités locales. Mat Brio se veut « politique », mais, attention,  « pas au sens encarté, vous voyez », mais parce qu’il faut bien travailler avec les institutions, et pas seulement les solliciter pour obtenir des soutiens, d’ailleurs, il vaut mieux participer à la conception de ces soutiens, de ces appels à manifestation d’intérêt, à projets. Sa façon de se montrer « politique », c’est le fait de recadrer son propos et de placer son intervention et son initiative dans une perspective plus large, celle d’un réseau et d’une action à l’échelle, au moins nationale. Il utilise des mots comme « réseau », mais pense « fédé », pour fédération ; un mot qui n’a pas vraiment cours dans l’auditoire rassemblé autour de lui.

Pat, censé introduire les intervenants et faciliter les échanges, sent qu’il perd la main. Bientôt on oubliera qu’il est là. L’intervention de Mat, tout à la fois le rassure et le gène. Ça le rassure qu’il soit intervenu ; dans le contexte « politique » du territoire, ça aurait été un problème qu’il n’intervienne pas ; il vaut mieux qu’l intervienne ici plutôt que de la faire ailleurs dans des contextes plus institutionnels. Mais, ça le gène qu’il donne l’impression de présider les échanges et de vouloir les recadrer en se donnant le monopole du lien avec les autres niveaux d’action, régional et plus encore national. Mais Pat reprend la main vis-à-vis de lui en lui demandant de se positionner sur le sujet crucial de ce qu’il entend comme « possible ». Certes, il a parlé de son initiative, mais ne l’a-t-il pas prise en se conformant à un cadre d’action déjà là, dans une continuité de ce qui se faisait déjà, sans réelle rupture, voire même en conformité avec un mode d’agencement largement institué ? Il n’aurait alors fait que renforcer et professionnaliser un mode d’action dont l’enjeu principal est moins sa reconnaissance que son niveau de financement public ? Le possible, ne serait-il qu’une question de budget ? Mat met en avant son « pragmatisme », son sens du réel, sa volonté de déboucher concrètement dans les conditions qui lui sont données aujourd’hui.  Ill dit chercher avant tout à être inclusif. Il bute sur le mot « réalisme », ça fait socialiste.

C’est au tour de Cem Made de prendre la parole. Il sait qu’il a peu de temps pour cela. La parole ne lui est donnée que pour un instant mesuré. La parole doit circuler entre les personnes, sans que l’une d’entre elles puissent se considérer comme principale. Qu’aucune hiérarchie de qualité, de compétence, ne puisse s’instaurer, convient bien à Cem. Mais que cela coïncide à une simple juxtaposition d’avis, sans interrelations des types et niveaux d’argumentation, le chagrine beaucoup. Toutes les idées, les propositions, se valent-elles, donc, qu’il faille toutes les mettre sur le même plan ? Pourtant que toutes soient reçues avec la même attention a plutôt de quoi le ravir. Après tout, chacun partant des expérimentations dans lesquelles il.elle est engagé.e, chacun opérant pour lui-même, et parfois en la partageant avec d’autres, une dynamique d’action réflexive, cela aboutit à des à des propositions à différents niveaux d’élaboration et de consolidation théorique.

Il se dit qu’il a bien fait de ne pas parler tout de suite. Il va pourvoir tenir compte de ce que les autres ont dit. Il va surfer sur les expressions qui ponctuent le bruit de fond de ce consensus apparent. Il va essayer de dire sa perspective du possible. Il pense avoir trouvé quelques arguments dans la lecture d’un ouvrage éponyme, la perspective du possible. Ça lui a fait lire les livres, ceux de Jean Pierre Cometti, d’Arno Münster notamment, qui ont mis en débat les perspectives ouvertes par Ernst Bloch avec son « principe espérance ». Du coup ça lui a fait relire l’ « homme sans qualité » de Robert Musil, livre dont il n’osera pas parler ouvertement tant cela paraît daté, et pourtant… : « Mais s’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible.

L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose ; et quand on lui dit d’une chose qu’elle est comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas ».

Sans faire une référence explicite à ces auteurs qui paraissent hors du temps des pensées de la transition, Cem, en s’appuyant sur des expériences alternatives en cours, peut avancer quelques propositions et pensées réflexives inspirées du concept blochien d’ « utopie concrète ».

A propos de la structuration et représentation des Arts Visuels en Hauts de France

Avant la rencontre d’une « délégation » des Arts Visuels avec la DRAC, je souhaite vous faire part d’éléments d’analyse du contexte « politique », de coordination organisation et représentation dans lequel cette rencontre se place.

Je le fais au titre de ma contribution à la « mobilisation » Arts Visuels en Hauts de France à laquelle j’ai participée de l’intérieur, mais aussi au titre de ma position de chercheur, distancié et donc critique.

Il me semble utile de rappeler que la rencontre précédente des Arts Visuels avec la Drac s’est déroulée en décembre 2018 dans un contexte très particulier. C’était le moment de pleine mobilisation des « gilets jaunes ».  La délégation était alors composée d’une enseignante chercheuse en école supérieure d’art, étant l’une des principales animatrices de la démarche dite « filière » et présidente du principal réseau régional de structures et institutions d’art contemporain en Hauts de France, d’un représentant de Lille Design et d’un chercheur du cnrs.

Il était tout à fait manifeste que l’écoute de cette délégation par le Drac de l’époque était à relier au contexte politique du moment. Il est certain que l’expression directe des acteurs en arts visuels, par-delà leurs représentations politiques ou professionnelles instituées, a trouvé à ce moment une audience à laquelle les deux conseiller.es du Drac ne semblaient pas acquis.es.

Aujourd’hui, nous sommes à un moment particulièrement critique pour cette mobilisation collective des « actif.ive.s » en arts visuels. Je dis actif pour ne pas réduire le périmètre, la « communauté » des personnes concernées, dans la diversité de leur situation sociale, économique ou professionnelle.

 

L’action collective a d’abord pris l’orientation « filière économique ».

C’était une façon pertinente de trouver un écho immédiat auprès des élus politiques en région. Cette approche en filière représente autant d’opportunités que de risques. La première opportunité est bien sûr d’obtenir l’écoute, dans l’espace publique, politique, des pouvoirs économiques dominants auxquels se rallient les pouvoirs politiques. La deuxième opportunité, et ce n’est pas négligeable, c’est de décentrer la mobilisation par rapport aux institutions publiques dont on sait qu’elles sont dominantes dans la viabilisation économique de la grande majorité des actifs en arts visuels. Nombre d’entre eux relèvent, directement ou indirectement, du financement public. Parler et parier « filière », c’est mettre en avant des capacités d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs publics et de garantir ainsi une dynamique d’initiatives collectives des créateurs et autres actifs.

Mais, le risque est alors que la filière se structure à partir des opérateurs principaux de production, diffusion, jouant un rôle de prescription et/ ou organisation des activités en « offres », des gestionnaires des dispositifs publics et privés de validation des activités en notoriété, des organisateurs des marchés, des organismes accompagnant la « professionnalisation » reconnue des actif.iv.es., des artistes et autres professionnels indépendants ou salariés.

Le risque ici est, pour la filière arts visuels – Il faudrait dire les « filières arts visuels » ; cela serait différent dans le cas de la filière « design », ou celle des « métiers d’art » – comme dans d’autres filières économiques, que la structuration de la filière privilégie les grands opérateurs, type « entreprises », au détriment des « petits » et des autonomes (pour ne pas dire « indépendants » qui renvoient à d’autres logiques de valorisation économique), et surtout des acteurs au travail prescrit, les « artistes en travailleurs » dont parlent les sociologues des activités artistiques, et les salariés des structures.

 

L’action collective a ensuite plus souvent fait référence à un « secteur » des arts visuels incarné par la mobilisation régulière d’un Comité, dit Technique, puis comité arts visuels.

Cette référence présente, elle aussi, des opportunités et des limites, voire des risques.

Elle présente l’avantage de mettre au centre de la mobilisation la question des rapports aux acteurs publics, aux institutions et collectivités territoriales dont on sait le rôle déterminant dans l’économie du secteur. Cela donne une garantie que les actions envisagées au titre du secteur trouvent un éventuel débouché auprès des pouvoirs publics dont dépend principalement la viabilité économique des acteurs du secteur. Cela représente cependant des écueils pour cette mobilisation.  Certain.es, des artistes, des intermédiaires, des galeristes, d’autres, qui s’étaient senti.es concerné.es par les premières rencontres du comité technique arts visuels HdF ne sont plus venu.es, laissant entendre que cela ne concernait que les acteurs publics ou subventionnés.

L’approche en secteur met en avant les acteurs qui misent sur le rapport à l’institution. Le mode d’organisation et de représentation se centre sur les représentants de structures dans la mesure de leurs rapports aux institutions. Le mode de coordination adopté, de type « réseau », plus « club » fermé, sélectionnant ses membres sur critères, et peu ouvert à la cooptation des personnes physiques ou morales, risque alors de jouer le rôle d’organe de contrôle de ces rapports. Leurs salariés n’y accèdent pas en tant qu’acteurs professionnels en arts visuels mais comme représentants de personnes morales que sont ces structures. Certain.es sont même découragées par leur structure d’y participer en tant que personnes physiques, autonomes. La mobilisation et la représentation des acteurs autonomes ou des petits collectifs et organisations basées sur la coopération y sont également difficiles dans la mesure où les collectifs et les personnes qui les composent, plus ou moins durablement ou par projets, relèvent de différentes logiques et formes de rémunération, traversant les logiques de professionnalisation.

Tout cela tend à focaliser la mobilisation sur la question de la structuration et de la représentation des acteurs auprès de ces mêmes acteurs publics et institutionnels. Et, l’on voit bien que c’est ce qui se passe aujourd’hui, où les tensions se manifestent sur l’organisation et le contrôle de cette représentation au nom d’un secteur dont les acteurs, autant les personnes que les petits collectifs permanents ou liés aux opportunités de coopération, ne s’émancipent que peu des structures qui jouent un rôle de prescription, de production ou de diffusion. Même les salarié.es de ces structures et institutions ont des difficultés à être représentées en tant que tel.les. Il faudrait y ajouter les difficultés des rapports de genre inhérentes à l’écosystème des arts visuels. On pourrait citer les conditions spécifiques des rapports à l’emploi pour les salarié.es et des opportunités des financements des activités par le recours aux dispositifs de résidences qui est souvent plus difficile pour les femmes ; ce qui se retrouve dans les opportunités de parcours d’activités.

Une mobilisation plus complète, ouverte, ne devrait-elle pas correspondre à ce que suppose comme mode de relations entre les actif.ves en arts visuels ce que les initiateurs de la démarche Arts Visuels en HdF ont défini dans une Charte Arts Visuels Hauts de France ?  Cette mobilisation de ce que l’on pourrait appeler plus justement, selon la Charte, un « écosystème ouvert » ne devrait-elle pas alors prendre la forme d’une « assemblée », d’un forum permanent, tenant conventions et commissions ?

Ce serait alors à l’image d’une dynamique politique, démocratique, de participation et expression directe. Cette forme collective irait au-delà des rapports institués, des liens de subordination ou de dépendance économique. Elle n’empêcherait pas des modes de représentation, mais sous la contrainte d’un contrôle démocratique de mandats limités.

La complexité et la diversité des positions sociales et économiques des acteurs en Arts Visuels font que les rapports de coopération et de représentation de ces rapports ne peuvent peut-être pas s’envisager sous la forme, pourtant souvent habituelle, d’un arrangement  politique de représentants d’institutions et de groupes professionnels. A défaut d’envisager cet écosystème de rapports dans sa diversité et sa pluralité, une expression immédiate et directe des acteurs les plus marginalisés par les approches en filières ou en secteurs, les artistes et les salarié.es les précarisé.es en tout premier lieu, pourrait être une voie prise par certain.es. Au moment où la question des droits sociaux rencontre celle de l’exercice des droits culturels, cette hypothèse émancipatrice traverse la mobilisation des acteurs en arts visuels.

La première rencontre au titre des Arts Visuels HdF avec la DRAC a eu lieu en plein moment des « gilets jaunes » qui a beaucoup surpris les institutions et les organisations politiques et professionnelles. Certes, la période est aujourd’hui différente du point de vue des conditions d’une mobilisation politique « sectorielle », mais les conditions concrètes en arts visuels demeurent difficiles et jugées injustes par nombre de précaires et de marginalisés qui ont pourtant un rôle social crucial dans ce monde en transition politique, économique, écologique, et donc esthétique.

La rencontre avec la Drac, comme avec la Région, doit, me semble-t-il, permettre d’aborder ces questions. Les réponses à trouver supposent une construction écosystémique, démocratique, qui ne fait que s’amorcer.

 

L’esprit Catalyse, Coopérer dans l’écosystème des communs

« Les mondes nouveaux doivent être vécus avant d’être expliqués », Alejo Carpentier

Les différentes initiatives de transformation que nous avons engagées, « associations », lieux, dispositifs d’action collective, toutes, contribuent à cet espace public intermédiaire que nous partageons. Le « nous » demanderait à être précisé. Il ne se limite pas à l’un ou l’autre réseau (de tiers lieux, de l’ESS..), a fortiori à l’une ou l’autre structure formelle présente dans notre écosystème local. Disons, que ceux qui mettent les enjeux de la coopération et des communs  au cœur de leurs initiatives devraient s’y reconnaître.

C’est ambitieux, mais préciser le cadre de nos coopérations au sein de cet espace est essentiel. Hormis des questions de disponibilité, ces coopérations sont parfois rendues difficiles par des tensions qu’il nous faut aborder.

De fait, c’est ce dont il a été question lors des deux jours de discussion lors des « microRoumics », organisées par Catalyst-Anis, en décembre 2021. Ces discussions ont fait l’objet d’une prise de notes collective enrichie des matériaux élaborés lors de ces deux jours, une frise temporelle et thématique notamment. J’en donne ici une interprétation personnelle. Les formulations je les prends à mon compte avec toutes les hésitations et les maladresses que provoque le début de réflexivité de nos actions. Et le calibrage de ces formulations n’implique ni cadrage ni préalable à toute collaboration ; on apprend en faisant, en mettant en œuvre nos actions collectives.

 

Coopérer sous tensions

A l’occasion des Roumics 2021 nous avons mis les « tensions vécues » au centre de notre réflexion collective. Nos échanges y ont été « animés et facilités » par un intervenant extérieur, sur cette problématique des tensions. La discussion a porté sur nos relations, nos implications, nos engagements, au regard des initiatives dont nous sommes les déclencheurs, les facilitateurs et les porteurs.  Nous l’avons fait en tenant compte -Les mots « compte » et « comptabilité » sont ici à prendre au sens de la lettre-, mais sans les expliciter pleinement, des modalités selon lesquelles nous coopérons, nous portons des projets en communs, nous gérons des budgets contributifs partagés, mais surtout nous construisons collectivement et individuellement nos conditions de vie, en particulier nos conditions de rémunération. Nous faisons pour cela référence à  ce que nous appelons la « contribution » sans vraiment savoir ce que cela recouvre vraiment.

Il n’y a pas de préalable à nos collaborations. Suffisamment d’enjeux et d’intentions en commun nous rapprochent. Une conception, même instrumentalisée, et, selon moi, un peu réductrice, des communs lorsque ceux-ci sont envisagés principalement en termes de ressources partageables, pourrait suffire, mais à condition qu’un travail collectif d’explicitation et de requalification soit mené d’une façon ouverte et délibérative. Il s’agit en fait d’une œuvre commune de démocratie économique et politique à mener.

 

Expliciter nos relations et nos modes de gestion en commun : les contraintes et opportunités des structures que nous développons

L’écosystème de relations dans lequel ces « collaborations » interviennent est cependant à envisager et à requalifier sous plusieurs aspects, et c’est en cela que nos expérimentations participent d’un vrai programme de recherche action. Ces aspects sont ceux que nous imposent les formes actuelles de l’action économique publique et, à partir desquelles, nous tentons d’inventer un nouvel « agir collectif », en communs.

Ne faut-il pas réorienter les structures juridiques de l’action économique et leurs capitalisations spécifiques ? Le risque n’est-il pas que leurs fonctionnements attendus demeurent prégnants alors que souvent nous les habillons de considérations « collaboratives » ou « coopératives » ? Ces structures, en elles-mêmes, disent tout et rien à la fois. Elles peuvent relever simultanément de plusieurs logiques de valorisation économiques et de modes différents de régulation des liens entre les agents et acteurs concernés, selon les « communautés » de liens qu’ils créent. Elles peuvent afficher des modalités, coopératives par exemple, qu’elles ne tiennent pas, ou pas vraiment. Elles peuvent mettre en avant des formes instituées, d’actionnariat et de responsabilité sociale limitée, tout en s’efforçant et pratiquant des formes d’entreprises à « objet social étendu ». Comment faire pour expliciter et faire évoluer les affectio societatis qui président aux « entreprises » que nous formalisons, et les repositionner en « affectio communalis » que nous sommes censés porter en communs si nous prenons les communs aux mots et pas seulement sous l’angle de ressources partageables ? On pourrait regarder nos « structures » (Anis, Optéos, la Compagnie des tiers lieux, Pop, etc.) sous cet angle, mais aussi la place et la consistance socioéconomique que nous donnons à nos « communs », avec leurs communautés, leurs budgets contributifs, leurs publicités collectives, leurs espaces, leurs plateformes technologiques, etc.

 

Potentialités et contraintes d’une approche des communs par les ressources et les budgets partagés

L’expérience de la mise en commun a privilégié l’approche par le partage des ressources. La nécessité, le manque en fait, et le pragmatisme des solutions à trouver rapidement ont présidé à ce choix en faveur d’une définition simplifiée, au risque de la réduction, de ce que pourraient être les « communs ». Ce que une « mise en communs » suppose de mobilisation collective, d’implication et de transformation des représentations de l’action collective, politique et économique, a été souvent sous-estimée.

Nous sommes souvent contraints à aller vite pour trouver les formes de viabilité économique de nos initiatives. Souvent, sans que nous ayons la possibilité, la disponibilité et la capacité à différencier des choix possible, nous nous conformons aux dispositifs de financement existants. Et, même si nous arrivons, par nos mobilisations collectives, à en circonscrire certains aspects, tel ou tel appel d’offres, appel à projet, appel à manifestation d’intérêt, tout à la fois, nous arrivons à les donner un minimum de viabilité et nous les fragilisons en les mettant en dépendance de l’institution publique et nous nous désolidarisons de nos engagements collectifs. L’appui public nous permet d’exister mais dans un rapport de subordination de nos initiatives aux dispositifs de financement qui les font se maintenir sous contrôle. Souvent, l’appui publique spécifie, différencie et, de fait, isole des initiatives qui, souvent, ne sont que des configurations d’engagements collectifs qui se relient et s’emboîtent les unes dans les autres. Très souvent, du fait des multi appartenances des personnes qui les portent, il est difficile de délimiter les champs d’action et les périmètres d’activité de ces initiatives. Cela mobilise d’ailleurs un part importante du travail de contrôle de ceux qui, au sein des institutions, mettent en place ces dispositifs de soutien. Les rapports d’activité des structures aidées sont alors souvent des simplifications qui n’existent qu’en rapport avec les obligations formelles imposées par ces institutions. Nous-mêmes éprouvons des difficultés organisationnelles mais d’abord cognitives à faire autrement. Nous tentons cependant de le faire en mettant nos pratiques de coopération en phase avec une approche en communs que nous voulons caler sur la maitrise collective de ressources partagées. Cela suppose alors que nous donnions une importance centrale à une gestion partagée des budgets que représentent ces ressources à acquérir, à constituer collectivement, à maintenir de façon collective, etc. Au sein des initiatives chacun et chaque structure porteuse doit arbitrer entre  ce qu’il pratique comme partage de ressource et comme budget et ce dont il doit rendre compte au titre de sa structure. Mais quelle priorité se donne-t-on alors ? Mettons nous en avant les budgets qui assurent la viabilité de l’une ou l’autre des structures, ou ceux qui, partagés, assurent la viabilité des ressources partagées entre ces structures ? Qui, et comment, ces budgets et ces ressources sont-ils portés, ménagés donc comptés ? Ces questions ne sont cependant pas nouvelles, les entreprises ordinaires dans les différentes formes de coordination (co entreprise, consortium, etc.) qu’elles se donnent y sont rompues.

Au sein de nos écosystèmes en communs c’est cependant plus difficile dans la mesure où la confiance des personnes investies dans ces dispositifs en communs repose souvent sur l’assurance que représentent les structures ou les formes instituées de rémunération personnelle, plus que sur la pérennité des ressources partagées, en communs. C’est pourquoi la visibilité donnée à la mobilisation collective et prioritaire des ressources partagées et rendues publiques par des budgets portés en communs est un enjeu majeur. C’est tout à la fois une urgence pour crédibiliser et rendre opératoire une approche en ressources partagées mais c’est une condition politique primordiale pour donner un sens à nos initiatives vis-à-vis des institutions qui souvent ne demandent pas mieux que de comprendre le sens que nous donnons à nos actions. Mais, cela suppose alors de mieux afficher et affirmer ce qui pour nous fait communs. Les arguments avancés et les mots pour le dire sont alors essentiels. Notre pragmatisme dans l’usage des mots et la reprise des formes de l’action économique pour être audible de nos publics et des acteurs de l’action publique, ne doit pas nous faire renoncer à inventer les formes et les langages de l’action économique en communs. C’est dans cette perspective qu’il faut mieux argumenter nos pratiques au regard d’une socio économie de la contribution aux communs.

 

Une référence à la « contribution » qui masque la réalité de nos conditions de rémunération

Ne faut-il pas avoir la même approche de recomposition des conditions singulières de rémunérations ? Faire référence à la contribution, surtout dans son état actuel d’élaboration et d’absence de reconnaissance institutionnelle, ne suffit pas à qualifier ces conditions. Il faut envisager les configurations concrètes dans lesquelles interviennent des rétributions en contribution, selon leurs adossements spécifiques à des normes d’emploi, de salariat, ou d’indépendance économique. Ces configurations se développent selon les trajectoires des personnes au sein des écosystèmes en communs. Ces conditions de rémunérations en contribution sont souvent argumentées de façon relative, en substitution, partielle ou totale, à d’autres formes de rémunération qu’elles confortent en laissant croire qu’elles les transforment. Les rétributions en contribution pourront ainsi s’adosser à un « emploi » exclusif avec contrat de subordination, on pourrait alors les envisager comme une sorte de « part variable » de la rémunération. Elles peuvent abonder un chiffre d’affaires dans les cas, dits, d’indépendance économique. Elles peuvent s’adosser à des formes de salaire telles que les contrats CAPE et CESA pratiqués dans les CAE. Elles pourraient composer de nouvelles formes de rémunération garantie par des dispositifs de solidarité salariale à créer.

Le fait que se circonscrive un champ d’expérimentation de la contribution commence à spécifier des pratiques et oblige, progressivement, à les différencier et à les qualifier pour qu’elles soient reconnues. Cette problématique de la reconnaissance est critique pour les personnes elles-mêmes, pour les communautés dans lesquelles ces pratiques opèrent et pour les institutions qui légitiment les règles. Dire que c’est la reconnaissance du travail effectif, par-delà les appartenances de structures ne suffit pas à expliciter les enjeux de valeur et pour qui. Il en va de même de la reconnaissance de capacités, au sens que lui donne Amartya Sen en maintenant le travail comme valeur d’échange dans un marché qui reste assujetti à des formes d’échanges basés sur l’immédiateté et l’indifférenciation anonyme de la relation. La contribution peut-elle être à la fois rétribuée et bénévole ? Après tout, le bénévolat n’implique pas la gratuité de la relation d’échange mais le fait que la relation se fait selon le « bon vouloir », sans recherche de compensation immédiate et tarifée. La valorisation peut être différée et régulée au titre d’une modélisation en réciprocités plus ou moins formalisées. La relation bénévole peut être plus spécifiquement de l’ordre du « don », déconnectée de toute évaluation apparemment économique pour représenter une valorisation symbolique, éthico politique, qui n’implique pas de retour immédiat et tarifé. Nos pratiques de la contribution participent de tout cela à la fois sans explicitation, ni différenciation.

Sur base de ces pratiques et des formes salariales existantes comment composer des conditions de viabilité socioéconomique qui soient congruentes avec une socialisation en communs ?

Pour envisager ces conditions ne faut-il pas alors, aussi, ré examiner les règles générées par l’appui que nous donne l’institution publique ?

 

Coopérer dans notre écosystème des communs mis sous tensions par les marchés, mais plus encore par l’institution publique qui les créent

Une bonne partie de nos énergies, au sein de nos écosystèmes, passe dans la mise en œuvre de liens avec l’action publique. Il faut considérer toutes nos « initiatives » comme des actions pour obtenir des moyens, pour leur faire bénéficier d’appuis publics, plus ou moins en complément à des capitalisations privées, de différentes sortes. Nous ne nous contentons pas de solliciter ces appuis, nous nous efforçons d’en orienter la construction la distribution et la gestion par des « appels », à manifestation d’intérêt, à projets, d’offres, aujourd’hui, voire, aujourd’hui, à communs.

Ces appuis, comment nous mettent-ils en relations et en tensions, au sein de nos écosystèmes ?

De fait, les appuis que nous sollicitons auprès des pouvoirs publics se transforment en potentialités de « quasi marchés » de l’accompagnement, de la facilitation, du conseil et de la formation des communautés correspondant à nos initiatives. Les formes de coordination que nous développons alors sont, tout à la fois, des « réseaux », des « coalitions » ou des « assemblées ».

La forme la plus évidente, parce qu’apparemment la plus « professionnelle », est celle du réseau. Elle  représente le lien le plus fort, le plus permanent. Parce que professionnelle et souvent induite par l’appui public qui suscite cette alliance, la forme réseau risque de n’exister que comme contrôle et régulation des quasi marchés instaurés par cet appui, et même, de fait, que comme partage, plus ou moins équitable, des effets de rente que ces appuis instituent, surtout les  aides financières directes. Mais alors comment les communautés porteuses de ces initiatives se positionnent-elles dans ces réseaux professionnels et économiques, y compris en ESS, économie circulaire, de la fonctionnalité, dans ces réseaux de lieux Tiers Lieux, de plateformes, etc.

La forme coalition vise à mobiliser des communautés dans une alliance plus ou moins éphémère, dans une mobilisation plus oppositionnelle pour peser sur l’action publique ou s’affronter à l’institution.

La forme assemblée représente un mode de regroupement où la question des appartenances et des modes de représentation des communautés est débattue, comme est régulé le rapport de ces communautés aux institutions, selon des principes d’autonomie relative par exemple.

Voilà quelques considérations que l’on doit prendre en compte, il me semble. Elles sont ici évoquées de façon générique et théorique mais nos pratiques collectives les expérimentent sans toujours les expliciter du point de vue des enjeux, tensions et effets de domination qu’elles génèrent.

 

Pour avancer sur le chemin du commun

Bien sûr, il ne s’agit pas de tout expliciter avant de se mettre à coopérer entre nous, au sein de nos écosystèmes d’action en communs. Nos actions et les acteurs qui les promeuvent sont eux-mêmes tout à la fois en construction et en transition de formes. Le recours désormais systématique à la notion de « fabrique » est bien le symptôme des potentialités et des incertitudes qui président à ces mobilisations, ces mouvements, ces dynamiques de transformation. Sachons trouver les dispositifs d’action collective qui permettent des moments d’explicitation, de délibération et de construction de compromis viables. Un gros travail d’argumentation et de justification nous attend, celui qui porte sur la formulation des « grandeurs » (pour parler comme les sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot) qui nous mobilisent, des engagements que nous prenons sur ces bases et des mises en pratiques congruentes qui nous animent.

Le commun est ce chemin.

 

Imaginer des formes, des chemins, des milieux…

Avec Gilles Deleuze et Felix Guattari, Augustin Berque, Philippe Descola, Tim Ingold…

Habiter le monde, c’est imaginer et pratiquer des formes, des espaces, des lieux, des lignes, des chemins, des milieux…

Tout semble agencé par des espaces, des lieux et des territoires. Mais ce qui ressort de nos imaginaires, c’est l’incertitude, l’errance, l’interstice, l’entre deux, le milieu intermédiaire, déplacé des déterminations habituelles. De fortes incitations « publiques » sont exercées qui promeuvent les lieux, dits, tiers, et les territoires dont on parle sans savoir s’il s’agit des découpages administratifs ou des milieux qui les constituent, qui les habitent, en vivent en les entretenant et les faisant croître. Et si toutes ces « intentions » qui nous parlent de « lieux » et de « territoires » n’étaient que l’expression de difficultés face aux processus de socialisation, aux épreuves de désocialisation, d’anomie ou de socialisation éphémère et d’errance dans les espaces intermédiaires ?

L’espace dont il s’agit alors semble ne pouvoir être caractérisé que par les notions de périmètre et de clôture. Mais peut-il être tout à la fois clôturé et ouvert, accessible ? C’est tout l’objet de la référence aux  communs que d’offrir cette double caractéristique d’ouverture et de clôture. Déjà, envisager l’espace au regard de sa composition interne, et pas seulement de ce qui le délimite, nous fait avancer sur ce qu’il recouvre. Mais, on pourrait ne l’envisager qu’en rapport aux agencements humains qui le composent. On raterait alors ce que la notion de milieu peut apporter de relations humaines et de rapport au vivant, plus encore qu’aux seules ressources matérielles et immatérielles.  Il faudrait envisager ces relations et ce rapport au vivant dans leurs entremêlements.

Les discussions entre Tim Inglod et Philippe Descola sont, de ce point de vue, éclairantes. Tout agencement humain ne peut être interprété au seul regard d’une grammaire du social pour en faire des entités objectivées sans défaut, délimitées et sans mélange. Il est toujours processus en cours de développement. Pour Michel Lussault qui introduit le dialogue entre Descola et Ingold, ce dernier souligne que « plutôt que des réseaux (‘network ‘), l’activité individuelle et l’organisation sociale forment des trames, des mailles (‘meshwork’, incluant à la fois la trame-maille et le tramage-maillage, l’objet et l’action donc, ce qui est pour Tim Ingold une constante : on ne peut séparer l’un de l’autre). Il appréhende les modes de déploiement de la vie humaine comme des tissages, le plus souvent sans patron, à entendre ici au sens de pattern, des entrecroisements, des enchevêtrements de lignes qui ne sont jamais vraiment contrôlées ni finalisées. A la figure trop rationnelle et ordonnée du réseau, il préfère ce buissonnement au sein duquel des impasses subsistent, qui empêchent des éléments de communiquer entre eux, mais où s’ouvrent et s’offrent aussi des raccourcis, des porosités insoupçonnées et des chemins malicieux » (Michel Lussault, présentation d’ « Etre au monde, quelle expérience commune ? », p.21).

Aussi, plutôt que de donner de l’importance aux agencements sociaux, de ne les envisager qu’au regard des structures sociales, des contextes culturels et des institutions qui procéderaient des ontologies et conditionneraient la manière d’exister des individus, et de les relier en réseaux, ne convient-il pas de privilégier les onto genèses aux ontologies, et donc de valoriser leurs genèses, leurs déploiements, comme autant de milieux ?

 

On pourrait aussi les envisager, avec Deleuze et Guattari, en rapport avec les notions de « lisse » et de « strié » (Deleuze, Guattari, « Mille plateaux », 14. 1440- Le lisse et le strié, p.592-625). L’espace lisse et l’espace strié, l’espace nomade et l’espace sédentaire, ne sont pas de même nature, nous disent-ils. Mais, les deux types d’espaces n’existent en fait que par leurs mélanges l’un avec l’autre.

Les matériaux nous en fournissent de nombreux modèles d’opposition et de combinaison du « lisse » et du « strié ». De ce point de vue, un tissu est plutôt un espace strié, alors qu’un non –tissé, un « anti-tissu », comme le feutre par exemple, serait plutôt un espace lisse. Un espace strié comme le tissu est nécessairement délimité, fermé sur un côté au moins. « Le tissu peut être infini en longueur, mais  non sur sa largeur définie par le cadre de la chaîne » (Deleuze, Guattari, p.593). Le feutre, quant à lui, n’implique aucun dégagement des fils, aucun entrecroisement, seulement des enchevêtrements de fibres. Mais alors, plus encore que la question de la clôture c’est celle de la texture qui importe.

En référence à ce qui le compose, l’espace que des pratiques de travail et de création circonscrivent  est-il plutôt « tissu » ou « feutre ». ? Est-il plutôt tissé, avec une trame et une chaîne, ou plutôt tricoté ? Un espace strié, tissu, présente nécessairement un envers et un endroit, en reportant d’un seul côté les fils noués. « N’est-ce pas en fonction de tous ces caractères que Platon peut prendre le modèle du tissage comme paradigme de la ’science royale’, c’est-à-dire de l’art de gouverner les hommes ou d’exercer l’appareil d’Etat ? », telle est la question que posent alors Deleuze et Guattari (p.594).

Lisse et strié opposent aussi leur dynamique. Dans l’espace strié, les lignes sont subordonnées au point. Dans l’espace lisse les points sont subordonnés au trajet. C’est le trajet qui entraîne l’arrêt. C’est l’intervalle qui prend tout, c’est l’intervalle qui est substance. La ligne est vecteur, elle donne une direction, un sens, et non pas une dimension, un état. L’espace lisse est donc directionnel, non pas dimensionnel. Il est occupé par des événements plus que par des positions. C’est un espace d’affects plus que de propriétés, un espace de forces plus que de substances. « Dans l’espace strié on ferme une surface et on la répartit… ; dans le lisse, on se distribue sur un espace ouvert, d’après des fréquences et le long des parcours (logos et nomos) » (Deleuze, Guattari, p.600).  Ainsi, soit on distribue les espaces de l’extérieur, soit on les partage de l’intérieur.

Ce que nous disent ces auteurs anthropologues et philosophes, plus encore que les sociologues trop piégés par les problématiques du social, même celles du « fait social total », à la Mauss, et les ontologies qui les soutiennent, c’est que, pour habiter le monde, et donc imaginer et pratiquer des formes, des espaces, des lieux, des lignes, des chemins, il faut en comprendre l’ « écoumène » dont nous parle Augustin Berque. Pour lui, l’écoumène « c’est l’ensemble et la condition des milieux humains, en ce qu’ils ont proprement d’humain, mais non moins d’écologique et de physique » (Augustin Berque, « Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains », p.17).

Les voies / voix d’exploration de ces imaginaires sont celles qui entremêlent connaissances et approches de créativité qui sont autant l’apanage des créateurs que des chercheurs.

 

Coopérer dans l’écosystème des communs

« Les mondes nouveaux doivent être vécus avant d’être expliqués », Alejo Carpentier

Voilà un titre bien ambitieux pour envisager des collaborations, me direz-vous, mais il me semble que préciser le cadre de nos coopérations est essentiel. Hormis des questions de disponibilité, ces coopérations sont parfois rendues difficiles par des tensions qu’il nous faut aborder, me semble-t-il. Nos pratiques pourraient être plus communes et partagées qu’elles ne le sont.

De fait, c’est ce dont il a été question lors de nos deux jours de discussion à l’occasion de nos « microRoumics ». Les formulations je les prends à mon compte avec toutes les hésitations et les maladresses que provoque le début de réflexivité de nos actions. Et le calibrage de ces formulations ne doit pas être un préalable à toute collaboration ; on apprend en faisant, en mettant en œuvre nos actions collectives.

A l’occasion de nos Roumics nous avons mis les « tensions vécues » au centre de notre réflexion collective. Nos échanges y ont été « animés et facilités » par un intervenant extérieur, sur cette problématique des tensions. La discussion a porté sur nos relations, nos implications, nos engagements, au regard des initiatives dont nous sommes les déclencheurs, les facilitateurs et les porteurs.  Nous l’avons fait en tenant compte -Les mots « compte » et « comptabilité » sont ici à prendre au sens de la lettre-, mais sans les expliciter pleinement, des modalités selon lesquelles nous construisons collectivement et individuellement nos conditions de vie, en particulier nos conditions de rémunération. Nous faisons pour cela référence à  ce que nous appelons la « contribution » sans vraiment savoir ce que cela recouvre vraiment.

Il me semble qu’il n’y a pas de préalable ni d’atermoiement à mettre pour envisager des collaborations. Suffisamment d’enjeux et d’intentions en commun nous rapprochent. Une conception, même instrumentalisée, et, selon moi, un peu réductrice, des communs envisagés principalement en termes de ressources partageables, pourrait suffire, mais à condition qu’un travail collectif d’explicitation et de requalification soit mené d’une façon ouverte et délibérative. Il s’agit en fait d’une œuvre de démocratie économique et politique à mener.

L’écosystème de relations dans lequel ces « collaborations » interviennent est cependant à envisager et à requalifier sous plusieurs aspects, et c’est en cela que nos expérimentations participent d’un vrai programme de recherche action. Ces aspects sont ceux que nous imposent les formes actuelles de l’action économique publique et, à partir desquelles, nous tentons d’inventer un nouvel « agir collectif », en communs.

Ne faut-il pas réorienter les structures juridiques de l’action économique et leurs capitalisations spécifiques ? Le risque n’est-il pas que leurs fonctionnements attendus demeurent prégnants alors que souvent nous les habillons de considérations « collaboratives » ou « coopératives » ? Ces structures, en elles-mêmes, disent tout et rien à la fois. Elles peuvent relever simultanément de plusieurs logiques de valorisation économiques et de modes différents de régulation des liens entre les agents et acteurs concernés, selon les « communautés » de liens qu’ils créent. Elles peuvent afficher des modalités, coopératives par exemple, qu’elles ne tiennent pas, ou pas vraiment. Elles peuvent mettre en avant des formes instituées, d’actionnariat et de responsabilité sociale limitée, tout en s’efforçant et pratiquant des formes d’entreprises à « objet social étendu ». Comment faire pour expliciter et faire évoluer les affectio societatis qui président aux « entreprises » que nous formalisons, et les repositionner en « affectio communalis » que nous sommes censés porter en communs si nous prenons les communs aux mots et pas seulement sous l’angle de ressources partageables. On pourrait regarder nos « structures » (Anis, Optéos, la Compagnie des tiers lieux, Pop, etc.) sous cet angle, mais aussi la place et la consistance socioéconomique que nous donnons à nos « communs », avec leurs communautés, leurs budgets contributifs, leurs publicités collectives, leurs espaces, leurs plateformes technologiques, etc.

Ne faut-il pas avoir la même approche de recomposition des conditions singulières de rémunérations ? Faire référence à la contribution, surtout dans son état actuel d’élaboration et d’absence de reconnaissance institutionnelle, ne suffit pas à qualifier ces conditions. Il faut envisager les configurations concrètes dans lesquelles interviennent des rétributions en contribution, selon leurs adossements spécifiques à des normes d’emploi, de salariat, ou d’indépendance économique. Ces configurations se développent selon les trajectoires des personnes au sein des écosystèmes en communs. Ces conditions de rémunérations en contribution sont souvent argumentées de façon relative, en substitution, partielle ou totale, à d’autres formes de rémunération qu’elles confortent en laissant croire qu’elles les transforment. Les rétributions en contribution pourront ainsi s’adosser à un « emploi » exclusif avec contrat de subordination, on pourrait alors les envisager comme une sorte de « part variable » de la rémunération. Elles peuvent abonder un chiffre d’affaires dans les cas, dits, d’indépendance économique. Elles peuvent s’adosser à des formes de salaire telles que les contrats CAPE et CESA pratiqués dans les CAE. Elles pourraient composer de nouvelles formes de rémunération garantie par des dispositifs de solidarité salariale à créer.

Le fait que se circonscrive un champ d’expérimentation de la contribution commence à spécifier des pratiques et oblige, progressivement, à les différencier et à les qualifier pour qu’elles soient reconnues. Cette problématique de la reconnaissance est critique pour les personnes elles-mêmes, pour les communautés dans lesquelles ces pratiques opèrent et pour les institutions qui légitiment les règles. Dire que c’est la reconnaissance du travail effectif, par-delà les appartenances de structures ne suffit pas à expliciter les enjeux de valeur et pour qui. Il en va de même de la reconnaissance de capacités, au sens que lui donne Amartya Sen en maintenant le travail comme valeur d’échange dans un marché qui reste assujetti à des formes d’échanges basés sur l’immédiateté et l’indifférenciation anonyme de la relation. La contribution peut-elle être à la fois rétribuée et bénévole ? Après tout, le bénévolat n’implique pas la gratuité de la relation d’échange mais le fait que la relation se fait selon le « bon vouloir », sans recherche de compensation immédiate et tarifée. La valorisation peut être différée et régulée au titre d’une modélisation en réciprocités plus ou moins formalisées. La relation bénévole peut être plus spécifiquement de l’ordre du « don », déconnectée de toute évaluation apparemment économique pour représenter une valorisation symbolique, éthico politique, qui n’implique pas de retour immédiat et tarifé. Nos pratiques de la contribution participent de tout cela à la fois sans explicitation, ni différenciation.

Sur base de ces pratiques et des formes salariales existantes comment composer des conditions de viabilité socioéconomique qui soient congruentes avec une socialisation en communs ?

Pour envisager ces conditions ne faut-il pas alors, aussi, ré examiner les règles générées par l’appui que nous donne l’institution publique ? Une bonne partie de nos énergies, au sein de nos écosystèmes, passe dans la mise en œuvre de liens avec l’action publique. Il faut considérer toutes nos « initiatives » comme des actions pour obtenir des moyens, pour leur faire bénéficier d’appuis publics, plus ou moins en complément à des capitalisations privées, de différentes sortes. Nous ne nous contentons pas de solliciter ces appuis, nous nous efforçons d’en orienter la construction la distribution et la gestion par des « appels », à manifestation d’intérêt, à projets, d’offres, aujourd’hui, voire, aujourd’hui, à communs.

Ces appuis, comment nous mettent-ils en relations et en tensions, au sein de nos écosystèmes ?

De fait, les appuis que nous sollicitons auprès des pouvoirs publics se transforment en potentialités de « quasi marchés » de l’accompagnement, de la facilitation, du conseil et de la formation des communautés correspondant à nos initiatives. Les formes de coordination que nous développons alors sont, tout à la fois, des « réseaux », des « coalitions » ou des « assemblées ».

La forme la plus évidente, parce qu’apparemment la plus « professionnelle », est celle du réseau. Elle  représente le lien le plus fort, le plus permanent. Parce que professionnelle et souvent induite par l’appui public qui suscite cette alliance, la forme réseau risque de n’exister que comme contrôle et régulation des quasi marchés instaurés par cet appui, et même, de fait, que comme partage, plus ou moins équitable, des effets de rente que ces appuis instituent, surtout les  aides financières directes. Mais alors comment les communautés porteuses de ces initiatives se positionnent-elles dans ces réseaux professionnels et économiques, y compris en ESS, économie circulaire, de la fonctionnalité, dans ces réseaux de lieux Tiers Lieux, de plateformes, etc.

La forme coalition vise à mobiliser des communautés dans une alliance plus ou moins éphémère, dans une mobilisation plus oppositionnelle pour peser sur l’action publique ou s’affronter à l’institution.

La forme assemblée représente un mode de regroupement où la question des appartenances et des modes de représentation des communautés est débattue, comme est régulé le rapport de ces communautés aux institutions, selon des principes d’autonomie relative par exemple.

Voilà quelques considérations que l’on doit prendre en compte, il me semble. Elles sont ici évoquées de façon générique et théorique mais nos pratiques collectives les expérimentent sans toujours les expliciter du point de vue des enjeux, tensions et effets de domination qu’elles génèrent.

Bien sûr, il ne s’agit pas de tout expliciter avant de se mettre à coopérer entre nous, au sein de nos écosystèmes d’action en communs. Nos actions et les acteurs qui les promeuvent sont eux-mêmes tout à la fois en construction et en transition de formes. Le recours désormais systématique à la notion de « fabrique » est bien le symptôme des potentialités et des incertitudes qui président à ces mobilisations, ces mouvements, ces dynamiques de transformation. Sachons trouver les dispositifs d’action collective qui permettent des moments d’explicitation, de délibération et de construction de compromis viables. Un gros travail d’argumentation et de justification nous attend, celui qui porte sur la formulation des « grandeurs » (pour parler comme les sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot) qui nous mobilisent, des engagements que nous prenons sur ces bases et des mises en pratiques congruentes qui nous animent.

Le commun est ce chemin.

Vivre des espaces intermédiaires Imaginer et vivre des espaces intermédiaires

Mais, je ne vis que des espaces intermédiaires.

Aber, Ich libe nur von den Zwischenräumen”, Peter Handke

Cette citation de Peter Handke, c’est mon ami et collègue Jules qui l’a faite devant un public d’étudiants en Master ; un Master dans lequel nous intervenons en commun dans le cadre d’un module sur les lieux intermédiaires. J’étais intrigué qu’une référence aussi littéraire puisse représenter tant de choses. Tout d’un coup, elle exprimait et donnait un sens à ce qui furent et sont encore mes choix personnels ; « mais, bon sang, mais c’est bien sur… ». Elle aurait pu n’être qu’un bon mot, une référence marquant l’espace culturel dans lequel nous intervenions au titre de ce « Master ». Bien sûr, Peter Handke fait d’abord référence à sa pratique d’écriture et à sa place en tant qu’écrivain dans des espaces mondes et entre ces espaces mondes (zwischenräumen) ……

Mais, cette citation avait une résonance  tout à fait concrète pour moi. Elle évoquait des contextes politiques d’action collective, des espaces physiques, des lieux, mais aussi des espaces virtuels, en plateformes, numériques et autres contextes d’action collective, en référence à des notions d’espaces et de sphères  publics. Mais, elle évoquait aussi des situations et des positions sociales, celles que pratiquent les « habitants » des espaces et lieux que l’on appelle les lieux intermédiaires ou, désormais, depuis que ces espaces ont reçu l’appui des pouvoirs publics, les tiers lieux.

Cette notion d’espace intermédiaire, je l’avais déjà rencontré, avec celle d’intermédiation, voire d’intermédialité, m’intéressant aux contextes des friches culturelles et autres lieux intermédiaires tels qu’ils ont émergé dans les années 1980 avec les occupations de lieux laissés en friches permettant l’essor et le renouveau de pratiques artistiques et culturelles. Cet essor s’est accompagné d’un « mouvement »[1] qui a percuté les institutions et a ouvert une « conversation active » avec les pouvoirs publics, tout cela débouchant sur des propositions exprimées en termes de « Nouveaux Territoires de l’Art » qui ont eu un impact fort dans la redéfinition des politiques culturelles en France dans les 1990-2000.

Ce mouvement s’est fait rejoindre par d’autres dynamiques impulsées par ce qu’il est désormais (ou provisoirement, l’avenir le dira…) convenu d’appeler les « Tiers Lieux ». Dans la mesure où les initiatives d’actions collectives, alternatives, auxquelles mes pratiques de recherche action m’avaient associées s’inscrivaient pour nombre d’entre elles dans cette perspective de création de tiers lieux, j’ai été amené à chercher les points d’ancrage communs à ces dynamiques d’actions collectives, plus ou moins localisées, spatialisées, en interactions fortes avec des questions posées à l’institution, au foncier, à la propriété. Un lien s’imposait avec les problématiques marquantes d’un nouveau paradigme de l’action collective, exprimées en terme de commun et de biens communs avec le « mouvement «  des communs.

Présent, à Marseille, à un événement participant de ce mouvement, présenté comme « Assemblée des Communs » (rendez-vous avec nos imaginaires, du 12 au 14 novembre 2021), j’ai eu l’avantage d’y croiser Fabrice Lextrait auteur (avec Frédéric Kahn) du « rapport » établi à la demande du secrétaire d’État au patrimoine et à la décentralisation culturelle, Michel Dufour, et ensuite de l’ouvrage « Les Nouveaux Territoires de l’Art ». Réunis pour cet événement à Marseille, à la Belle de Mai, lieu constitutif de ce mouvement des lieux intermédiaires, nous y avons entendus Fabrice Lextrait, occupant historique de la friche, nous donner quelques propos en guise d’accueil et d’introduction à nos échanges. Ses premiers mots ont été pour reprendre à son compte cette référence à Peter Handke nous parlant d’espaces intermédiaires.

Très vite a germé en moi cette idée que cette notion, mais plus encore les approches qu’elle sous-tend, pouvait me permettre de donner un sens à un réexamen critique de mes recherches actions, et activités qui ont balisé mon parcours et m’activent encore. N’y aurait-il pas toujours été question d’espaces intermédiaires ? Cet examen pose cette hypothèse qui donnerait un sens à ce parcours.

C’est ce que je tente ici.

 

 

 

 

 

 

[1] Avec notamment la création de la CNLII (coordination nationale des lieux intermédiaires indépendants) et la mise en avant de collectifs comme ArtFactories et Autre Part.

Vers un revenu garanti pour les travailleurs de la culture

Les conditions faites aux artistes et autres acteurs de la culture telles qu’ils.elles les expriment me font m’intéresser aux analyses et propositions faites pour tenter de nouvelles approches de leur rémunération.  Cela a motivé ma rencontre avec les chercheurs et acteurs du Réseau Salariat (https://www.reseau-salariat.info/) et le groupe Culture de ce réseau (https://www.reseau-salariat.info/groupes/culture/).

Cette intention est fondée sur ma forte implication auprès d’artistes et de collectifs. Avec eux, je constate que le maintien de leurs activités est de plus en plus lié à des pratiques interdisciplinaires du point de vue des domaines et formats artistiques et de plus en plus ouverts à des coopérations avec d’autres « travailleurs » dont ils partagent les ressources et les projets. Dans ces contextes, la question de la rétribution est tout à fait essentielle. Elle l’est d’autant plus qu’elle dépend des conditions d’équilibre et de pérennité des formats de rémunération, par-delà les différences de statuts et les types d’emploi. Comment prendre en compte les situations créées par les projets de création artistique partagés par ceux qui relèvent du statut de salarié intermittent et ceux qui se rémunère par des « avances sur droits d’auteur »… ?

Les éléments avancés dans le compte rendu, appuyés sur les travaux menés au sein du Réseau Salariat, posent les bases d’une « cible » susceptible de répondre aux attendes de nombreux contributeurs à ces pratiques artistiques/culturelles partagées. Certes, il faut encore enrichir la cible pour qu’elle offre une perspective désirable. Mais, comment la mettre en œuvre, en l’élaborant avec les personnes concernées et en s’appuyant sur toutes les potentialités d’alternative déjà en germe.

Aujourd’hui, le contexte est rendu encore plus difficile par la crise sanitaire qui ne fait que renforcer celle déjà là par l’extension du prima néolibéral donné au tout marché que ne contrebalance que peu une intervention publique alignée sur la dynamique néolibérale. Mais, pourtant les voies alternatives sont déjà au travail au sein des collectifs artistes. Ces collectifs n’ont pas attendu des contextes plus favorables pour exploiter des opportunités de développer des alternatives en termes d’agencement de leurs activités et de leurs formes partagées de rémunération.

Mais, toutes les potentialités sont loin d’avoir été repérées, expérimentées et soutenues pour qu’elles soient plus effectives par leur début de reconnaissance. Plus que normaliser la cible, il me semble que c’est le chemin vers ces formes mutualisées de rémunération pérenne qu’il faut mieux maîtriser pour en faire une vraie alternative.

Ces potentialités, quelles sont-elles ?

Il y a déjà ce que pourrait permettre l’extension du régime des intermittents, en réduction des heures exigées et en reconnaissance de davantage d’activités.

Une autre voie me semble être représentée par les expériences d’auto ou de co rémunérations au titre de contributions à des projets faisant l’objet de budgets contributifs ; ces rétributions étant cumulées sur un statut de salarié, sous contrat CAPE ou de salarié coopérateur, au sein d’une CAE, coopérative d’activité et d’emploi. Evidemment, demeure dépendant de la hauteur des financements des projets de création.

Dans l’état actuel de mes réflexions sur ces potentialités de rémunération garantie et pérenne, deux questions préalables sont à prendre en considération. Leur non prise en compte pourrait mettre en cause toute perspective de salariat continué.

La première question est celle de l’autonomie créative et de la garantie de non subordination. Une des façons « simple » et un peu défensive d’y répondre, en minorant de ce fait les contraintes de subordination est de multiplier et diversifier les relations contractuelles entrainant rétribution ; créant ainsi davantage d’indépendance par la multiplication des liens qui pourraient être assimilés à de la dépendance.

La seconde question est celle de la logique de rétribution et de ses liens avec les valorisations et donc évaluations en travail. La difficulté repose ici sur la nature de l’institution sur laquelle s’appuie le principe de rétribution. Bernard Friot fait remarquer que « ce n’est pas le contenu d’une activité qui conduit à la définir comme du travail, mais l’institution dans laquelle elle s’inscrit ».

Du fait de la situation salariale d’où l’on vient, un premier moment de recomposition des formes de rétribution, me semble devoir être d’assurer la déconnexion des formes de rétribution de leur évaluation en travail marchandise. C’est cette déconnexion qui est assurée par les expérimentations de rétributions en termes de contribution.

Dans le contexte d’un « écosystème contributif » nous expérimentons dans les Hauts de France, cette forme de mobilisation de budgets et revenus contributifs. Un numéro de la revue Imaginaire Communs éditée par le collectif Catalyst ANIS, fait une première présentation de ces expérimentations. https://anis-catalyst.org/communs/imaginaire-communs/imaginaire-communs-1/.

 

Mais, cette première déconnexion apparente, ne peut manquer d’un appeler une autre, par une institution qu’il nous reviendrait de créer en nous appuyant sur des logiques solidaires existantes. L’important serait ici qu’elle ne relève pas d’une solidarité marginale et défensive mais repose bien sur un principe de contribution en activités et travail ainsi que d’engagement et d’utilité sociale reconnus. Il est de ce point de vue intéressant de regarder ce qui a commencé à se profiler comme « salariat, au-delà du salariat » (M-C. Bureau et A. Corsani, eds.) et comme « emploi, au-delà de l’emploi » (A. Supiot, ed.) pour reprendre les titres de certaines synthèses de travaux de recherche sur ces thématiques.

C’est ici que la créativité politique et institutionnelle devrait s’exercer pour envisager ces institutions à différents niveaux d’intervention. Cela devrait/pourrait être tout d’abord un niveau local, en phase avec les contenus d’activité, leurs domaines et territoires d’expression et de réalisation, au plus proche des salariés individuels et personnes morales associés à leur « gouvernance », dans une logique de « caisse primaire » par exemple. Mais, cela devrait / pourrait tout autant, ou aussi, être un niveau plus global national, relevant d’une logique de fonction publique.

Certains collectifs d’artistes expérimentent des formes de mise en communs des projets, budgets et modalités de rétribution à la marge des dispositifs réglementaires actuels.

Ma préoccupation est de les aider à nourrir ces expérimentations, de les conforter et les pérenniser en les mettant dans une perspective de sécurisation et de garantie de revenu mais sans les renvoyer à un horizon politique, certes souhaitable, mais pas immédiatement atteignable.

 

Faire converger les recherches et les expérimentations sur les nouvelles de rémunérations, pour un salariat au-delà du salariat, ordinaire…

Parmi d’autres, mais pas tant que ça…, j’ai été et suis encore un acteur qui a contribué à une certaine popularisation « des communs » dans un petit écosystème local, porteur de ce que l’on a appelé des « initiatives solidaires en communs ». Cet « écosystème » fait de la référence aux « communs » son point de ralliement. Il le fait sur la base d’une définition limitée, peu mise en perspective théorique et politique. Dans un premier temps, cette définition très centrée sur une économie des ressources, a permis, du fait de sa simplification/réduction, une diffusion assez simple et consensuelle. En fait, coupée de toute référence contextuelle et de toute mise en perspective des transformations convergentes du capital et de l’État, elle permettait la cohabitation pérenne dont nous parle Patrice Grevet dans un texte récent[1]. Cette cohabitation pérenne avait certes l’avantage de permettre de ne pas différer la mise en action et l’expérimentation d’une économie basée sur les communs. De ce point de vue, l’ambiguïté d’une définition limitée des communs n’a pas été qu’un obstacle, elle a été aussi une opportunité pour problématiser des formes alternatives d’action en communs, de mise en communs. Par exemple, l’ écosystème émergent en communs sur le territoire lillois se voit financé par les pouvoirs publics pour mettre au point un KIC, Kit Incubateur en Communs, sorte de « prêt à agir en communs », manuel de cohabitation pérenne…Que faire ? Faut-il faire le pari que l’intention et la pratique de la mise en œuvre débouchera sur la compréhension, dans l’action, du double danger d’enclosures par la logique du capital, comme rapport social, et par l’action étatiste ? Cela suppose que les enjeux juridiques et institutionnels soient bien posés, ce qui manque à la définition simplificatrice des communs qui sert de base à la diffusion courante de ce que serait une alternative en communs.

Mais, on peut considérer que nous sommes aujourd’hui à un tournant où les effets contreproductifs de cette définition réductrice de l’agir en communs se font sentir. En tout ça, les prises d’initiatives en communs sont aujourd’hui face à la nécessité de s’expliquer et d’expliciter les enjeux.

Les contextes où cette nécessité théorique et pratique s’affirme sont, principalement, d’une part, celui des « agencements socioéconomiques locaux » et, d’autre part, celui des dynamiques de rémunération par la contribution, « au-delà de l’emploi » et constitutif d’un « salariat, au-delà du salariat ».

Le premier contexte est celui que constituent les dynamiques autour des « tiers lieux », des « lieux culturels  intermédiaires » (souvent amorcées dans des pratiques d’occupation de friches urbaines industrielles…), mais aussi des pratiques de « développement/reconversion » territorialisées, à l’initiative des dynamiques politiques locales.

Dans ce premier type de contexte, les problématiques en communs qui sont diffusées dans les réseaux des lieux intermédiaires (par exemple la CNLII, http://cnlii.org/) s’efforcent de dépasser les limites d’un en communs restrictif que l’on retrouve majoritairement diffusé par les pouvoirs publics dans la mesure de leur capacité à discipliner le mouvement des tiers lieux (au niveau local avec la création de la Compagnie des Tiers Lieux avec le soutien de la MEL, https://compagnie.tiers-lieux.org/), et au niveau national, avec la création de France Tiers Lieux, https://francetierslieux.fr/). On retrouve le même contexte de cohabitation à l’œuvre dans les collectivités territoriales, par exemple dans la présentation/discussion du PSTET (plan stratégique de transformation économique du territoire) promu par la MEL.

Le second contexte est celui de la construction des formes individuelles de viabilisation et de rémunération économiques des actions potentiellement engagées en communs. La solution de cohabitation pérenne prend ici la forme de la coopérative pour les organisations collectives et de la CAE (coopérative d’activités et d’emploi) pour les individus. A cela il faut ajouter l’expérience récente des EBE (entreprises à but d’emploi) sur lesquelles s’appuient les programmes TZCLD. Mais, là on est proche des « solutions réservées » aux publics plus mis « en réserves » qu’en communs, avec le risque de réinventer les « ateliers nationaux »…

Ici, dans ce type de contexte d’action pour la rémunération, le dépassement de ce qu’implique une définition restrictive des communs conduit à se rapprocher de problématiques développées dans d’autres dynamiques, par exemple celle développée autour de Bernard Friot, avec le Réseau Salariat (https://www.reseau-salariat.info/) et le groupe Culture de ce réseau (https://www.reseau-salariat.info/groupes/culture/) dans la mesure où les terrains lillois d’expérimentation et d’action font se poser ces questions de rémunérations et d’agencements collectifs dans le contexte des activités liées à la création/action artistique. Mais là, cette dynamique se fixe comme objectifs « opérationnels » la mobilisation d’une cotisation à faire accepter par les pouvoirs publics et la création d’une sécurité sociale sectorielle pour le salariat continué et garanti pour les travailleurs de la culture. Elle ne permet pas de penser des points d’appui actuels à l’action en communs dans les dispositifs actuels privés et publics de financement ou maintien des rémunérations, ou dans les marges et angles morts de ces dispositifs.

 

Imaginons un partenariat susceptible de développer des « recherches participatives autour et au-delà de l’emploi » sur la base d’éventuels partenaires, ceux avec lesquels je collabore et qu’il me serait facile de contacter rapidement et ceux dont je connais les travaux qui me sembleraient un apport précieux mais que je ne connais pas personnellement, sachant que le fait de les contacter de la part d’ATD/TZCLD pourrait retenir leur attention du fait de la notoriété d’ATD et de l’impact actuel de TZC.

Tout d’abord, pour développer des recherches, dites, « participatives » mais être pris en considération par l’ANR (Agence Nationale de la Recherche) il faut des partenaires susceptibles d’être, pour certains, dans un rapport de compréhension critique des expérimentations portant sur les formes alternatives de rémunération, et, pour d’autres, dans un positionnement de recherche plus en phase avec le débat scientifique sur ces questions.

La prise en compte, critique, des expérimentations sur les dynamiques alternatives (Je veux dire autres que les formes d’insertion professionnelle « classiques » dans l’emploi ordinaire…) me semble importante. Ces expérimentations sont plus « en exploration », sans être en aveugle du point de vue  des problématiques qui sous-tendent ces expérimentations, que véritablement appuyés sur des modèles économiques et politiques préexistants. Mais elles ont l’avantage de poser, dans leur propre démarche de recherche-action, comment les processus de problématisation (Où est le problème, pourquoi faut-il l’aborder ?) dans le même temps que l’on comprend les logiques d’action et d’acceptation de l’action, comment les personnes concernées peuvent se construire des représentations valorisantes pour elles-mêmes et les autres de ces processus alternatifs de viabilisation économique. La recherche doit traiter, dans l’action/expérimentation, les questions suivantes : Est-ce que ça représente des conditions de viabilité économique acceptable pour moi, est-ce une vraie solution même si ce n’est pas un emploi ordinaire, quelles garanties, quelles protections sociales, si l’on considère que ces éléments sont essentiels ? etc. Est-ce que j’ai raison de participer à ces dispositifs/actions qui peuvent apparaître comme des pis-aller ou des solutions provisoires ou marginalisantes ?…

C’est un peu ce que tente de faire le collectif local auquel je participe au sein de cet « écosystème local expérimentant des budgets et revenus contributifs, en commun » (https://anis-catalyst.org/communs/imaginaire-communs/imaginaire-communs-1/).

Une passerelle entre ces expérimentations et les approches plus problématisées sur l’ « emploi au-delà de l’emploi » pourrait être représentée par les travaux de Lionel Maurel sur les Droits Communs du Travail (https://scinfolex.com/2017/11/18/droits-communs-du-travail-et-droit-au-travail-dans-les-communs/).

La mise en relation de ces expérimentations avec les problématiques sociologiques et économiques est aussi l’objet d’un nouveau programme de recherche de la Chaire ESS, notamment avec le projet TACT (https://christianmahieu.lescommuns.org/wp-admin/post.php?post=145&action=edit)

De ce point de vue la ChaireESS pourrait être un partenaire du projet ATD TZC. Mais, du point de vue de l’ANR, la ChaireESS n’étant pas considérée comme un « vrai » labo, trop lié aux acteurs de l’ESS, elle doit passer par les labo universitaires de ses membres, le Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE) de l’Université de Lille et le Centre de Recherche Interdisciplinaire en sciences de la société (CRISS) de l’Université Polytechnique des Hauts-de-France.

D’autres chercheurs pourraient être associés à ce projet du fait de leurs travaux sur :

– l’ « au-delà de l’emploi » (Alain Supiot, ancien professeur au Collège de France, il a porté des recherches européennes sur cette thématique, ouvrant des pistes pour des travaux convergents en cours),

– le « Un salariat au-delà du salariat ? » (C’est le titre d’un livre collectif de Marie-Christine Bureau et Antonella Corsani) (https://www.pantheonsorbonne.fr/unites-de-recherche/idhes-homepage/membres/bourg-la-reine-chercheurs-enseignants/antonella-corsani/);

-le Réseau-Salariat (https://www.reseau-salariat.info/), autour de Bernard Friot, universitaire (Institut européen du salariat, https://ies-salariat.org/) en même temps que très engagé pour une option alternative associant sécurisation du salaire, droits sociaux et financement par la cotisation.

Permettre à ces potentiels partenaires de collaborer entre eux et avec TZCLD permettrait de relever le défi que représente cette recherche.

 

[1] Patrice Grevet, « Que retenir des communs pour une alternative ? », Les Possibles (revue d’ATTAC), n°27, 2021.

En quête d’une rémunération garantie pour les artistes

Avec le Réseau Salariat  et son Groupe Culture

Je participe aux travaux du Réseau Salariat Groupe Culture. Ma participation aux travaux du Groupe est fondée sur ma forte implication auprès d’artistes et de collectifs. Avec eux, je constate que le maintien de leurs activités est de plus en plus lié à des pratiques interdisciplinaires du point de vue des domaines et formats artistiques et que leurs pratiques sont de plus en plus ouvertes à des coopérations avec d’autres « travailleurs » dont ils partagent les ressources et les projets.

Dans ces contextes, la question de la rétribution est tout à fait essentielle. Elle l’est d’autant plus qu’elle dépend des conditions d’équilibre et de pérennité des formats de rémunération, par-delà les différences de statuts et les types d’emploi. En effet, comment prendre en compte collectivement, et même au regard des désirs de créer dans des relations de coopération, les situations créées par les projets de création artistique partagés par ceux qui relèvent du statut de salarié intermittent et ceux qui se rémunèrent par des « avances sur droits d’auteur »… ?

Les éléments avancés dans les travaux menés au sein du Réseau Salariat, posent les bases d’une « cible » susceptible de répondre aux attendes de nombreux contributeurs à ces pratiques artistiques/culturelles partagées. Certes, il faut encore enrichir la cible pour qu’elle offre une perspective désirable. Mais, comment la mettre en œuvre, en continuant à l’élaborer  avec les personnes concernées tout en s’appuyant sur toutes les potentialités d’alternative déjà en germe.

Aujourd’hui, le contexte est rendu encore plus difficile par la crise sanitaire qui ne fait que renforcer celle déjà là par l’extension du prima néolibéral donné au tout marché que ne contrebalance que peu une intervention publique de plus en plus alignée sur la dynamique néolibérale. Pourtant, les voies alternatives sont déjà au travail au sein des collectifs artistes. Ces collectifs n’ont pas attendu des contextes plus favorables pour exploiter des opportunités de développer des alternatives en termes d’agencement de leurs activités et de leurs formes partagées de rémunération.

Mais, toutes les potentialités sont loin d’avoir été repérées, expérimentées et soutenues pour qu’elles soient plus effectives par leur début de reconnaissance. Plus que normaliser la cible, il me semble que c’est le chemin vers ces formes mutualisées de rémunération pérenne qu’il faut mieux maîtriser pour en faire une vraie alternative.

Ces potentialités, quelles sont-elles ?

Il y a déjà ce que pourrait permettre l’extension du régime des intermittents, en réduction des heures exigées et en reconnaissance de davantage d’activités.

Une autre voie me semble être représentée par les expériences d’auto ou de co rémunérations au titre de contributions à des projets faisant l’objet de budgets contributifs. Ces rétributions peuvent être cumulées sur un statut de salarié, sous contrat CAPE ou de salarié coopérateur, au sein d’une CAE, coopérative d’activité et d’emploi. Évidemment, elles demeurent dépendantes de la hauteur des financements des projets de création.

Dans l’état actuel de mes réflexions sur ces potentialités de rémunération garantie et pérenne, deux questions préalables me semblent se poser. Leur non prise en compte pourrait mettre en cause toute perspective de salariat continué.

La première question est celle de l’autonomie créative et de la garantie de non subordination. Une des façons « simple » et un peu défensive d’y répondre, en minorant de ce fait les contraintes de subordination, est, pour la personne, ici l’artiste, de multiplier et diversifier les relations contractuelles entrainant rétribution ; créant ainsi davantage d’indépendance par la multiplication des liens qui pourraient être assimilés à de la dépendance. Mais, c’est au risque de la précarisation ou de l’isolement s’il n’y a pas de dispositif collectif de sécurisation, en communs par exemple. De fait, il faut constater que les pratiques de création et les processus à l’œuvre révèlent une diversité de formes de coopération, non seulement dans les activités de création/fabrication/diffusion proprement dites, mais aussi dans le recours à des ressources mutualisées pour  créer les conditions économiques et institutionnelles de production de ces œuvres. Les collectifs dans le spectacle vivant pratiquent déjà ces formes et agencements mutualisés. D’autres collectifs, associant des artistes plasticiens à d’autres plus aguerris aux formes du spectacle vivant, notamment ceux porteurs de lieux partagés, le découvrent à leur tour.

La seconde question est celle de la logique de rétribution et de ses liens avec les valorisations et donc les évaluations en travail. La difficulté repose ici sur la nature de l’institution sur laquelle s’appuie le principe de rétribution. Bernard Friot fait remarquer que « ce n’est pas le contenu d’une activité qui conduit à la définir comme du travail, mais l’institution dans laquelle elle s’inscrit ».

Du fait de la situation salariale d’où l’on vient, un premier moment de recomposition des formes de rétribution, me semble devoir être d’assurer la déconnexion des formes de rétribution de leur évaluation en travail marchandise. C’est cette déconnexion qui est assurée par les expérimentations de rétributions en termes de contribution.

Dans le contexte d’un « écosystème contributif » nous expérimentons dans les Hauts de France, cette forme de mobilisation de budgets et revenus contributifs. Un numéro de la petite revue « Imaginaire Communs » éditée par le collectif Catalyst ANIS, en cours de publication, fait une première présentation de ces expérimentations.

Mais, cette première déconnexion apparente ne peut manquer d’un appeler une autre, par une institution qu’il nous reviendrait de créer en nous appuyant sur des logiques solidaires existantes. L’important serait ici qu’elle ne relève pas d’une solidarité marginale et défensive mais repose bien sur un principe de contribution en activités et travail ainsi que d’engagement et d’utilité sociale reconnus. Il est de ce point de vue intéressant de regarder ce qui a commencé à se profiler comme « salariat, au-delà du salariat » (M-C. Bureau et A. Corsani, eds.) et comme « emploi, au-delà de l’emploi » (A. Supiot, ed.) pour reprendre les titres de certaines synthèses de travaux de recherche sur ces thématiques.

C’est ici que la créativité politique et institutionnelle devrait s’exercer pour envisager ces institutions à différents niveaux d’intervention. Cela devrait/pourrait être tout d’abord un niveau local, en phase avec les contenus d’activités, leurs domaines et territoires d’expression et de réalisation, au plus proche des salariés individuels et personnes morales associés à leur « gouvernance », dans une logique de « caisse primaire » par exemple. Mais, cela devrait / pourrait tout autant, ou aussi, être un niveau plus global national, relevant d’une logique de fonction publique.

Certains collectifs d’artistes expérimentent des formes de mise en communs des projets, budgets et modalités de rétribution à la marge des dispositifs réglementaires actuels. Ma préoccupation est de nourrir ces expérimentations, de les conforter et les pérenniser en les mettant dans une perspective « progressiste », mais sans les renvoyer à un horizon politique, certes souhaitable, mais pas immédiatement atteignable.