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Comprendre les écosystèmes en communs Projet TACT

Au travers son précédent programme de recherche (2016-2019), les membres de la Chaire en économie sociale et solidaire des Hauts-de-France (ChairESS HDF) ont cherché à comprendre et observer les « initiatives solidaires en communs ». Leurs investigations les ont amenés à identifier de nouvelles formes d’engagement socio-économique sur le territoire. L’action collective finalisée par la recherche de nouvelles formes de viabilité économique pour les personnes, leurs organisations et leur territoire d’implantation prend en effet des formes nouvelles. Ce sont ces formes innovantes que les membres de la ChairESS HDF proposent aujourd’hui de se donner comme horizon de recherche, en engageant une nouvelle dynamique de recherche acteurs-chercheurs autour d’un nouveau programme intitulé « Travail Activités et Synergies Territoriale » (ou Travail, Activités, Communs et territoires). Dans les territoires de la région, les attentes exprimées par les acteurs de l’économie sociale et solidaire sur ces questions sont fortes. L’expertise développée par les membres sur ces nouvelles initiatives économiques invite également la ChairESS HDF à mettre ces thématiques au centre de ces préoccupations de recherche.

 

Les dénominations de ces nouvelles formes d’action collective sont inédites et les configurations diversifiées : Territoire Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD), Kpa-Cité, Compagnie des Tiers Lieux, la Coopérative de Transition écologique (TILT), d’autres encore… Mais, elles révèlent plus que des entités et des organisations spécifiques. Elles désignent la configuration de véritables écosystèmes de solidarité et coopération socioéconomique.  Dans la diversité de leur configuration, elles entendent développer de nouveaux rapports au travail, à l’activité et à la rétribution des personnes en même temps qu’au financement des ressources mobilisées. Elles transforment la façon de s’organiser au quotidien, de construire des utilités sociales et de les valoriser pour les personnes qui y contribuent, elles font évoluer les entités économiques qui portent les activités, ainsi que leurs écosystèmes au travers des externalités qu’elles génèrent. Ces initiatives questionnent les notions qui structurent majoritairement nos  régulations économiques et sociales : les structures de l’entreprendre, l’emploi, le salariat, mais aussi les formes de l’intervention publique.

 

Pour comprendre les dynamiques d’action de ces initiatives solidaires, leurs contenus, leur portée, leur pertinence du point de vue des acteurs mobilisés, l’approche retenue privilégiera leur dimension écosystémique. Il faut alors s’expliquer sur cette notion. Elle n’est la plupart du temps évoquée que pour signifier que plusieurs entités ou organisations sont engagées simultanément dans une même logique de coopération et en partageant des objectifs communs. C’est par exemple sous cette acception que les pouvoirs publics régionaux y font référence dans une perspective de développement régional. Mais cette référence n’explicite pas plus avant la nature des rapports prétendument coopératifs si ce n’est pour mobiliser l’intervention économique publique par des dispositifs d’aides et des appuis financiers. De fait, il s’agira souvent de modalités de coordination qui facilitent des rapports qui demeurent largement marchands, même si les effets de domination peuvent être « tempérés » par des modalités d’action publique, par exemple par des dispositifs spécifiques de marchés publics.

La notion d’écosystème telle qu’elle est mobilisée dans ces perspectives de coordination territorialisée l’est-elle pour mieux en comprendre les rapports complexes ? Ce n’est pas évident. Ces rapports sont souvent envisagés entre des entités que l’on continue à ne considérer que dans le cadre de relations formelles liées à leur structuration selon qu’elles sont des entreprises ou des associations et selon les stratégies de valorisation socioéconomique qu’elles se donnent ; l’inscription dans une logique d’économie sociale ou solidaire en étant une parmi d’autres.

 

On pourrait aussi envisager les notions de pole, de district. Mais, de la même façon, ces autres notions, enrichissent l’analyse dans ses dimensions socioéconomiques mais laissent de côté, sans véritablement en prendre compte, les aspects environnementaux dans une acception plus restrictive parce que n’envisageant pas les relations explicitement envisagées en termes de rapports économiques.

On peut aussi faire référence à la notion de milieu qui a commencé à trouver de nouveaux éléments de définition à partir du moment où il s’est agi de mieux comprendre les processus et configurations de mise en relations et d’action économiques localisées. Plus récemment, la notion de territoire a pu être mobilisée pour dépasser la seule compréhension des processus institutionnels et politiques pour envisager les dynamiques socioéconomiques.

 

En fait, l’approche écosystémique souvent invoquée n’en est pas véritablement une, ou alors elle n’est que tronquée. Elle est plus une évocation qu’une véritable aide à la problématisation des systèmes de relations en jeux et en construction.

 

Parler d’écosystème c’est tout d’abord, pour beaucoup, insister sur le fait que la compréhension des initiatives qualifiées d’initiatives solidaires en communs ne peut être réduite ni à la seule analyse des processus individuels et collectifs de formation et transformation des acteurs sociaux, par l’analyse de la dynamique de leurs positions socioéconomiques et de leurs régimes d’engagement, ni à celle des entités et structures d’action socioéconomique que peuvent être les associations et autres entreprises par lesquelles l’initiative inscrit ses activités dans l’espace public, par exemple par la prise en compte des positionnements adoptés par ces entités, la façon dont elles définissent, ou pas, leur mission, leurs objectifs, leurs pratiques et réalisations. Elargir le spectre d’analyse dans cette perspective est déjà un enrichissement notable. Mais, alors que référence peut être faite à l’écosystème, dans ce type de problématique l’écosystème n’est pas envisagé comme un véritable contexte dans toutes ses dimensions. Pour mieux définir ce que l’on entend par écosystème et ce que suppose le préfixe « éco » à la notion de système. La notion de contexte doit elle-même être définie dans différentes dimensions qui sont tout à la fois socioéconomiques, géographiques, sociodémographiques  mais aussi environnementales, physiques, écologiques, tout en étant anthropologisées ; des dimensions à l’œuvre, en jeux, au moment de la prise en compte du contexte ou héritées des configurations contextuelles précédentes.

 

On peut aussi s’appuyer sur les notions de champ que mobilisent les sociologues après Bourdieu. Cette notion réintroduit les questions de la domination et du pouvoir. En ce sens elle semble prendre en compte certaines dimensions écologiques et éthologiques que n’envisagent que peu ceux qui reprennent cette notion en la réduisant à une métaphore impropre des seuls rapports de coordination voire de coopération. Mais alors sont passés sous silence des rapports qui peuvent être de synergie, de prédation et autres, qui peuvent tout autant caractériser la réalité des rapports participant à leur mise en système.

 

Une approche par les communs est de nature à permettre de mieux qualifier une approche écosystémique. Doivent ainsi être explicitées les relations complexes entre des entités dont l’autonomie stratégique qui est envisagée est perçue sous l’angle de l’autonomie, voire l’indépendance des « associés », ou sous l’angle de rapports contractuels entre parties prenantes alors qu’elles s’inscrivent dans des processus plus larges de rapports aux ressources que ces entités partagent dans le déploiement de leurs missions et de leurs activités. Relations à l’environnement signifie rapports aux ressources dans ce qu’elles traduisent de dispositifs humains et non humains.

Doivent aussi être explicités les rapports nouveaux que les acteurs économiques individuels entre tiennent avec ces entités dans leurs agencements d’action économique. Ces rapports sont souvent basés sur une multivalence, multi appartenance à ces entités ; les rémunérations et les systèmes de protection se construisant au travers d’une diversité de liens, de contrats, de transactions et d’échanges, non exclusifs avec ces entités. Les expériences de portage de budgets contributifs, ainsi que celles autour des revenus de la contribution, posent la question de l’équilibre de ces liens pour les personnes comme pour les entités. Elles répondent à des attentes exprimées en termes d’autonomie, de prise en compte des capacités individuées, de la reconnaissance des singularités.

Ces questions ne sont pas annexes. Si l’on se situe dans une perspective écosystémique on ne peut pas en faire l’économie.

 

 

Les initiatives et les expérimentations qu’elles supposent mobilisent l’attention des chercheurs ne sont pas sans susciter un usage de l’action réflexive de la part de communauté d’acteurs qui ont à cœur de mieux les « faciliter » et les « accompagner ». Cela participe déjà de processus eux-mêmes innovants de recherche-action. Tout cela renforce l’intérêt montré pour une recherche participative, solidaire, ou contributive que la ChairESS HDF tente de mettre en pratique au cœur de son action.

 

Un objectif partagé entre différents acteurs de ces initiatives et des membres de la ChairESS HDF serait de se donner une plateforme commune de recherche permettant à chacun de relier les projets et objets de recherche relevant de ce cadre problématique, de les confronter et de les mettre en perspective. L’ambition serait de réfléchir aux différentes dimensions de ces initiatives, à leurs convergences mais aussi leurs spécificités.

 

Une définition plus précise d’un tel programme, en termes d’axes et de dispositifs de recherche, suppose un repérage plus précis des initiatives et des actions qui ont su enclencher une dimension projective et réflexive en leur sein ou en lien avec des entités dédiées à la recherche. Des pistes de définition des contours d’un tel programme peuvent néanmoins être proposées et soumises à la discussion collective.

 

 

Axe 1. Sociologie des participants

 

Un premier axe tient à la compréhension des caractéristiques des personnes qui participent à ces nouvelles formes d’engagement, notamment en dégageant un revenu de cette implication. Ce premier axe se propose ainsi d’étudier les profils sociologiques des personnes investies dans ces initiatives.

 

Leurs caractéristiques ne sont pas aisées à définir, y compris quand l’initiative trouve son nom en désignant le public auquel elle s’adresse, comme c’est ce le cas pour TZCLD, qui parle aussi de personnes privées durablement d’emploi alors que l’administration tendrait à ne s’intéresser qu’aux demandeurs d’emploi de longue durée, inscrits à Pole emploi. Au-delà de la situation quant à l’emploi et des caractéristiques sociodémographiques des participants, l’analyse de leur parcours et de leurs positionnements quant à l’emploi et au travail doit aussi être analysée de manière plus qualitative.

 

Si l’axe de recherche est bien de comprendre les conditions dans lesquelles des « participants » à ces initiatives en dégagent un revenu, il convient d’élargir le spectre de l’analyse est de ne la réserver à l’observation des bénéficiaires officiellement désignés et potentiellement institués; ne serait-ce qu’ils ne le sont souvent que par effet supposé des financements qui les rendent possibles.

 

Par exemple, les effets de ces initiatives sur les conditions permettant d’en dégager un revenu concernent tout autant, et parfois plus, les participants qui en sont les concepteurs, porteurs, facilitateurs, accompagnateurs de ces initiatives.

 

La réflexion doit alors se nourrir de problématiques en termes de position, de disposition, de capacité, d’engagement, d’intermédiation, de modes de contribution, rétribution, de reconnaissance et d’institution.

 

 

 

Axe 2. Les rapports au travail et à l’activité

 

Le deuxième axe se propose d’investiguer les « nouveaux » rapports au travail qu’entendent développer ces initiatives, renouant en cela avec des aspirations autogestionnaires présentes dans certaines entreprises de l’économie sociale et solidaire même si le terme d’autogestion est souvent peu repris. Le recours à des statuts coopératifs (CAE, SCIC…) renforce ces dynamiques d’auto-organisation au sein des entreprises. L’utilisation des nouvelles technologies à travers Internet et les outils collaboratifs offre aussi des modes de coopération horizontale au sein de communautés générées par les tiers-lieux avec le recours notamment au concept de commun pour les qualifier. La limitation des niveaux intermédiaires d’encadrement au sein des EBE est une autre expression de la volonté de s’appuyer sur les compétences propres des recrutés que l’on retrouve dans le dispositif Kpa-Cité.

 

De fait, il faut considérer que ces initiatives sont prises et développées dans le cadre de nouveaux rapports au travail à interroger. La transformation n’est pas seulement dans les objectifs visés, fixés pour les relations sociales et de travail qu’elles entendent promouvoir, mais dans ceux mis en œuvre au sein des projets et des actions qui les portent.

 

Le travail mis en question doit alors être envisagé sous ses dimensions expressive (la valeur d’usage du travail pour soi-même), publique (en relation avec les autres et aux frontières des organisations et des institutions) et politique (sur l’espace public et dans le cadre d’une citoyenneté active). Les configurations dans lesquelles sont mobilisées tâches, œuvres, activités, ressources (matières, connaissances, règles partagées et méthodes, espaces et lieux, etc.) sont fortement conditionnées par l’existant et les contextes institués, mais s’en affranchissent aussi, sous des formes plus ou moins en rupture (comme les coopératives ou plus encore les coalitions entrepreneuriales en communs), ou jouant le paradoxe comme les « entreprises à but d’emploi » par exemple.

 

Cet axe invite également à inscrire ces réflexions dans le cadre des problématiques qui mettent en question les formes salariales et de l’emploi, celles qui se formule en avançant la notion d’emploi solidaire, de sécurisation de l’emploi, celles qui mettent en avant les notions de contribution (et de revenus de la contribution), ou les notions de revenus, inconditionnels ou conditionnés (par la contribution à la transition écologique, notamment).

 

 

Axe 3. Marché, redistribution et réciprocité

 

A travers l’axe 3, une analyse des modèles socio-économiques de ces formes inédites d’actions collectives pourrait être envisagée. Depuis le commencement de ces activités de recherche, la ChairESS HDF a développé une expertise importante sur les modèles socio-économiques de l’ESS, entre autres en comparant les caractéristiques socio-économiques de divers mouvements de pratiques au sein de l’ESS. Dans le prolongement de ce travail, la Chaire souhaite approfondir l’étude des modèles de ces initiatives. Par exemple avec l’étude du modèle « contributif » proposé par la CAE OPTEOS et l’association ANIS qui fournit un exemple de ces nouveaux modes d’entreprendre dans les territoires. La ChairESS est également engagée dans l’étude de l’expérimentation Territoires Zéro Chômeurs sur deux territoires de la MEL. Compte tenu des enjeux que représente cette expérimentation pour la dizaine de territoires engagés en France, la Chaire souhaite en poursuivre l’investigation.

 

Ces initiatives sont encore en expérimentation d’un modèle socio-économique pérenne. La viabilité économique recherchée fait l’objet de questionnement sur la définition de l’économie dans les rapports avec les partenaires, notamment publics mais aussi au sein des organisations. Une définition formelle de l’économie ne mobilisant que le marché est dominante dans nos sociétés. Pourtant, l’économie substantielle de ces initiatives s’appuie au quotidien sur la mobilisation de ressources issues du marché, de la redistribution (appuis publics, subventions, voire fondations) et de la réciprocité (réseaux de solidarité, bénévolat). Cette hybridation est parfois assumée dans la durée mais le détachement vis-à-vis de la redistribution voire de la réciprocité peut aussi être recherché. La réciprocité prend aussi des dynamiques différentes : entraide entre les commoners sur la base de l’auto-organisation, aide aux de chômeurs en cherchant leur participation…

 

 

Axe 4. L’impact socio-territorial

 

L’évaluation de l’action de ces initiatives uniquement sous un angle économique, même plurielle, est insuffisante pour faire reconnaître leurs activités. Pour cette raison, elles cherchent à valoriser leurs effets sur la société et leur territoire. Les dimensions mobilisées de leur impact sont multiples : 1) budgétaires en montrant les économies de dépenses publiques qu’elles permettent de réaliser et qui pourraient compenser les aides attribuées (c’est notamment l’argumentaire de TZC) ; 2) social en mettant l’accent sur leur capacité de mobilisation des compétences des acteurs mobilisés mais aussi sur l’utilité sociale des activités développées ; 3) environnemental en axant leurs activités sur des enjeux écologiques (Tilt)… Les modalités d’évaluation de ces bénéfices collectifs sont complexes et font l’objet de controverses qui limitent le recours à ces méthodes en tension entre des approches managériales ou plus participatives impliquant les différentes parties prenantes territorialisées.

 

Dans ses problématiques territoriales, il pourrait être pertinent de sortir d’une approche trop exclusive en termes d’impact, approche qui n’est cependant pas sans effets bénéfiques de compréhension immédiate. Il s’agirait aussi de mieux comprendre les dynamiques écosystémiques qui se mettent en œuvre, leurs finalités, leurs conditions, leurs modalités spécifiques d’évaluation et de reconnaissance qui pourraient être en tension avec les logiques qui président à la structuration du contexte. Les approches évaluatives et comparatives sont toujours riches d’enseignement à condition de qualifier spécifiquement ce que l’on compare et évalue.

Conditions de la création artistique

Des artistes, seul.e.s ou en collectifs, s’interrogent [i]sur les conditions qui leur sont faites ; celles qu’ils.elles connaissent dans leur parcours de vie et de travail, celles des activités qu’ils.elles impulsent, souvent en relations avec d’autres que l’on ne peut que marginalement qualifier de « clients » et que l’on ne peut plus dénommer « publics » sans préciser la nature des intermédiations et interactions qui s’opèrent au sein de processus et espaces de « publicité »[ii]. Ce sont aussi les conditions faites aux agencements collectifs (compagnies, associations, selon qu’ils mettent leurs activités en réseaux, ou qu’ils les développent de façon coopérative) qu’ils.elles se donnent pour faire vivre leurs projets et pratiques de création.

Ces interrogations participent de controverses qui portent aussi bien sur les conditions générales, génératives, de la création artistique elle-même ; conditions de leur existence et de leur capacité à générer des activités à valeurs sociétales, culturelles et éthico-politiques. Elles portent aussi sur les conditions socio-économiques, intermédiaires, qui président aux situations dans lesquelles des pratiques se mettent à l’œuvre engageant autant de processus d’interactions et d’intermédiations dans une diversité de positions socio-économiques pratiquées par des personnes physiques et morales. Ces interrogations portent enfin sur les conditions particulières, singulières, faites à ceux qui font le projet d’en vivre.

 

Conditions génératives

Au premier niveau de controverse la question qui se pose est celle de la possibilité même de la création et de ce qu’il est convenu de nommer « art » dans un rapport à l’idée largement partagée d’une valeur inconditionnelle de la culture.

L’art serait « impossible » nous dit Geoffroy de Lagasnerie, ou à la condition de ce qu’il appelle une « éthique cynique » qu’il oppose à l’éthique de la marginalisation[iii].

Mettre en avant cette éthique cynique supposerait alors, et tout d’abord, de « s’autoriser ». Considérons, ici aussi avec Geoffroy de Lagasnerie, au fait que « penser la création ce serait donc essayer de saisir la singularité et ses conditions de possibilité », et donc d’en comprendre l’émergence de capacités de prise d’initiative[iv] . Avec cette éthique cynique, il s’agirait aussi de « résister ». Gilles Deleuze argumente le fait que que « créer, c’est résister »[v] ; ce n’est pas avant tout partager des idées et coopérer. C’est aussi  « s’expliquer ». Avec de Lagasnerie disons que, plutôt qu’être « pédagogique », la posture artistique éthique cynique serait de proposer des « dispositifs d’énigmatisation »[vi]. De ce point de vue il la définit par l’équation qu’il qualifie d’ « infernale » : « fiction + énigmatisation ». Ce serait enfin « s’opposer ». Ici encore, considérons qu’une éthique des œuvres suppose tout d’abord de rompre avec l’ensemble des représentations qui conduisent à ne pas prendre ne compte le monde, tel qu’il est. C’est aussi rompre avec ces représentations pour qui l’art est, en tant que tel, oppositionnel, en sorte qu’il n’y aurait pas à se poser de question. Or, la création se pratique en dispositifs. On n’y échappe pas.  Pour de Lagasnerie , « une pratique apolitique représente une impossibilité logique », « toute pratique ratifie ou consolide des dispositifs de pouvoir » (de Lagasnerie, 2020, p.25). L’opposition ne serait pas entre une prétendue neutralité et un impact politique implicite. Elle serait plutôt, ou devrait être, entre potentialité de conformation ou potentialité d’opposition. Dans cette perspective, l’expérience esthétique, affirmation de valeur de pureté, de contentement autosuffisant, d’inutilité existentielle, serait « dotée d’une dimension critique car anti-utilitariste dans un monde que l’on se représente dominé par la norme de l’intérêt » (idem, p.27). Le formalisme orienté serait alors force subversive. Mais, on pourrait se demander s’il ne s’agit pas de faire diversion, par divertissement, de dévier les énergies, de créer des moments de suspension par rapport à l’ordre ordinaire et aux tensions qui le traversent. Avec de Lagasnerie, posons l’axiome qu’il n’y a pas de dimension esthétique. La croyance dans l’existence d’un univers de pratiques et de jugements qui s’inscrirait en rupture avec le fonctionnement ordinaire du monde et où l’action des forces qui animent celui-ci serait suspendue, n’a pas de sens. Il n’y a pas de pratique artistique qui ne soit inscrite dans des dispositifs culturels. Et on peut définir une démarche artistique comme une action qui va perturber, mettre en question ou consolider ces dispositifs (idem, p.32).

 

Conditions intermédiaires

D’une part, il n’y a pas de pratique artistique qui ne soit pas inscrite dans des dispositifs culturels, plus ou moins institués. Les projets «  en résidence » dont on sait l’importance pour le financement des projets de création en sont un exemple majeur. Il est de point de vue important de s’interroger sur le fait qu’ils sont relativement peu connus des artistes qui y ont peu recours, surtout s’ils sont peu impliqués dans des collectifs ou liés aux réseaux de la création artistique. Ces dispositifs interviennent au sein d’un champ des pratiques artistiques dans lequel les rapports entre les acteurs de la création présentent des formes variées d’interactions et sont porteurs d’activités en intermédiations.

En effet, de plus en plus souvent, désormais, on pourra qualifier ces pratiques artistiques comme « ouvertes » ou « plurielles » dans la mesure où elles ne correspondent pas aux séquences attendues de ce que l’on envisage au titre des chaînes de valeur ordinaire, finalisées par des échanges marchands. Les pratiquants de ces intermédiations de la création artistique ne sont plus, ou plus seulement, les intermédiaires reconnus et stabilisés des « mondes de l’art ». Certes, ces derniers sont encore les acteurs reconnus de ces mondes, souvent regroupés en organisations ou réseaux professionnels qui s’efforcent de représenter, protéger et faire davantage reconnaître des spécificités de leur positionnement. Il en est ainsi des critiques, curateurs, commissaires d’exposition, agents d’artistes, producteurs, diffuseurs. Mais, on peut constater que, dans une proportion qu’une étude systématique pourrait nous montrer, de plus en plus, il s’agit alors davantage de rôles et missions, transitoirement ou plus durablement occupés, sur base de dispositions et compétences portées par certains, que de véritables professions et donc de positions socio-économiques professionnalisées et reconnues en « métier s». Les réseaux qui portent ces positions, par exemple le réseau des commissaires d’exposition (CEA), se font l’écho de ces transformations. La connaissance fine de ces dispositions, à l’œuvre dans les pratiques de création, mais qui ne sont pas des positions professionnalisées permanentes et des transformations qu’elles révèlent dans les processus de création, est ici particulièrement utile et éclairante. C’est dans cette même logique de décomposition et recomposition des dispositions et positions que des profils composites et hybrides émergent et donnent lieu à des parcours singuliers, à différents niveaux de reconnaissance professionnelle, sous différents statuts ou régimes de rémunération. C’est aussi dans cette logique que l’on peut envisager la mise en œuvre de dispositions de la part de certains qui œuvrent en l’absence de rétributions malgré leurs contributions ; ce à quoi on identifie le « bénévolat » ou certaines pratiques que l’on continue à désigner comme pratiques amateures, avec les différentes positions « artistes », plus ou moins professionnalisées et relevant de différents logiques de professionnalisation. Ces pratiques de création et les processus auxquelles elles correspondent participent de cette « créativité diffuse » dont Pascal Nicolas Le Strat restitue toute la nouveauté et la complexité[vii]. Elles constituent des milieux de la création, comme autant d’écosystèmes anthropiques générateurs d’utilités artistiques en communs. Il faudrait envisager les conséquences de ces pratiques désormais, en partie, reconnues sur notre compréhension du « geste artistique ». Cela rend d’autant plus importante la compréhension fine des singularités que l’on peut y percevoir tant au niveau des agencements que prennent ces pratiques collectives, qu’au niveau des individualités « artistes » elles-mêmes.

 

Conditions particulières, singulières

Avec ces pratiques de créativité diffuse se sont autant de profils spécifiques d’artistes et d’auteurs qui s’affirment, en décalage avec les représentations et les formes de reconnaissance sociale et juridique, au travers de l’exercice du droit d’auteur, droits de la propriété intellectuelle. L’auteur individuel et collectif demeure en droit, mais il tend de plus en plus à cette forme d’auteur que certains commencent à appréhender comme un  auteur « dispersé ». Il n’est pas étonnant que cette approche de la qualité de l’auteur se trouve problématisée parmi les mondes de la création artistique par ceux qui portent les réseaux de lieux de création que sont les lieux intermédiaires et indépendants (Coordination Nationale des Lieux Intermédiaires Indépendants-CNLII) et les collectifs qui les animent (par exemple Artfactories/Autre Part)[viii].

Quelles conditions socio-économiques sont-elles réservées pour les porteurs de ces pratiques ouvertes et plurielles de création d’utilités artistiques communes ? A ces utilités correspondent autant d’œuvres dont les logiques de valorisation socio-économique ont peu à voir avec les formes marchandes, même si elles peuvent, pour une part, large pour certains artistes reconnus, relever d’une logique essentiellement marchande.

Ainsi, l’existence et la pérennité des activités de création artistique sont de plus en plus liées à des pratiques interdisciplinaires du point de vue des domaines et formats artistiques. Ces pratiques sont aussi de plus en plus ouvertes à des coopérations, d’une part, entre artistes plus ou moins professionnalisés et, d’autre part, avec d’autres « travailleurs » dont ils partagent les ressources et les projets.

Dans ces contextes, la question de la rétribution est tout à fait essentielle. Elle l’est d’autant plus qu’elle dépend des conditions d’équilibre et de pérennité des formats de rémunération, par-delà les différences de statuts et les types d’emploi. En effet, comment prendre en compte collectivement, et même au regard des désirs de créer dans des relations de coopération, les situations créées par les projets de création artistique partagés par ceux qui relèvent du statut de salarié intermittent et ceux qui se rémunèrent par des « avances sur droits d’auteur »… ?

Des réflexions et propositions avancées par certains visent à répondre aux attentes de nombreux contributeurs à ces pratiques artistiques/culturelles partagées. Cette perspective consisterait à envisager des formes étendues et généralisées de sécurisation salariale, sous différentes modalités[ix]. Ces propositions en termes de « salariat continué » devant assuré une rémunération pérenne, garantie, se feraient principalement sur bases de cotisations sociales et dans le cadre d’une gouvernance telle que celle pratiquée aux origines de la Sécurité Sociale, par les partenaires sociaux directement et exclusivement. Ces propositions ont besoin d’être enrichies et éprouvées par des expérimentations convaincantes pour offrir une perspective désirable aux acteurs sociaux. Mais, pour cela, il leur faut s’appuyer sur toutes les potentialités d’alternative déjà en germe dans ces expérimentations ?

Ces propositions ne font que reprendre en les systématisant des évolutions qui se font jour dans les formes salariales existantes. La première piste de réflexion sur ces questions est celle qui prend en compte les déconnexions qui s’opèrent entre le salarié et le cadre réglementaire de subordination que représente son « contrat de travail ». Autonomie, hétéronomie, subordination, autonomie de deuxième génération, para subordination, quasi subordination, toutes ses qualifications de relations de travail plus ou moins instituées, révèlent les « frontières mouvantes du salariat »[x]. Mais, le mouvement d’extension du salariat dans cet au-delà, en autonomie relative avec multi dépendance, connait des blocages, voire des retournements. Les juges saisis sur ces questions ont souvent visé la restriction plutôt que l’élargissement du champ d’application du Code du Travail (Bureau, Corsani, 2012, p.12). C’est bien ce que constate Alain Supiot lorsqu’il souligne que : « la logique des frontières mouvantes que sous-tend l’extension du salariat est fort limitée car elle présuppose une invariance du travail salarié et du travail indépendant et leur opposition « en noir et blanc. (…) Dès lors, il s’agit plutôt de reconnaître l’existence d’une « zone grise » entre travail indépendant et travail salarié »[xi].

Cette « zone grise » dont parlent ces auteurs est aussi le résultat concret des mobilisations et des expérimentations menées aux « frontières mouvantes » des institutions et des réglementations qu’incarnent les droits, droit du travail et droit, dit, droit social. Des figures professionnelles d’exception bénéficient des protections au titre de la dépendance, et malgré une subordination limitée ou faiblement caractérisée : il s’agit, notamment des artistes du spectacle et des journalistes (Bureau, Corsani, idem, p13.) Ainsi, les « intermittents » et les « pigistes » constituent une exception avec des relations de travail marquées par la discontinuité et la déconnection. Les controverses qui marquent l’actualité de ces « statuts » révèlent les enjeux qu’ils pourraient représenter pour l’ensemble des « salariés autonomes », travailleurs de la création artistique.

Mais, toutes les potentialités « au-delà de l’emploi » sont loin d’avoir été réexaminées et éventuellement appropriées par ces mêmes travailleurs dans la conduite de leurs activités de création. Elles sont loin d’avoir été repérées, expérimentées et soutenues pour qu’elles soient plus effectives par leur début de reconnaissance.

Ces potentialités, quelles sont-elles ?

Il y a déjà ce que pourrait permettre l’extension du régime des intermittents, en réduction des heures exigées et en reconnaissance de davantage d’activités.

Une autre voie est représentée par les expériences d’auto ou de co rémunérations au titre de contributions à des projets faisant l’objet de budgets contributifs. Ces expériences sont portées par des écosystèmes locaux qui mettent en avant des principes d’une économie, dite, de la contribution, associée à la perspective d’une économie politique élaborée à partir de ressources en communs[xii]. Des rétributions, auto ou co évaluées au sein de nouveaux espaces de régulation, en communs, peuvent être cumulées en rémunération sur un statut de salarié, sous contrat CAPE ou de salarié coopérateur, au sein d’une CAE, coopérative d’activité et d’emploi. Evidemment, elles demeurent dépendantes de la hauteur des financements des projets de création.

Mais ces expérimentations ne concernent que peu la rémunération des activités liées à la création artistique. Dans l’état actuel des réflexions sur ces potentialités de rémunération garantie et pérenne et de leur extension au champ de la création artistique, deux questions préalables se posent. Leur non prise en compte pourrait mettre en cause toute perspective d’extension de ces expérimentations et leurs évolutions possibles vers un éventuel salariat continué.

La première question est celle de l’autonomie créative et de la garantie de non subordination. Une des façons « simple » et un peu défensive d’y répondre, en minorant de ce fait les contraintes de subordination, est, pour la personne, ici l’artiste, de multiplier et diversifier les relations contractuelles entrainant rétribution ; créant ainsi davantage d’indépendance par la multiplication des liens qui pourraient être assimilés à de la dépendance. Mais, c’est au risque de la précarisation ou de l’isolement s’il n’y a pas de dispositif collectif de sécurisation, en communs par exemple. De fait, il faut constater que les pratiques de création et les processus à l’œuvre révèlent une diversité de formes de coopération, non seulement dans les activités de création/fabrication/diffusion proprement dites, mais aussi dans le recours à des ressources mutualisées pour  créer les conditions économiques et institutionnelles de production de ces œuvres. Les collectifs dans le spectacle vivant pratiquent déjà ces formes et agencements mutualisés. D’autres collectifs, associant des artistes plasticiens à d’autres plus aguerris aux formes du spectacle vivant, notamment ceux porteurs de lieux partagés, le découvrent à leur tour.

La seconde question est celle de la logique de rétribution et de ses liens avec les valorisations et donc les évaluations en travail. La difficulté repose ici sur la nature de l’institution sur laquelle s’appuie le principe de rétribution. Bernard Friot fait remarquer que « ce n’est pas le contenu d’une activité qui conduit à la définir comme du travail, mais l’institution dans laquelle elle s’inscrit ».

Du fait de la situation salariale d’où l’on vient, un premier moment de recomposition des formes de rétribution, serait d’assurer la déconnexion des formes de rétribution de leur évaluation en travail marchandise. C’est cette déconnexion qui est assurée par les expérimentations de rétributions en termes de contribution.

Mais, cette première déconnexion apparente ne peut manquer d’un appeler une autre, par une « institution » originale que les porteurs de ces activités de création artistique, impliqués dans ces expérimentations, ne pourraient éviter de créer en s’appuyant sur des logiques coopératives  existantes. Du fait de la structuration politique du champ socio-politique dans lequel ces activités opèrent, l’important serait ici que cet agencement volontaire ne relève pas d’une solidarité marginale et défensive mais repose bien sur un principe de contribution en activités et travail ainsi que d’engagement et d’utilité sociale reconnus. C’est ici que la créativité politique et institutionnelle ne manquera pas de s’exercer pour envisager ces agencements en institutions à différents niveaux d’intervention. Cela pourrait être tout d’abord un niveau local, en phase avec les contenus d’activités, leurs domaines et territoires d’expression et de réalisation, au plus proche des salariés individuels et personnes morales associés à leur « gouvernance », dans une logique de « caisse primaire » par exemple. Mais, cela pourrait tout autant, ou aussi, être un niveau plus global national, relevant d’une logique de fonction publique.

Aujourd’hui, le contexte est rendu encore plus difficile par la crise sanitaire qui ne fait que renforcer celle déjà là par l’extension du prima néolibéral donné au tout marché que ne contrebalance que peu une intervention publique alignée sur la dynamique néolibérale. Pourtant, les voies alternatives sont déjà au travail au sein des collectifs artistes. Ces collectifs n’ont pas attendu des contextes plus favorables pour exploiter des opportunités de développer des alternatives en termes d’agencement de leurs activités et de leurs formes partagées de rémunération.

Certains collectifs d’artistes expérimentent des formes de mise en communs des projets, budgets et modalités de rétribution à la marge des dispositifs réglementaires actuels. Leur préoccupation est de nourrir ces expérimentations, de les conforter et les pérenniser en les mettant dans une perspective économico politique, mais sans les renvoyer à un horizon politique, certes riche de visées utopiques, mais inatteignables.

Plus que normaliser une cible utopique, il semble que c’est le chemin vers ces formes mutualisées de rémunération pérenne que semblent prendre les porteurs de ces activités de création artistique, qu’ils s’efforcent de mieux maîtriser pour en faire une vraie alternative.

Mais, pour cela, Il leur faut mieux comprendre les parcours socio professionnels et socio-économiques de la création artistique et les conditions d’existence de celles et ceux qui sont au cœur de ces pratiques de création.

 

[i] Ces quelques réflexions sont le résultat d’une  recherche collective, menée en « conversation active réflexive » avec des artistes plasticiens, notamment le collectif Groupe A, www.groupeacoop.org

 

[ii] Publicité s’entend ici comme principe médiatisant le droit et la politique. Cf. J-M. Ferry, « Civilité, légalité, publicité, considérations sur l’identité politique de « l’homme européen » », Revue d’éthique et de théologie morale, n°267, 2011.

[iii] « Des pratiques artistiques qui se pensent comme oppositionnelles sont très souvent inoffensives et le narcissisme de l’art contemporain constitue un obstacle à l’invention d’une esthétique efficace. Je suis persuadé que la pureté et la radicalité politiques ne se mesurent pas à l’intention subjective mais à l’action objective. Et si nous voulons penser correctement notre situation dans le monde et notre capacité à y intervenir, il est important de poser qu’il y a différence entre être soumis à des dispositifs et les utiliser. Nous ne pouvons pas nous abstraire du monde, nous ne pourrons jamais être innocents et nous ne pouvons échapper à la (re)production des normes. Mais nous pouvons néanmoins tirer profit de cette situation en manipulant ces dispositifs, en essayant de les faire jouer les uns contre les autres afin d’essayer de produire des effets qui leur échappent. C’est la raison pour laquelle , à l’éthique de la marginalisation, que je comprends mais que je crois stratégiquement inefficace, à l’idéologie esthétique, je pense qu’il serait possible d’opposer quelque chose qui apparaîtra peut-être comme une impossibilité- que je propose d’appeler une éthique cynique : être cynique, c’est utiliser des forces du système pour imposer ses propres narrations et déjouer les systèmes. », L’art impossible, Geoffroy de Lagasnerie, PUF, 2020, p.71-72.

[iv] En termes d’écologie des idées l’approche de la création centrée sur l’artiste comme auteur acteur sous le registre de l’exception et de l’invention n’explique pas les conditions d’émergence de la singularité. « Lorsqu’on se concentre sur les accidents biographiques qui ont affecté une trajectoire individuelle, sur les étapes qui ont abouti à la naissance d’une personnalité atypique et remarquable (on parle ainsi fréquemment d’une « sociologie de l’exception »), on oublie à peu près totalement de s’interroger, d’un point de vue plus radicalement sociologique et historique, et donc aussi plus politique, sur ce que l’on pourrait appeler les forces sociales de l’innovation et celles de la conservation, c’est-à-dire sur les différents fonctionnements possibles de l’espace intellectuel (et de l’Université), ainsi que sur leur capacité différentielle à produire ou non des types d’hommes et de femmes prédisposés à penser de manière novatrice et hérétique. », Logique de la création, G. de Lagasnerie, Fayard, 2011, p.16.

[v] https://contemporaneitesdelart.fr/gilles-deleuze-quest-ce-que-lacte-de-creation/

[vi] « La problématique éthique (cynique) conduit à questionner des dispositifs constitutifs de ce que nous appelons le travail artistique : la fiction, l’abstraction, le formalisme…Elle conduit également à interroger la valeur de ce que je propose d’appeler les dispositifs d’énigmatisation. Par ce terme je veux désigner une idéologie très puissante dans le champ artistique, qui prend souvent la forme d’une dévalorisation de la « pédagogie », de l’explicite, du « dit » et qui consiste à poser que, pour être dotée de valeur, une œuvre doit nécessairement ne pas dire ce qu’elle dit, ou ne pas le dire directement, ou le cacher, ou simplement l’évoquer…Être « pédagogique » est peut-être l’une des accusations les plus violentes qu’un artiste peut subir. Cette modalité de conception des œuvres est même parvenue à être relégitimée dans certains secteurs faussement critiques à travers la revendication de la mise en place de démarches « non autoritaires » qui n’« imposeraient » rien au public, le laisserait libre d’investir dans l’œuvre les affects qu’il souhaite – en sorte que l’art qui se proclame pour des raisons politiques non autoritaires retrouve paradoxalement des exigences propres à l’art le plus élitiste : l’implicite, l’allusif, le symbolique… En un sens, on pourrait définir le domaine esthétique contemporain par l’équation infernale : « fiction + énigmatisation. », L’art impossible, idem, p.45-46.

[vii] « L’impact de la créativité diffuse se fait particulièrement sentir sous la forme d’une banalisation des procédés et des opportunités d’appariement des activités, ce que la sociologie qualifie aussi d’hybridation ou de mixité. (…)  En combien d’occasions la pratique artistique s’apparie naturellement à d’autres, à des activités d’aménagement pour déboucher sur une véritable signature urbanistique, à des pratiques éducatives qui forment le spectateur et favorisent la diffusion des œuvres, aux politiques de communication des villes qui en renforcent alors l’attractivité, et encore, mais sur un mode jugé parfois indigne, avec toutes sortes d’initiatives entrepreneuriales, qu’elles soient prises dans le domaine du design, de la publicité, de la mode… Face à la prolifération de ces hybrides, deux attitudes sont possibles, soit se crisper sur la pureté du corpus artistique et sa défense, et ne pas voir dans ces hybrides que des pratiques dévoyées ou des activités de simple survie qui, d’une manière ou d’une autre, nuisent au véritable travail de création, soit, à la manière des nouveaux travailleurs « créatifs-intellectuels », les concevoir comme des tenseurs ou des passeurs qui confrontent l’art à d’autres contextes d’action. », Une sociologie du travail artistique, Artistes et créativité diffuse, Pascal Nicolas Le Strat, Ed. L’Harmattan, 1998, p.14.

[viii] Cf. Faire commun(s), comment faire ?, Actes du 3ème Forum national des lieux intermédiaires & indépendants, Rennes, juin 2019, www.cnlii.org.

 

[ix] Ces perspectives sont élaborées au sein d’un groupe de chercheurs et artistes, appelé Réseau Salariat, dont Bernard Friot est l’un des principaux animateurs (L’enjeu du salaire, Bernard Friot, La Dispute, 2012).

[x] Un salariat au-delà du salariat ?, M-C. Bureau, A. Corsani (eds.), Presses Universitaires de Nancy, 2012.

[xi] Au-delà de l’emploi, Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Alain Supiot (ed.), Flammarion, 1999.

[xii] Dans le contexte d’un « écosystème contributif » des expérimentons vont dans ce sens, en Hauts de France, sous forme de mobilisation de budgets et revenus contributifs. Un numéro de la revue « Imaginaire Communs » éditée par le collectif Catalyst ANIS, en cours de publication, fait une première présentation de ces expérimentations.

 

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Les Communeurs

Les projets d’alternatives sociales et économiques mettent désormais souvent en avant les « communs ». Lorsque c’est le cas, initiatives et projets sont alors indissociables de celles et ceux qui les portent qui en font la base de leur engagement personnel et professionnelle. Ces personnes se trouvent alors dans une position sociale émergente. Un terme, lui aussi en émergence, commence à dénommer et qualifier cette position, celui de commoner ou de communeur.

En effet, on peut faire l’hypothèse qu’il ne saurait y avoir de communs, du commun et des communs, sans ces positions socio-économiques spécifiques qui sont celles de communeurs1.

Mais de qui et de quoi s’agit-il ? Faisons une double hypothèse. D’une part, ce sont des positions spécifiques, à caractériser et qualifier, en vue d’une éventuelle reconnaissance sociale. D’autre part, n’existant pas d’une façon normale et légitime, donc reconnue, au sens statistique et institutionnel du terme normal, ces positions supposent des parcours de mise en position, progressifs et différenciés. Les processus de socialisation, de formation et d’insertion professionnelle qui leur correspondent ne font, eux aussi, qu’émerger. Les personnes ne sont donc pas construites ou formées, ex nihilo, en adéquation avec ces positions. Elles le sont progressivement selon des dispositions personnelles acquises et des positions précédemment occupées, dans les contextes et écosystèmes où elles ont connu d’autres systèmes de relations, et d’où elles sont issues.

Une position sociale en émergence

Les projets qui se basent sur cette forme d’ « entreprendre en communs », et nombre de ceux qui sont à l’origine des tiers lieux, sont portés par une catégorie de personnes qui entend « vivre des communs ». Il y a matière à s’interroger tant cette perspective se distingue des voies courantes de l’insertion professionnelle ou de la création d’activité.

Quels sont les éléments permettant de caractériser cette position de « communeur » ; une position qui n’est pas connue, a fortiori pas reconnue, et qui, malgré le développement de réseaux qui commencent à les mettre en relation, ne s’identifie pas vraiment elle-même comme telle ?

Le travail du communeur, quelles valeurs

Ce serait réduire considérablement la question que de ne l’aborder que sous l’angle de ce qui est proposé ou attendu sur le marché actuel du travail. Ce serait déjà plus intéressant d’envisager cette position relativement à d’autres qui, elles non plus, ne sont pas assimilables en tant que telles à des postes de travail, par exemple la position d’entrepreneur ou de travailleur social.

Ces deux dernières positions ont en commun avec celle de communeur de se trouver au cœur de processus de création d’activités, mais sous différentes logiques de valorisation économique : des produits et services marchands pour les premiers, des activités sociales dans différents systèmes de mise à disposition publique plus ou moins tarifés pour les seconds.

Les références faites aux communs ont cessé d’être abstraites et théoriques. Elles prennent le chemin d’expérimentations en matière de création d’activités reposant sur la mise en commun de ressources partagées et la création de formes originales de gouvernance, elle-même partagée, de ces mêmes ressources. Cela ne suffit cependant pas à transformer les positions sociales et les modes de viabilité économiques de ceux qui s’en font les porteurs. Est-ce à dire qu’il y a, automatiquement, comme traduction immédiate, une forme spécifique de position sociale correspondant à une organisation des relations sociales conçue en communs ?

L’enjeu socio-politique et professionnel des communs

Communeur est une position sociale qui joue un rôle clé dans la mise en communs et la pérennité d’une socio-économie des organisations en communs.

Elle n’est pas la seule. La mise en communs en supposent d’autres, montrant d’autres dispositions et d’autres niveaux d’engagement dans la socio-économie de l’écosystème des communs et en rapport avec la gouvernance des « entreprises en communs ». Mais pour comprendre ce qui se joue de rapports sociaux dans les communs il faut tout d’abord caractériser la position sociale centrale, celle qui est à la manœuvre stratégique et politique de la mise en communs, de la viabilité et de la durabilité de l’organisation socio-économique du commun.

Les « communs » en tant qu’organisations sociales et économiques

Les projets qui se réfèrent aux communs en reprennent ce qui fait désormais consensus, en ce qui concerne les formulations tout au moins. Les communs pourraient être assimilés à une ressource partagée dont les usages sont régis par des règles construites spécifiquement par les différentes communautés d’usagers.

Ressources

                       Communalités         Commun       Communeurs

Règles (échanges, relations, gouvernance)

Mais, alors que cette définition semble désormais faire autorité, peu d’organisations en reprennent les éléments constitutifs. Des organisations, souvent en décalage par rapport à cette définition, sont cependant présentées par leurs promoteurs comme relevant d’une dynamique des communs. C’est pour cela qu’il faut regarder de très près les processus concrets de « mise en commun ». Les processus relèvent-ils, ou non, d’une intention de faire commun ? Mais, parfois, le principe du « commun » ne se révèle-t-il pas au cours de l’action collective qui, pourtant, tout d’abord, ne procède pas d’une telle intention ? Une chose est sûre, les organisations économiques basées sur la double caractéristique d’une capitalisation financière et d’une propriété privée n’ont pu se développer que par la destruction préalable de communs qui organisaient l’activité de personnes alors « libérés » de leurs règles communes pour s’employer dans les entreprises capitalistes nouvellement créées.

Le « commun » en tant que principe d’action politique

C’est pour cela que par-delà la question des ressources et de leur partage, question qui peut sembler technique, neutre, un choix compatible avec le reste de l’organisation économique capitaliste, il faut envisager ce que les espagnols appellent le « procommun », proche de ce qu’en anglais on nomme le « commoning », ou de l’ « en commun ». Il s’agit alors du commun comme principe d’action publique, politique. Qu’il préside à la prise d’initiative ou qu’il se découvre dans le cours de l’action, et intervienne dans une sorte de ralliement, dans leurs écosystèmes et contextes d’émergence, les formes d’organisations progressivement adoptées en portent plus ou moins les traces.

L’espace-temps du commun

La problématique du commun se met en œuvre lorsque des personnes ou des collectifs sont à l’initiative d’une action collective. L’action peut avoir été suscitée dans le cadre d’une incitation institutionnelle. Elle peut avoir fait l’objet d’un appui, d’une facilitation ou d’une aide financière. Dans tous les cas, elle intervient dans un contexte et des normes sociales. Elle a à trouver sa place dans l’espace et le temps que définissent ce contexte et ces normes. Le principe du commun peut en être l’intention de départ ou une découverte au cours de la prise d’initiative, dans tous les cas, ce qui en résulte aura à s’insérer dans un écosystème socio-économique et un cadre institutionnel spécifiques. Que l’intention du commun soit présente dès le début, voire à l’origine de l’action ou qu’elle soit une découverte dans l’action, les initiatives qui en résulteront emprunteront des chemins difficiles qui seront faits de compromis socio-économiques et politiques successifs.

Cette tension entre le commun comme principe et les communs comme réalités concrètes de la mise en œuvre de l’action collective s’opère dans plusieurs contextes spécifiques : l’espace public et les communs (Communs Urbains, Communs Locaux, Plate-formes en Communs) ; les lieux en communs, (Tiers Lieux, Lieux Intermédiaires Indépendants) ; les territoires en communs, (Collectivités Territoriales, Institutions locales).

Le commun, affaires de ressources partagées mais aussi de « communalités »

La spécificité des communs, du commun, et la définition qui en est souvent donnée, maintenant que les communs ont fait leur retour dans l’espace public, semblent se réduire pour certains à la question des ressources et au partage régulé de ces ressources. Certes, le commun suppose un principe de partage de ressources. Mais il ne se réduit pas à cela. Les règles de partage et le soin apporté à ces ressources sont tout aussi importants. De la même façon, ce qui est fait de ces ressources et la façon d’en user, non seulement au moment de leur mobilisation, mais dans le processus même de leur exploitation, le sont tout autant. Aussi les résultats de l’évaluation de l’impact social et économique des communs, de même que les externalités de ces mises en communs, ne pourront être établis d’une façon nette sans faire référence aux processus d’action collective et aux parcours que prennent ces actions. Quel est le statut conféré à la ressource ? Quelle en est la capitalisation ? De quelles natures sont les droits de propriété ?

Les communs : Une fabrique complexe de contenus

Envisager une économie politique des communs dans laquelle les communeurs ont des rôles spécifiques à jouer et des positions socio-économiques à occuper suppose de mieux comprendre comment se construisent les « contenus d’activités » et leurs usages. Les porteurs de projets de communs auront alors à expliciter comment ils s’y sont pris ou comptent s’y prendre ; comment ils comptent se faire éventuellement accompagner, et par qui, pour cela. On ne peut alors se contenter de généralités à ce sujet. Du fait du caractère disruptif de leurs pratiques, pour en avoir une compréhension fine, il est nécessaire de leur faire exprimer leurs intentions et expériences en la matière, leur en demander des exemples concrets, comment, qui, avec quels moyens, etc.

Des cas récents de projets de commun développés dans la métropole lilloise permettent de comprendre les logiques de construction, mise à disposition de contenus d’activités.

Service, Activités, Dons, Communalités

La dénomination de ce que proposent les projets de communs, par exemple ceux qui concernent des tiers lieux, celle de leurs « contenus », varie selon les représentations que l’on se fait de ce qu’ils sont, pourraient ou devraient être. Certains parlent de services, d’autres d’activités, d’autres encore mettront en avant les usages partagés dans ce qu’ils supposent d’entraide, d’échanges et de dons, d’autres enfin mettront en avant les usages mais en les reliant aux processus de construction partagée de ces mêmes usages, en communs.

Une observation rapide de ce que sont les tiers lieux nous montre que ces catégories ne sont pas stabilisées dans les représentations et les discours qu’en donnent les acteurs des tiers lieux. Elles se mélangent, se combinent, s’affirment parfois pour être démenties éventuellement par les pratiques réelles qui les mettent en œuvre. La démarche d’enquête sur les tiers lieux me semble devoir se focaliser principalement sur la réalité de ces contenus et des processus qui les mettent en œuvre.

Des services ?

De fait, s’agissant de ces contenus, certains parlent de « service ». Les tiers lieux sont alors présentés par l’offre de services qu’ils présentent. Certes, cette présentation est en même temps teintée de considérations sur les particularités des services proposés. Ces derniers sont évoqués comme devant compléter ou renouveler l’offre commerciale existante, en matière d’offres de place de travail, de bureaux, de restauration ; un peu comme dans une boutique qui pratiquerait le commerce équitable. Cette argumentation des contenus des tiers lieux en services intervient particulièrement lorsque ces mêmes tiers lieux ont à justifier de la solidité de leur modèle économique. Cette justification en services pourra être articulée avec une argumentation qui lie valorisation marchande et auto financement du projet de tiers lieu. Elle pourra l’être aussi en établissant un lien entre offre de service et complément ou renouvellement de services publics. Elle servira alors de justification à l’appui financier donné par l’une ou l’autre institution publique ou par des organisations privées (des fondations par exemple).

Des activités ?

Ces contenus des tiers lieux font aussi l’objet de justifications en termes d’ « activités ». C’est particulièrement vrai lorsque les projets de lieux émanent, directement ou indirectement, de l’institution publique. C’est aussi le cas lorsque des tiers lieux naissent en lien avec des structures comme les centres sociaux, les maisons de quartier. Le paradoxe est ici que les promoteurs de ces tiers lieux spécifiques pourront tout à la fois être pris dans cette logique de valorisation d’activités qui suppose une mobilisation spécifique de financement public via des organismes comme les caisses d’allocation familiales, et, dans leur présentation et argumentation de ces mêmes contenus, prendre leur distance avec cette notion d’activité et à ce qu’elle renvoie de financement public exclusif. L’argumentation de leur viabilité et autonomie économiques hésitera alors entre une démarche d’élaboration d’un modèle économique mais avec une démarche de demande d’agrément auprès de l’institution publique. Les porteurs de ces projets seront embarrassés par une justification en modèle économique s’ils le réduisent à une valorisation marchande qui ne correspond pas à l’univers de fondation et justification des centres sociaux. Ils ne se sentent pas autorisés à introduire des éléments de valorisation marchande, même tempérés par l’impact d’une politique publique, dans leurs justifications socio-économiques. Et, de fait, souvent ils ne le sont pas s’ils conservent une tutelle publique directe.

Des dons ?

Les contenus des tiers lieux sont souvent évoqués en termes de « don ». Les appellations des lieux eux-mêmes en portent la trace. Il y sera questions d’échange, mais toute relation peut être valorisée en échange. Ici, il sera plus spécifiquement exprimé en termes de don, de troc. Ces appellations sont alors avancées dans une volonté de rupture avec l’univers marchand. Souvent peu explicitées, ces questions sont renvoyées à un univers qui se veut alternatif, avancé comme non-marchand, souvent sans plus d’explicitation, ni argumentation.

L’échange est en effet bien présent. Il peut concerner des objets, des savoirs, des pratiques diverses. Il pourra sembler « direct », sans intermédiaire. Mais, en fait, il est « inter médié » ; il n’existe ici que grâce au format d’intermédiation que propose le lieu. C’est bien, en effet, le tiers lieu qui organise le cadre de l’échange, permet la mise en relations et la régule. La relation est ici, au moins, ternaire. Elle concerne les personnes qui échangent, plus le tiers que représentent le lieu et la communauté qui le porte. L’échange a la double particularité d’être décalé dans le temps et l’espace et de faire l’objet d’une valorisation qui n’est alors pas marchande, au sens traditionnel, mais intervient dans un système de règles implicites et explicites qui renvoient à la construction des rapports au sein de la communauté de l’échange. C’est souvent pour justifier ce type de pratiques qu’est avancée la notion de réciprocité2.

Des communalités

Des contenus se distinguent de ceux évoqués ci-dessus. Ils ne sont pas des services, au sens où la démarche de conception d’un service n’implique pas ceux qui en seront les clients, même si ces derniers pourront être amenés, au terme d’un processus dit de servuction, à interagir avec le prestataire, fournisseur, pour faire en sorte que le service puisse opérer. Ils ne sont pas non plus des activités, au sens où, comme présentés précédemment, ils seraient produits et financés exclusivement dans le cadre d’une procédure publique, avec une labellisation par exemple, et opérés sans la contribution de ceux à qui ils sont destinés, même si leur construction se fait en rapport avec des notions d’usages et de besoins sociaux.

Des contenus, appelons les communalités3, pourront être le résultat d’une démarche de conception et de valorisation économique en communs. Plusieurs caractéristiques pourraient permettre de distinguer ces contenus4. La première concerne les rapports que les personnes entretiennent dans les processus de création de ces contenus et dans la mise en œuvre projetée et expérimentée de ces contenus ; des rapports qui les font être, tout à la fois, producteurs et utilisateurs de ces contenus. La deuxième caractéristique concerne les conditions écologiques de ces rapports en lien avec les ressources sur lesquelles s’appuient ces rapports. Dans quelle mesure, dans la conception de ce type de communalité, se préoccupe-t-on d’utilités sociales et de valeurs d’usage, de construction et préservation de ressources durables et génératrices d’usages régulés en droits.

La troisième caractéristique est l’ouverture des perspectives de valorisation à d’autres qu’à la seule valorisation marchande, aux conditions standard du marché. Sous un autre angle la question est ici celle de la combinaison opérée entre des logiques de création de valeurs (marchande, redistributrice, réciprocitaire) pour construire des modèles économiques pluriels, ouverts à des évolutions possibles. C’est aussi la question du prima éventuel donné, ou non, immédiatement ou à terme, à la réciprocité dans ces combinaisons. Cela suppose alors de remettre en cause le prima donné traditionnellement, soit à la redistribution, dans un modèle de financement public dominant des activités, soit au marché, dans un modèle économique de services qui semblera « normal » aux acteurs et pourra à lui seul représenter la totalité de la perspective de valorisation. Il faudra regarder les spécifications données aux combinaisons de ces différents processus de valorisation selon les activités de production, de construction des accès aux contenus, de ce qui relève de la distribution dans les formes marchandes standard, de gestion et de protection des acteurs à l’œuvre dans ces processus. Il faudra aussi appréhender les transitions et les temporalités envisagées dans la combinaison de ces processus de valorisation ; les coalitions locales et nationales entre les organisations porteuses de la valorisation économique des contenus exploitant les mêmes ressources, plus ou moins mises en communs, etc.

                                                          Don

                                                Communalité

                                  Service                       Activité

Par exemple, un tiers lieu en proposera vraisemblablement plusieurs, de nature différentes.

C’est pourquoi, un tiers lieu ne pourra pas être défini dans l’absolu mais uniquement en fonction des arrangements et des combinaisons de ses contenus. La réalité des parcours empruntés par les tiers lieux dans leur conception, leur projection, leur mise en œuvre complexe, au gré des contextes et des contraintes, sera faite d’un assemblage de ces différents contenus. Une initiative prise sous l’une ou l’autre de ces dynamiques de création de contenu peut avoir subi des inflexions/transformations qui ont pu ou pourront en hybrider la nature.

Conditions de mises en œuvre des contenus, services, activités, dons et usages en Communs

Quel type de contenus le projet en commun se propose-t-il de développer, des services marchands, des activités gratuites exclusivement financées sur financements publics, des contenus reposant sur du don résultant de bénévolat ou de financements privés, des communalités, usages en commun co-construits avec et entre usagers ?

Si on analyse concrètement les contenus et leurs modes spécifiques de conception, de mise en œuvre, de portage et de valorisation on en distinguera vraisemblablement de différentes sortes ? Il sera utile de les différencier et de les expliciter. Il faudra alors s’interroger sur les dynamiques qui les ont portées et les temporalités dans lesquelles ils sont mis en œuvre.

Par exemple, dans des situations de tiers lieux, lors de sa conception, comment le projet a-t-il été envisagé, dans quelle architecture et éventuelle combinaison de contenus ?

Comment la présence éventuelle de services marchands est-elle justifiée ?

Elle pourra l’être comme une évidence, en même temps qu’une obligation. « On ne peut pas faire autrement ; il nous faut justifier d’un modèle économique », nous diront les porteurs de ces tiers lieux, considérant qu’il ne saurait y avoir de modèles économiques que justifiés par des services marchands. Cette même présence pourra être justifiée par une nécessité de trouver une viabilité par un équilibre économique, souvent précaire, qui fait privilégier des contenus immédiatement valorisables en termes marchands, tout en affirmant que le projet doit trouver le temps de s’en construire d’autres, des communalités / usages partagés dont la viabilité économique est plus difficile à argumenter et longue à trouver.

Il sera intéressant de regarder les processus de construction et de justification d’autres contenus.

Le projet met-il en avant des activités, oui ou non, en recourant à des financements publics pour proposer des services gratuits ou à tarifs régulés, à des publics ciblés, ou pour permettre de se positionner dans l’espace public et de se faire reconnaître, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à trouver ?

 Le projet a-t-il été envisagé en se basant sur de la contribution volontaire, bénévole, oui ou non, pour préfigurer et amorcer des activités, ou pour s’insérer dans des réseaux de partenaires, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à trouver ?

Le projet était-il de donner la priorité à la conception et la construction de capacités et d’usages communs, à partir de ressources rendues accessibles (espaces, terrains, matériaux, données, connaissances, informations…), oui ou non, tout en rendant cela viable économiquement, à court terme, par le recours, temporaire ou plus durable, à des offres de services payants, et ou tout en activant des leviers de financements publics par ailleurs ?

On voit que le recours à des services marchands, des activités financées ou des dons, peut intervenir dans des contextes et configurations différentes et évolutives dans le temps de déploiement et de mise en œuvre des projets.

Viabilité des contenus, arbitrages des valeurs et des engagements, conventions, compromis

La position du communeur, c’est celle qui correspond à la capacité de maîtriser les arrangements de valeurs et d’accompagner les compromis de valeurs et les relations sociales qui y correspondent. Maîtriser ne veut pas dire qu’il doive en avoir une représentation a priori de ce que seront ou pourront être ces arrangements. Peut-il les concevoir a priori ? Tout au plus, on suppose que la position est acquise et supportée lorsque le communeur prend conscience qu’il y a pluralité des contenus et des processus qui conduisent à leur conception et leur valorisation, et que, donc, il aura à conduire des arbitrages entre des développements de contenus qui lui échappent au départ. Il aura à créer les conditions socio-économiques pour les faire converger et les assembler dans des arrangements viables, équilibrés et acceptables. Pour cela il lui faut sortir d’une représentation restrictive de l’échange au seul échange marchand, de plus souvent envisagé sous sa forme « normale », dominante, avec ses règles et contraintes juridiques. Cet échange est marchand parce qu’il suppose un donnant/donnant, une immédiateté de l’évaluation, de la solvabilité et du retour dans l’échange. C’est donc la dimension monétaire, en argent, qui est première ici, c’est davantage ce principe, établit juridiquement, de l’évaluation immédiate et équivalente qui en donne le caractère premier. D’autres contenus correspondront à d’autres modes d’échange dans lesquelles la contrainte est moins juridique que morale (l’entraide, l’altruisme…) et vient créditer des relations sociales impersonnelles. La référence à la réciprocité sert ici souvent à pointer la différence dans l’échange sans vraiment en expliciter les principes. L’échange est alors médiatisé et le retour est ni immédiat, ni direct dans le sens où les protagonistes de l’échange ne sont pas tous présents lors de l’échange. Dans cet autre type d’échange le retour est incalculable selon les règles dominantes mais fait l’objet d’une valorisation, ne serait-ce que projeter une image valorisante de soi-même dans l’échange. De nombreux travaux de recherche ont montré que d’autres échanges et combinaisons d’échanges existent qui combinent contraintes juridiques de l’échange marchand ordinaire et les contraintes morales du don interpersonnel. On pourrait décrire ici les formes d’échanges format don mais engageant des organisations sociales, personnes morales, comme dans ce qu’on appelle l’ « humanitaire ». Il faudrait envisager aussi l’échange, quasi marché, des biens symboliques, des « singularités » que sont les œuvres culturelles, hybridé de biens marchands et culturels. Les contenus pourront aussi, du fait du rôle de l’action publique dans leur création et leur valorisation, être envisagés dans une double contrainte juridique et morale, de marchés régulés, marchés dits publics, sous différentes conditions conçues à l’aune de principes d’équité ou de responsabilité.

La position de communeur suppose d’être capable d’expliciter ces processus, d’agir sur eux et par rapport à eux, avec l’ingénierie qui cela suppose, pour conduire les processus d’intermédiations sociales, dans leur diversité de relations, de façon à les justifier, en assurer un équilibre viable pour les acteurs sociaux, créateurs, usagers, concernés.

Vivre des communs

Les particularités de ce qui se joue dans les mises en communs, dans la diversité des contenus qui s’inventent et des logiques de valorisation dans lesquelles se font ces inventions, font que l’on ne peut se contenter de réduire la question à la seule prise en compte du nombre et de la qualité des emplois que recèlent les entités qui tirent leur existence des communs et génèrent ces contenus. Renvoyer ces emplois à des qualités, celles des métiers, de la qualification ou de la compétence, nous renseignent sur des dispositions spécifiques mais relevant exclusivement de positions connues et reconnues sur le principal marché du travail. Les distinguer selon qu’ils prennent la forme du salaire ou de la prestation de l’indépendant ne suffit pas à régler cette question. Les dispositions ne deviennent des positions sociales spécifiques que selon les logiques de valorisation et de rémunération, et les combinaisons de ces logiques, par rapport auxquelles les acteurs sociaux agissent. Selon les combinaisons de logique de valorisation, marchande, redistributive, réciprocitaire, ces emplois correspondront à des positions différentes dans les espaces de relations dans lesquelles elles prennent sens, celui de tiers lieux mais aussi celui de leur écosystème d’appartenance. Chacune de ces positions n’existe que par rapport à ces espaces sociaux de positions possibles. Sous des dispositions assez proches, du point de vue de certaines caractéristiques, comme la protection sociale et la reconnaissance, les statuts de « salarié ordinaire », du « privé », de salarié d’un organisme, une association par exemple, exclusivement financé par du financement public au titre de la redistribution, de salarié de la fonction publique et de salarié entrepreneur d’une CAE (coopérative d’activités et d’emploi) pourront correspondre à des positions nettement différentes. C’est y compris vrai pour les salariés entrepreneurs des CAE qui pourront vivre leur situation davantage comme une position d’entrepreneur, même si c’est une position d’entrepreneur « décalée » par rapport à la position d’entrepreneur ordinaire du fait du lien avec l’entreprise coopérative. Mais, selon la relation nouée au sein de la coopérative, la position pourra elle-même varier. Elle pourra trouver son sens dans un rapport d’exclusivité de relation au sein de la coopérative. Elle pourra aussi être celle d’un indépendant œuvrant sur différents marchés. Elle pourra aussi être celle d’un multiple décalage d’avec la coopérative (CAE) qui porte l’ « emploi », d’avec les entités de l’écosystème de communs auxquelles il contribue.

Parcours en communs : prises de positions

Cette position de communeur doit aussi être vue à travers les parcours qu’elle suppose. Et ces parcours s’initient à partir d’autres positions qui sont celles décrites plus haut, elles-mêmes produites par des parcours antérieurs. Le schéma suivant voudrait montrer que ces parcours de communeur peuvent correspondre à des déplacements dans un espace balisé par les trois positions de salarié bénévole « en transition », de travailleur social et d’entrepreneur. Selon les dispositions de départ de ces trajectoires de communeur et selon les situations concrètes d’explicitation par ces communeurs de leur positionnement, notamment lorsqu’il faudra se présenter dans l’espace public ou auprès d’institutions, ces communeurs pourront donner des versions contrastées de cette position inédite.

                 Contributeur salarié en transition

                                           Communeur

Entrepreneur                                  Travailleur social

Les situations « professionnelles » actuelles que l’on peut observer dans les processus de mises en communs permettent de dégager l’hypothèse de trois voies d’accès à la position de communeur.

Pour étayer cette hypothèse il faut tout d’abord sortir d’une approche fonctionnelle. Se mettre en position, prendre position, relève de modalités spécifiques d’une insertion professionnelle qui ne se réduit pas à occuper un emploi circonscrit dans les fonctionnements des organisations, ni défini dans les dispositifs du marché du travail ordinaire en rapport avec l’assise axiologique de l’action économique qui lui correspond.

Qualifier la position de communeur, c’est aussi éclaircir la construction axiologique spécifique à laquelle elle renvoie. Cette construction s’appuie sur l’expérimentation d’axiomes alternatifs qui permettent de composer, et de se composer, un autre système de représentations de l’action économique. Il s’agit en particulier d’un autre système de représentations des marchés dans leur relation à d’autres formes de valorisation, d’une autre hiérarchisation de ces formes et d’une recherche d’équilibre et circularité des échanges, d’une acceptation pacifiée des interdépendances.

Cette assise axiologique ne peut non plus se réduire à la primauté donnée aux enjeux de redistribution sur lesquels s’est centrée la représentation social-démocrate du monde. Elle suppose la construction d’un système de représentations construites à partir des solidarités expérimentées « par le bas », dans une convergence de conviction personnelle et d’insertion dans le développement de « communautés existentielles critiques », par le biais de « collectifs », d’associations, de réseaux, etc. Mais une telle construction ne correspond pas à un ralliement à un modèle et une argumentation unique, elle est faite de confrontations d’expériences dans une diversité de modèles alternatifs. De nombreuses observations et la prise en compte des nombreux travaux dont rendent compte les plate-formes numériques qui les portent permettent de faire l’hypothèse de l’efficacité propre de ces communautés qui mettent en avant un principe d’hospitalité inconditionnelle avec entrée et sortie à tout moment possible, souvent facilité par l’adoption de technologies du logiciel libre.

Ces communautés existentielles sont constituées de personnes qui proviennent des plusieurs voies majeures qui marquent la prise de position de communeur. Ces voies représentent l’existant des expériences de communeur et pourraient correspondre à leur début d’institution comme issues pour une viabilité économique des communs.

Ces communautés se constituent en pratiquant de manière collective et coopérative des dispositifs transformationnels que l’on a vu émerger dans la dernière période. Ces dispositifs reprennent, en les mettant en perspective d’une logique de commun, des formats prenant le parti de la « co-construction », de l’intelligence collective, parfois en s’appuyant sur des dynamiques plus anciennes tels que les actions de formation, les programmes d’accompagnement des porteurs d’initiatives en économie solidaire ou de projets en communs, les sessions de « sense making » etc.

Les dispositions porteuses d’action en communs se transforment en prise de position de communeur par la participation à ces communautés existentielles et la mobilisation collective/coopérative de dispositifs transformationnels. Le succès du « collaboratif » est là comme symptôme de possibles parcours de communeur, mais n’induit aucune automaticité en la matière. L’examen de ce que produisent ces dispositifs et de ce que portent ces communautés doit être fait à l’aune des logiques de valorisation économique qui les animent sans toujours être explicitées en tant que telles.

Les voies d’accès à la position : Parcours de reconnaissance et de rémunération des positions de communeur

Les communs sont déjà une réalité pour ceux qui en sont les usagers mais aussi pour ceux qui sont en situation d’en vivre, en en faisant la base de leur situation professionnelle et de leur rémunération. Certes, ces premières positions de communeur sont souvent fragiles et peu reconnues en tant que telle, tout au moins par les institutions, même si l’animation des réseaux est souvent prise en charge par ces communeurs. On pourrait s’interroger sur ce que cela commence à représenter au sein des écosystèmes locaux. Et si l’on peut considérer qu’il existe désormais un « marché du travail » spécifique pour les organisations économiques de l’ESS (entreprises, associations, réseaux, organisations publiques), les positions de communeur n’intègrent que partiellement ce marché du travail de l’ESS. C’est en tout cas l’hypothèse qui peut être faite sur la base de premiers constats.

Certaines des évolutions actuelles des entreprises et associations relevant de l’ESS, des coopératives, des entreprises de plates-formes, des tiers lieux, des lieux et organisations relevant des formes collectives de création et diffusion culturelle permettent de faire l’hypothèse de plusieurs types de positions de communeur et de plusieurs voies d’accès à ces positions.

Sans préjuger de formes et de parcours non encore suffisamment expérimenter, trois voies diversifiées peuvent être distinguer mais qui demandent encore à être mieux comprises et caractérisées. Ces trois voies sont : la voie entrepreneuriale, la voie publique communale, la voie capacitaire communautaire. La première semble la plus évidente au regard de ce qui apparaît comme une dynamique de création d’activité. Les deux autres ne sont pas identifiées en tant que telles comme des voies permettant de créer les conditions de création d’activités et de pérennisation des activités créées. Tout au plus seront-elles souvent considérées comme des exceptions, des solutions provisoires et transitoires, associées à certaines politiques ou dispositifs d’appui aux projets d’entreprendre en communs.

a. La voie entrepreneuriale coopérative

La première voie est celle que l’on peut qualifier de voie entrepreneuriale coopérative. Elle est centrée sur le recours aux coopératives d’activité et d’emploi (CAE). C’est celle qui, au sein des réseaux supports d’une économie des communs, est présentée comme la voie originale et la nouveauté de l’agir économique en communs. Elle coïncide aux développements de positions de salariés entrepreneurs au sein des CAE. Il faudrait montrer comment des revenus perçus par la mobilisation d’une économie de la contribution (aux communs) peut se retrouver construits en positions salariales. Ces positions se distinguent cependant des règles du salariat ordinaire dans la mesure où elles ne se réduisent pas à sa forme de lien exclusif avec une organisation économique et au contrat dit de subordination qui cadre les rapports sociaux auxquels correspond la position.

Il y a au moins deux façons de porter cette position. L’une est d’en faire une position transitoire, pendant la durée du contrat dit contra Cape. L’autre est d’intégrer de façon plus durable la CAE en en devenant coopérateur associé au terme de trois ans de contrat.

La durée indéterminée de la position et sa mise sous conditions du salariat, et des droits communs associés au titre de la protection sociale, ne correspond pas à un lien exclusif de subordination à une organisation économique.

b. La voie publique communale

Cette voie emprunte les potentialités que présente la fonction publique d’État et surtout la fonction publique territoriale/communale. Elle emprunte aussi à certaines possibilités offertes par la permanence d’emplois dans les structures associatives adossées au financement public.

L’agir en communs ne peut se passer de sa facilitation par l’action publique et de l’intervention de l’institution publique.

Cette voie est rendue possible par la transformation de l’action publique elle-même. Dans la mesure où les appuis publics aux projets en/de communs permettent de financer le commun et les conditions de mobilisation, de maintien et de pérennisation de la ressource qui le fonde, ils ouvrent la voie au financement des ressources humaines du commun. Cet appui au commun peut alors s’envisager sur la base d’une mise à disposition de ressources humaines dépendant de l’institution qui finance que ce soit une administration, un établissement public ou une collectivité territoriale. Cette voie tient compte de l’implication réelle de « techniciens » ou chargé.e.s de mission ou autres fonctionnaires de ces mêmes organisations publiques dans les dispositifs d’appui et les écosystèmes des communs qui en bénéficient5.

c. La voie salariale communautaire

Une voie salariale qui ferait l’expérimentation d’une double déconnexion du « contrat de travail » d’avec une organisation unique et d’un tiers employeur, et du rapport individuel à la reconnaissance légale de l’activité pour celle d’une communauté porteuse collective de la situation d’emploi avec la protection sociale adaptée à une logique de communs.

Les réflexions engagées sur la notion de « compte personnel d’activité » vont dans ce sens.

Un article du Monde, daté du 12 mai 2020, note que « la crise du covid-19 s’est traduite de fait par la nationalisation temporaire de 12 millions de Français et une quasi nationalisation des comptes d’exploitation d’un million d’ETP d’artisans et de commerçants… ».

1Je fais le choix du terme de « communeur ». D’autres ont fait le choix de conserver le terme anglais de « commoner », https://wiki.remixthecommons.org/index.php/Commoner_(Dictionnaire_des_biens_communs)

4Christian Mahieu, « Pour entreprendre (la mise) en communs : l’accompagnement pair à pair », Imaginaire Communs, Cahiers de recherche Catalyst, n°0, avril 2019

5En Italie, les projets PACT mobilisent ainsi les techniciens fonctionnaires des collectivités territoriales dans l’économie des projets en communs.

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En quête de Tiers Lieux

« Il faut d’abord savoir acquiescer au monde avant d’entreprendre de le changer »[1]

 

Les tiers lieux ont désormais pignon sur rue. Dans les grandes villes, mais aussi dans les plus petites, et même dans les bourgs ruraux, ces lieux se multiplient. Des espaces de coworking, des lieux culturels, des cafés, souvent, dits, citoyens, des centres sociaux, se pensent désormais de plus en plus en tiers lieux. Certaines municipalités les mettent à leur agenda et soutiennent les projets quand ils ne les initient pas. Il leur apparait normal d’aller dans ce sens. Le paradoxe est que ce soutien précède souvent la justification que les élus sont en peine de donner.

La question est alors posée à ceux qui s’en font les propagandistes : quelle est la définition d’un tiers lieu ? Posée de cette façon, la question n’est pas évidente. La réponse ne peut être unique ; elle est diverse comme le sont les contenus des tiers lieux. Il faut accepter de s’interroger sur le phénomène sans répondre immédiatement à cette question.

 

Les tiers lieux représentent plus  un « mouvement » qu’un type d’organisation sociale défini

C’est bien l’hypothèse qui semble convenir au phénomène dans ses développements actuels. Les Tiers Lieux font l’objet de beaucoup de commentaires. Mais une définition trop précoce ne pourrait que réduire le phénomène. Il y a trois ans, en vue d’une publication dans le « Dictionnaire des biens communs » (PUF, Paris, 2017), on me demandait d’écrire un article sur les Tiers Lieux. Dans le contexte de l’époque, je commençais cet article pour les paragraphes suivants.

Le phénomène « Tiers Lieux » est d’abord une multiplication d’espaces nés à l’initiative d’acteurs privés, de collectifs. Créés comme espaces, dits, de coworking, friches culturelles reconverties en espaces de création artistique, ou lieux d’initiatives solidaires et citoyennes, ils rallient à leur dynamique naissante des lieux qui, par-delà les activités qu’ils développent, se veulent porteurs d’une alternative sociale. Les Tiers Lieux expérimentent de nouveaux rapports au travail, de nouvelles dynamiques entrepreneuriales, et globalement contribuent à la recomposition de l’espace public. Mais par-delà les intentions souvent affichées quelle est la réalité des transformations engagées ?

Les tiers lieux sont d’abord apparus comme des espaces de travail partagés entre des personnes travaillant seuls, ne souhaitant ou ne pouvant travailler chez eux. Le lieu partagé doit alors leur offrir une place de travail ainsi que des moyens et services difficiles à se procurer seul (une liaison Internet gros débit, des services de reproduction, des conseils liés à leur activité). Les motivations des créateurs et utilisateurs sont alors proches de celles conduisant des salariés à recourir au télétravail. Ces situations de travail ne sont pas non plus totalement étrangères à celles qui conduisent certaines entreprises – de conseil notamment- ainsi que  certaines activités – de consultant en particulier-, de recourir transitoirement ou durablement à des espaces qualifiés de « centres d’affaires ».

Telle que la dynamique de génération de ces espaces s’est enclenchée, au début du « mouvement », un tiers lieu n’est ni un espace initié par une institution publique, ni un espace de travail privé, dans une logique de service marchand (Oldenbourg, 1999). Au départ, c’est d’abord un espace pour y travailler « seul/ensemble ». Très vite cependant on observe que l’espace de ces lieux ne peut se réduire à une simple juxtaposition de places de travail occupées par des travailleurs indépendants, les « solos » dont nous parlaient les premiers récits d’enquête sur le coworking. Travail, activités, menés individuellement et collectivement et pratiques d’espaces partagés présentent des liens plus complexes que le laissent penser les premières définitions. 

Pour ceux, parmi les acteurs sociaux ayant une claire vision des activités sur lesquelles baser leur insertion professionnelle ou leur projet de création d’activités, ces lieux rompent l’isolement et peuvent initier des collaborations en lien avec leurs activités.

Pour les autres, en recherche de ce que pourrait être leur parcours professionnel dans une expérience de vie en pleine réflexion, c’est souvent l’accès à une communauté de pratiques, souvent autour des potentialités du Numérique qui sert de déclencheur. Privilégiant les activités en lien avec l’Internet, nous retrouverions certaines proximités de ces tiers lieux avec les « cyber centres » et autres lieux dédiés aux technologies numériques développés par les pouvoirs publics pour amener dans les quartiers la pratique de l’outil numérique. Des lieux se sont développés, comme lieux d’expérience collective du « faire », à l’instar du mouvement des « Makers » (Anderson, 2013) ; des lieux dédiés à fabrication, la réparation et aux processus de formation par la pédagogie du « DIY » (Do It Yourself). Ces lieux s’inspirent souvent du mouvement des « FabLabs », issu de l’expérience du MIT, et autour de l’impression 3D. Ils sont souvent associés au développement de logiciels en Open Source. De la même façon, beaucoup, parmi ces lieux, incorporent un espace de restauration, sous forme de cuisine partagée, de type cantine, « popote », ou de restaurant. Certains de ces espaces commencent à former un type générique de « café-citoyen ». On pourrait évoquer aussi d’autres lieux ouverts à des activités partagées ou faisant du partage le ressort de leur développement, sous le nom de « ressourceries », de « conciergeries de quartier », etc.  Les projets de création de tels lieux se multiplient désormais dans les agglomérations, les petites aussi, après que les grandes les aient vu fleurir.

Ceux qui s’investissent dans ces lieux révèlent des rapports tout à fait particuliers au travail, mais aussi dans la façon de lier activités de travail et engagements personnels. Le lieu lui-même se présente comme lieu tiers dans la relation, tout à la fois dans le rôle ou la fonction clef de « prétexte », ou de catalyseur dans la construction de la communauté. Ces processus d’interaction sont aussi des moments forts d’identification. Les sociologues de l’école de Chicago ont bien montré l’importance de l’appropriation de lieux dans la construction d’une identité commune, en particulier lorsque ces lieux apparaissent aux acteurs comme des appuis pour le contrôle d’un contexte qui les fait se prémunir d’un environnement perçu comme hostile tout en leur permettant de construire un sens partagé (White, 2011). Cette construction d’une identité partagée n’en coïncide cependant pas moins à la construction simultanée de fortes singularités individuelles.

Le phénomène tiers lieux relèvent de deux dynamiques spécifiques. La première est la manifestation d’un fait générationnel que certains qualifient d’émergence des Millenials, de Digital Natives, de génération Y, celles et ceux nés après 1995. La seconde correspond à une dynamique de changement des rapports au travail et à la création d’activités, vécue en réaction à une expérience professionnelle préalable critiquée par les personnes qui mettent en avant l’exploration de ce qui peut faire « commun » entre les acteurs impliqués et engagés dans ces lieux. Cette perspective du commun se centre sur les modalités concrètes d’une gouvernance partagée qui obligent à préciser des règles d’usage et des attributs de droit de propriété. Cela place les processus de discussion construction du commun dans un mode d’argumentation et de délibération sur des règles partagées dont on peut voir qu’elles constituent souvent ce que les porteurs de projet de lieux appellent l’ADN du lieu.

L’observation de la création des lieux nous montre que plusieurs dynamiques différenciées co existent. Dans certains cas, le lieu potentiel préexiste à la constitution d’une communauté mobilisée ; ou plus exactement, la communauté se constitue dans la découverte partagée des potentialités d’un lieu. Ces situations sont bien connues dans le cas du mouvement d’occupation des friches urbaines. Cette dynamique ne fait alors que reprendre des processus de mobilisation, expérimentation, occupation des friches culturelles initiées au cours des années «1980 » et « 1990 » (Lextrait, Kahn, 2005).

 

Ainsi, on peut décrire le phénomène sans en donner une définition a priori. Heureusement que les acteurs sociaux porteurs de projets de tiers lieux, au moment de leur prise d’initiative, ne se préoccupent pas de faire correspondre leurs expérimentations à une telle définition.  Il n’en demeure pas moins que ces mêmes acteurs sont en quête de points de repère dans leurs démarches expérimentales. C’est ce qui fait le succès de rencontres, dites « Meet Up Tiers Lieux », qui rassemblent quatre fois par an depuis cinq ans ces mêmes acteurs en Hauts de France et surtout dans la Métropole Lilloise. En effet, la matière expérimentale ne manque pas, ne serait-ce que dans la Métropole Lilloise, les projets de tiers lieux foisonnent. Plus d’une quarantaine, y sont déjà créés. Mais, leur donner une définition unique serait réducteur. Tout au plus peut-on s’interroger sur les dynamiques qui conduisent à leur développement.

Certes, des lieux correspondent le plus à ceux qui ont initié le mouvement du coworking. Ils connaissent un développement spécifique qui ne recouvre cependant pas l’ensemble du phénomène. Des espaces se sont en effet ouverts, ou transformés, spécifiquement pour offrir des espaces de coworking souvent associés à de la location de bureaux. Ces espaces se distinguent des centres d’affaires antérieurs par un aménagement qui leur donne « un air de tiers lieu », parfois un espace faussement précaire, une ambiance que l’on retrouve désormais aussi bien dans certains tiers lieux que dans les réceptions de certains hôtels de chaîne. Mais, il est de fait que les « animateurs » de ces espaces même s’ils se sont rapprochés dans un premier temps du réseau de tiers lieux en émergence s’en sont assez vite éloignés. Tout en voulant parfois bénéficier d’un partage d’expériences, ils ont pris leur distance avec un réseau qui met en avant la coopération et la mutualisation de ressources pour trouver de leur côté une rentabilité que leur imposent leurs investisseurs.

Les ressorts de la prise d’initiative des porteurs de projets aboutissant à des tiers lieux sont autres, mais lesquels ? Le phénomène  émergent est suffisamment repérable dans le paysage socio politique pour que des porteurs de tels projets se reconnaissent mutuellement, se rapprochent et se mettent en réseau. Mais qu’est-ce qui les rassemble ?

 

La création de la Compagnie des Tiers Lieux

Récemment, la communauté des porteurs de projets de Tiers Lieux s’est constituée en association, la Compagnie des Tiers Lieux, formant réseau et se posant en ressources pour les Tiers lieux développés en Hauts de France. Elle a reçu pour cela un soutien financier de Métropole Européenne de Lille.

 Au départ, en 2014, le collectif « Catalyst », composé d’une vingtaine d’acteurs promoteurs des premiers tiers lieux créés dans l’agglomération lilloise, se fait l’animateur d’une action de soutien à la création de tiers lieux. Cette action consiste en l’organisation d’événements appelés « Meet Up Tiers Lieux », quatre fois par an. Ces événements prennent la forme de réunions de travail réunissant à chaque fois une trentaine de personnes. Les projets potentiels de tiers lieu étant repérés, il est proposé à leurs instigateurs d’en faire la présentation et de soumettre le projet à la discussion des pairs. En effet, l’organisation du travail de réflexion collective sur les projets des uns et des autres, menée par des méthodes dites d’intelligence collective, est un élément décisif de ce type de mobilisation. Les porteurs de projet font état de leurs avancées, de leurs choix d’activités et d’organisation de ces activités, de leurs questions, etc. Certains points clés de ces projets sont alors abordés lors d’ateliers qui se tiennent dans la continuité de ces présentations. Il en ressort plusieurs enseignements. Tout d’abord, l’idée du lieu, la première conception de ce qu’il pourrait être, des activités qu’il pourrait permettre et le choix de la localisation apparaissent dans tous les cas dépendantes de la formation préalable d’un groupe de personnes formant une communauté plus ou moins intégrée. Il faut reconnaître ici que l’opportunité de se soumettre à la discussion et le soutien apporté par le collectif Catalyst, à travers ces événements Meet Up orientent dans une certaine mesure la présentation du projet et l’importance donnée à sa communauté initiatrice. Mais les cas présentés et discutés lors de ces réunions montrent des dynamiques d’initiation et des initiateurs plus diversifiés que ce simple modèle de la communauté d’acteurs telle que caractérisée précédemment.

La plateforme ouverte de partage d’expériences que constituent ces Meet Up permet cette fédération des initiatives en même temps que la mutualisation et le partage de ressources communs.

 

 

En quête de tiers lieux

Les tiers lieux représentent un champ complexe d’expérimentations socioéconomiques et politiques. On ne peut savoir ce qui rassemble ces expériences et les  expérimentateurs qui les promeuvent qu’en enquêtant sur le phénomène[2]. C’est-à-dire essayer de le comprendre en s’interrogeant avec ceux-là même qui les initient, et en les faisant s’interroger eux-mêmes sur ce qui les amènent à de tels projets et aux pratiques, avant tout, collectives qu’ils mettent en œuvre pour y arriver[3].

Les institutions locales ont désormais bien repéré ces projets émergents. Sollicitées, elles ont commencé à construire avec leurs représentants les bases d’un appui public à leur émergence et à leur développement[4]. Il en a résulté un soutien affirmé à leur structuration en réseaux et à la constitution de ressources partagées entre tous ces lieux en développement. Sur le territoire de la Métropole Européenne de Lille, la MEL, un appel à projets a été lancé en 2017 en même temps que s’initiait une dynamique qui allait déboucher sur la formation d’un réseau, la Compagnie des Tiers Lieux. Au terme de trois années de développement de ces lieux appuyés par l’institution publique, les services instructeurs de l’appel à projets et la Compagnie des tiers lieux conviennent de la nécessité de lancer une démarche d’enquête.

La Compagnie des tiers lieux enquête

La Compagnie des Tiers Lieux définit les Tiers Lieux comme des Usines de Coopération.

Les tiers-lieux sont des espaces à inventer, à tester et à vivre collectivement.

Ils se définissent par ce que les usagers en font : coworking, fablab, repair café, activités culturelles, artisanales, agricoles, etc.

Situés en ville ou à la campagne, les tiers-lieux permettent de partager un espace, de travailler autrement, de créer une activité, de développer des idées, d’expérimenter des services, de tester des usages…

De ce fait La Compagnie des Tiers Lieux se donne la mission de promouvoir le développement de lieux partagés, ouverts, accueillants et accessibles. Lieux répondant aux besoins d’un territoire, hybridant leurs ressources économiques, centrés sur l’usager et dont le modèle est duplicable.

Depuis sa création ses missions phares sont:

– De mettre autour de la table les porteurs de projets, les collectivités, les propriétaires, pour activer des tiers-lieux vivants au service de leur territoire.

 

– De soutenir le développement de ressources et de dispositifs communs.

– D’orienter les porteurs de projet vers les ressources, les formations et les bons interlocuteurs.

– De sensibiliser les collectivités et entreprises aux dynamiques des tiers-lieux.

– De coordonner et animer la formation de facilitateur de tiers-lieux.

– De communiquer et centraliser l’information, la laissant accessible facilement à tous.

Le réseau crée par les premiers tiers lieux a maintenant plus de trois ans. La Compagnie des tiers lieux qui en est issu veut mieux comprendre les situations dans lesquelles se trouvent les tiers-lieux, au niveau de leur développement.

Cette enquête contribuera à envisager les conditions qui permettent d’en faire des usines de coopération dans un contexte socioéconomique et politique qui, tout à la fois, soutient ce type d’orientation et les rend difficile du fait de l’environnement normatif et institutionnel.

 

 

 

Le portage du projet : le(s) « porteur(s) », le « lieu », la « structure » ?

 

Que le tiers lieu soit en projet ou ouvert (à qui, la question se pose ?) il a des « porteurs ». Se poser cette question des porteurs, cela oblige à dépasser la pseudo évidence de l’inventeur unique perçu sur le mode de l’entrepreneur. Il faudra alors envisager dans le détail les circonstances de la prise d’initiative.

Au départ le projet était-il porté par un individu, un groupe de personnes, un collectif, une association, une institution / une collectivité Territoriale, ou  autre ?

Quelle était l’Implantation initiale prévu par le projet ? Dès le départ un lieu était-il envisagé, un lieu existant ? Ou bien, le projet a-t-il été conçu sans lieu défini au départ mais sur un territoire précis, sans lieu ou territoire définis au départ ?

Ne serait-ce que parce qu’elle fait l’objet d’un appui institutionnel, la création d’un tiers lieu est assimilée à une démarche entrepreneuriale. L’institution qui donne cet appui incite à un choix rapide en ce qui concerne la structure légale. Dans les faits, les pratiques réelles nous confrontent à une différenciation des structures mobilisées par les fondateurs. Le projet pourra être envisagé avec une structuration légale définie a priori pour le futur lieu. Suivant les appuis institutionnels mobilisés au départ, selon qu’ils s’inscrivent dans l’économie ordinaire, l’économie sociale et solidaire (ESS), le mouvement associatif, il sera recommandé au départ de constituer : une SARL, une SA, une SAS (SA Simplifiée) ; ou une Société Civile d’Intérêt Collectif (SCIC) ; une SCOP ; une Coopérative d’Activités et d’Emplois (CAE) ; une Association loi 1901 ; un partenariat collectivité/association ; autre…

Une différence pourra être faite entre une structure spécifique envisagée (lieu en projet) ou choisie (lieu ouvert) pour gérer le tiers lieu et une ou des structures des principaux partenaires qui interviennent dans le lieu. Cette différenciation marque déjà, en elle-même, un décalage avec les processus entrepreneuriaux ordinaires. Mais elle ne correspond pas à une rupture nette avec ces mêmes processus ; ce qui rend la démarche recevable pour les services instructeurs des institutions qui soutiennent ces démarches de création.

 

La question de l’espace physique et de sa localisation est évidemment au cœur du projet, même si elle ne résume pas à elle seule le projet lui-même. Tout d’abord, le projet peut être initié en l’absence d’un lieu pour le recevoir. Le choix peut aussi se porter sur un lieu transitoire, en attente du développement du projet qui visera d’abord à lui trouver un espace de réalisation. Mais, à l’inverse, le lieu peut être une option au départ du projet qui se centre alors sur ce choix comme condition importante de sa mise en œuvre. Parfois aussi, le lieu est trouvé durant le montage du projet ; celui-ci se cale alors progressivement sur cette possibilité. Dans tous les cas, pour bien comprendre ce qui se joue dans de tels projets, il apparaît essentiel de bien distinguer le processus de définition de l’espace physique au sein du projet lui-même ainsi que du systèmes de relations que ses porteurs tissent dans cette double dynamique sociale et spatiale.

L’inscription spatiale et matérielle du projet dépend de plusieurs facteurs. Le premier d’entre eux est celui des règles de propriété auquel le projet est confronté. Le porteur, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un groupe, peut en être le propriétaire, soit directement, soit via une Société Civile Immobilière (SCI). La propriété peut être celle d’une collectivité territoriale. Souvent, elle sera le fait d’un bailleur, un particulier, une personne morale, une SCI, dans l’attente d’une valorisation au prix du marché. Il pourra s’agir d’un bailleur social ou d’un particulier qui, pour différentes raisons, souhaiteront ou accepteront une location à des tarifs autres que ceux du marché, dans le cadre d’un bail solidaire ou emphytéotique, d’une mise à disposition plus ou moins gracieuse.

 

 

Un tiers lieu, c’est un parcours, un système complexe de parcours, de positions et de relations sociales en construction

 

Plus qu’une définition en substance, c’est un parcours qui caractérise le mieux ce qu’un tiers lieu se propose d’être. Et d’ailleurs, les réunions Meet Up nous l’ont bien montré, la description de tout lieu ne peut souvent être autre que le récit que les porteurs en font.

 

 

 

 

 

Des scénarios types se distinguent.

 

  1. Le Tiers lieu comme projet entrepreneurial, l’ouverture du lieu comme support commercial initial, avec l’objectif d’en faire un espace de convivialité, familial, de citoyenneté, ou tourné vers le soin, vers des entrepreneurs «sociaux» ;

 

  1. Le projet de Tiers lieu émane d’un Centre social ou d’une MJC, l’idée est de sortir du catalogue d’activités financées principalement par le public ;

 

  1. Le Tiers lieu est ici la transformation d’un lieu de création ou diffusion culturel en un espace d’intermédiation avec des publics dans un nouveau rapport au lieu ;

 

  1. Le Tiers lieu se base sur un espace déjà ouvert au public (Maison de Quartier, Médiathèque, cyber centre, Office du Tourisme, un équipement sportif…), dont il vise à transformer les activités pour davantage d’implication citoyenne ;

 

  1. Le Tiers lieu est le projet d’une Collectivité Territoriale ou d’une Institution locale qui veut être un outil de démocratie participative ouvert à la créativité citoyenne ;

 

  1. Le Tiers lieu est la proposition d’un bailleur social qui se préoccupe d’une affectation à un espace (un rez-de-chaussée, notamment) dans le cadre d’un programme de logement social ;

 

  1. Le Tiers lieu est le projet personnel d’un propriétaire d’un espace (une friche industrielle, une abbaye, un centre de vacances, autres…) dont il veut qu’il devienne le support d’un projet collectif…

 

 

Ce ne sont ici que les principaux exemples de parcours pratiqués dans le contexte spécifique de la Métropole Lilloise. D’autres, dans des contextes différents, se manifesteraient sans nul doute. Les porteurs mobilisent ces scénarios dans lesquels ils se retrouvent ou auxquels ils se conforment parce qu’ils commencent à être reconnus par le dispositif d’appui public. Parfois, ils en changent durant leur parcours, au gré des événements qui les balisent.

 

 

Les profils des porteurs de ces projets

 

 

Evidemment, les parcours sont à mettre en relation avec les profils et positions sociales de ceux qui les portent et en font le récit. La participation à ces Meet Up tiers lieux le montre, les porteurs de projets viennent avec suffisamment de points communs qui rendent cette participation possible. Le principal de ces points communs est sans nul doute la capacité à une prise d’initiative en dehors des chemins balisés de l’insertion professionnelle ou de l’entrepreneuriat ordinaires. Déjà, leur participation signifie qu’ils ont repéré la tenue de ces Meet Up. Mais, les discussions lors des présentations de projets de tiers lieux et des ateliers au cours de ces Meet Up le montrent également, les participant.e.s confrontent des expériences qui les mettent dans des situations comparables mais au terme de parcours différents. L’acquisition d’un vocabulaire spécifique (une espèce de « parler » tiers lieu) et de représentations partagées les mettent dans des dispositions convergentes qui « fait réseau ». Mais, les mises en œuvre concrètes au sein des tiers lieux en développement nous montrent vite des différences dans la composition des contenus qu’ils donnent aux lieux.

Plusieurs profils types se dégagent correspondant à autant de parcours sociodémographiques et de socialisation.

 

  • Les « entrepreneurs »

Ils ont comme vision commune le fait que développer un lieu c’est, pour eux, d’abord, une affaire d’entreprise et d’entrepreneur. Mais, il faut distinguer plusieurs positions/parcours. Certains, comme point de départ de leur projet, visent un « produit/service », tel qu’un commerce de restauration, même sous appellation de café, type « café citoyen », avec constitution d’une structure de type sarl, ou même Coopérative. D’autres voient le développement de leur lieu en marge d’une entreprise déjà existante. D’autres encore privilégient la démarche entrepreneuriale, envisagent le tiers lieu comme création d’entreprise mais distinguent leur propre trajectoire d’entreprise individuelle d’avec celle du tiers lieu lui-même. Ceux-là auront tendance à devenir des entrepreneurs salariés en CAE.

  • Les  « travailleurs sociaux »

Ceux dont il s’agit ici n’en ont pas tous le statut officiel (éducateur spécialisé, animateur socioculturel, notamment), mais ils en ont le métier et la position sociale au sein de l’écosystème de l’action sociale. Ils partagent un même mode d’intervention publique. Ils ont la particularité d’avoir été professionnalisés dans un contexte où les activités qu’ils ont à mettre en œuvre en lien avec des publics plus ou moins ciblés (les familles, les jeunes, les femmes…) dépendent entièrement de dispositifs publics de financement.

Même si ces activités ont pu, plus ou moins, être construites en partenariat avec ces mêmes publics, soit directement soit en lien avec des associations qui les réunissent, leur financement reste extérieur à ces mêmes publics qui en demeurent plus les consommateurs, même si leur accès est gratuit, que les producteurs. Nous retrouverons ces mêmes positions et leurs comportements induits chez les personnels des dispositifs publics, parfois même chez les salariés des collectivités territoriales, assurant la mise en œuvre des projets engagés au titre des politiques publiques d’action sociale, comme celles engagées au titre des politiques de la ville (type Quartier Prioritaire de la Ville, Villes en Transition, etc.).

On les retrouvera à l’initiative des projets de tiers lieux émanant des centres sociaux dont ils sont les salariés. Mais, sous des appellations différentes, on les retrouvera salariés des associations dont l’action est complétement dépendantes de ces mêmes politiques publiques locales. On les retrouvera aussi, embauchés, transitoirement ou plus durablement, directement par les collectivités territoriales. Ils se côtoient au sein des programmes sur lesquels leurs actions s’alimentent et interagissent  en mobilisant un langage et un argumentaire commun.

  • Les « bénévoles », acteurs économiques en transition

Cette troisième grande catégorie d’acteurs des projets de tiers lieux pourrait se définir par cette notion de bénévole, c’est-à-dire de personnes qui agissent de leur « bon vouloir ». Leur prise d’initiative ne correspond pas, d’abord, a une position professionnelle existante mais plus à un moment de transition professionnelle. Selon les catégories d’âge et de sexe de ces personnes ces moments pourront être différents.

Ces personnes peuvent se trouver dans une reconversion personnelle plus encore que professionnelle, après une ou plusieurs expériences dans différents secteurs de l’industrie, mais plus encore des services ou de la distribution. Cette transition peut relever d’une période de chômage même si elle est davantage vécue comme une recherche d’un sens à donner à une activité professionnelle que comme une expérience ponctuelle dans une stratégie de reconversion.

Pour d’autres, il s’agira d’un moment spécifique d’insertion professionnelle qui se démarque des processus ordinaires du marché du travail. Les premières situations qu’ils ont connues au titre de stage, de contrats précaires, d’essais professionnels de toutes sortes ne sont pas si loin ou sont même encore en cours. La période de formation initiale est à peine achevée. L’insertion se pose ici davantage par rapport à des « milieux », plus ou moins structurés, ou associatifs, et davantage par la participation à des projets et actions, que par les procédures de recherche d’emploi. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que, dans le cadre d’actions expérimentales, des projets soient montés associant Pôle Emploi et des tiers lieux pour tirer parti de ces modes originaux d’insertion. De la même façon, une des premières réalisations de la Compagnie des Tiers Lieux, née de l’initiative de premiers porteurs de tiers lieux dans l’agglomération lilloise, sera de développer, en partenariat avec d’autres réseaux de tiers lieux d’autres régions, un programme de formation de « facilitateurs de tiers lieux ».

  • Une position en émergence, celle de « communeur »[5]

Une des caractéristiques majeures de la période qui se donne à voir dans le monde des tiers lieux pourrait être l’émergence d’une position sociale particulière qui entend « vivre des communs ». La proposition est davantage une hypothèse qu’une affirmation. Il y a matière à s’interroger. Si l’on considère que la question centrale que vise à résoudre le phénomène des tiers lieux est bien celle du travail, et en particulier du travail dans son rapport à l’emploi, alors il ne faut pas s’étonner de cette émergence.

 

Les « Communs » et le « Commun » : Deux brefs rappels doivent cependant  être faits

Les « communs » en tant qu’organisations sociales et économiques

Beaucoup d’initiatives se réfèrent aux communs. Elles en reprennent ce qui fait désormais consensus, en ce qui concerne les formulations tout au moins, les communs pourraient être résumés à une ressource partagée dont les usages sont régis par des règles construites spécifiquement par les différentes communautés d’usagers.

Mais, alors que cette définition semble faire autorité, peu d’organisations semblent en reprendre les éléments constitutifs. Des organisations souvent en décalage par rapport à cette définition sont cependant présentées par leurs promoteurs comme relevant d’une dynamique des communs. C’est pour cela qu’il faut regarder de très près les processus concrets de « mise en commun ». Les processus relèvent-ils, ou non, d’une intention de faire commun ? Mais, parfois, le principe du « commun ne se révèle-t-il pas au cours de l’action collectif qui, pourtant, tout d’abord, ne procède pas d’une telle intention ? Ce qui est sûr, c’est que les organisations économiques basées sur la double caractéristique d’une capitalisation financière et d’une propriété privée n’ont pu se développer que par la destruction préalable de communs qui organisaient l’activité de personnes qui ont été alors « libérés » de leurs règles communs pour s’employer dans les entreprises capitalistes nouvellement créées.

Le « commun » en tant que principe d’action politique

C’est pour cela que par-delà la question  des ressources et de leur partage ; question qui peut sembler technique, neutre, un choix compatible avec le reste de l’organisation économique capitaliste, il faut voir ce que les espagnols appellent le « procommun », proche de ce qu’en anglais on nomme le « commoning », ou de l’ « en commun ». Il s’agit alors du commun comme principe d’action publique, politique qu’il préside à la prise d’initiative ou qu’il se découvre, par une sorte de ralliement alors que dans leurs contextes d’émergence les formes d’organisations progressivement adoptées en portent plus ou moins les traces.

L’espace-temps du commun

La problématique du commun se met en œuvre lorsque des personnes ou des collectifs sont à l’initiative d’une action collective. L’action peut avoir été suscitée dans le cadre d’une incitation institutionnelle. Elle peut avoir fait l’objet d’un appui, d’une facilitation ou d’une aide financière. Dans tous les cas elle intervient dans un contexte et des normes sociales. Elle a à trouver sa place dans l’espace et le temps que définissent ce contexte et ces normes. Le principe du commun peut en être l’intention de départ ou une découverte au cours de la prise d’initiative, dans tous les cas, ce qui en résulte aura à s’insérer dans un écosystème socioéconomique et un cadre institutionnel spécifiques. Que l’intention du commun soit présente dès le début, voire à l’origine de l’action ou qu’elle soit une découverte dans l’action, les initiatives qui en résulteront emprunteront des chemins difficiles qui seront faits de compromis socioéconomiques et politiques successifs.

Cette tension entre le commun comme principe et les communs comme réalités concrètes de la mise en œuvre de l’action collective s’opère dans plusieurs contextes spécifiques : L’espace public et les communs (Communs Urbains, Communs Locaux, Plateformes en Communs) ; Les lieux en communs, Les Tiers Lieux, Les Lieux Intermédiaires Indépendants ; Les territoires en communs, CT, Institutions.

Le commun, affaires de ressources partagées mais aussi de « communalités »

La spécificité des communs, du  commun, et la définition qui en est souvent  donné, maintenant que les communs ont fait leur retour dans l’espace public, semblent se réduire pour certains à la question des ressources et au partage régulé de ces ressources. Certes, le commun suppose un principe de partage de ressources. Mais il ne se réduit pas à cela. Les règles de partage et le soin apporté à ces ressources sont tout aussi importants. De la même façon, ce qui est fait de ces ressources et la façon d’en user, non seulement au moment de leur mobilisation, mais dans le processus même de leur exploitation le sont tout autant. Aussi les résultats de l’évaluation de l’impact social et économique des communs, de même que les externalités de ces mises en communs, ne pourront être établis d’une façon nette sans faire référence aux processus d’action collective et aux parcours que prennent ces actions. Quel est le statut conféré à la ressource ? Quelle en est la capitalisation ? De quelles natures sont les droits de propriété ?

 

Comment caractériser cette position de « communeur » ; une position qui n’est pas connue, a fortiori pas reconnue, et qui ne s’identifie pas vraiment elle-même comme telle ?

Tout d’abord, cette proposition tient au poids grandissant donné à la question des « communs » dans les projets et les initiatives. Les références faites aux communs ont cessé d’être abstraites et théoriques. Elles prennent le chemin d’expérimentations en matière de création d’activités reposant sur la mise en commun de ressources partagées et la création de formes originales de gouvernance, elle-même partagée, de ces mêmes ressources. Cela ne suffit cependant pas à transformer les positions sociales et les modes de viabilité économiques de ceux qui s’en font les porteurs.

Est-ce à dire qu’il y a, automatiquement, comme traduction immédiate, une forme spécifique de position sociale correspondant à une organisation des relations sociales conçue en communs ?

Les particularités de ce qui se joue dans les tiers lieux, dans la diversité des contenus qui s’inventent et des logiques de valorisation dans lesquelles se font ces inventions, font que l’on ne peut se contenter de réduire la question à la seule prise en compte du nombre et de la qualité des emplois que recèlent les entités qui tirent leur existence des communs qui génèrent ces contenus. Renvoyer ces emplois à des qualités, celles des métiers, de la qualification ou de la compétence, nous renseignent sur des dispositions spécifiques mais unilatéralement à des positions connues et reconnues sur le principal marché du travail. Les distinguer selon qu’ils prennent la forme du salaire ou de la prestation de l’indépendant ne suffit pas à régler cette question. Les dispositions ne deviennent des positions sociales spécifiques que selon les logiques de valorisation et de rémunération, et les combinaisons de ces logiques, par rapport auxquelles les acteurs sociaux agissent. Selon les combinaisons de logique de valorisation, marchande, redistributive, réciprocitaire, ces emplois correspondront à des positions différentes dans les espaces de relations dans lesquelles elles prennent sens, celui du tiers lieu mais aussi celui de son écosystème d’appartenance. Chacune de ces positions n’existe que par rapport à ces espaces sociaux de positions possibles. Sous des dispositions assez proches du point de vue de certaines caractéristiques, comme la protection sociale et la reconnaissance, les statuts de « salarié ordinaire », du « privé », de salarié d’un organisme, une association par exemple, exclusivement financé par du financement public au titre de la redistribution, de salarié de la fonction publique et de salarié entrepreneur d’une CAE (coopérative d’activités et d’emploi) pourront correspondre à des positions nettement différentes. C’est y compris vrai pour les salariés entrepreneurs des CAE qui pourront vivre leur situation davantage comme une position d’entrepreneur, même si c’est une position d’entrepreneur « décalée » par rapport  à la position d’entrepreneur ordinaire du fait du lien avec l’entreprise coopérative. Mais, selon la relation nouée au sein de la coopérative, la position pourra elle-même varier. Elle pourra trouver son sens dans un rapport d’exclusivité de relation au sein de la coopérative. Elle pourra aussi être celle d’un indépendant œuvrant sur différents marchés. Elle pourra aussi être celle d’un multiple décalage d’avec la coopérative (CAE) qui porte l’ « emploi », d’avec les entités de l’écosystème de communs auxquelles il contribue.

Cette éventuelle position de communeur doit aussi être vue à travers les parcours qu’elle suppose. Et ces parcours s’initient à partir d’autres positions qui sont celles décrites plus haut, elles-mêmes produites par des parcours antérieurs. Le schéma suivant voudrait montrer que ces parcours de communeur peuvent correspondre à des déplacements dans un espace balisé par les trois positions de salarié bénévole « en transition », de travailleur social et d’entrepreneur. Selon les dispositions de départ de ces trajectoires de communeur et selon les situations concrètes d’explicitation par ces communeurs de leur positionnement, notamment lorsqu’il faudra se présenter dans l’espace public ou auprès d’institutions, ces communeurs pourront donner des versions contrastées de cette position inédite.

 

 

    Bénévole en transition

 Communeur

 

Entrepreneur                                                                  Travailleur social

 

Les tiers lieux : Une fabrique complexe de contenus

L’enquête nécessaire doit donc permettre de mieux comprendre comment se construisent les « contenus d’activités » et leurs usages. Les porteurs de projets de Tiers Lieux auront alors à expliciter comment ils s’y sont pris ou comptent s’y prendre ; comment ils comptent se faire éventuellement accompagner, et par qui, pour cela.  L’enquête ne peut alors se contenter de généralités à ce sujet. Il est nécessaire de leur faire exprimer leurs intentions et expériences en la matière, leur en demander des exemples concrets, comment, qui, avec quels moyens, etc.

Des cas récents de tiers lieux développés dans la métropole lilloise permettent de comprendre les logiques de construction et de mise à disposition de contenus d’activités.

 

 

Deux exemples de tiers lieu, présentés ici de façon schématique

T….. E….

Faire Tiers Lieu à partir d’une offre, au départ, commerciale, menée de façon « entrepreneuriale » classique, avec développement progressif de clientèles spécifiques devant s’agréger en communauté, avec une gouvernance sur base d’une SARL classique formée par les deux associées, et qui est présentée comme devant s’ouvrir, au fur et à mesure de la construction de cette communauté, la question du changement de structure n’étant pas explicitement posée, la formation de la communauté étant, d’une certaine façon, présentée comme un coût que le TL abordera quand il aura trouvé un équilibre économie, le rôle de la communauté n’étant pas pensé dans l’équilibre économique global du lieu.

U……

Faire Tiers Lieu à partir d’une démarche basée sur un « labo d’expérimentation d’usages » porté par un Centre Social, en rupture avec une conception d’activités sociales « en catalogue » justifiant l’agrément de financement donné par la CAF et autres financeurs publics, le labo prend la forme d’un espace provisoire de co construction/ maitrise d’usages, un espace virtuel provisoire, délimité par des palettes sur un parking de la résidence qui constitue le cœur du territoire visé, un espace matériel (un local dans la résidence), la gouvernance spécifique du TL est envisagé en parallèle et en rupture avec celle du Centre Social.

 

 

Service,  Activités, Dons, Communalités

La dénomination de ce que proposent les tiers lieux, de leurs « contenus », varie selon les représentations que l’on se fait de ce qu’ils sont, pourraient ou devraient être. Certains parlent de services, d’autres, d’activités, d’autres encore mettront en avant les usages partagés dans ce qu’ils supposent d’entraide, d’échanges et de dons, d’autres enfin mettront en avant les usages mais en les reliant aux processus de construction partagée de ces mêmes usages, en communs. Une observation rapide de ce que sont les tiers lieux nous montre que ces catégories ne sont pas stabilisées dans les représentations et les discours qu’en donnent les acteurs des tiers lieux. Elles se mélangent, se combinent, s’affirment parfois pour être démenties éventuellement par les pratiques réelles qui les mettent en œuvre. Une démarche d’enquête sur les tiers lieux doit se focaliser principalement sur la réalité de ces contenus et des processus qui les mettent en œuvre.

Des services ?

De fait, s’agissant de ces contenus, certains parlent de « service ». Les tiers lieux sont alors présentés comme représentant une dynamique nouvelle d’offre de services. Certes, cette présentation est en même temps teintée de considération sur les particularités des services proposés. Ils sont évoqués comme devant compléter ou renouveler l’offre commerciale existante, en matière d’offres de place de travail, de bureau, de restauration ; un peu comme dans une boutique qui pratiquerait le commerce équitable. Cette argumentation des contenus des tiers lieux en services intervient particulièrement lorsque ces mêmes tiers lieux concernés ont à justifier de la solidité de leur modèle économique. Cette justification en services pourra être articulée avec une argumentation qui lie valorisation marchande et auto financement du projet de tiers lieu. Elle pourra l’être aussi en établissant un lien entre offre de service et complément ou renouvèlement de services publics. Elle servira alors de justification à l’appui financier donné par l’une ou l’autre institution publique.

 

Des activités ?

Ces contenus des tiers lieux font aussi l’objet de justifications en termes d’ « activité ». C’est particulièrement vrai lorsque les projets de lieux émanent, directement ou indirectement, de l’institution publique. C’est le cas lorsque des tiers lieux naissent en lien avec des structures comme les centres sociaux, les maisons de quartier. Le paradoxe est ici que les promoteurs de ces tiers lieux spécifiques pourront tout à la fois être pris dans cette logique de valorisation d’activités qui suppose une mobilisation spécifique de financement public via des organismes comme les caisses d’allocation familiales, et, dans leur présentation et argumentation de ces mêmes contenus, prendre leur distance avec cette notion d’activité et à ce qu’elle renvoie de financement public exclusif. L’argumentation de leur viabilité et autonomie économiques hésitera alors entre une démarche d’élaboration d’un modèle économique mais avec une démarche de demande d’agrément auprès de l’institution publique. Les porteurs de ces projets seront embarrassés par une justification en modèle économique s’ils le réduisent à une valorisation marchande qui ne correspond pas à l’univers de fondation et justification des centres sociaux. Ils ne se sentent pas autorisés à introduire des éléments de valorisation marchande, même tempérés par l’impact d’une politique publique, dans leurs justifications socio-économiques. Et, de fait, souvent ils ne le sont pas s’ils conservent une tutelle publique directe.

 

Des dons ?

Les contenus des tiers lieux sont souvent évoqués en termes de « don ». Les appellations des lieux eux-mêmes en portent la trace. Il y sera question d’échanges, mais toute relation peut être valorisée en échange. Ici, il sera plus spécifiquement exprimé en termes de don, de troc, Ces appellations sont alors avancées dans une volonté de rupture avec l’univers marchand. Souvent peu explicitées, ces questions sont renvoyées à un univers qui se veut alternatif, avancé comme non-marchand, souvent sans plus d’explicitation, ni argumentation.

L’échange est en effet bien présent. Il peut concerner des objets, des savoirs, des pratiques diverses. Il pourra sembler « direct », sans intermédiaire. Mais, en fait, il est « inter médié » ; il n’existe ici que grâce au format d’intermédiation que propose le lieu. C’est bien, en effet, le tiers lieu qui organise le cadre de l’échange, permet la mise en relations et la régule. La relation est ici, au moins, ternaire. Elle concerne les personnes qui échangent, plus le tiers que représentent le lieu et la communauté qui le porte. L’échange a la double particularité d’être décalé dans le temps et l’espace et de faire l’objet d’une valorisation qui n’est alors pas marchande, au sens traditionnel, mais intervient dans un système de règles implicites et explicites qui renvoient à la construction des rapports au sein de la communauté de l’échange. C’est souvent pour justifier ce type de pratiques qu’est avancée la notion de réciprocité[6].

 

Des communalités

Des contenus se distinguent de ceux évoqués ci-dessus. Ils ne sont pas des services, au sens où la démarche de conception d’un service n’implique pas ceux qui en seront les clients, même si ces derniers pourront être amenés, au terme d’un processus, dit, de servuction, à interagir avec le prestataire, fournisseur, pour faire en sorte que le service puisse opérer. Ils ne sont pas non plus des activités, au sens où, comme présentés précédemment, ils seraient produits et financés exclusivement dans le cadre d’une procédure publique, avec une labellisation par exemple, et opérés sans la contribution de ceux à qui ils sont destinés. Des contenus, appelons les communalités[7],  pourront être le résultat d’une démarche de conception et de valorisation économique en communs.

Plusieurs caractéristiques pourraient permettre de distinguer ces contenus[8].

La première concerne les rapports que les personnes entretiennent dans les processus de création de ces contenus et dans la mise en œuvre projetée et expérimentée de ces contenus ; des rapports qui les font être tout à la fois producteurs et utilisateurs de ces contenus. La deuxième caractéristique concerne les conditions écologiques de ces rapports en lien avec les ressources sur lesquelles s’appuient ces rapports. Dans quelle mesure, dans la conception de ce type de communalité, se préoccupe-t-on d’utilités sociales et de valeurs d’usage, de construction et préservation de ressources durables et génératrices d’usages régulés en droits. La troisième caractéristique est l’ouverture des perspectives de valorisation à d’autres qu’à la seule valorisation marchande, aux conditions standard du marché. Sous un autre angle, c’est la question de la combinaison opérée entre des logiques (marchande, redistributrice, réciprocitaire) pour construire des modèles économiques pluriels, ouverts à des évolutions possibles. C’est aussi la question du prima éventuel donné, ou non, immédiatement ou à terme, à la réciprocité dans ces combinaisons. Cela suppose alors de remettre en cause le prima donné traditionnellement, soit à la redistribution, dans un modèle de financement public dominant des activités, soit au marché, dans un modèle économique de services qui semblera « normal » aux acteurs et pourra à lui seul représenter la totalité de la perspective de valorisation. Il faudra regarder les spécifications données aux combinaisons de ces différents processus de valorisation selon les activités de production, de construction des accès aux contenus, de ce qui relève de la distribution dans les formes marchandes standard, de gestion et de protection des acteurs à l’œuvre dans ces processus. Il faudra aussi appréhender les  transitions et les temporalités envisagées dans la combinaison de ces processus de valorisation ; les coalitions locales et nationales entre les organisations porteuses de la valorisation économique des contenus exploitant les mêmes ressources, plus ou moins mises en communs, etc.

     Don

Communalité

Service                                                                                             Activité

 

Un  tiers lieu proposera vraisemblablement plusieurs types de contenus, de nature différente. C’est pour cela que ceux qui les racontent le font avec des argumentations qui peuvent varier.

Les tiers lieux ne pourront être définis qu’en fonction des arrangements et des combinaisons de ces contenus. La réalité des parcours empruntés par les tiers lieux, dans leur conception, leur projection, leur mise en œuvre complexe, au gré des contextes et des contraintes, est faite d’un assemblage de ces différents contenus. Une initiative prise sous l’une ou l’autre de ces dynamiques de création de contenus peut avoir subi des inflexions/transformations qui ont pu, ou pourront, en hybrider la nature.

 

Conditions de mises en œuvre des contenus, services, activités, dons et usages en Communs du tiers lieu 

 

Quels types de contenus le tiers lieu développera-t-il ? Ses porteurs envisageront ils différentes options mettant en avant des services marchands, des activités gratuites exclusivement financées sur crédits publics, des contenus reposant sur du don résultant de bénévolat ou de financements privés, des communalités, usages en commun construits avec et entre usagers ? Ou bien ces différences ne seront pas explicitées, n’apparaissant pas comme des options possibles du fait de la prégnance de ce qui fera évidence dans le contexte socio-économique dans lequel s’opèrent ces créations de tiers lieux ? Lorsque ces créations seront revendiquées comme des alternatives au cadre socio-économique dominant, elles pourront se trouver en difficulté d’argumentation et donc de justification.

Si on analyse concrètement les contenus et leurs modes spécifiques de conception, de mise en œuvre, de portage et de valorisation, on en distinguera vraisemblablement de plusieurs sortes ? Il sera utile de les différencier et de les expliciter. Il faudra alors s’interroger sur les dynamiques qui les ont portées et les temporalités dans lesquelles ils sont mis en œuvre.

Par exemple, lors de sa conception, comment le projet de tiers lieu a-t-il été envisagé, dans quelle architecture et éventuelle combinaison de contenus ?

Comment la présence éventuelle de services marchands est-elle justifiée ?

Elle pourra l’être comme une évidence, en même temps qu’une obligation. « On ne peut pas faire autrement ; il nous faut justifier d’un modèle économique », nous dirons les porteurs de ces tiers lieux, considérant qu’il ne saurait y avoir de modèles économiques que justifiés par des services marchands. Cette même présence pourra être justifiée par une nécessité de trouver une viabilité par un équilibre économique qui fait privilégier des contenus immédiatement valorisables en termes marchands, tout en affirmant que le projet doit trouver le temps de s’en construire d’autres, des communalités / usages partagés dont la viabilité économique est plus difficile à argumenter et longue à trouver.

Il sera intéressant de regarder les processus de construction et de justification d’autres contenus.

Le projet met-il en avant des activités, oui ou non, en recourant à des financements publics pour proposer des services gratuits ou à tarifs régulés à des publics ciblés, ou pour permettre de se positionner dans l’espace public et de se faire reconnaître, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à trouver ?

Le projet a-t-il été envisagé en se basant sur de la contribution volontaire, bénévole, oui ou non,  pour préfigurer et amorcer des activités, ou pour s’insérer dans des réseaux de partenaires, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à établir ?

Le projet était-il de donner la priorité à la conception et la construction de capacités et d’usages communs, à partir de ressources rendues accessibles (espaces, terrains, matériaux, données, connaissances, informations…), oui ou non, tout en rendant cela viable économiquement, à court terme, par le recours, temporaire ou plus durable, à des offres de services payants, et/ ou tout en activant des leviers de financements publics par ailleurs ?

 

On voit que le recours à des services marchands, des activités financées ou des dons, peut intervenir dans des contextes et configurations différentes et évolutives dans le temps de déploiement et de mise en œuvre des projets de tiers lieux.

 

 

Questions sur la gouvernance des tiers lieux

 

Les tiers lieux se justifient du fait qu’ils permettraient l’exercice d’une « nouvelle » gouvernance, d’une gouvernance qui serait en rupture, ou tout au moins, ferait différence avec les modes classiques de décision dans les organisations. La définition in abstracto du tiers lieu n’est pas possible sans détour par la compréhension de la dynamique de ses contenus. Il en est de même pour cette autre grande question, la gouvernance, à laquelle ont à faire face les porteurs de tiers lieu. C’est sur elle qu’ils sont attendus dans la mesure de la volonté alternative qu’ils manifestent. On peut y répondre d’une manière abstraite et formelle en supposant que la gouvernance est induite par les choix faits en matière de structure juridique. C’est en partie vrai, notamment lorsqu’il est fait référence à la gouvernance des associations. Mais cette seule référence ne suffit pas à caractériser ce qui est en jeu dans les tiers lieux. En effet, le monde des associations est lui-même dans des dilemmes de gouvernance au moins aussi importants ; les débats sur le rôle des collégiales dans la gouvernance des associations le montrent.

Pressé par le souci de répondre aux exigences des appuis publics et privés qu’ils reçoivent, les porteurs de projets se conforment aux règles dominantes fixées aux « sociétés », qu’elles soient à responsabilité plus ou moins limitée ou anonyme, qu’elles soient de nature coopérative ou même associative. Ils définissent alors un processus formalisé de gouvernance, censé s’appliquer immédiatement, sans délais, alors que les relations entre les partenaires concernés sont en cours de construction, avec  des règles formelles de consultation et de vote. Déjà, à ce niveau le défaut est manifeste.

Déjà, à ce niveau, ce qui est, de fait, nié c’est la réalité de la délibération qu’impliquent pourtant ces règles. La délibération ne doit pas être vue uniquement au travers de ses accès et de ses règles de fonctionnement. Elle doit être envisagée dans ses pratiques réelles et donc dans ses conditions concrètes de mise en œuvre et dans son déroulé. Elle ne peut pas être instantanée, immédiate et univoque, réduite à un vote. Elle ne peut être que longue et lente, ou, tout au moins, selon l’ampleur des enjeux et des décisions à prendre, avoir une certaine durée, avec des blocages donc des suspensions de la décision pour construire des hypothèses, des variantes, des compromis, etc. Il n’y a pas gouvernance s’il n’y a pas délibération, et il n’y a pas délibération s’il n’y a pas processus délibératif. Ne pas aller dans ce sens, le faire et le faire reconnaître en tant que tel, par ceux-là même qui soutiennent et appuient les démarches de construction de tiers lieux, c’est méconnaître le fait que les personnes engagées dans de telles démarches construisent des interactions, intermédiations, des relations régulées d’échange, dans la durée, par apprentissages réflexifs mutuels. Ces apprentissages sont tout autant d’appropriations de normes de gestion et de décision que de confrontations à ces normes et de participation à la construction de normes alternatives.

Au lieu de poser la question de la gouvernance d’une façon globale et abstraite, ce sur quoi la seule prise en considération de la structure juridique débouche, il convient de regarder plusieurs éléments supplémentaires. Il faut prendre en compte les modes de gestion spécifiques des Services, Activités, Dons, Communalités, et leur développement dans le temps des projets de tiers lieux. Il faut envisager précisément à quels compromis la mise en œuvre de ses modes et leurs combinaisons aboutit. Il faut aussi regarder les différents modes d’ « engagement » mobilisés par les partenaires, usagers, contributeurs du lieu[9]. Les faire énoncer par les porteurs de projets de lieux est un élément en lui-même, mais il faut enquêter sur leur effectivité.

C’est à partir de cela que peuvent être envisagées les règles composant la gouvernance réelle des lieux. Il faut donc remonter à la configuration des contenus et à leur combinaison pour comprendre les règles de gouvernance que les lieux sont en situation de se donner. Ces contenus, sont-ils, ou non, constitués à partir de ressources partagées, lesquelles et comment ? Le lieu lui-même peut-il être, ou non considéré comme une ressource partagée, surtout, s’il est pratiqué, fréquenté par une diversité d’usagers ? Quelles sont les différentes ressources mises en commun en lien avec le lieu ? Vu depuis le prisme des communs, la gouvernance ne peut se réduire à l’observation des règles formelles qui régissent les structures sur lesquelles reposent les arrangements socioéconomiques en communs. Envisager des indicateurs de création/fabrication/mise à disposition des « services activités dons communalités »  du tiers lieu suppose de regarder finement  les personnes impliquées, sous quelles formes et à quels moments, et les démarches et méthodes mises en œuvre.

Dans cette perspective, les règles d’engagement formalisées, ou tout au moins énoncées, représentent autant de compromis de justifications. Ces compromis de justification sont importants parce que c’est à travers eux que le tiers lieu, au travers de ses acteurs sera reconnu dans l’espace public. Mais, du point de vue de ces mêmes acteurs, ces engagements ne correspondent qu’à l’un des trois régimes d’engagement qui les mobilisent vraiment; celui qui porte sur les valeurs. On peut en distinguer deux autres correspondant à deux autres modes d’action[10]. Certes, le régime d’engagement sur ces compromis de justification pourra être privilégié dans les interactions dans l’écosystème de relation, dans l’espace public et le rapport aux institutions. Mais il n’est pas suffisant pour différencier les engagements dans ce qu’ils ont de relations sociales concrètes, collectives et individuelles, dans la mesure où le rapport subjectif, singulier, à l’action en commun est renforcé dans le cas des tiers lieux.

Le deuxième régime correspondant à des différences qui peuvent se faire en ce qui concerne le rapport à l’action en projet, au travail et à l’organisation. Leurs particularités se feront jour dans la conduite des interactions auxquelles ils participent. Leurs expressions et justifications se feront certes en lien mais potentiellement aussi soit en convergence soit en contradiction avec les justifications de valeurs mises en avant énoncées. La justification « publique » pourra être celle des valeurs socioéconomiques de la coopération et pourra se faire contredire par les rapports pratiqués ; par exemple en ce qui concerne les rapports au travail dans leur triple dimension expressive –Ce qui convient à l’individu-, publique –Ce qui structure ses rapports aux autres –  et politique –La pratique de l’activité dans un espace public-.

Le troisième régime d’engagement est celui que les individus mobilisent dans leurs relations familières et de proximité. Là où la règle est implicite, pas énoncée et relevant de la conduite apparemment irréfléchie.

Souvent, on ne pense pas que les motivations à l’engagement et les pratiques concrètes d’engagement ont comme sources ces trois niveaux et régimes en permanence, sans que les individus soient en situations de les mettre toujours en cohérence. Les acteurs sociaux des tiers lieux en produisent des combinaisons différenciées alors que l’évaluation et le jugement qui sera fait de leurs comportements, soit n’envisagent pas l’un de ces trois niveaux, soit assimilent l’un d’entre eux à l’ensemble et en lui donnant une valeur d’absolu.

 

Pour approfondir cette question des engagements

Au moins trois raisons font qu’il est important d’approfondir cette notion d’engagement et d’en distinguer d’éventuels modes différenciés.

Tout d’abord, il faut constater l’inflation de discours péremptoires sur le registre de la participation, participation « citoyenne », son impact, ses « difficultés », voire son impossibilité… Il faut tout autant constater la vacuité des analyses en termes d’intérêt ou de besoin. Mais il faut aussi tenir compte des analyses réductrices basées sur les notions d’inégalité et d’injustice. Ces analyses sont souvent incapables de distinguer les inégalités dans leurs contextes, des sentiments et perceptions d’injustice qui « interprètent » ces inégalités du point de vue des individus et des modes de socialisation qui les ont construits. Il faut prendre en compte les pratiques d’action et les jugements dont ils sont l’objet.

Chaque projet est le résultat d’un jugement sur l’action. Chaque projet est un engagement. Comme le précise Howard Becker (2006), cette notion d’engagement rend compte, ici, de lignes d’action cohérentes mises en œuvre par des individus qui ne dissocient pas leur action professionnelle de leur vie personnelle, dans une cohérence du comportement.

Ce lien entre jugement, action et engagement est au cœur des processus de prise d’initiative solidaire. Edouard Gardella (2006) montre que les systèmes explicatifs privilégient souvent deux tendances. La première repose « sur une intériorisation par l’individu des normes et des valeurs partagées au sein d’un groupe ou d’une société entière » (Gardella, 2006, p.137). Cette tendance privilégie une conception de la socialisation comme inculcation d’habitus. La seconde tendance s’appuie sur la conception d’un individu rationnel, « capable de déterminer parfaitement en quoi consiste son intérêt, et d’adopter les moyens nécessaires à sa satisfaction » (idem). L’ordre social dans lequel sont censés s’inscrire les projets des créateurs est alors vu comme une coordination des intérêts individuels, et, l’on pourrait ajouter, comme une coordination de sujets moraux. Mais, une telle coordination est alors une façon d’ériger le marché comme une forme absolue d’organisation de société. Considérer qu’un individu ne pourrait être que gouverné par ses propres intérêts individuels et par des intérêts conçus en termes de compétition, de concurrence des intérêts économiques (conception des besoins et des modalités de les satisfaire), c’est en fait une représentation de la société comme structurée autour d’une représentation du marché. Gardella s’appuie sur les travaux de Boltanski et Thévenot, mais surtout sur ceux de Thévenot (2006) à propos de l’engagement, pour dépasser cette vision finalement assez classique entre socialisation et individualisme comme détermination des comportements économiques : « considérer l’action comme un « engagement » suppose une certaine rupture par rapport à l’homo oeconomicus » (Gardella, 2006, p.138). On peut ajouter que cela suppose aussi une rupture avec la conception dominante de la notion de projet comme pierre de base de toute action d’entreprendre. L’idée que le projet est d’abord, et par essence, individuel est une représentation socioéconomique qui se cale sur une représentation du marché structure de base des rapports sociaux. Et l’évocation d’équipe projet, de projet collectif, de projet tâtonnant ou construit progressivement, ne change rien à l’affaire. Dans toutes ces conceptions finalement convergentes, le projet est vu comme une différenciation par rapport à d’autres acteurs sociaux vus sous l’angle de la concurrence. Pour Gardella, « l’engagement trouve, dans ce cadre théorique (celui de Thévenot), son moteur et son unité conceptuelle dans le jugement, dans le jugement sur l’action (Thévenot, 2006, p.26), qui est surtout un jugement sur le moment de l’action » (Gardella, 2006, p.139). On pourrait dire, sur le moment et au moment de l’action. Le jugement est alors considéré comme l’opération cognitive et corporelle qui permet de sélectionner ce qui est pertinent pour l’action en cours (idem). Gardella note que cela n’est pas sans rappeler que cela s’inscrit dans une tradition de philosophie morale qui est celle de P. Ricœur (1990) lorsque ce dernier souligne le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet. Agissant, les personnes pratiquent leurs jugements dans des situations concrètes et quotidiennes. Construisant leur justesse personnelle dans des exercices d’auto réflexivité, ils s’engagent dans des projets qui ne sont réductibles à la construction d’une différenciation concurrentielle.

Thévenot distingue trois régimes d’engagement (2006). Chaque régime donne un sens particulier aux projets qui y sont construits. Mais surtout ces trios régimes correspondent à des réalités différentes dont la personne concernée fait l’expérience.

Dans le régime, dit, de la « justification » (Cette proposition doit beaucoup aux travaux commune de Thévenot et Boltanski), chacun, dans la recherche de l’accord, s’efforce de légitimer sa position en argumentant sur des principes. Argumenter ne veut pas dire seulement parler, verbaliser, mais aussi mobiliser des objets, des preuves (par exemple, des maquettes, des schémas). Chacun monte alors en généralité. C’est le régime qui fait le lien avec les systèmes de pensée et les argumentations formalisées, éventuellement appuyées sur des institutions. En effet, tout ne relève pas de la seule situation présente, instantanée. Le contexte et les arguments ont une épaisseur historique, institutionnelle, légale… Dans le régime, dit, du « plan », c’est l’adaptation de moyens à une fin pré établie qui est visée. C’est ici le régime le plus classique, celui auquel on réduit souvent l’univers du projet et, dans le cas de l’entreprendre, l’univers de la création d’activité interprétée en termes d’entrepreneuriat. L’individu y est appréhendé comme autonome, doté d’une intention personnelle, ayant un recours fonctionnel à son environnement. Mais ces deux régimes sont à articuler avec un niveau d’action, autre régime, celui dit de la « familiarité ». L’acteur y est appréhendé comme seul, comme coordonnant ses pensées et mouvements avec un environnement d’objets. Dissocier ces trois régimes d’engagement, ces trois modes d’action est une condition pour sortir d’une perspective assimilée à l’analyse du plan/projet, même enrichie de l’examen d’un contexte qui a alors toutes les chances d’être lui-même réduit à une seule dimension, sans profondeur historique, à interactions faibles et sans approche des familiarités concernées.

Pour Thévenot, ces trois régimes d’engagement se distinguent par le degré de généralisation des catégories du jugement mobilisées pour identifier et évaluer ce que l’on est en train de faire. Pour lui, le jugement se caractérise par trois traits fondamentaux : la qualification de ce qui est en train de se faire ; la clôture de la sélection des éléments pertinents ; la possibilité d’une révision (Gardella, 2006, p.146). Une continuité de processus de jugement articule qualification, clôture et révision, mais à des degrés différents des actes de jugements et donc des projets. L’action dont il est question ici est celle qui vise à faire du commun entre des personnes, à les faire entrer en coordination. Elle se compose et articule les trois régimes d’engagement, celui de la justification, de l’argumentation, qui suppose un jeu dans l’espace public, mais aussi celui de la familiarité qui suppose la prise en compte du domaine de l’intime, du familier, pour celui qui contribue à l’action de jugement dans l’espace public, espace où se construit le plan/projet alors que c’est pour lui une question intime. On voit alors que l’action se joue sur l’espace public mais s’appuie sur la mobilisation de l’intime des participants au plan, pour donner un sens commun et familier à tous. Plus encore que les participants, le porteur d’initiative, engagé davantage que les autres, construit une coordination qui est faite d’ajustements entre les participants, mais avant tout d’ajustements à soi-même. Mais ces ajustements à soi-même sont aussi des ajustements avec des supports et outils qui constituent le monde familier d’objets de chacun. En effet, le jugement n’est pas seulement un processus cognitif verbalisé, c’est aussi le recours à d’autres supports et micro processus évaluatifs relevant du perceptif sensoriel, s’exerçant à partir d’objets, de dispositifs, de lieux… L’engagement mobilise alors la personne dans toutes ses dimensions, corporelles, cognitives, affectives. Ainsi, l’engagement représente un choix qui suppose une réduction des possibles et permet le passage à l’action, à condition que l’on en ait les dispositifs adéquats. L’engagement tel que conçu par Thévenot, c’est toujours plus que l’engagement pour le plan /projet. C’est un engagement à la fois plus intime et plus global/sociétal. Le régime d’engagement, dit, de la justification sert de point de passage avec ce que, traditionnellement, on nomme engagement lorsqu’il s’agit de prise de position sociale et politique sur l’espace public. C’est bien l’expérience des porteurs de projet de tiers lieux que de ne pas dissocier leur implication dans les projets individuels et collectifs qu’ils portent, de leur mode de vie et des mobilisations « alternatives » auxquelles ils participent. Les lieux dans lesquels ils exercent leurs activités et « vivent » (les espaces de coworking et autres tiers lieux) sont des bases actives pour ces engagements combinés. C’est d’ailleurs ce qui définit plus spécifiquement ces lieux, qui ne se réduisent pas à être des espaces de travail individuel partagés ou des espaces de télétravail comme on a parfois voulu les caractériser.

Les acteurs des tiers lieux sont attachés aux espaces qu’ils ont créés dans la mesure où ils permettent l’expression d’un engagement « biopolitique ». Ce terme d’engagement « biopolitique » est repris des travaux de Hardt et Negri, inspirés de Foucault, sur les nouvelles formes d’expression des conflits sociaux et politiques. Il veut souligner l’interpénétration croissante de l’économique, du politique, du social et du culturel dans la façon dont les acteurs vivent et mettent en cohérence leurs actions. Dans cette acception, l’engagement c’est tout à la fois une façon de vivre le rapport aux autres et un rapport à soi-même. C’est aussi le choix d’une cohérence de comportements et d’une position,  critique mais constructive, en faveur d’un choix de sociabilité et, partant de là, de société. S’engager c’est alors se mobiliser, moins pour une critique de la société, que  pour porter des initiatives créatrices de communs. Cet engagement s’inscrit dans la perspective déjà décrite d’autoréflexivité, d’interprétation des expériences et des épreuves, au cœur des parcours d’individuation. Ce qui est formateur des identités, l’est tout autant des prises de positions à valeur d’engagement

Becker H.S. (2006), « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, n°11, p.177-192.

Gardella E. (2006), « Le jugement sur l’action. Note critique de L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement de L. Thévenot », Tracés, n°11, p.137-158.

Ricoeur P. (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.

Thévenot L. (2006), L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.

 

 

En guise de conclusion : Comment mener l’enquête ?

 

Il est certes toujours intéressant de demander aux porteurs de projet de se positionner sur leur projet, d’en exprimer les motivations, de leur faire expliciter les argumentations et justifications sur lesquelles ils fondent leurs actions.

Mais, du fait des conditions concrètes dans lesquelles, au sein d’un champ socio-économique et d’un contexte de territoire, dans lesquels ils œuvrent, on ne peut se dispenser d’envisager finement les processus concrets de construction des contenus donnés au tiers lieu.

Compte tenu des différences de positions dans lesquels se trouvent les porteurs de ces tiers lieux et des différentes options de contenus, certaines étant plus légitimes que d’autres dans leur contexte, et si l’on veut comprendre pour éventuellement accompagner ces processus de construction, l’enquête ne peut se passer d’une action réflexive des porteurs sur leur propre démarche de création. Toute enquête, prétendument évaluative, qui ne poserait pas ces questions d’action réflexive laisserait échapper à son regard une grande diversité de pratiques et de justifications plus ou moins maitrisées de ces pratiques.

Et si l’on pense que, pour différentes raisons prétendument objectives de temps ou de moyens, à moins qu’elles ne soient directement normatives, on appliquerait un questionnaire sans en expliciter les différences de positions et de contenus, on n’obtiendrait, au mieux, qu’un contrôle de conformité à des principes idéologiques dominants. On ne peut mener une réelle en quête qu’en y associant complétement les porteurs de projets de tiers lieux à ceux qui les accompagnent et aux représentants des institutions publiques qui les appuient.

Pour cela, l’enquête doit se concevoir dans une démarche d’action réflexive des porteurs sur leurs propres représentations de l’action et leurs propres. Elle doit aussi s’outiller de grilles et points de repère pour différencier les démarches et les pratiques. En annexe, opérationnalisant les problématiques de positions et de contenus, deux supports sont proposés.

 

 

   Inventaire des contenus des tiers lieux évalués en service, activité, don ou communalité

 

 

 

Contenus

services marchands proposés par le lieuactivités subventionnées gérées par le lieuactivités bénévoles gérées par le lieuservices marchands proposés par un partenaire externe utilisant le lieuactivités bénévoles gérées par un partenaire externe utilisant le lieuusages en commun: construits et gérés par la communauté du lieu
 coworking

> nombre de coworkers/semaine

Bureaux mis à disposition

> nombre de bureaux

> nombre d’utilisateurs

Salles de réunion

> combien par semaine ?

Espace de création, Art Lab

> nombre d’utilisateurs/semaine

Espace de médiation numérique

> nombre d’utilisateurs/semaine

Ateliers de fabrication

> nombre d’utilisateurs/semaine

 

Mise à disposition de matériels, équipements, outils

> nombre d’objets mise à disposition/semaine

Espace de formation

> nombre de formations

Estimation du nombre de stagiaires par an ?

Espace ouvert aux projets (accompagnement)

> nombre de personnes utilisatrices/semaine

Espace Incubateur d’entreprises

> nombre d’entreprises incubées/an

> nombre de salariés

Espace d’exposition

> Nombre d’exposition/an

> Nombre de visiteur par exposition

Salle de spectacle, espace de diffusion culturelle,

 

> en moyenne combien /sem

> en moyenne combien de spectateur

Jardins

Estimation de la superficie des jardins ?

> nombre d’utilisateurs

Espaces agricoles, horticoles, maraîchers, compostage

Estimation de la superficie des espaces agricoles, horticoles, maraîchers ?

> nombre d’utilisateurs

Conciergerie

> nombre d’utilisateurs/semaine

Espaces de stockage

> nombre d’espaces

> volume de stockage en m3 (cube)

Ressourcerie

Estimation du nombre d’objets distribués ?

Domiciliation de structures

> nombre de structures domiciliées

Café-restaurant

Estimation du nombre de personnes par semaine ?

Boutique/Epicerie

Estimation du nombre de personnes par semaine ?

Cuisine partagée

> nombre d’utilisateurs/semaine

Espace de convivialité, détente, avec des services attenants (cafés, thés, etc.)
Crèche

> nombre d’enfants

Bibliothèque/
Librairie

> combien d’ouvrages sortis des stocks ?

AUTRE

>quantité/nombre d’utilisateurs.

Pouvez définir (utilisateurs, espace, etc.) et quantifier (nombre, m²) l’activité

 

 

 

 

 

Inventaire des règles et des droits pour construire les contenus et les gouverner

 

Il faudra différencier plusieurs types de règles :

Les règles opérationnelles définissant les accès, les droits de s’en approprier une fraction, ou les produits, les usages ;

Les règles définissant les choix collectifs précisant le droit de participer à la gestion de la ressource, d’en définissant les accès, les usages…

Les règles constitutionnelles définissant comment les règles précédentes peuvent être modifiées.

Voici schématiquement comment ces règles en communs peuvent être précisées selon les apports d’Ostrom (CPR).

Les règles de gouvernance :

 

  1. Les niveaux de règles
    1. Règles opérationnelles
      1. Des actions au jour le jour
      2. La régulation de l’accès aux ressources
      3. Des obligations des parties dans les usages
    2. Règles de choix collectifs
      1. Définition des niveaux et conditions de participation
      2. Conditions de modification des règles opérationnelles
    3. Règles de choix constitutionnelles
      1. Définition des finalités et objectifs

 

  1. Les types de règles
    1. de positions
    2. d’entrée/sortie
      1. conditions d’éligibilité aux différentes positions
      2. conditions d’accès
    3. de choix d’actions
      1. possibles
      2. obligées
      3. interdites
    4. d’attribution du contrôle
      1. niveaux de contrôle des actions/activités
      2. formes des contrôles
    5. d’information
      1. niveaux de disponibilité et d’accès aux informations
      2. selon les niveaux de mesure des résultats
    6. de paiement
      1. contributions
      2. rétributions
    7. de cadrage
      1. définition des conditions d’usages des ressources
      2. cadrage des externalités, positives et négatives

 

Les droits de propriété face aux communs

 

  • Principes
    1. Propriété privée exclusive
    2. Propriété publique
    3. Propriété (privée) du commun

 

  1. Types de rapport aux ressources
    1. Accès, Extraction /Usages
    2. Gestion
    3. Exclusion
    4. Aliénation

 

PropriétairePossesseurDétenteur de droits d’usage et de gestionUtilisateur Usager
1xxxx
2xxx
3xx
4x

 

 

[1] Bruce Bégout, De la décence ordinaire, court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Paris, éditions  Allia, 2019.

 

[2] « L’enquête relève plus d’une logique de création que d’une logique de découverte ». C’est ainsi que Joëlle Zask introduit l’ouvrage de John Dewey, Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2005

[3] Pour développer cette argumentation, j’adopte ici une position « pragmatique ». Mais il faut l’entendre ici au sens que lui donne Joëlle Zask introduisant l’œuvre de John Dewey : « Contrairement à une idée répandue, le pragmatisme ne doit pas grand-chose à ce que l’on appelle souvent « une attitude pragmatique », pas plus qu’il ne relève d’une doctrine qui présenterait un ensemble de maximes pratiques et utiles frappées au coin du bon sens. A l’inverse de ces interprétations qui supposent plus ou moins sciemment des relations souples, accommodantes et adaptatives entre un individu qui sait par nature ce qu’il veut et un milieu pleinement réalisé pourvu de qualités plutôt fixes, pour le pragmatisme le monde n’est pas donné, il est « en train de se faire » (in the making). Loin de désigner l’adaptation des moyens à des fins déjà-là, il établit au contraire que les fins doivent toujours être retravaillées en fonction des moyens réellement existants qui permettent de les éprouver » J. Zask, « La politique comme expérimentation », introduction à John Dewey, idem, p 25.

[4] Cette reconnaissance locale par la MEL (Métropole Européenne de Lille) et d’autres collectivités territoriales a ensuite été suivie par celle de la collectivité nationale avec la création d’un conseil national et d’une association nationale des Tiers Lieux, France Tiers Lieux.

[5] Dans le monde des communs, il est fait davantage référence à la notion de « commoner ». Il est proposé ici de la francisé en même temps qu’on tente de la caractériser en lien avec les expériences menées dans les écosystèmes des tiers lieux.

[6] Sur ces notions de communauté comme espace d’échanges réciprocitaires, cf. https://christianmahieu.lescommuns.org/2018/04/27/communaute-espace-de-reciprocite-relationnelle-espace-public-economique-dans-une-economie-des-communs/; https://christianmahieu.lescommuns.org/2018/04/06/institution-de-la-reciprocite-introduction/

 

[7] https://fr.wiktionary.org/wiki/communalit%C3%A9

 

[8] Christian Mahieu, « Pour entreprendre (la mise) en communs : l’accompagnement pair à pair », Imaginaire Communs, Cahiers de recherche Catalyst, n°0, avril 2019

[9] Laurent Thévenot parle à ce propos de « régimes d’engagement ». Il les définit dans ce qu’il appelle une «grammaire de communalités » en s’appuyant sur les notions  d’  « objets intermédiaires », ou objets supports d’intermédiation, et de « compromis » entre différents ordres de justification de valeurs. L. Thévenot, L’action au pluriel, Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.

[10] Laurent Thévenot, opus cité.

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Conditions et évaluations des initiatives collectives :Capacités d’action, compétences politiques, L’enquête, les publics mobilisés, les dispositifs d’interactions

Quelles conditions requièrent la prise d’initiative collective et les projets en commun de la part de citoyens ? On peut s’interroger sur les capacités d’action et les compétences que ces initiatives et projets collectifs supposent.

L’objectif est ici de mieux comprendre les processus concrets par lesquels des citoyens acquièrent les capacités d’action collective leur permettant de s’impliquer et de s’engager dans des projets qui impactent leur environnement de travail et de vie.

Des recherches ont montré la portée et les limites des dispositifs institutionnels de participation (Carrel, 2013). Les politiques publiques, par exemple celles, dénommées «Ville en transition », et celles qui prônent la démocratie participative, se sont appuyées sur cette « injonction participative » (Blondiaux, 2001). Elles ont expérimenté des mécanismes délibératifs qui devaient permettre aux informations, aux arguments et expertises, de s’échanger. Ces échanges, lorsqu’ils ont été organisés, sont souvent demeurés le fait de peu de monde, et souvent de personnes aux profils sociologiques proches des porteurs de ces politiques.   Les résultats des travaux qui en ont rendus compte nous conduisent à sortir du seul champ de la démocratie délibérative et, même, de ses espaces expérimentaux. Il est essentiel d’ envisager la réalité des pratiques d’interventions sociales, de prises de parole, de prise d’initiative et de mise en action collective.

De nombreuses enquêtes l’ont montré, la construction de telles capacités et compétences dépend largement de la multiplication d’espaces, de dispositifs et d’objets de transaction qui créent les conditions du développement de la mobilisation et de la politisation des acteurs.

 

L’enquête et ses publics

La notion d’enquête à laquelle nous nous référons ici renvoie à ce qu’en disent les chercheurs et praticiens de l’intervention sociale dans la perspective ouverte par les philosophes pragmatistes américains et en particulier par John Dewey. L’enquête, au sens de Dewey (1967), et telle que la présente Joëlle Zask (2004), est avant tout un processus expérimental associant des dispositifs, des espaces de mise en œuvre de ces dispositifs, des objets à produire, en situations et par le biais de dispositifs. Par-delà les acceptions courantes de ces mots dans la vie quotidienne des acteurs, il faut envisager ici les notions d’espace, de dispositif et d’objet comme les constituants de processus d’action et d’arrangements organisant l’exercice de réflexivité de cette action par les acteurs eux-mêmes. Ainsi, la notion d’espace s’entend d’une double façon. Il s’agit ici d’une part du lieu, de la zone concernée par le problème, ou l’enjeu de l’action. Il s’agit d’autre part de la « scène » de mise en œuvre d’interactions menées au titre de la participation, un espace ouvert à la délibération, sous l’une ou l’autre de ses formes. Il en est de même avec la notion de dispositif ; tout à la fois ensemble de dispositions prises pour viser un résultat  consistant à construire un « objet » et potentialités d’interactions et de construction collective de représentations partagées de l’action (Latour, 2006).

Capacités d’agir et de connaître vont de paire et relèvent d’une même dynamique de construction. Ainsi, « placer l’accent sur le caractère expérimental de la connaissance mène à privilégier les opérations de production d’objets, par rapport aux opérations de validation des idées » (Zask, 2004, p.142). L’enquête vue sous cet angle correspond à l’effort à surmonter collectivement pour unifier les pratiques expérimentales des acteurs en situation. La situation problématique incarnée par l’objet à construire devient terrain d’enquête. La production de connaissances sur l’action suppose que le collectif porteur de l’expérimentation, associant militants associatifs et chercheurs, soit en mesure d’être le créateur et le facilitateur du dispositif d’action. Il revient à ce collectif de circonscrire un objet qui doit permettre que s’opèrent les interactions et les transactions entre les acteurs concernés. Cela suppose donc que le dispositif lui-même soit conçu en lien étroit avec les différentes catégories d’acteurs, considérés dans cette logique comme autant de « publics » (Dewey, 1967) spécifiques à construire en tant qu’acteurs collectifs.

 

Les capacités d’action citoyenne et leurs dispositifs de construction : qui, quoi, comment ?

 

Faire référence à la participation, à l’implication, a fortiori, à l’engagement et la contribution des habitants, des citoyens, ne suffit pas à comprendre les dynamiques de prise d’initiative. Pour les comprendre il faut d’abord les caractériser pour tenter de les évaluer et, dans la mesure du possible, de les mesurer.

Il convient, d’abord, d’envisager la composition sociale des personnes concernées, à différents titres, par l’initiative est l’un des aspects majeurs.

La composition sociale doit s’entendre ici sous ses aspects :

  • socio démographique et spatial (âge, sexe, habitat, modes de vie),
  • socio scolaire et qualification (niveau de formation, diplômes, expériences qualifiantes),
  • socio professionnelle (situations et parcours professionnels, emplois, contrats spécifiques, courts, aidés, etc.).

 

Se donner des critères pour préciser cette composition sociale représente un premier niveau d’objectivation de l’analyse des initiatives. Cette composition, « objective » ou tendant vers une certaine objectivité, est utile dans l’argumentation et la dynamique de la mobilisation. Il y sera alors fait référence aux personnes concernées selon des caractéristiques générales, d’habitants par exemple, ou selon des qualités conférées aux personnes et ou aux espaces sociaux concernés, quartiers pauvres, milieux populaires par exemple. Mais, elle ne suffit pas à qualifier cette dynamique.  Il faut aussi envisager la façon dont ces populations, par-delà certaines caractéristiques objectives, se représentent les regroupements, associations et « collectifs » qu’elles forment, et ce à différents niveaux d’intégration collective et de représentations d’un sens partagé de l’action. Ces populations spécifiques existent elles en elles-mêmes et/ou pour elles-mêmes ? C’est la question qui visent à expliciter la démarche d’enquête prônée par Dewey et ceux qui s’en inspirent.

Pour aller dans ce sens, en plus de la caractérisation des populations, il faut spécifier les modalités concrètes de l’action collective et les interactions qu’elle génère au sein ou entre les populations et avec les institutions et les différentes organisations sociales et économiques.

Il faut alors analyser les dispositifs d’action et d’interaction, sous différents angles :

  • les formats, créés spécifiquement ou repris de méthodes d’action existantes : les cycles et récurrences des actions entreprises, épisodiques ou éphémères, les réunions sous différentes formes d’animation, mais aussi les manifestations, les occupations, les expositions, les visites, les ballades (à la manière des balades urbaines de Jane Jacobs) ;
  • les argumentations : récits et présentations ;
  • les ritualisations : le vocabulaire type développé dans le cadre des actions ;
  • les esthétiques et symboliques qu’elles véhiculent ;
  • les supports, physiques et numériques, les écrits, les captations set reportages audio et visuels ;
  • les lieux d’expression et d’organisation,
  • les formes de régulation, décision : formalisation de groupes spécifiques, opérationnels et de pilotage, les mandats donnés, exercés, les chartes et codes sociaux définis.

 

Si l’action se donne la perspective, explicitement ou non, de la mise en commun et de l’instauration de communs, il faudra privilégier dans l’analyse des construits sociaux de l’action collective, ce que, parmi les moyens qu’ils tentent de se donner, les acteurs sont prêts à qualifier de « ressources » partagées ou partageables.

 

Une évaluation faisant explicitement référence aux biens communs ou communs donnera toute son importance à cette notion de ressource dans la dynamique collective. On pourra alors caractériser la dynamique d’action et de mobilisation selon plusieurs dimensions et en s’efforçant d’évaluer l’importance donnée à ces différentes dimensions, en termes de perspectives affichées et/ou de résultats patents ou attendus (Mahieu, 2019).

Une des caractérisations les plus claires des différentes dimensions d’une telle mise en communs est celle développée ci-contre https://unisson.lescommuns.org/

 

Les capacités d’action et les compétences qu’elles supposent

 

Mais ces dimensions représentent autant de potentialités de capacités à mettre en œuvre. A leur tour les capacités sont affaire de compétences parmi lesquelles il faut spécifier ce qui relève de compétence politique/civique (Talpin, 2007)[1]. La compétence civique peut être définie comme la capacité à maitriser les codes et les pratiques nécessaires à l’expression de ses préférences en démocratie (Talpin, 2007, p.95). Si l’on considère que la maitrise de ces codes et pratiques est nécessaire pour agir dans un espace donné, la capacitation citoyenne suppose plus encore la maitrise d’un ensemble articulé de capacités d’action et de compétences  constituant un « espace socio cognitif de capacitation ». Cet espace de capacitation peut être envisagé sous trois dimensions :

  • La première dimension est plus spécifiquement celle de la construction d’une capacité émancipatrice, capacité à faire référence et à pratiquer l’exercice des droits correspondant à la citoyenneté. Cette dimension de capacitation est celle de la construction de compétences plus spécifiquement civiques. Cela suppose que le dispositif rende ici possible des interactions qui sont autant de micro processus de qualification politique. Il s’agit ici de maîtriser différents savoirs et savoir-faire qui se construisent dans l’expérience associative, au sein du dispositif, et se mettent en forme par leur expression sur les espaces (arènes) publics auxquels les publics accèdent. La maîtrise des règles et des codes institutionnels est au centre de cette dimension capacitaire. Dimension plus spécifiquement civique, elle se centre sur la transformation des pratiques plus que sur celle, présumée, des opinions.
  • La deuxième dimension correspond davantage à des compétences actionnelles comme la maitrise à s’insérer dans une dynamique collective, à finaliser, organiser et capitaliser l’action. C’est la sociologie des régimes d’action (Thévenot, 2006) qui rend le mieux compte de ces processus d’action située. Des processus opèrent dans un monde qui n’est pas un monde objectif, ni non plus la vision subjective de chaque acteur, mais le monde à travers les « sens ordinaires » de ce qu’est le monde mobilisé par les acteurs en situation (Corcuff, 1998). Ces régimes d’action sont des régimes d’engagement. Partant du constat q’une unique forme d’engagement ne convient pas à toutes les situations, Thévenot distingue ainsi trois régimes d’engagement : le régime de justification, le régime du plan et le régime de la familiarité (Thévenot, 2006).
  • La troisième dimension concerne plus particulièrement les capacités et compétences en matière de connaissances et d’argumentations socio politiques et socio-économiques. L’argumentation en termes de besoins collectifs, d’usages partagés, d’accès égalitaire aux usages et aux ressources nécessaires pour construire ces usages se construit dans l’action au travers de situations et d’interactions entre les parties prenantes.
Quelles conditions requièrent la prise d’initiative collective et les projets en commun de la part de citoyens ? On peut s’interroger sur les capacités d’action et les compétences que ces initiatives et projets collectifs supposent.

L’objectif est ici de mieux comprendre les processus concrets par lesquels des citoyens acquièrent les capacités d’action collective leur permettant de s’impliquer et de s’engager dans des projets qui impactent leur environnement de travail et de vie.

Des recherches ont montré la portée et les limites des dispositifs institutionnels de participation (Carrel, 2013). Les politiques publiques, par exemple celles, dénommées «Ville en transition », et celles qui prônent la démocratie participative, se sont appuyées sur cette « injonction participative » (Blondiaux, 2001). Elles ont expérimenté des mécanismes délibératifs qui devaient permettre aux informations, aux arguments et expertises, de s’échanger. Ces échanges, lorsqu’ils ont été organisés, sont souvent demeurés le fait de peu de monde, et souvent de personnes aux profils sociologiques proches des porteurs de ces politiques.   Les résultats des travaux qui en ont rendus compte nous conduisent à sortir du seul champ de la démocratie délibérative et, même, de ses espaces expérimentaux. Il est essentiel d’ envisager la réalité des pratiques d’interventions sociales, de prises de parole, de prise d’initiative et de mise en action collective.

De nombreuses enquêtes l’ont montré, la construction de telles capacités et compétences dépend largement de la multiplication d’espaces, de dispositifs et d’objets de transaction qui créent les conditions du développement de la mobilisation et de la politisation des acteurs.

 

L’enquête et ses publics

La notion d’enquête à laquelle nous nous référons ici renvoie à ce qu’en disent les chercheurs et praticiens de l’intervention sociale dans la perspective ouverte par les philosophes pragmatistes américains et en particulier par John Dewey. L’enquête, au sens de Dewey (1967), et telle que la présente Joëlle Zask (2004), est avant tout un processus expérimental associant des dispositifs, des espaces de mise en œuvre de ces dispositifs, des objets à produire, en situations et par le biais de dispositifs. Par-delà les acceptions courantes de ces mots dans la vie quotidienne des acteurs, il faut envisager ici les notions d’espace, de dispositif et d’objet comme les constituants de processus d’action et d’arrangements organisant l’exercice de réflexivité de cette action par les acteurs eux-mêmes. Ainsi, la notion d’espace s’entend d’une double façon. Il s’agit ici d’une part du lieu, de la zone concernée par le problème, ou l’enjeu de l’action. Il s’agit d’autre part de la « scène » de mise en œuvre d’interactions menées au titre de la participation, un espace ouvert à la délibération, sous l’une ou l’autre de ses formes. Il en est de même avec la notion de dispositif ; tout à la fois ensemble de dispositions prises pour viser un résultat  consistant à construire un « objet » et potentialités d’interactions et de construction collective de représentations partagées de l’action (Latour, 2006).

Capacités d’agir et de connaître vont de paire et relèvent d’une même dynamique de construction. Ainsi, « placer l’accent sur le caractère expérimental de la connaissance mène à privilégier les opérations de production d’objets, par rapport aux opérations de validation des idées » (Zask, 2004, p.142). L’enquête vue sous cet angle correspond à l’effort à surmonter collectivement pour unifier les pratiques expérimentales des acteurs en situation. La situation problématique incarnée par l’objet à construire devient terrain d’enquête. La production de connaissances sur l’action suppose que le collectif porteur de l’expérimentation, associant militants associatifs et chercheurs, soit en mesure d’être le créateur et le facilitateur du dispositif d’action. Il revient à ce collectif de circonscrire un objet qui doit permettre que s’opèrent les interactions et les transactions entre les acteurs concernés. Cela suppose donc que le dispositif lui-même soit conçu en lien étroit avec les différentes catégories d’acteurs, considérés dans cette logique comme autant de « publics » (Dewey, 1967) spécifiques à construire en tant qu’acteurs collectifs.

 

Les capacités d’action citoyenne et leurs dispositifs de construction : qui, quoi, comment ?

 

Faire référence à la participation, à l’implication, a fortiori, à l’engagement et la contribution des habitants, des citoyens, ne suffit pas à comprendre les dynamiques de prise d’initiative. Pour les comprendre il faut d’abord les caractériser pour tenter de les évaluer et, dans la mesure du possible, de les mesurer.

Il convient, d’abord, d’envisager la composition sociale des personnes concernées, à différents titres, par l’initiative est l’un des aspects majeurs.

La composition sociale doit s’entendre ici sous ses aspects :

  • socio démographique et spatial (âge, sexe, habitat, modes de vie),
  • socio scolaire et qualification (niveau de formation, diplômes, expériences qualifiantes),
  • socio professionnelle (situations et parcours professionnels, emplois, contrats spécifiques, courts, aidés, etc.).

 

Se donner des critères pour préciser cette composition sociale représente un premier niveau d’objectivation de l’analyse des initiatives. Cette composition, « objective » ou tendant vers une certaine objectivité, est utile dans l’argumentation et la dynamique de la mobilisation. Il y sera alors fait référence aux personnes concernées selon des caractéristiques générales, d’habitants par exemple, ou selon des qualités conférées aux personnes et ou aux espaces sociaux concernés, quartiers pauvres, milieux populaires par exemple. Mais, elle ne suffit pas à qualifier cette dynamique.  Il faut aussi envisager la façon dont ces populations, par-delà certaines caractéristiques objectives, se représentent les regroupements, associations et « collectifs » qu’elles forment, et ce à différents niveaux d’intégration collective et de représentations d’un sens partagé de l’action. Ces populations spécifiques existent elles en elles-mêmes et/ou pour elles-mêmes ? C’est la question qui visent à expliciter la démarche d’enquête prônée par Dewey et ceux qui s’en inspirent.

Pour aller dans ce sens, en plus de la caractérisation des populations, il faut spécifier les modalités concrètes de l’action collective et les interactions qu’elle génère au sein ou entre les populations et avec les institutions et les différentes organisations sociales et économiques.

Il faut alors analyser les dispositifs d’action et d’interaction, sous différents angles :

  • les formats, créés spécifiquement ou repris de méthodes d’action existantes : les cycles et récurrences des actions entreprises, épisodiques ou éphémères, les réunions sous différentes formes d’animation, mais aussi les manifestations, les occupations, les expositions, les visites, les ballades (à la manière des balades urbaines de Jane Jacobs) ;
  • les argumentations : récits et présentations ;
  • les ritualisations : le vocabulaire type développé dans le cadre des actions ;
  • les esthétiques et symboliques qu’elles véhiculent ;
  • les supports, physiques et numériques, les écrits, les captations set reportages audio et visuels ;
  • les lieux d’expression et d’organisation,
  • les formes de régulation, décision : formalisation de groupes spécifiques, opérationnels et de pilotage, les mandats donnés, exercés, les chartes et codes sociaux définis.

 

Si l’action se donne la perspective, explicitement ou non, de la mise en commun et de l’instauration de communs, il faudra privilégier dans l’analyse des construits sociaux de l’action collective, ce que, parmi les moyens qu’ils tentent de se donner, les acteurs sont prêts à qualifier de « ressources » partagées ou partageables.

 

Une évaluation faisant explicitement référence aux biens communs ou communs donnera toute son importance à cette notion de ressource dans la dynamique collective. On pourra alors caractériser la dynamique d’action et de mobilisation selon plusieurs dimensions et en s’efforçant d’évaluer l’importance donnée à ces différentes dimensions, en termes de perspectives affichées et/ou de résultats patents ou attendus (Mahieu, 2019).

Une des caractérisations les plus claires des différentes dimensions d’une telle mise en communs est celle développée ci-contre https://unisson.lescommuns.org/

 

Les capacités d’action et les compétences qu’elles supposent

 

Mais ces dimensions représentent autant de potentialités de capacités à mettre en œuvre. A leur tour les capacités sont affaire de compétences parmi lesquelles il faut spécifier ce qui relève de compétence politique/civique (Talpin, 2007)[1]. La compétence civique peut être définie comme la capacité à maitriser les codes et les pratiques nécessaires à l’expression de ses préférences en démocratie (Talpin, 2007, p.95). Si l’on considère que la maitrise de ces codes et pratiques est nécessaire pour agir dans un espace donné, la capacitation citoyenne suppose plus encore la maitrise d’un ensemble articulé de capacités d’action et de compétences  constituant un « espace socio cognitif de capacitation ». Cet espace de capacitation peut être envisagé sous trois dimensions :

  • La première dimension est plus spécifiquement celle de la construction d’une capacité émancipatrice, capacité à faire référence et à pratiquer l’exercice des droits correspondant à la citoyenneté. Cette dimension de capacitation est celle de la construction de compétences plus spécifiquement civiques. Cela suppose que le dispositif rende ici possible des interactions qui sont autant de micro processus de qualification politique. Il s’agit ici de maîtriser différents savoirs et savoir-faire qui se construisent dans l’expérience associative, au sein du dispositif, et se mettent en forme par leur expression sur les espaces (arènes) publics auxquels les publics accèdent. La maîtrise des règles et des codes institutionnels est au centre de cette dimension capacitaire. Dimension plus spécifiquement civique, elle se centre sur la transformation des pratiques plus que sur celle, présumée, des opinions.
  • La deuxième dimension correspond davantage à des compétences actionnelles comme la maitrise à s’insérer dans une dynamique collective, à finaliser, organiser et capitaliser l’action. C’est la sociologie des régimes d’action (Thévenot, 2006) qui rend le mieux compte de ces processus d’action située. Des processus opèrent dans un monde qui n’est pas un monde objectif, ni non plus la vision subjective de chaque acteur, mais le monde à travers les « sens ordinaires » de ce qu’est le monde mobilisé par les acteurs en situation (Corcuff, 1998). Ces régimes d’action sont des régimes d’engagement. Partant du constat q’une unique forme d’engagement ne convient pas à toutes les situations, Thévenot distingue ainsi trois régimes d’engagement : le régime de justification, le régime du plan et le régime de la familiarité (Thévenot, 2006).
  • La troisième dimension concerne plus particulièrement les capacités et compétences en matière de connaissances et d’argumentations socio politiques et socio-économiques. L’argumentation en termes de besoins collectifs, d’usages partagés, d’accès égalitaire aux usages et aux ressources nécessaires pour construire ces usages se construit dans l’action au travers de situations et d’interactions entre les parties prenantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caractériser et évaluer les « publics » par leurs capacités d’action

L’exemple de la construction collective de cartes participatives dans un quartier (Bost, Mahieu, 2017) permet de développer ce point.

Dans ce contexte d’action le dispositif consiste en la réalisation de cartes participatives de quartier (quartier de Fives, Lille). Objet de représentation, la carte est également un objet d’identification. Elle entretient un vocabulaire, favorise une appropriation et s’immisce aisément dans une discussion politique. Toute cartographie crée ainsi une orientation, stimule un sentiment d’appartenance et contribue à souligner, voire à construire une identité. Mais la cartographie, bien qu’appartenant à tous, semble s’éloigner de ceux qu’elle représente, de ceux à qui elle s’adresse : portée par les institutions, il s’agit de délimiter les espaces, d’afficher les frontières, de mettre en lumière les lignes fortes. Elle perd ainsi en force identitaire et se limite souvent à une superposition de publicités. Plusieurs organisations et réseaux du logiciel libre se sont engagés à défendre les valeurs propres à la cartographie libre, incitant à la contribution des acteurs du territoire, notamment autour d’Open Street Map. La cartographie peut alors être envisagée comme un outil de redéfinition du lien social, de participation citoyenne. Partant de ces principes, le code de cette cartographie libre devient support à la mobilisation des communautés et aux contributions concrètes des habitants.

Mais faire contribuer en ligne ou en réel est un enjeu de chaque instant. L’attachement à son environnement, à son territoire, à son quartier, à sa rue peut ainsi véhiculer une motivation pour créer une culture partagée et citoyenne.

Deux expériences de conception de cartes peuvent être brièvement présentées. Deux associations y ont été impliquées, les associations Interphaz et Nasdac à Lille : Use it et Cart’ier.

Ces deux cartes sont dites des cartes participatives, dans la mesure où elles visent à impliquer les habitants dans la réalisation d’un support qui soit à l’image de la ville qu’ils vivent, qu’ils revendiquent et qu’ils habitent. Il s’agit d’outils de compromis et non de cartes sensibles[2]. Elles visent néanmoins des publics spécifiques qui doivent arbitrer entre eux de leur vision subjective respective de leur environnement partagé. Ces cartes questionnent notamment des cercles d’implication variés qui évoluent par rapport aux habitudes de la vie associative et qui interrogent de fait une évolution des pratiques de l’engagement. Ils constituent également des cercles d’acquisition de compétences sociales et civiques différents.

 

  • Use it est un projet impulsé en Belgique par un réseau européen de jeunes backpackers âgés de 18 à 35 ans. Initié en France en 2012, il commence à essaimer dans de nombreuses autres villes françaises. La mobilisation est originale du fait qu’elle touche facilement les jeunes, conquis par l’idée de parler de leur ville à leurs voisins européens. La démarche de mobilisation avec Interphaz est atypique dans le réseau des projets de cartes participatives, dans le sens où sont impliqués en amont plusieurs cercles d’engagement, au travers de soirées participatives, de temps forts et via les réseaux sociaux.

 

  • Dans la continuité est développé un autre projet à l’échelle du quartier. Cart’ier est une carte touristique participative sur deux quartiers qui vivent une forte transformation urbaine. L’action[3] a permis d’engager un processus d’une année autour des notions de participation et de patrimoine. Quatre objectifs ont été définis au démarrage de l’action.
    • Favoriser l’appropriation d’un quartier par ses habitants
    • Fédérer une mémoire collective autour d’un patrimoine culturel à transmettre aux nouvelles générations
    • Promouvoir le patrimoine artistique et culturel d’un territoire post-industriel et délaissé
    • Générer des outils touristiques innovants et participatifs

 

Pour atteindre les objectifs, des outils de suivi de l’impact territorial de la démarche sont construits. Ces outils sont utilisés sur la durée de l’action et permettent de qualifier les indicateurs quantitatifs et qualitatifs définis préalablement. Les indicateurs qualitatifs ont concerné l’impact sur le quartier (en terme de relations, de continuité, d’envies suscitées), mais également l’impact individuel induit par ce projet tant pour les salariés que pour les personnes impliquées. Sur base de ces indicateurs ont été définis  plusieurs cercles d’acteurs, dont les compétences politiques et civiques ont évolué au fil de l’action.

L’analyse de l’action en dispositifs (ici, celui de la conception de cartes participatives) conduit à différencier les différents « publics » (Dewey, 1967) qui naissent de la dynamique-même de l’action. Six d’entre eux sont différenciés :

  • le « noyau actif » de l’association support de l’action (ici Interphaz) ;
  • les «adhérents » associatifs mobilisés dans l’action ;
  • les « engagés », participants actifs de tous (ou presque) les événements constitutifs de l’action ;
  • les « mobilisés », ceux parmi les participants réguliers acceptant d’être des démultiplicateurs de l’action autour d’eux ;
  • les « participants », ceux ayant été présents lors des actions (de certaines, mais pas de toutes) ;
  • les « passants », ceux qui ont été contactés lors de présentation publique de l’action « cartes ».

Chaque « public » et chaque personne concernée peut ainsi être envisagée à l’aune de ses déplacements (en termes de positions sociales et de représentations de l’action) dans cet espace socio cognitif de capacitation. Un approfondissement de la recherche amène à définir ces déplacements en fonction des positions sociales des personnes et des publics.

On peut qualifier les formes et niveaux de réflexivité de l’action menée au sein du dispositif d’action. On peut ainsi voir comment les acteurs mobilisés passent d’une représentation de l’action centrée sur la finalité opérationnelle (ici, la conception et mise au point de cartes de quartier) à une représentation plus large de la finalité de l’action, ouverte à l’intervention citoyenne sur le quartier et à par rapport à des catégories sociales ou des communautés sociales locales.

// Sur l’exemple de la carte Cart’ier//

 

« Publics »

Compétences civiquesCompétence ActionnellesCompétences éco-politiiques
Le noyau dur = salariés des deux structuresIls appuient leurs actions sur des résultats tangibles portés par la personne morale à laquelle ils s’identifient.

 

Leurs compétences civiques sont mues par l’action.

 

 

 

Comme évoquées, leurs compétences actionnelles se confondent avec leurs compétences civiques.Les compétences socioéconomiques sont induites. Les individus sont mus par le développement de leurs compétences civiques et par l’agir en commun. Cependant leurs capacités d’entreprendre collectivement sont impactées par la gestion du projet complexe, reposant sur un système d’acteurs variés.
Adhérents associatifs = principalement les membres des Conseils d’AdministrationLeurs compétences civiques sont liées à la volonté d’adhérer à un projet associatif, de se retrouver dans les valeurs du collectif.Orientées vers une vision utilisatrice, ils agissent pour servir le projet associatif et développent des compétences mues par la volonté d’agir.Les adhérents contribuent financièrement à la vie de la structure. Ils y acquièrent par ailleurs des compétences qu’ils peuvent utiliser dans leurs entreprises personnelles.
Engagés = bénévoles des associationsLes compétences visées sont liées à une dimension symbolique et à l’image que les adhérents attachent à la volonté d’adhérer au projet associatif.Les compétences actionnelles sont les premières mobilisées : un engagé va être mobilisé pour sa capacité à faire la buvette, à installer des kits, à aider lors de soirées. Cependant, l’individu ne vient pas pour mettre en œuvre cette dite compétence mais plutôt pour servir un projet auquel il adhère. Il y a dissociation entre les compétences visées et celles mobilisées. 
 

NB// Parmi les engagés, on retrouve également les « volontaires » de Service civique dont le statut hybride entre salariés (noyau dur) et les adhérents mériterait une étude à part entière

 

 

Mobilisés = Comité de rédaction

 

Les mobilisés se sont appuyés sur une volonté de valoriser leur territoire et de rencontrer des pairs avec qui partager une histoire et une vision du territoire. La vision temporelle est présente : ils sont mobilisés sur la durée.

 

Les mobilisés jouent le rôle d’ambassadeurs et ont une action de relais auprès des habitants non engagés.

 

Leurs compétences sociales sont développées par effet induit.

Participants Leur mobilisation repose essentiellement sur une volonté d’action : agir pour prendre part à un projet. Dans le cadre de la carte, c’est le cas des personnes ayant participé aux balades, aux moments « cafés mémoire », à la soirée de validationLeur participation s’attache à une économie autocentrée : ils sont dans l’échange et dans la volonté de profiter de moments agréables qui leur procurent surtout des capacités émotionnelles et immédiates.
Passants Ils jugent le projet intéressant et vont, par exemple, agir via la page Facebook (liker).

On ne peut pas parler directement de développement de compétences.

 

 

 

 

Caractériser et cartographier un espace public de proximité

Outre une réflexion sur les mobilités dans le temps et en fonction des actions dans lesquels s’investissent les individus, peut être précisé ce que ces capacités d’action citoyennes et compétences civiques produisent de positionnements sur un espace public de proximité (Laville, 1994 ; Codello-Guijarro, 2003). Nous reprenons à notre compte l’hypothèse d’une possible « constitution » de cet espace à deux niveaux, celui d’un « espace de concertation », ouvert par les premières interactions entre les publics sollicités et rassemblés,  celui d’un « espace d’intermédiation » au sein duquel des processus de création collective et de délibération avec les institutions se construisent dans des processus plus ou moins durables. Cet espace d’intermédiation voit l’émergence de « milieux (tissus) participatifs », capables de générer des actions en « interpellation citoyenne », en « délibération /co décision » et potentiellement en « création d’activités » par mutualisation de ressources et sollicitation de financements publics ou issus de la réciprocité. Dans cette mesure, peut se laisser entrevoir la création d’un espace de codécision, dans lequel il paraît possible d’interpeller la volonté politique des élus ?

En étudiant spécifiquement les cas des cartographies participatives, nous pouvons relever des évolutions dans les parcours d’acquisition de ces capacités d’action. Mais, qu’il s’agisse d’acquérir de nouvelles compétences ou d’en approfondir d’autres, la participation à l’engagement relève de plusieurs champs. D’autres analyses réflexives sur d’autres actions et dispositifs sont nécessaires. Elles devraient permettre de commencer à définir ce que sont les conditions permettant la continuité, voire la permanence de l’action ; les conditions permettant aussi sa duplication (dans d’autres contextes de quartier et d’autres compositions socio-économiques) ; les conditions permettant enfin de la grossir en enjeux décisionnels et en prolongement et approfondissement vers d’autres domaines d’action politique et économique.

 

Références bibliographiques

Blondiaux L. (2001), « Démocratie locale et participation citoyenne : la promesse et le piège »,
Mouvements, 2001/5 no18, p. 44-51.

Bost S., Mahieu C. (2017), « Construire le pouvoir et savoir d’agir : L’approche par le dispositif d’interactions, l’exemple des cartes participatives », communication au colloque « les expérimentations démocratiques aujourd’hui : convergences, fragmentations, portées politiques », organisé à Paris par le GIS Démocratie et Participation, Janvier 2017.

Carrel M. (2013), Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Paris, ENS Editions.

Codello-Guijarro  P. (2003), « Vers la construction d’un espace public de proximité », Hermès, N°36

Corcuff P. (1998), « Justification, stratégie et compassion : Apport de la sociologie des régimes d’action », Correspondances, Tunis, n°51, juin.

Dewey J. (1967), Logique, la théorie de l’enquête, Paris, Presses Universitaires de France.

Dewey J. (1915, 2005), Le public et ses problèmes, Paris, Folio Essais.

Latour B. (2006), Changer la société, Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte.

Laville J-L. (1994), L’économie solidaire, une perspective internationale, Paris, Desclée de Brouwer.

Mahieu C. (2019), « Pour entreprendre (la mise) en communs : L’accompagnement pair à pair ? », L’Imaginaire Communs, Cahiers Catalyst, n°0, à paraître.

Talpin J. (2010), « Ces moments qui façonnent les hommes, Eléments pour une approche pragmatiste de la compétence civique », Revue Française de Science Politique, Vol.60, pp. 91-115.

Thévenot L. (2006), L’action au pluriel, Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.

Zask J. (2004), « L’enquête sociale comme inter-objectivation », in B. Karsenti et L. Quéré (eds.), La croyance et l’enquête, aux sources du pragmatisme, Paris, Editions de l’EHESS.

[1] Cf . le numéro spécial de la Revue Française de Sciences Politiques (2007, Vol 57).

[2] Sur la différence et les définitions entre cartes sensibles et cartes participatives, nous pourrons nous référer au site du www.polau.org: POLAU (Pôle des Arts Urbains) et le travail d’Elise Olmedo (Doctorante Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne).

[3] Dans ce cas, elle est portée conjointement par Interphaz et Nasdac (association culturelle du quartier) et a été cofinancée par la Fondation de France (Appel à projets Démarches Participatives).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tiers Lieux : Espaces de travail coopératif et incubateurs en communs ?

Le phénomène « Tiers Lieux » est d’abord une multiplication d’espaces nés à l’initiative d’acteurs privés, de collectifs. Créés comme espaces, dits, de coworking, friches culturelles reconverties en espaces de création artistique, ou lieux d’initiatives solidaires et citoyennes, ils rallient à leur dynamique naissante des lieux qui, par-delà les activités qu’ils développent, se veulent porteurs d’une alternative sociale. Les Tiers Lieux expérimentent de nouveaux rapports au travail, de nouvelles dynamiques entrepreneuriales, et globalement contribuent à la recomposition de l’espace public. Mais par-delà les intentions souvent affichées quelle est la réalité des transformations engagées ?

 

  1. Tiers Lieux, opérateurs de transformation sociale ?

Les tiers lieux sont d’abord apparus comme des espaces de travail partagés entre des personnes travaillant seuls, ne souhaitant ou ne pouvant travailler chez eux. Le lieu partagé doit alors leur offrir une place de travail ainsi que des moyens et services difficiles à se procurer seul (une liaison Internet gros débit, des services de reproduction, des conseils liés à leur activité). Les motivations des créateurs et utilisateurs sont alors proches de celles conduisant des salariés à recourir au télétravail. Ces situations de travail ne sont pas non plus totalement étrangères à celles qui conduisent certaines entreprises – de conseil notamment- ainsi que  certaines activités – de consultant en particulier-, de recourir transitoirement ou durablement à des espaces qualifiés de « centres d’affaires ».

Telle que la dynamique de génération de ces espaces s’est enclenchée, au début du « mouvement », un tiers lieu n’est ni un espace initié par une institution publique, ni un espace de travail privé, dans une logique de service marchand (Oldenbourg, 1999). Au départ, c’est d’abord un espace pour y travailler « seul/ensemble ». Très vite cependant on observe que l’espace de ces lieux ne peut se réduire à une simple juxtaposition de places de travail occupées par des travailleurs indépendants, les « solos » dont nous parlaient les premiers récits d’enquête sur le coworking. Travail, activités, menés individuellement et collectivement et pratiques d’espaces partagés présentent des liens plus complexes que le laissent penser les premières définitions.

Pour ceux, parmi les acteurs sociaux ayant une claire vision des activités sur lesquelles baser leur insertion professionnelle ou leur projet de création d’activités, ces lieux rompent l’isolement et peuvent initier des collaborations en lien avec leurs activités.

Pour les autres, en recherche de ce que pourrait être leur parcours professionnel dans une expérience de vie en pleine réflexion, c’est souvent l’accès à une communauté de pratiques, souvent autour des potentialités du Numérique qui sert de déclencheur. Privilégiant les activités en lien avec l’Internet, nous retrouverions certaines proximités de ces tiers lieux avec les « cyber centres » et autres lieux dédiés aux technologies numériques développés par les pouvoirs publics pour amener dans les quartiers la pratique de l’outil numérique. Des lieux se sont développés, comme lieux d’expérience collective du « faire », à l’instar du mouvement des « Makers » (Anderson, 2013) ; des lieux dédiés à fabrication, la réparation et aux processus de formation par la pédagogie du « DIY » (Do It Yourself). Ces lieux s’inspirent souvent du mouvement des « FabLabs », issu de l’expérience du MIT, et autour de l’impression 3D. Ils sont souvent associés au développement de logiciels en Open Source. De la même façon, beaucoup, parmi ces lieux, incorporent un espace de restauration, sous forme de cuisine partagée, de type cantine, « popote », ou de restaurant. Certains de ces espaces commencent à former un type générique de « café-citoyen ». On pourrait évoquer aussi d’autres lieux ouverts à des activités partagées ou faisant du partage le ressort de leur développement, sous le nom de « ressourceries », de « conciergeries de quartier », etc.  Les projets de création de tels lieux se multiplient désormais dans les agglomérations, les petites aussi, après que les grandes les aient vu fleurir.

Ceux qui s’investissent dans ces lieux révèlent des rapports tout à fait particuliers au travail, mais aussi dans la façon de lier activités de travail et engagements personnels. Le lieu lui-même se présente comme lieu tiers dans la relation, tout à la fois dans le rôle ou la fonction clef de « prétexte », ou de catalyseur dans la construction de la communauté. Ces processus d’interaction sont aussi des moments forts d’identification. Les sociologues de l’école de Chicago ont bien montré l’importance de l’appropriation de lieux dans la construction d’une identité commune, en particulier lorsque ces lieux apparaissent aux acteurs comme des appuis pour le contrôle d’un contexte qui les fait se prémunir d’un environnement perçu comme hostile tout en leur permettant de construire un sens partagé (White, 2011). Cette construction d’une identité partagée n’en coïncide cependant pas moins à la construction simultanée de fortes singularités individuelles.

Le phénomène tiers lieux relèvent de deux dynamiques spécifiques. La première est la manifestation d’un fait générationnel que certains qualifient d’émergence des Millenials, de Digital Natives, de génération Y, celles et ceux nés après 1995. La seconde correspond à une dynamique de changement des rapports au travail et à la création d’activités, vécue en réaction à une expérience professionnelle préalable critiquée par les personnes qui mettent en avant l’exploration de ce qui peut faire « commun » entre les acteurs impliqués et engagés dans ces lieux. Cette perspective du commun se centre sur les modalités concrètes d’une gouvernance partagée qui obligent à préciser des règles d’usage et des attributs de droit de propriété. Cela place les processus de discussion construction du commun dans un mode d’argumentation et de délibération sur des règles partagées dont on peut voir qu’elles constituent souvent ce que les porteurs de projet de lieux appellent l’ADN du lieu.

L’observation de la création des lieux nous montre que plusieurs dynamiques différenciées co existent. Dans certains cas, le lieu potentiel préexiste à la constitution d’une communauté mobilisée ; ou plus exactement, la communauté se constitue dans la découverte partagée des potentialités d’un lieu. Ces situations sont bien connues dans le cas du mouvement d’occupation des friches urbaines. Cette dynamique ne fait alors que reprendre des processus de mobilisation, expérimentation, occupation des friches culturelles initiées au cours des années «1980 » et « 1990 » (Lextrait, Kahn, 2005).

 

La communauté des Tiers Lieux en Hauts de France, avec la Compagnie des Tiers Lieux

Une enquête menée auprès des acteurs porteurs de tiers lieux en gestation nous permet d’approfondir ces premières interrogations. Le collectif « Catalyst », composé d’une vingtaine d’acteurs promoteurs des premiers tiers lieux créés dans l’agglomération lilloise, est l’animateur d’une action de soutien à la création de tiers lieux. Cette action consiste en l’organisation d’événements appelés « Meet Up Tiers Lieux », quatre fois par an depuis 2014. Ces événements prennent la forme de réunions de travail réunissant à chaque fois une trentaine de personnes. Les projets potentiels de tiers lieu étant repérés, il est proposé à leurs instigateurs d’en faire la présentation et de soumettre le projet à la discussion des pairs. En effet, l’organisation du travail de réflexion collective sur les projets des uns et des autres, menée par des méthodes dites d’intelligence collective, est un élément décisif de ce type de mobilisation. Les porteurs  de projet font état de leurs avancées, de leurs choix d’activités et d’organisation de ces activités, de leurs questions, etc. Certains points clés de ces projets sont alors abordés lors d’ateliers qui se tiennent dans la continuité de ces présentations. De l’observation participante, lors de ces événements, il ressort plusieurs enseignements. Tout d’abord, l’idée du lieu, la première conception de ce qu’il pourrait être, des activités qu’il pourrait permettre et le choix de la localisation apparaissent dans tous les cas dépendantes de la formation préalable d’un groupe de personnes formant une communauté plus ou moins intégrée. Il faut reconnaître ici que l’opportunité de se soumettre à la discussion et le soutien apporté par le collectif Catalyst, à travers ces événements Meet Up orientent dans une certaine mesure la présentation du projet et l’importance donnée à sa communauté initiatrice. Mais les cas présentés et discutés lors de ces réunions montrent des dynamiques d’initiation et des initiateurs plus diversifiés que ce simple modèle de la communauté d’acteurs telle que caractérisée précédemment.

Deux autres dynamiques sont également représentées lors de ces « Meet Up ». D’une part, des initiatives, tout autant privées, mais totalement individuelles dans un premier temps. Des particuliers font état de la disponibilité de locaux dans lesquels ils ne souhaitent pas développer des activités seuls mais en lien avec d’autres personnes qu’ils s’efforcent de rassembler autour d’eux, sans que cela s’opèrent dans le cadre de relation salariale, commerciale ou de la constitution d’une entreprise ordinaire. Ils espèrent alors que la communauté rassemblée lors de ces réunions Meet Up leur facilite la rencontre de co-porteurs d’un projet que les initiateurs isolés veulent rendre collectif. Cette logique d’action traite d’une façon originale une question que se posent les initiateurs de lieux, les communautés toutes constituées comme les porteurs de projet de lieu plus individuels, qui est celle de la garantie de la pérennité du lieu par le recours à une location mais avec un bail suffisamment long ou par l’achat de ce même lieu. Dans les deux cas, cette question fait l’objet d’intenses discussions et d’une recherche de solutions qui soient compatibles avec les finalités et les possibilités des acteurs engagés et donc autre que l’éventuel recours à un opérateur individuel, acheteur ou locataire unique. Dans tous les cas, les opérateurs de la finance solidaire sont des partenaires sollicités lors de ces assemblées.   Une autre dynamique commence à se faire jour. Elle met au premier rang de l’initiative des élus locaux soucieux de voir de tels lieux se développer dans leur collectivité territoriale. Certes, ces élus locaux, présents aux Meet Up font état de l’existence d’une demande qui leur semble émaner d’acteurs de leur territoire. Mais, ils envisagent d’y répondre en empruntant d’autres chemins que les processus de l’action publique de création d’espaces spécialisés ; que ce soient par exemple des médiathèques, des Cyber centres et autres espaces dédiés au Numérique.

Ces Meet Up ont vu se fédérer aux premiers projets de Tiers Lieux, plus spécifiquement créés comme espaces de coworking des projets consistant à transformer des espaces existants en potentiels Tiers Lieux. C’est le cas d’espaces numériques et autres Cyberespaces créés dans un premier temps à l’initiative de collectivités territoriales. Plusieurs raisons, tenant notamment au désengagement des collectivités territoriales pour ces espaces, ont abouti à ce que ces espaces soient dans la nécessité de trouver des nouvelles finalités, de nouvelles activités et d’autres ressources permettant leur viabilité économique. Il en est de même avec les centres sociaux. Il en est aussi de même de lieux culturels, préalablement institués come lieux de diffusion culturelle, et qui prennent la voie d’une redéfinition de leur raison d’être.

La plateforme ouverte de partage d’expériences que constituent ces Meet Up permet cette fédération des initiatives en même temps que la mutualisation et le partage de ressources communs.

Plus récemment, la communauté des porteurs de projets de Tiers Lieux s’est constituée en association, la Compagnie des Tiers Lieux, formant réseau et se posant en ressources pour les Tiers lieux développés en Hauts de France. Elle a reçu pour cela un soutien financier de Métropole Européenne de Lille.

 

  1. Le rapport au travail, l’expérience du travail coopératif, de la coopération économique et de la réciprocité

Un questionnement sur le sens du travail est la plupart du temps à l’origine de l’intérêt porté aux Tiers Lieux. Par bien des aspects, les tiers lieux peuvent être examinés sous l’angle des rapports de coopération qui s’y expérimentent. Le paradoxe est ici que l’extension du marché et des échanges marchands qu’il suppose, à l’ensemble des activités sociales semble aller de pair, dans les représentations qui se font jour dans l’espace public, avec une valorisation de la coopération dans les relations sociales. Certes, ce que supposent de rapports de travail de type véritablement coopératif n’est pas vraiment explicité. Cela conforte toutes les ambiguïtés dans la mise en avant du terme de collaboration, notamment associé dans l’économie dite collaborative (Carballa, Coriat, 2017).

De fait, la mise en œuvre des activités dans les tiers lieux, coïncide souvent avec une conception du travail qui remet en cause cette théorie économique orthodoxe qui veut que le travail n’ait d’autre valeur que le salaire. Le clivage qui pouvait perdurer, même s’il est de plus en plus questionné, au sein du monde des associations, entre salariat et bénévolat, est de fait mis en cause dans les contextes expérimentaux des tiers lieux. S’ouvre ainsi un débat sur d’éventuelles rémunérations pour ce qui est désormais identifié comme des contributions à l’œuvre commune. Cette distinction entre bénévolat et salariat prend son sens au regard de la valeur d’échange attribuée au travail, distinction qui sera centrale pour envisager la viabilité économique des tiers lieux.

Elle n’épuise pas le sens donné au travail sous l’angle de sa valeur d’usage que l’on peut appréhender sous trois dimensions spécifiques : une dimension de l’ordre de l’expressif, un caractère public et une nature politique (Ferreras, 2007).

Au regard de cette dimension expressive, il est le support et producteur de sens dans la vie de celui qui travaille. Cette dimension va à l’encontre des réductions instrumentalisantes du travail et confère une forme explicitement publique et politique du travail dans l’espace public. Mais, ces rapports au travail, exprimés au travers des activités, ne se comprennent que dans le cadre d’une prise de position éthico-politique. Dans de nombreux cas, ils débouchent sur des activités d’utilité sociale et des prises de position dans l’espace public.

Le travail ne peut pas non plus être réduit aux tâches dont il permet la réalisation. La conception et la mise en œuvre, par les personnes qui s’investissent dans les tiers lieux, de leurs projets et activités montrent de profonds décalages entre niveaux de formation, statut d’emploi et situations de travail par rapport aux normes de travail existantes. Certains assurent des tâches d’intérêt général relevant de la gestion collective des lieux où ils développent souvent leurs projets et activités. Ces tâches sont revendiquées comme telles et pas seulement parce que les organisations sont émergentes et fragiles. Elles sont affirmées comme un changement dans le rapport au travail professionnel et domestique et comme une prise de position vis-à-vis de la division sociale et sexuelle du travail (Ferreras, 2007, p. 62). Le travail a aussi une dimension publique. Certes il est encore largement assimilé à la sphère privée, mais il s’opère souvent dans ou en relation avec l’espace public et ce quelle que soit la définition que l’on donne à la sphère publique.

Les relations de travail qui caractérisent ces activités, participent d’un régime d’interaction démocratique de plus en plus revendiqué comme tel par les acteurs eux-mêmes (idem, p.96). Les enquêtes le montrent, les acteurs des tiers lieux sont vigilants sur le traitement des personnes par rapport à un projet démocratique d’égalité de traitement de tous comme citoyens et par rapport à de possibles discriminations. L’institution du « social » avait déjà marqué une première étape dans la sortie du travail de la seule sphère privée, dans une pensée opposant régime public et régime privé, les activités développées au sein des tiers lieux mettent le travail au cœur des interactions citoyennes.

Les modes de conception et de mise en œuvre des activités au sein des tiers lieux montrent (Ferreras, idem, p. 129 et suivantes) que le travail qu’elles supposent a bien une nature politique. Chacune des activités proposées et des situations de travail générées est l’objet d’une prise de position par rapport à une insertion et à un positionnement au sein de collectifs d’action. Alors ce travail est indissociable d’opérations de jugement éthico-politique. Le recours fréquent aux outils de travail collaboratif/coopératif montre l’impact du délibératif au cœur même du travail d’élaboration des projets. Mais il s’exerce parce que les acteurs déploient leur singularité en osmose avec les collectifs d’action auxquels ils participent. Ces collectifs sont les acteurs essentiels des processus de sélection des options, d’argumentation, de validation et de formalisation des jugements. En fait, là où une analyse classique du travail mobiliserait les notions de tâche et de compétence, l’analyse du travail de ces contextes de tiers lieux privilégie les micro processus de jugement (sélection, argumentation, validation,). Toute dynamique de capitalisation, mutualisation et diffusion des expériences qui y sont menées y trouvera ses ressorts. C’est pour cela que l’instauration de rapports de coopération représente un enjeu, souvent un objectif affiché en tant que tel, mais pas toujours un résultat atteint.

En effet, les tiers lieux sont loin de n’être caractérisés que par des rapports de coopération. Par bien des côtés, les situations de travail « en solo », au fondement de l’engouement pour les espaces de coworking, parmi les premiers tiers lieux, pouvaient même nous montrer les coworkers comme une nouvelle figure du travailleur indépendant comme passager clandestin de dispositifs apparemment collectifs. Cela pouvait même illustrer ce que certains décrivent comme le résultat d’une véritable « épidémie de solitude » (Laurent, 2018). De nombreux travaux empiriques ont établi que des acteurs sociaux, dans des jeux similaires à ceux qui s’exercent au sein des tiers lieux, se comportent dans 30% des cas comme des passagers clandestins, ceux qui tirent parti des dispositifs collectifs sans s’impliquer dans des processus coopératifs, comme des coopérateurs conditionnels dans 50% des cas et pour 20% d’entre eux comme des « altruistes » coopératifs (Laurent, 2018, p.129).

On pourrait montrer en quoi les expériences de travail coopératif, lorsqu’elles sont menées en tant que telles, renvoient à des modes de valorisation économique qui privilégient des rapports de réciprocité (Cordonnier, 1997). De la même façon, on pourrait argumenter que les tiers lieux peuvent être interpréter sous l’angle des espaces de réciprocité relationnelle que forment les communautés qui en sont à l’origine (Mahieu, 2018a).

 

 

  1. Les lieux d’un « entreprendre en communs »

L’organisation de la réflexion collective sur les projets des uns et des autres, menée par des méthodes dites d’intelligence collective, est un élément décisif de ce type de mobilisation. Un vocabulaire s’invente pour caractériser ces pratiques (par exemple  « Sprint », ou « Minga » lorsqu’il s’agit de travailler collectivement sur les projets individuels). Une autre question est celle des choix dans les modalités de gouvernance interne de ces lieux. Plusieurs logiques s’expérimentent. Certains lieux adoptent le modèle de l’association, parfois celles des nouvelles structures portées par l’ESS, les SCOP ou plus récemment les SCIC. D’autres expérimentent des modes de décision recourant à des outils, souvent des logiciels libres, par exemple le système Loomio. Dans tous les cas, des questions se posent quant aux rapports établis entre les modalités de la gouvernance du lieu avec celles de chacune des activités développées par les porteurs de projets hébergés. Ces questions ne trouvent pas toujours des réponses et même ne sont pas toutes explicitées. Elles peuvent alors être réduites à l’application des seuls modèles organisationnels et décisionnels qui font aujourd’hui déjà l’objet d’un outillage méthodologique.

Un lien est à établir entre cette diversité de modalités d’action, d’organisation et de gouvernance et les positions ou postures de ceux qui en sont les initiateurs, les protagonistes engagés et les utilisateurs à leur différent degré d’implication. Mais l’apparente unité des éléments de langage qui semble présider aux débats masque des pratiques professionnelles et des comportements politiques notablement différents.

Les processus d’incubation opérant dans ces lieux renouvellent les logiques de l’ « entreprendre ». Ces logiques doivent être envisagées sous l’angle de la transformation des individus qui s’y engagent et construisent leur singularité personnelle (Martucelli, 2010). Elles doivent tout autant l’être sous l’angle de la dynamique des projets individuels et collectifs de création d’activités qui s’y révèlent.

Les tiers lieux sont des lieux importants de prise d’initiatives. La notion d’initiative, surtout celle visant la création d’activité et plus encore d’entreprise, est souvent perçue comme un parcours individuel. Ainsi les dispositifs institutionnalisés d’appuis sont mobilisés en soutien aux individus. Mais, ces tiers lieux nous montrent que ces individualités sont indissociables des collectifs dont elles sont membres. Elles sont tout autant construites par ces collectifs qu’elles ne les construisent. Pour comprendre les logiques d’incubation et de création d’activités dans ces contextes, il faut déporter l’analyse de la seule prise en compte des projets, vers la dynamique projective des collectifs. Il ne s’agit pas de considérer qu’il n’y a de projets que collectifs ; parce que, paradoxalement, les individualités singulières au sein des collectifs sont des acteurs projets, des leurs, de ceux des autres, de ceux aussi non encore appropriés (Burret, 2015).

Les méthodes de création et d’élaboration collectives sont mises en avant, souvent plus encore que les projets eux-mêmes. Le travail en commun sur les usages susceptibles de faire l’objet de création peut changer et être orienté vers d’autres projets, menés personnellement mais aussi collectivement, tant ce qui est privilégié c’est la dynamique collective porteuse de réalisations singulières pour les individus rassemblés en collectifs. Le modèle de travail mis en avant est celui de la contribution. C’est à cette aune que s’expérimentent de nouvelles formes d’évaluation des contributions au développement des projets et leurs rémunérations. C’est aussi au travers de ce prisme que seront recherchés les éléments permettant la viabilité économique des projets de nouveaux usages élaborés. D’autres tensions pourront apparaître à ce niveau lorsque différentes logiques de valorisation seront mobilisées. Une référence à l’économie « contributive » ou « collaborative », «  en communs », mais peu explicitée en termes de logiques de valorisation, pourra masquer des économies politiques distinctes. Le recours à la terminologie de l’ « entrepreneuriat social » ne les explicitera pas davantage. Seule la référence explicite et instruite à un entreprendre en communs, pour balbutiant qu’il soit, fera une différence nette (Mahieu, 2018b).

On comprend alors que les acteurs porteurs de ces lieux soient à la recherche de nouvelles formes de capitalisation des expériences et sollicitent les acteurs publics pour que soient inventés les appuis institutionnels à ces processus qui circonscrivent un nouvel entreprendre en communs. C’est l’un des thèmes majeurs sur lequel s’opère le rapprochement avec les organisations constitutives du mouvement de l’économie sociale et solidaire -l’ESS-, ne serait-ce que pour solliciter de façon concertée les institutions publiques, les collectivités territoriales en tout premier lieu.

 

 

En guise de conclusion : Les tiers lieux, constitutifs d’un espace public alternatif ?

Déjà, au regard de leurs processus d’incubation, les tiers lieux sont des supports de socialisation. Ce sont aussi des plateformes permettant le développement d’un capital informationnel pour leurs usagers (Burret, 2016). Mais, plus encore que le développement d’espaces de socialisation, la mise en réseaux des tiers lieux ne traduit-elle pas l’émergence d’un sous espace public spécifique ?

Cette mise en réseaux participe-t-elle d’un espace public au sens d’un contexte de légitimation politique, d’une communauté politique et d’une scène d’appui du politique ? Plus précisément, il s’agirait d’un espace public oppositionnel et d’un sous espace public dominé (Fraser, 1992). Définir un tel espace, c’est définir un agir en communs fait de modalités d’action collective et de pratiques de citoyenneté économique en cohérence. Cette exploration d’un sous espace public dominé est aussi l’investigation d’une communauté d’acteurs, porteurs, fédérateurs de projets. Ces acteurs se positionnent en représentants et porte-parole de groupes sociaux locaux. Mais ces derniers ne s’identifient pas forcément et, à coup sûr, immédiatement comme acteurs collectifs, et n’ont pas le niveau d’engagement collectif et de mobilisation que les porteurs de projet laissent parfois entendre. Cet agir collectif en communs est potentiellement celui d’une collection d’individualités qui présentent des caractéristiques objectives et de représentation similaires, mais aussi beaucoup de différences. Leur commun est de partager ce sous espace public, fait de lieux et de liens ; des lieux dédiés aux relations (réunions, ateliers, mais aussi convivialité), des liens qui sont le partage d’actions communes, mais aussi des activités à finalité économique, des dispositifs de rémunération, également des comportements associant vie de travail et hors travail. Ces acteurs porteurs de projets, s’ils doivent être distingués des communautés locales (les habitants, citoyens, usagers des communs potentiels), n’en sont pas moins souvent aussi les habitants et usagers des mêmes espaces urbains, des mêmes quartiers. Les différences de niveau de vie entre les porteurs de projet et les habitants de référence ne sont pas si grandes. Ce qui les différencie relève davantage des parcours socio-scolaires et des trajectoires sociales. Nous faisons ici, concernant les acteurs porteurs et accompagnateurs de projets, l’hypothèse de parcours de déclassement social, ou, tout au moins, de moindre positionnement social, comme base de leurs positions et postures sociales. L’analyse de cet agir en communs est tout autant celle de leurs positions et postures que celle de leurs actions au nom de communautés qu’ils disent représenter. Cependant, s’il y a décalage dans les capacités d’action au sein du sous espace dominé qu’ils façonnent et, de façon plus difficile, dans l’espace public dominant, l’avenir de leurs positions est pourtant lié à celui des groupes qu’ils représentent. C’est tout l’enjeu social et politique que pourrait représenter le développement des tiers lieux.

 

Bibliographie

 

Anderson C., Makers: The New Industrial Revolution, London, Randon House Business, 2013.

Burret A. (2015), Tiers Lieux, et plus si affinités, Paris, Editions FYP.

Carballa B., Coriat B. (2017), « Communs et économie collaborative », dans  « Dictionnaire des biens communs », sous la direction de M. Cornu, F. Orsi, J. Rochfeld, Paris, PUF.

Cordonnier L. (1997), Coopération et réciprocité, Paris, PUF.

Ferreras I. (2007), Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, Paris, Presses de Sciences Po.

Fraser N. (1992), “Rethinking the Public Sphere: A Contribution to the Critique of Actually Existing Democracy”, in Calhoun G. (ed.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge, Ma, the MIT Press.

Laurent E. (2018), L’impasse collaborative, Pour une véritable économie de la coopération, Paris, Les Liens qui Libèrent.

Lextrait  F. et Kahn F. (2005), Nouveaux territoires de l’art, Paris, Editions Sujet/Objet.

Mahieu C. (2018a), « Communauté, espace de réciprocité relationnelle : Espace public, économique, dans une économie des communs », https://christianmahieu.lescommuns.org/

Mahieu C. (2018b), « Pour entreprendre (la mise) en communs : L’accompagnement pair à pair ?», https://christianmahieu.lescommuns.org/

Martuccelli D. (2010), La société singulariste, Paris, Armand Colin.

Oldenbourg  R. (1999), The great good place, New York, Marlowe & Company.

White H. (2011), Identité et contrôle : une théorie de l’émergence des formations sociales, Paris, Editions de l’EHESS.

Entrepreneuriat étudiant et tiers lieux : Lorsque la dynamique de création d’activités des étudiants rejoint celle des tiers lieux…

Relayant des politiques publiques nationales et européennes, l’université affirme donc comme l‘une de ses missions d’encourager les étudiants à devenir entrepreneurs et donc, pour cela, de les aider dans leur démarche de création d’entreprises.

Pour cela, des ressources sont mobilisées, financées dans le cadre de dispositifs publics, locaux, nationaux, voire européens. Des espaces ont ainsi été dédiés à l’accueil et à un début d’accompagnement de projet dans des locaux universitaires. A l’échelle de la Métropole de Lille, cela s’est traduit par la création d’espaces dédiés, appelés HubHouses, sur les différents campus de l’Université.

Aujourd’hui, ceux qui impulsent ces politiques et portent ces dispositifs de financement au sein des institutions et des collectivités territoriales (la MEL, par exemple) ainsi que les responsables des espaces universitaires d’appui à la création d’entreprises s’interrogent sur l’opportunité de faire converger ces dispositifs par la mise en place d’espaces communs et en réseau ainsi que la volonté d’instaurer une culture commune à ces espaces.

Pour cela, ce qui fait le succès actuel des Tiers Lieux est envisagé pour donner une nouvelle raison d’être à des espaces HubHouses qui visent à soutenir une dynamique de création d’activités.

Plusieurs raisons sont avancées par ceux qui tentent de les animer. Un atelier de réflexion les réunissant a ainsi débouché sur plusieurs constats.

Le créateur se retrouverait seul dans son projet de création. Cela ne devrait pas étonné ceux qui, dans l’animation de ces espaces, valorisent des positions et postures sociales, celle de l’entrepreneur notamment, qui privilégient l’acteur individuel dans des rapports de compétition.

De la même façon, ils se préoccupent des difficultés qu’éprouvent ces mêmes individus à avoir un accès rapide et à faibles coûts de transaction à des informations pertinentes.

En effet, on pourrait penser que leurs problèmes pourraient se réduire à de l’accès à des informations ou la recherche de complémentarités dans les  connaissances et les compétences à mobiliser dans leurs projets. Et pour cela il faudrait du réseau et plus encore de la proximité pour assurer ces complémentarités. Les appuis publics et leurs dispositifs d’aide à ces dynamiques individuelles semblent ne plus être suffisamment opérants face à la transformation des conditions de création d’activités. Ces conditions ne supposent elles pas, dans nombre de cas, de rencontrer les attentes de « publics » clients qui se pensent de moins en moins comme des clients mais de plus en plus comme des usagers partenaires ?

De fait, les étudiants sont présents dans les tiers lieux existants. Les raisons en sont diverses.

Ils pratiquent les tiers lieux à l’occasion de stages, puis en situation de chercheurs coworkers, puis en tant que porteurs de projets hébergés dans des lieux, puis de porteurs / créateurs de lieux.

Que vont-ils y chercher ?

Certes, on pourrait montrer qu’ils y cherchent des espaces et des conditions de travail que, ni les locaux universitaires, ni leurs propres espaces de vie et de logement, ne leur offrent parfois. On aurait pu montrer, il y a encore quelques temps, qu’ils y cherchaient des moyens matériels de communication qui leur faisaient défaut : du haut débit, différents services d’aide à la création, etc.

Mais, en fait, on montrerait aisément que ces créateurs, acteurs économiques en devenir, dans leurs mise en relations, recherchent avant tout, certes des échanges de connaissances et compétences, mais surtout des interactions créatrices de capacités d’action partagées.

Ce sont alors des problèmes de coopération qui se posent et qu’il faut analyser en tant que tels, entre acteurs investis dans des activités qui ne peuvent se contenter de transactions et de relations économiques simplifiées et tarifées. Il s’agit ici d’échanges d’une autre nature, celle de la coopération.

Il ne s’agit de dire ici que la forme organisationnelle et économique ne pourrait être que la structure de type coopérative, et que l’on assimilerait de plus à la société coopérative de production. Mise exclusivement en avant celle-ci représenterait une espèce de nouvelle norme, alternative aux structures classiques de l’entreprise, et aux formes d’organisation de type associative. La priorité mise à des rapports de coopération ne prédétermine pas le type de trajectoire organisationnelle que les porteurs de projets, institués en  acteurs économiques, se donnent. Les configurations peuvent être de ce point de vue très diversifiées.

Plutôt que de se polariser sur la question de la structure institutionnalisée de l’organisation économique résultat de l’action de création d’activités trouvant sa viabilité économique, il conviendrait de s’interroger sur d’autres questions préalables qui conditionnent les processus de création.

Il faudrait aller envisager, par-delà la question de la crise de l’emploi, celle de la crise du travail, du rapport au travail. Cette crise du rapport au travail est aussi celle de l’engagement et donc de ce qui se joue dans les processus de création. A cette crise du travail correspond celles de la capitalisation et du financement, la crise de l’utilité sociale de ce qui est créé.  La question de la responsabilité est au cœur des processus de création. Comment concilier anonymat (dans les SA) et responsabilité limitée (dans les sociétés du même nom) au moment où se pose la question des « entreprises à mission » qui n’est que l’une des manifestations de la crise de l’affectio societatis. La question déborde le simple ralliement à l’une ou l’autre des alternatives proposées par l’économie sociale et solidaire (l’ESS).

On pourrait montrer que ce qui discrimine particulièrement les tiers lieux et les projets qu’ils hébergent est en tout premier lieu l’importance qu’ils accordent, pratiquement et pas seulement dans les discours, à des réponses par la coopération ; des démarches et processus qui se fondent  sur le partage de ressources,  la mise en commun, la gestion démocratique des processus de coopération pour la création d’activités.

Face à cela, les modèles de la création entrepreneuriale hébergée par les universités pourraient sembler réducteurs.

 

Faut-il créer des espaces « entrepreneuriat étudiant » mutualisé entre les institutions universitaires et dédiés aux étudiants entreprenants ?

Ou ne faut-il pas renforcer la capacité d’entreprendre des tiers lieux, existants ou en développement, qui sont déjà sur cette dynamique de création d’activité, en facilitant l’insertion d’étudiants dans les communautés entrepreneuriales que constituent ces tiers lieux ?

Une des difficultés à traiter est le phasage et la temporalité des projets de création par rapport à la temporalité des situations d’étudiants.

Une autre est celle de la validation des parcours de formation et de la valorisation professionnelle des étudiants en rapport avec les projets et activités créées, développés au sein de ces communautés entrepreneuriales. On voit que le débouché professionnel et socioéconomique pourrait être assez diversifié. Cela pourrait être celle de l’acteur économique autonome, en position indépendante, pas forcément en posture d’entrepreneur, mais dans une interdépendance de nature coopérative avec d’autres acteurs et d’autres arrangements/organisations économiques.

Dans tous les cas, Tiers Lieux et Université doivent envisager la nature de leurs partenariats.

 

 

 

Accompagnement et création d’activités, les appuis publics à l’entreprendre et à la mise en communs : Enjeux et tensions

Introduction

De nouvelles pratiques de création d’activités et d’ « entreprendre » émergent. Elles mettent en avant des formes d’accompagnement des individus et des projets qui se veulent collectives ou destinées à des collectifs. Parfois, elles correspondent à un déni de l’accompagnement individualisé ou d’un accompagnement qui ne concernerait qu’une seule personne, même porteuse principale d’un projet. Elles font aussi parfois référence à des rapports, dits, de pairs à pairs  dans lesquels les « collectifs » seraient les accompagnateurs d’autres. Les notions mises en avant seront celles du partage de l’expérience et de la mutualisation des ressources. Mais ces pratiques émergentes ont à se caler avec des logiques d’appuis publics à la création d’activités qui perdurent. Certes, les dispositifs en appui aux formes de l’entreprendre et les logiques d’accompagnement qui les mettent en œuvre connaissent des transformations sous la pression de ces nouvelles pratiques. Mais, par-delà les intentions d’appuyer d’autres parcours de création, par exemple ceux qui prônent des démarches alternatives au titre d’une économie solidaire ou basé sur des communs, les dispositifs institués et leurs formes d’accompagnement persistent. Les projets porteurs de finalités alternatives (solidarité, ressources en communs…) doivent alors prendre les chemins sinueux d’un parcours qui les fera ruser avec les objectifs et les contraintes de ces dispositifs d’appui, en utiliser certaines modalités, rendant possible des financements par exemple, tout en tentant de les réadapter à leurs finalités. Souvent, par-delà les intentions affichés, la force normative des dispositifs les fera prendre un autre chemin que celui envisagé au moment de la prise d’initiative. Mais dans le même temps, l’ensemble des formes d’appui à l’entreprendre qui s’est instituée depuis les années 1980 au titre de l’ « entrepreneuriat » n’est pas sans connaître de notables transformations face aux conditions nouvelles de la création d’activités dans une crise du rapport au travail, du financement par capitalisation, et dans un contexte où la question de la responsabilité sociale des entreprises est davantage posée, à défaut d’être majoritairement entendue.

Comment comprendre les tensions qui se font jour ? Comment cela modifie-t-il les logiques des appuis à l’entreprendre et les dispositifs d’accompagnement qui les mettent en œuvre ? Quels sont les effets de ces transformations sur ces dispositifs et sur ceux qui en sont les promoteurs et les opérateurs ? En quoi les pratiques émergentes de création d’activité modifient-elles les dispositifs existants ou suscitent-elles des dispositifs alternatifs ?

 

Les paradoxes de l’ « accompagnement »

La notion d’ « accompagnement » est désormais mise en avant pour tous les dispositifs en appuis des démarches de création d’activités. De fait elle joue un rôle clef dans la prise d’initiatives solidaires et les projets collectifs. On pourrait n’y voir que la transmission de compétences et de méthodologies pour des populations déficitaires de capacités d’action collective et de projection dans de nouvelles activités. Ce serait ne pas comprendre le rôle que jouent ces méthodes et compétences en appui à l’entreprendre que de ne voir que cette dimension méthodologique, technique.

L’accompagnement est une mise en forme du projet d’entreprendre. C’est le choix d’un agencement socio organisationnel et d’une modélisation économique. C’est aussi un mode de positionnement sociologique dans un univers professionnel et de reconnaissance dans l’espace public. Par-delà les argumentaires par lesquels les dispositifs d’accompagnement sont institués et financés, toujours au nom d’une neutralité axiologique, ils jouent un rôle majeur dans la construction des individus et des collectifs en tant qu’acteurs économiques.

La notion d’ « accompagnement » est centrale pour tous ceux qui s’intéressent à l’action publique. Elle a supplanté celle d’assistance et d’animation. Son recours s’étend des contextes qui l’ont vue émerger à propos des situations de formation vers de nouveaux contextes et de nouvelles catégories sociales cibles ; les populations en difficulté, ou, tout au moins, en profonde transition sociale ou socioprofessionnelle. Cette notion croise celles d’initiative et de prise d’initiative. On peut même considérer que toute initiative solidaire n’est perceptible, et ne peut impacter l’espace public, que dans la mesure où il y a accompagnement ; que cet accompagnement concerne le ou les porteurs de cette initiative ou le projet qui lui correspond. S’interroger sur les formes prises par cet accompagnement en revient à s’interroger sur les processus de prises d’initiative eux-mêmes. Comment interpréter l’importance donnée à ces notions, quels enjeux cela recouvre-t-il ?

Alors que de nombreuses initiatives, qualifiées de solidaires et de citoyennes, se font jour, leur dynamique et leurs contenus peuvent varier. Mais ce terme d’initiative souligne le fait que des personnes entrent en interactions, se rencontrent, se lient pour porter collectivement un projet, une action projetée, s’efforcent de se faire reconnaître dans cet acte collectif, se donnent un minimum d’organisation collective, formelle ou informelle, cherchent à financer cette action, etc. Les acteurs publics et les medias en soulignent l’impact dans l’espace public. Ces initiatives, quel qu’en soit l’objet, sont présentées comme émergentes et comme des réponses fragiles à la perte de lien social, à l’individualisation et à la destruction des grands systèmes de socialisation. Elles sont aussi décrites comme toujours susceptibles d’être remises en cause. Parfois le lien est fait avec d’autres contextes d’émergence de telles initiatives, plus anciens, par exemple à l’origine du mouvement associatif, ou ailleurs dans le monde.

Que recouvre le phénomène « accompagnement » ? Quelles en sont les pratiques concrètes ? Quels dispositifs permettent-ils de les rendre possible, de les activer, de les financer ? Quels sont les profils, les positions, les postures, les parcours de ceux dont c’est l’activité principale ou qui en font métier ?

Il apparaît bien que l’on a affaire à un phénomène important, ne serait-ce que du point de vue des financements qu’il mobilise. Il occupe une place déterminante pour assurer le déploiement d’une forme d’action publique et pour rendre possible des dynamiques d’actions collectives. Il a de fortes répercussions sur les types d’engagement des citoyens, sur leurs comportements et leurs pratiques dans l’espace public. Il peut être appréhendé sous ses trois aspects : les pratiques générées, les dispositifs qui rendent possibles ces pratiques, les acteurs qui en sont les créateurs et les opérateurs. Une sociologie du, ou des, monde(s) de l’accompagnement est alors indispensable à la compréhension des dynamiques socio politiques qui se jouent sur cet espace. Il faut alors s’interroger sur les paradoxes et les enjeux auxquels ces pratiques d’accompagnement correspondent. Ainsi, le moindre de ces paradoxes et enjeux n’est-il pas de recourir à de l’accompagnement pour participer à la construction d’une autonomie par l’action collective et de l’émancipation par rapport à des droits qui ont de la difficulté à se voir reconnus et à se mettre en œuvre ? Un autre de ces paradoxes n’est-il pas celui qui voit dans des dispositifs financés par les institutions le moyen d’une autre logique d’institution ? Au moment où les questions du travail, de l’emploi, mais aussi celles de la création d’activités et d’entreprises, occupent le devant de la scène publique mais où les actions collectives peinent à se structurer et à se fédérer, comme cela a pu se faire dans le passé, il devient urgent de mieux comprendre les dynamiques socio politiques dans lesquelles les pratiques d’accompagnement interviennent.

 

Extension des mondes de l’accompagnement : les bases d’un consensus

Si les pratiques prolifèrent c’est parce que les dispositifs qui les promeuvent et les financent sont eux-mêmes nombreux. Ces dispositifs sont portés par des agents en charge de leur conception, de leur financement et de leur supervision. Ils sont mis en œuvre par une diversité d’acteurs sociaux dont c’est le métier et/ou la raison d’être, souvent ce qui constitue aussi, soit l’emploi, soit l’essentiel de leur revenu.

Elles sont prépondérantes dans les politiques de soutien à la création d’entreprise qui sont en fait souvent prioritairement des politiques de lutte contre le chômage par la création individuelle de son propre emploi.

Nous les retrouvons à l’œuvre dans les politiques de l’action sociale avec les pratiques de l’action sociale, assistance sociale, celles des CAF (caisses d’allocations familiales) et des Départements. Nous les retrouvons aussi mobilisées dans les nouvelles politiques d’emploi.

Ainsi, l’accompagnement est partout. La notion est désormais indissociable de toute politique publique. Elle résiste même aux  dénonciations dont font l’objet certaines politiques en direction des plus défavorisés au nom du refus de l’assistance. Elle fait consensus. Dire cela, c’est déjà signifier que, des politiques publiques sont nécessaires, qu’elles le sont du fait de la crise de certains processus de socialisation qui assuraient une qualité d’interactions et de liens sociaux que les politiques publiques outillées de dispositifs d’accompagnement s’efforcent de recomposer. Parler de consensus, c’est alors dire qu’un constat a mimima est partagé par la grande majorité, que les pratiques qui la mettent en œuvre se généralisent et ne sont plus alors objet de discussions. L’accompagnement, ses différentes formulations, les pratiques dont elles sont l’objet, les acteurs qui les mettent en œuvre, constituent  un champ idéologique et politique inscrit dans l’espace public.

Les métaphores du « cheminement », du « partage du pain, en chemin… », tiennent lieu de problématique, voire de théorie. Elle s’enracine dans une mise en perspective de la relation pédagogique. Proche alors de la relation établie dans les actions de formation, nourrie des développements sur les dispositifs de formation action, elle se dégage de l’inculcation pour aller vers du développement autonome. Il s’agirait alors d’une nouvelle pédagogie de la norme et de l’institution. L’accompagnement serait alors le produit des transformations en parallèle des politiques éducatives et des institutions de formation. Il serait aussi le produit des politiques publiques visant la jeunesse, de l’éducation à l’animation.

Une autre de ces évidences, de nature à différencier tout accompagnement de pratiques de développement personnel ou de « coaching », serait son caractère collectif. Le processus d’accompagnement ciblerait et agirait en relation avec un groupe, un collectif et non plus avec des individus juxtaposés, au titre d’un « public » cible, comme dans nombre d’actions générées dans le cadre de politiques publiques. Ce qui est alors mis au compte de l’accompagnement se ressource de pratiques et de développements théoriques déjà largement développés au titre de la pratique de la dynamique des groupes et de toute une psychosociologie de la relation. Le monde de l’accompagnement permet alors un approfondissement de ces techniques, de ces développements idéologico pratiques exprimés en termes de facilitation, d’intelligence collective, etc.

Les dispositifs d’accompagnement sont variés, ou tendent à se diversifier. A ceux de l’entrepreneuriat, promus à partir des années 1980 et qui ont depuis outillés le « monde » de la création d’entreprise, se sont ajoutés ceux de l’entrepreneuriat dit social, puis ceux qui visent à soutenir la création d’activités, souvent impulsés par des processus associatifs, mise en tension par la nécessité désormais requise de déboucher urgemment sur une valorisation marchande des activités et des emplois créés.

Plus récemment, des dispositifs d’accompagnement à la création d’activités s’expérimentent qui s’émancipent de ces objectifs de valorisation marchande exclusive et à court terme. Ils s’inscrivent dans des politiques destinées à promouvoir un « entreprendre autrement », visant prioritairement des populations éloignées des conditions socio-économiques de l’entrepreneuriat mises en avant précédemment. Ils visent une viabilité économique des activités créées, dans un renouvellement de l’argumentation, en matière de financement, de mobilisation de ressources et d’ouverture des logiques de valorisation économique. Ces dispositifs sont souvent associés à des politiques publiques axées sur le développement des quartiers et des territoires, dits, en transition, par exemple. On les retrouve dans les actions sur les quartiers prioritaires « politique de la ville »,  sur le thème de la « ville renouvelée », avec des financements qui  associent les collectivités territoriales à la Caisse des Dépôts et Consignations.

Ces dispositifs s’ajoutent ainsi à ceux de l’entrepreneuriat classique qui continuent de mobiliser la majorité du financement en soutien. Ces derniers continuent de représenter la face instituée et légitimée du soutien public à une création d’activités indissociable du modèle économique de l’entreprise capitalisée par des formes capitalistes ordinaires, mais dont les structures, pour évidentes et « naturelles » qu’elles soient présentées, n’en constituent pas moins un moment daté de l’histoire sociale et économique.

Mais, par bien des aspects, les modèles d’organisation et de structuration des « entreprises » sous-jacents à la création d’entreprise apparaissent pour le moins déstabilisés et en forte évolution. L’urgence de nouveaux rapports au travail s’exprime. La mise en avant de rapports qui, pour beaucoup, quelle que soit leur argumentation, renvoient à la coopération, en est la raison majeure. De plus, la faible création d’emplois ordinaires par défaillance du « marché de l’emploi » nécessite de construire des solutions hors marché. On constate la même déstabilisation des positions socio professionnelles notamment de ceux qui, au travers de ces dispositifs, tentent de se professionnaliser sur la mise à disposition sociale de ces dispositifs d’accompagnement.

Ainsi, en même temps que se diversifie la gamme des dispositifs d’appui aux parcours de création d’activités et les positions sociales de ceux qui en assurent la mise en œuvre en lien avec des populations elles-mêmes diversifiées, le discours et leurs référentiels concernant l’accompagnement font l’objet de notables approfondissements.

 

Les milieux et contextes de l’accompagnement, les mondes de la création d’activité, des champs différents : normalisation, fixation et transgression

Peut-on parler d’accompagnement sans faire référence au contexte dans lequel ses pratiques spécifiques interviennent ?

On constate une diversité de contextes constituant autant de « milieux » entrepreneuriaux, différents. Peut-on séparer les processus de création d’activités de ces contextes qui les voient éclore ? Certes, on peut voir ces processus comme une succession de relations inter individuelles d’aide et de soutien. Mais, ne risque-t-on pas alors de ne pas comprendre la dynamique qui initie la prise d’initiative et la construction progressive d’activités ? Cette dynamique s’opère par tout un ensemble de mise en interactions entre des individus participant à des fonctionnements collectifs de différents niveaux d’intégration et d’engagement.

Parler de « milieux » c’est une autre façon de parler d’  « écosystème ». La notion d’écosystème souvent employée, y compris par les acteurs et décideurs des politiques publiques, prend en considération l’existence de relations entre une diversité d’acteurs. Mais elle est peu souvent utilisée, par ces mêmes acteurs, pour qualifier la nature de ces mêmes relations. Ces relations relèvent-elles de la coopération, de la domination de certains sur les autres, voire de relations de prédation ? On peut même faire l’hypothèse qu’elle est mobilisée pour créer les conditions d’une cohabitation des acteurs en vue de les engager dans un projet collectif partagé, sur une base territoriale par exemple, tout en n’explicitant pas la nature de rapports qui peuvent être de domination ou de subordination, ou en les réduisant et normalisant en relations contractuels et transactions marchandes. Parler de « milieux », ou on pourrait parler de « champ » pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu, permet de faire l’hypothèse que ces relations sont explicitées et potentiellement reconstruites, ou pas, sur d’autres bases, privilégiant des rapports de coopération, de co construction ou de co création, par exemple.

Faire référence à des contextes, c’est avancer l’hypothèse que ces milieux créent leur environnement socio technique et institutionnel par la fabrique de leurs systèmes de relations et de positions socioéconomiques. Ce contexte est alors fait de liens, relations, de lieux d’interactions et coopérations, de dispositifs d’aide et d’accès à des ressources (matérielles, immatérielles, financières).

Chaque contexte est créé, et se donne à voir, au sein de l’espace public. A ce titre, il relève autant de logiques privées, relevant des systèmes d’action des acteurs sociaux, que publiques, en lien avec les  modes d’action publique et les dispositifs institutionnels spécifiques.

Les dispositifs dans lesquels opèrent des pratiques d’accompagnement sont censés ne pas intervenir sur le contenu des projets de création et n’apporter que des méthodes et des compétences neutres de tout enjeu social. Mais, de fait, ils sont outillés et argumentés pour faire coïncider des dynamiques d’action avec des modes d’organisation sociale et de valorisation économique spécifique, peu souvent explicités en tant que tels. Ainsi, ceux présentés comme relevant de l’entrepreneuriat véhiculent une logique d’action qui démarre par la mise en situation d’un « créateur » porteur d’une idée de produit/service susceptible de trouver une valorisation exclusivement marchande – Ce à quoi on identifie souvent le « modèle économique » – et dans le cadre d’une structuration juridique immédiate. La dynamique de création des activités s’inscrit dans une représentation de l’entreprise et de l’entrepreneur.

Ces dispositifs d’appuis à l’entrepreneuriat sont organisés à partir d’une représentation centrale de ce que doit être l’arrangement socio organisationnel « entreprise » et d’un mode de valorisation économique exclusive qui relèvent d’une normalisation socio –économique. Il s’agit bien d’un effet de normalisation qui est une simplification au nom d’une efficacité socio-économique à court terme.

Mais cet effet peut se révéler contradictoire avec certaines conditions spécifiques visées par les projets initiaux. C’est le cas lorsque ceux-ci sont développés sur base d’initiatives solidaires dont l’arrangement socio organisationnel généré par la démarche collective et la viabilisation économique supposent des démarches de construction d’acteurs économiques plus complexes et plus longues.

Une analyse tout à fait comparable s’impose s’agissant des politiques et des dispositifs d’aide à l’insertion professionnelle. Il faudrait envisager alors les conditions de mise en œuvre des modalités de l’ « insertion par l’activité économique » (IAE). C’est le cas avec les modalités déjà anciennes des entreprises d’insertion, bien reconnues au titre de l’économie sociale et solidaire (ESS), avec une création d’entreprise spécifique susceptible de trouver une rentabilité tout en intégrant des contrats d’emplois aidés. Mais, on pourrait regarder sous le même angle les créations d’entreprises, dites, inversées, les entreprises à but d’emploi (EBE), créées récemment dans le cadre du projet expérimental, dit « Territoire Zéro Chômeur » (TZC). Dans ce type de projets, portés en partenariat entre les institutions d’indemnisation du chômage, les collectivités territoriales et le secteur associatif, des emplois « normaux », en CDI, sont créés d’abord pour des chômeurs de longue durée qui doivent ensuite être accompagnés pour trouver des activités marchandes rentables pour faire perdurer l’entreprise. Dans les deux cas, le caractère très nouveau et innovant des dispositifs n’est vraisemblablement pas sans impact sur les personnes concernées qui retrouvent ainsi des capacités d’existence et d’action économiques. Néanmoins, la création d’entreprise et la formalisation des emplois créés demeurent dans les mêmes normes entrepreneuriales.

L’accompagnement des projets associatifs qui visent à la création d’activités pose les mêmes questions et sont confrontés aux mêmes enjeux. Les pratiques d’accompagnement interviennent dans une tension entre des processus de création correspondant à des objectifs d’utilité sociale, de modes coopératif de travail, parfois à des expérimentations en modes contributifs de rémunération des personnes impliquées, en lien avec la mise en question du bénévolat dans les associations, et les normes d’action induites par les dispositifs d’appui entrepreneuriaux financés par les institutions publiques.

Les processus de création et les appuis, dispositifs et modes d’accompagnement, qu’ils requièrent ne sont pas seulement plus complexes, parce que concernant plus d’acteurs dans de nouvelles interactions, et plus longs. Ils supposent aussi que soient transgressées et modifiées des logiques argumentatives. Ces logiques concernent les acteurs visés par les dispositifs. Le créateur n’est plus le sujet individualisé du parcours de création. Il est un acteur réinséré dans un contexte, une communauté, un collectif. Ces processus alternatifs impactent les arrangements organisationnels ; par exemple associant les usagers et les producteurs dans le développement des activités. Ils concernent enfin la valorisation économique ; par le recours à des modèles de réciprocité pour l’exploitation mutualisée de ressources comme base d’une valorisation associant des transactions marchandes à d’autres mode de financement et de revenus.

On voit que, face à cette complexité, le mode « start up » de création d’activité représente l’efficacité entrepreneuriale maximum, celle qui correspond le mieux aux logiques argumentatives basées sur une valorisation consistant à « écrémer » la valeur marchande immédiatement disponible sans se préoccuper d’autres constructions (arrangements sociaux sur base d’utilité sociale reconnue, viabilisation économique par la réciprocité sur base de ressources partagées). Le paradoxe est que ce mode, ou tout au moins cette appellation, à défaut de son mode d’action, est repris dans certaines initiatives de création d’activités développés par des communautés d’acteurs sur des bassins d’usages et de ressources spécifiques. On en a l’exemple avec un programme appelé « start up de territoire », dans les Hauts de France.

On pourrait analyser finement les parcours de création développés sous les modes de l’économie sociale et solidaire (ESS) avec les labels de l’entrepreneuriat dit social ou de l’entreprendre autrement, dans ce qu’ils relèvent de normalisation simplification des modèles de création et ce qu’ils introduisent d’ouvertures transgressifs dans les arrangements sociaux et les modes de valorisation.

Il y a nécessité de transgresser les modèles de création d’activités parce que les modèles de l’entrepreneuriat sont plus que prégnants, ils sont « fixants » pour reprendre les analyse d’Armand Hatchuel et de Benoit Weil à propos des régimes d’innovation.

L’entrepreneuriat peut alors être perçu comme un commun de la connaissance opératoire de création d’entreprise, fixant, et donc rendant difficiles d’autres modes de création en émergence. Le recours à des notions de « modèle économique» pourrait aller dans ce sens, comme celles de gouvernance et d’innovation sociale, si les enjeux n’en sont pas explicités.

L’utopie de l’entreprendre autrement, en communs par exemple, représenterait alors une issue possible. L’idée utopique socialise l’étrange et ouvre à la construction d’un commun de la connaissance, alternatif. Le brainstorming et autres exercices d’intelligence collective peuvent correspondre à des opérations de fixation, ou de restauration de la fixation, tout aussi bien qu’à des opérations disruptives de création d’alternatives. Mais, il n’y a pas de commun renouvelé sans altérité, sans une organisation de la dé fixation.

Qu’est ce qui s’expérimente dans les initiatives solidaires comme formes alternatives de viabilité économique, que les communs fixés au titre de la rationalité économique ne conduisent pas à leur normalisation ?

L’initiative présente un double aspect. D’un côté, c’est la banalité, l’évidence de la pratique réelle ; ce n’est pas autre chose que ce qui se pratique déjà, mais qui est inconnue, au sens où elle est connue de ceux qui la pratiquent, mais pas reconnue, qui ne participe pas au commun ordinaire légitime. D’un autre côté, c’est une création, le fruit d’une exploration qui nécessité une création, une dé fixation, une rupture, une prise de position, un processus émancipatoire vis-à-vis du commun.

S’il y a initiative, c’est qu’il y a un « pas de côté » du point de vue des pratiques dites économiques, une surprise qui fait dissensus. L’initiative suppose l’exercice du droit à l‘expérimentation.

Il n’y a pas initiative s’il n’y a pas d’écosystème créatif. Le recours à la notion d’innovation, et donc d’écosystème innovant, peut avoir un effet « fixant ». Il faut donc explorer les régimes fixants et les régimes d’altérité. Etudier les fixations, c’est aussi fabriquer un nouveau langage pour dire les choses explorées, inattendues, élément pour un nouveau corpus symbolique.

On pourrait faire l’hypothèse que l’économie et l’institution de la réciprocité pourraient être au centre de ce nouveau corpus symbolique.

 

Les tiers lieux, creusets d’un nouvel entreprendre ?

Les tiers lieux sont des espaces importants de prise d’initiatives. La notion d’initiative, surtout celle visant la création d’activité et plus encore d’entreprise, est souvent perçue comme un parcours individuel. Ainsi les dispositifs institutionnalisés d’appuis sont mobilisés en soutien aux individus. Mais, ces tiers lieux nous montrent que ces individualités sont indissociables des collectifs auxquels elles participent. Elles sont tout autant construites par ces collectifs qu’elles ne les construisent. Pour comprendre les logiques de création et d’incubation d’activités dans ces contextes, il faut déporter l’analyse de la seule prise en compte des projets, vers la dynamique projective des collectifs. Il ne s’agit pas pour autant de considérer qu’il n’y a de projets que collectifs ; parce que, paradoxalement, les individualités singulières au sein des collectifs sont des acteurs projets, des leurs, de ceux des autres, de ceux aussi non encore appropriés.

Les méthodes de création et d’élaboration collectives sont mises en avant, souvent plus encore que les projets eux-mêmes. Le travail collaboratif sur les usages susceptibles de faire l’objet de création peut changer et être orienté vers d’autres projets, mené personnellement mais aussi collectivement, tant ce qui est privilégié c’est la dynamique collective porteuse de réalisations singulières pour les individus rassemblés en collectifs. Le modèle de travail mis en avant est celui de la contribution. C’est à cette aune que s’expérimentent de nouvelles formes d’évaluation des contributions au développement des projets et leurs rémunérations. C’est aussi au travers de ce prisme que seront recherchés les éléments permettant la viabilité économique des projets de nouveaux usages élaborés. D’autres tensions pourront apparaître à ce niveau lorsque différentes logiques de valorisation seront mobilisées. Une référence à l’économie contributive ou collaborative, commune, mais peu explicitée en termes de logiques de valorisation, pourra masquer des économies politiques distinctes. Le recours à la terminologie de l’ « entrepreneuriat social » ne les explicitera pas davantage. Seule la référence explicite et instruite à un entreprendre en communs, pour balbutiant qu’il soit, fera une différence nette.

Lorsque ces caractéristiques sont actives, les tiers lieux concernés forment autant de points d’appuis à un nouvel « entreprendre » qui impacte autant les acteurs  porteurs de ces projets que les usagers ciblés. On comprend alors que ces lieux soient à la recherche de nouvelles formes de capitalisation des expériences et sollicitent les acteurs publics pour que soient inventés les appuis institutionnels à ces processus qui circonscrivent un nouvel entreprendre en communs. C’est l’un des thèmes majeurs sur lequel s’opère le rapprochement avec les organisations constitutives du mouvement de l’économie sociale et solidaire -l’ESS-, ne serait-ce que pour solliciter de façon concertée les institutions publiques, les collectivités territoriales en tout premier lieu.

 

Pratiques transgressives : l’accompagnement pair-à-pair

Le collectif, incubateur transformationnel émancipateur

Ces pratiques qui se font jour, notamment dans les tiers lieux, ne se présentent cependant pas, ou peu, comme autant de dispositifs d’accompagnement ; ou tout au moins elles ne font pas référence aux dispositifs de l’entrepreneuriat. Elles se mettent en œuvre souvent dans des contextes et lieux spécifiques de socialisation alternative, des tiers lieux, mais aussi des lieux publics, lieux culturels ou de sociabilité (des cafés citoyens, notamment). Elles relèvent des « résidants » plus ou moins permanents de ces lieux, ou de ceux qui en font des bases appuis de d’expression et de développement de projets.

Le mode d’entrée et d’interprétation de ces pratiques est moins la spécificité des projets que la dynamique et les interactions produites au sein de « collectifs » qui jouent un rôle d’  « incubateur » de processus de création d’activités.

 

 

L’accent mis sur les ressources dans une économie du développement durable

On peut faire l’hypothèse que ce qui pousse les acteurs à se réunir pour créer de nouvelles activités n’est pas, d’abord, ou surtout, un désir et une volonté d’expérimenter un nouveau mode de création. Il pourrait s’agir aussi, et peut être surtout de faire face à des difficultés de réalisation de besoins (espace de travail, alimentation alternative, accès à des données et des connaissances,…). Aussi, n’est-ce pas d’abord pour une raison idéologique que la question de l’accès à des ressources se trouverait posée. Et elle se trouverait alors posée, associée à celle du partage de ces ressources. La création d’activités suppose l’accès à des ressources et un accès individualisé n’est pas aisément envisageable ; l’acteur individuel ne pouvant y avoir aisément accès par le biais de relations sociales, par don, par héritage, par exemple. Malgré certaines possibilités offertes par les dispositifs d’aide à la création, il ne peut pas non plus y avoir accès par une transaction financière ou un prêt, à défaut de cautionnements sociaux. De fait, l’accès aux ressources nécessaires à la création, développement, pérennité des activités à créer, se trouverait posée dans un système de relations qui met les acteurs en contacts directs, hors des relations instituées et reconnues ; les relations dites de « pair à pair » devenant ainsi une sorte de nécessité et pas, d’abord ou seulement, une volonté de se tenir en dehors des fonctionnements institués par l’économie politique des rapports sociaux.

 

Partager des ressources pour construire des activités, un cheminement en communs

La création d’activités ne peut se passer des capitaux, financiers, mais aussi sociaux, culturels et symboliques, formés par ces ressources. Un accès réaliste pourrait ne passer que par la facilitation que représentent le partage et la mutualisation des ressources. Et, non seulement le partage et la mutualisation de ces ressources, mais aussi des  processus permettant de les constituer, de les gérer, de les maintenir et d’en assurer la pérennité.

A partir du moment où les processus de création d’activités sont initiés et rendus possibles par du partage ou de la mise en commun de ressources, on comprend que la question de l’utilité des activités créées, en biens et services, soient envisagée collectivement. Cette question, elle aussi, ne relèverait pas alors d’un seul point de vue idéologique et de représentations de la valeur éthique ou morale de ces biens et services visés, mais aussi des processus de construction des activités qui permettent d’y avoir accès.

L’enjeu social, et l’effet « dé fixant » de ces processus de création d’activités, pour et par des usages mis en commun, poserait alors d’une autre façon la question de l’utilité sociale. Celle-ci est surtout posée de façon substantive, en lien avec les caractéristiques des biens et services eux-mêmes. C’est par exemple le cas lorsqu’il s’agit de caractériser des biens alimentaires, avec la notion de « bio » par exemple. Ce qui est mis en avant ce sont les qualités du bien et pas la relation établie entre producteurs et consommateurs, et son éventuelle transformation. La question de l’utilité sociale peut alors être posée, associée à des processus entrepreneuriaux de création d’activité, en dehors de toute approche de ressources mutualisées, dont on sait qu’elle est centrale dans les approches qui mettent en avant la notion de biens communs ou de communs. C’est le cas dans les processus de création relevant de l’entrepreneuriat social.

Dans une autre approche, en communs, la question de l’utilité sociale se pose au cœur des processus mutualisés d’accès et de mise à disposition de ressources. Elle se complexifie pour aborder des processus socialisés où il s’agit de construire des usages, de les expérimenter, de les tester, et pas seulement d’adapter des services rémunérateurs à des usages existants ; ce qui oblige à une construction dans la durée et dans l’ouverture des interactions et des intermédiations. Parler de processus socialisés ne veut pas dire que ce sont des processus collectifs au sens où ils rassembleraient obligatoirement des groupes nombreux. Ces processus peuvent ne concerner que très peu d’acteurs, voire même des individualités. Mais ils inscrivent la construction des utilités envisagées dans un contexte de relations et d’interactions qu’il leur faut qualifier socialement. Certes, cela peut paraître complexe et prendre du temps. Mais, cela en revient à mettre en évidence que la prise en compte de la complexité, et de la réduction/résolution de cette complexité, n’existent que par rapport à des choix et des priorités qui s’opèrent par les processus d’institution qui sont là où on les met pour les réduire. On pourra faire le choix d’une complexité des montages financiers dans un système qui donne prime à la capitalisation financière et à la valorisation exclusive marchande et à court terme, et privilégier la simplification que représente l’optimisation/standardisation des relations marchandes normées. Mais, on pourrait faire le choix d’une temporalité acceptée, même si elle pourra alors être facilitée, voire « optimisée », correspondant à la qualité des processus relationnels construits dans cette perspective de mutualisation de ressources pour la création d’utilités sociales. On comprend alors que les processus de construction s’inscrivent dans des temporalités et des intermédiations que sont celles d’un accompagnement misant sur le « pair à pair ». C’est ce qui s’expérimente dans certains lieux qui rendent possible ces formes d’accompagnement qui ne sont pas toujours identifiées comme telles et reconnues, et donc faiblement financées par les pouvoirs publics.

 

Les écarts à la norme, fixante, du projet…

Mais cette reconnaissance par les pouvoirs publics est obscurcie par les modes d’intervention de l’action publique et le vocabulaire utilisés.

C’est au regard des exigences de ces processus complexes de création en communs et en pairs à pairs qu’il faut envisager le rôle normalisateur et fixant que joue la notion même de projet, notion incontournable de toute prise en compte des initiatives de création d’activité. La critique souvent faite aux appuis institutionnels donnés à ces initiatives est qu’ils tendent à individualiser ces processus et ne les prendre en compte qu’au travers de leurs porteurs principaux. Mais, la critique est rarement exprimée concernant l’effet normalisateur de la catégorie opérationnelle de projet, tant elle semble incontournable par son apparente neutralité. De plus, l’effet principalement normalisateur pourrait ne pas être là où on le pense immédiatement, dans l’apparent isolement d’un preneur d’initiative. Les individualités à l’œuvre dans ces initiatives sont indissociables des collectifs dont elles sont les membres. Elles sont tout autant construites par ces collectifs qu’elles ne les construisent. Mais ces processus complexes ne seront susceptibles d’être « appuyés », « accompagnés », qu’à partir du moment où ils s’expriment au travers d’un « projet » de création. La nécessité affichée par ces dispositifs d’appuis institués de circonscrire rapidement le « projet », de la même façon qu’il faudra pour cela définir le « modèle économique », aura un effet normalisateur et réducteur de complexité. Certes, les acteurs pourront générer une stratégie de « traduction » et quasi dissimulation de la dynamique souhaitée pour se mettre en conformité avec les exigences formelles des dispositifs d’aide.  Les risques sont grands que la dynamique collective de création en pâtisse. La prise de risque de l’entreprendre en communs n’est pas toujours là où on la situe traditionnellement, dans les processus entrepreneuriaux.

 

Le recours aux outils méthodes de travail collaboratif et d’intelligence collective

Le recours à des outils, dits, collaboratifs est-il susceptible, en lui-même, de caractériser une logique d’accompagnement alternative, en pair-à-pair ? Présentées comme méthodes innovantes ce ne sont souvent que des reformulations d’outils de dynamique de groupe. On peut faire ici l’hypothèse que le caractère le plus innovant de ces démarches, serait surement, plus que la sophistication des outils du travail de création collective, le temps pris et le soin apporté à des moments d’interactions et de conception d’usages, associés à des moments et dispositifs permettant un travail d’identification et de construction de ressources en communs. La « fabrique des usages » et la « mise en communs » étant à l’œuvre, envisagées comme telles, les outils collaboratifs et les méthodes de type sociocratie et stigmergie prennent alors tout leur sens.

 

Le tournant contributif

Un autre aspect essentiel à prendre en considération, dans ces processus originaux de création, est la position/posture sociale des acteurs qui y sont investis.

Les dispositifs d’appuis à l’entrepreneuriat, bien que faisant référence à un développement induit par la création d’entreprises, ont été conçus et financés dans la perspective d’une création d’activités devant assurer au moins l’emploi du créateur. La justification de ces dispositifs était, et demeure, d’obtenir de la création d’emplois. On retrouve cette même préoccupation dans les dispositifs destinés aux étudiants. Et cet objectif de création d’autoentreprises n’est pas sans écho auprès de jeunes populations dont les possibilités d’insertion professionnelle peuvent apparaître réduites. De plus, ces dispositifs mettent en avant des processus d’autonomisation par rapport aux modes du travail et de l’insertion professionnelle dont on sait la résonance auprès des catégories de jeunes entrant dans la vie active.

Et, dans un contexte qui peut apparaître comme un manque d’emplois auquel s’ajoutent des dysfonctionnements dans le marché du travail, la question de l’emploi imprègne les contextes d’expérimentation de nouveaux processus de création d’activités. D’ailleurs, les dispositifs publics continuent de vouloir évaluer leur impact socio-économique par la mesure de la création nette d’emplois ; les aides sont accordées sur base de perspectives en ETP (équivalents temps plein).

Dans le même temps, les démarches « ouvertes » de création d’activités associant fabrique d’usages et mise en communs de ressources partagées comme base des processus de création d’activités pour lesquels les acteurs s’efforcent de trouver des formes renouvelées de viabilité économique, les mobilisent dans une diversité de situations et de positions.

On y trouve, associés et coopérants dans ces processus, des salariés directement employés, soit par la structure définitive ou transitoire qui porte les activités en cours de création –C’est le cas lorsqu’il y a un financement FIDESS apporté par France Active, par exemple-, soit par une structure assurant le portage et l’accompagnement du projet de création. Mais on y trouve également associés des acteurs dans une diversité de positions et d’appellations : des bénévoles, des volontaires (notamment du fait du succès de certains dispositifs d’ « emplois », comme les services civiques), mais aussi d’autres qui trouvent à se financer sur les moyens accordés aux projets de création tout en étant dans une diversité de situations de prestations, d’accompagnement, etc. ou du fait qu’ils bénéficient d’indemnités au titre de la solidarité : les personnes indemnisées au titre de Pôle Emploi, sous régime général ou statut d’intermittence.

C’est sur ces bases que s’ouvre une problématique de la contribution permettant de comprendre les logiques de rémunération rétribution de travaux menés dans des processus de création d’activités selon ces nouvelles modalités de valorisation économique.

Dans les processus émergents de fabrique des usages, sur base de ressources circonscrites et gouvernées pour cela, les positions sociales et les statuts d’emploi se mélangent. Les acteurs économiques étant potentiellement placés à égalité dans les processus collaboratifs, les frontières s’estompent, ou, tout au moins, les distinctions anciennes sont mises en question. Des acteurs souvent en transitions professionnelles, sont tout autant à la recherche d’une autonomie de rémunération qu’à la recherche d’un statut d’emploi. Ils sont intéressés par une rémunération sur base de leurs contributions à des projets de création qui leur garantisse une solidarité collective ; ce que permettent les contrats d’emploi en CAE (coopérative d’activités et d’emploi), ou, pour certaines activités, le statut d’intermittent lorsqu’il est utilisé sur base d’une régulation annuelle. Mais ces positionnements ne concernent pas les acteurs les plus engagés dans des dispositifs expérimentaux de rémunération sur base de contribution. Les questions posées par la « valorisation des activités des bénévoles » dans les projets associatifs relèvent de cette même logique de déstabilisation des formes sociales de reconnaissance et de rétribution des activités.

De ce point de vue, il serait pertinent de montrer en quoi, dans ces processus expérimentaux de création d’activités, les « salariés » opèrent dans des rapports à l’emploi statutaire qui se complexifient. Il faudrait regarder comment y sont mobilisés les emplois sous contrats aidés, les volontaires, en services civiques. Il faudrait regarder comment s’opère le rapport aux indemnités chômage et aux différentes aides sociales, plus ou moins combinées avec des rémunérations hors statuts d’emploi. Un exemple des effets paradoxaux de ces combinaisons de ressources que nous montre une enquête de terrain est que des personnes sollicitées pour « bénéficier » d’un CDI par l’Entreprise à but d’emploi opérant dans le cadre de l’expérimentation « territoire zéro chômeur », en tant que chômeur de longue durée, disent ne pas vouloir prendre cet emploi statutaire parce que n’ayant pas la disponibilité suffisante, étant trop occupées à travailler par ailleurs…

De la même façon, les acteurs que l’on pourrait identifier comme des « indépendants », ne se pensent pas comme des consultants, ni même des prestataires, dont ils ne reprennent pas le vocabulaire pour qualifier leurs contributions. Ils mettent en avant le fait de contribuer à un ensemble d’initiatives, dans des modes d’engagement variables, et donc de réaliser une diversité d’activités selon des modes de coopération eux-mêmes très différenciés. Ils n’en ont pas moins à cœur d’opérer une recomposition singulière de ces contributions dans le cadre d’un projet très personnel.

Il faudrait aussi analyser finement ce qui ressort de l’engagement dans ces dispositifs de création et d’accompagnement des « techniciens », des « chargés de mission » et autres salariés des collectivités territoriales et des dispositifs institués. Il faudrait dissocier ce qui relève de leurs contributions dans le cadre de leurs rôles institutionnels et de celles qui relèvent d’un engagement plus personnel dans les projets qu’ils soutiennent et accompagnent.

 

Enjeux sous-jacents aux appuis à l’entreprendre

L’expérimentation de nouvelles formes d’entreprendre est désormais une réalité. Tout à la fois, ces expérimentations les font se conformer aux dispositifs d’appuis et aux logiques d’accompagnement existantes. Mais aussi, elles les font évoluer, et en suscitent même d’autres qui élargissent le champ des explorations et expérimentations. Dans ces nouveaux contextes sociaux et institutionnels de l’entreprendre, les représentations de l’action portées par les acteurs et leurs pratiques se confrontent et s’ajustent aux modèles d’action et aux appuis existants. Mais elles proposent des modalités nouvelles qu’elles tentent de faire reconnaître, notamment en vue de leur financement au titre des appuis publics à la création d’activité et au développement économique.

Cet aspect semble pris en compte par ceux qui mettent en avant la force, voire la permanence, des systèmes de représentation de l’action, notamment en matière d’action économique. Il est alors fait référence, notamment, à des cartes cognitives permettant de constater une juxtaposition de systèmes de représentations souvent rassemblées par des notions consensuelles mais peu explicitées en termes d’enjeux de transformation. Faire référence au « collaboratif », à l’« innovation sociale » ne dit rien, ou peu, de ces enjeux.

Chaque initiative se trouve confrontée à trois domaines d’enjeux.

Le premier concerne les rapports au travail tels qu’exprimés dans les processus de création d’activités et dans la mise en œuvre projetée et expérimentée de ces activités.

On peut examiner ces rapports au travail, les représentations exprimées par les acteurs concernés et les pratiques réelles mises en œuvre, au regard de deux tendances affichées et pratiquées : une moindre spécialisation et division du travail ; un moindre adossement aux fonctionnements dominants de ce qu’il est convenu d’appeler le marché du travail, et donc la valorisation de solutions de reconnaissance et de rémunération « hors marché ».

Le deuxième enjeu concerne les conditions sociales et écologiques des processus de création d’activités, leurs mises en relation et en perspective les uns par rapport aux autres.

Dans quelle mesure se préoccupe-t-on d’utilités sociales, de construction de ressources durables et génératrices d’usages régulés en droits, et de conception/production/mise à disposition des biens et services d’usage qui soient dans la perspective définie au cœur des processus préliminaires. On voit alors que la question des projets d’entreprendre, qu’ils soient individuels et collectifs, suppose un traitement préliminaire qui ne peut qu’être socialisé à l’échelle de communautés. On peut ainsi mieux apprécier les processus en interactions d’acteurs débouchant sur des projets plus ou moins individualisés. On peut ainsi comprendre les processus d’incubation d’activités prenant les formes de projets reliés dans le temps ou dans leurs éléments constitutifs. On pourrait montrer en quoi cela relève d’une sorte de « permaculture » de projets ; les projets s’abritant et se protégeant les uns les autres en symbiose et en partage de ressources. On pourrait aussi montrer ce qui relève d’une sorte de « compostage » de projets, les projets suspendus ou abandonnés pouvant être repris, recyclés, dans de nouvelles interactions d’acteurs.

Le troisième enjeu concerne les processus de valorisation économique.

Les questions qu’il faudra envisager seront alors nombreuses. C’est tout d’abord celle de l’ouverture des perspectives de valorisation à d’autres qu’à la seule valorisation marchande aux conditions standard du marché, par exemple les conditions prises en considération dans les traités européens, un marché qui serait « purifié » de régulations sociales, solidaires, etc. Sous un autre angle c’est la question de la combinaison opérée entre ces logiques (marchande, redistributrice, réciprocitaire) pour construire des modèles économiques plurielles, ouverts à des évolutions possibles. C’est aussi la question du prima éventuel donné, ou non, immédiatement ou à terme, à la réciprocité dans ces combinaisons. Cela suppose alors de remettre en cause le prima donné traditionnellement, soit à la redistribution, dans un modèle de financement public dominant, soit au marché, dans un modèle économique qui semblera « normal » aux acteurs et pourra à lui seul représenté la totalité de la perspective de valorisation. Il faudra regarder les spécifications données aux combinaisons de ces différents processus de valorisation selon les activités de production, de construction des accès aux biens et services, ce qui relève de la distribution dans les formes marchandes standard, de gestion des activités et de protection des acteurs à l’œuvre dans ces processus. Il faudra aussi appréhender les  transitions et les temporalités envisagées dans la combinaison de ces processus de valorisation ; les coalitions locales et nationales entre les organisations porteuses de la valorisation économique des activités exploitant les mêmes ressources, plus ou moins mises en communs, etc.

Comprendre les initiatives collectives dans leurs spécificités et la singularité de leur parcours peut se faire en les analysant sous l’angle de chacun des enjeux pris séparément. Mais, il est particulièrement intéressant d’envisager les initiatives dans un même mouvement et au regard de la résultante que forme les directions prises pour chacun des trois enjeux. On pourrait ainsi envisager, sous l’angle de ces trois enjeux, séparément et simultanément, les processus de création qu’elles activent, les appuis qu’elles sollicitent, les interactions sociales qu’elles valorisent, les formes qu’elles se donnent au titre de leur organisation collective et des rétributions qu’elles sont capables de générer, les arbitrages entre logiques de valorisation qu’elles font pour modéliser la viabilité économique des activités créées.

L’espace socio-économique de l’entreprendre

Rapport au travail

Division/recomposition

Marché / Contribution

Valorisations économiques

Ouverture/pluralité/Combinaison

Prima/Modèles économiques

 

Utilités/Ressources/Activités

 

Comment les initiatives, et les projets qu’elles induisent, se positionnent-ils dans cet espace ? Et surtout, comment se positionnent-ils à différents moments de leur déploiement dans ce système d’axes formant un espace des possibles au sein duquel se déplacent les pratiques, en conformité et en décalage avec les représentations que les acteurs s’en font ?

Il faut prendre en compte que les initiatives et les projets qui les mettent en œuvre évoluent dans le temps, en même temps qu’ils cheminent dans l’espace formé de ces trois enjeux. Les choix, de valorisation économique par exemple, peuvent n’être que transitoires, pour tester les possibilités, en attendant que d’autres rapports, de réciprocité par exemple, soient construits, que les acteurs y soient acquis, que les institutions publiques adaptent leurs dispositifs d’appuis, etc. Dans d’autres cas, ça pourra être la déviation par rapport à des visées de départ, ou la réorientation des projets par blocage des processus de mise en communs. L’analyse est à faire en rapport avec les contextes spatio temporels de ces initiatives, facilitant un exercice de réflexivité dans l’action. C’est à ce niveau qu’un accompagnement de pairs à pairs prend tout son sens.

Cela en revient à avancer deux hypothèses. D’une part,  on suppose, de la part de tout ou partie des acteurs, une identification des enjeux et des choix à opérer dans le cheminement même de l’action. Les acteurs auraient alors des capacités d’interprétation et d’argumentation de l’action face à des normes existantes et des alternatives plus ou moins explicitées et affirmées. D’autre part, il serait possible d’interpréter des systèmes d’action et de représentations de l’action par rapport à ces trois enjeux structurants de l’action économique ainsi que d’identifier leurs positions et parcours dans cet espace.

 

Mise en perspective des dispositifs d’appuis à l’entreprendre

On voir alors qu’il serait possible de qualifier les différentes normes (somme d’argumentations formalisées et de dispositions pratiques) que représentent les dispositifs d’appuis à l’entreprendre selon leur position dans l’espace socio-économique de l’entreprendre.

On pourrait y qualifier le modèle entrepreneurial, ordinaire, ou sa variante « sociale », celle qui introduit la question de l’utilité sociale comme visée dans la conception des biens et services développés.

On pourrait spécifier ce qui relève d’un « entreprendre autrement », comme viabilisation de projets collectifs initiés dans un cadre associatif.

Se distinguerait ce qui commence à relever spécifiquement d’un entreprendre en communs, porté par des démarches de co construction, en pairs à pairs, de séquences de création portant sur les utilités, les usages, les ressources à construire, rendre accessible et à mobiliser, et portant ensuite sur la création d’activités viabilisées économiquement dans une pluralité de modèles économiques ouverts.

Serait également possible de différencier plusieurs parcours de création au sein de ce qui commence à se structurer autour de possibles démarches d’entrepreneuriat territorial.  Ces parcours seraient différenciés selon les niveaux d’identification des enjeux et selon les choix faits en matière de  mutualisation et de standardisation des processus de création. Pourrait être distinguées les voies  de la mise en communs de ressources dans une gouvernance partagée, par exemple lorsque des démarches de type PTCE (pole territorial de coopération économique) relevant de l’ESS débordent les coopérations sur les ressources existantes pour être créatrices de ressources et d’activités économiques induites. Cette voie serait à distinguer de celle qualifiée de « start up de territoire », prenant son origine dans des logiques entrepreneuriales classiques, par exemple à partir d’une reprise d’entreprises existantes, de l’identification de bassins d’usages possibles, mais dans des démarches qui ne mettent pas en avant la construction/mutualisation de ressources partagées et gouvernées dans une logique coopérative, mais limitent leur ambition à la coordination de projets entrepreneuriaux classiques, avec un appui public partagé entre les projets et, éventuellement une labellisation commune de ces projets sur un territoire donné.

Mais ces différents parcours, tout à la fois, se distinguent et s’interpénètrent, rivalisant et se partageant les dispositifs d’appuis publics. Certains, les processus entrepreneuriaux classiques, peuvent aussi être vus comme des moments standardisés de processus d’entreprendre plus large et plus long du point de vue de l’espace socio-économique visé.

Quand bien même ils sont avancés dans l’apparente neutralité de l’action économique, la référence à ces dispositifs d’appuis n’est pas sans connotation idéologico politique. Mais les interprétations que s’en font les acteurs ne semblent pas bloquées par ces connotations. De fait, les expérimentations  se mènent par-delà les positions idéologiques et contribuent à les transformer.

Les mondes de l’entreprendre et leurs accompagnements se cherchent et cherchent de nouveaux chemins de transition.

 

 

 

 

 

Communauté, espace de réciprocité relationnelle : Espace public, économique, dans une économie des communs

La question de la communauté, ou des communautés, est essentielle dans les modes de construction d’activités auxquels on fait référence en parlant d’économie solidaire (plus encore que sociale), voire d’économie des communs (ou par et pour les communs). On pourrait reprendre ici le terme d’ « association », au sens plus global et historique, même si la loi dite « 1901 » pourrait sembler avoir qualifiée une fois pour toutes tout principe d’association.

En effet, cette question concerne la construction des modèles économiques et pas seulement la gouvernance. Elle ne relève pas seulement de considérations éthico politiques, mais bien de celles qui concernent la viabilité économique des activités construites. Si cette construction se veut dans une logique vraiment alternative à l’entrepreneuriat ordinaire, même « social », la communauté doit être regardée sous l’angle d’un espace de réciprocité relationnelle et des règles que les différents acteurs (producteurs et/ou collectifs d’usagers) se donnent, y compris en référence aux droits à instaurer et développer pour cela.

Différents niveaux de communautés, vues comme groupes socioéconomiques ou collectifs de travail ou d’usages, partageant tel ou tel accès à des ressources, tout cela n’est pas incompatible avec l’appartenance à une communauté nationale, celle-là garante d’un même niveau de droits et de devoirs relevant de la citoyenneté. C’est même l’inverse ; c’est bien le principe de citoyenneté économique, institué dans les fonctionnements publics qui crée les conditions pour que les communs se développent. Comme le souligne B. Coriat : « Les communs ont besoin de l’Etat pour se développer ; car il doit créer les ressources (à commencer par les ressources juridiques) dont les commoners (les producteurs des biens communs) ont besoin pour exister » (Coriat, 2016). Prise en ce sens la référence à une communauté n’a rien à voir avec une structuration communautariste de la société. Comment alors appréhender cette notion de communauté ? Quel sens lui donner en référence, ici, aux communs ?

 

  1. Comment faire ?

Une problématique en termes de « parties prenantes » semble convenir, à premier abord. Elle paraît correspondre à l’analyse de ces contextes que beaucoup s’accordent désormais à qualifier d’ « écosystèmes », sans bien prendre en compte les relations entre espèces et types d’êtres vivants qu’ils supposent ; des relations faites parfois de coopération, mais souvent de prédation. De fait, parler de parties prenantes renvoie à des relations envisagées comme potentiellement contractuelles qui débouchent implicitement sous cette référence sur des relations « naturellement » marchandes.

Sans faire ici une critique systématique et exhaustive de ce que la problématique à construire à ce niveau devrait être, il faut évoquer ce que la notion de « champ », telle que développée par Pierre Bourdieu, apporterait à l’analyse de ces communautés. Quelle serait l’apport d’une telle problématique pour comprendre les processus de construction de telles communautés ?

Mais quelle communauté/association construire alors que les processus de positions et postures sociales peuvent être analysées au travers des rapports de domination qu’ils incorporent ? Dans les démarches qui se revendiquent d’une dynamique coopérative, solidaire et d’un entreprendre qui serait autre, la référence au collectif, au « commun », sans forcément s’inscrire dans une théorie des communs, est aujourd’hui souvent avancée. Il est fait état de rapports sociaux qui seraient « autres », sans souvent plus d’explicitation qu’une référence globale à la solidarité, au partage, ou tout simplement à une humanité pacifiée, au titre de la « vie bonne » dont parlait Aristote, au « bien commun » des tenants du libéralisme économique souhaitant reconstruire un principe d’intérêt général, ou tout simplement une référence aux principes républicains de Liberté, Egalité, Fraternité, sans que cela suppose d’exercice de droits réellement exercés dans une citoyenneté active. Tout cela n’explicite pas des rapports automatiquement réciprocitaires malgré les énoncés en ce sens des acteurs engagés dans l’action collective. S’il s’agit de faire prédominer des rapports de réciprocité à des relations de pouvoir, dont on sait qu’elles sont sous tendues par des rapports d’inégalités face à l’action économique (rapports marchands, mais plus encore accès aux capitaux financiers, culturels, symboliques), alors fabriquer et « spatialiser » des rapports de réciprocité suppose de déconstruire préalablement ces rapports de domination. Déconstruire pourrait alors signifier expliciter, émanciper, équilibrer, et pour cela délibérer, argumenter et ajuster.

 

  1. La communauté comme espace de réciprocité relationnelle

Envisager la communauté comme « espace de réciprocité relationnelle » en revient à donner un statut particulier aux relations de réciprocité qui s’instaure au sein de cette communauté et dans les relations avec les autres. La communauté est alors envisagée comme porteuse de ressources partagées, génératrices d’activités dont les usages répondent à des besoins et des utilités sociales.

Dans quelle mesure ces activités sont-elles construites autrement que sous des logiques marchandes ? Sont-elles construites dans un équilibrage des logiques de valorisation qui donne un rôle pivot à la réciprocité, au cœur des fonctionnements économiques ?

Condition de la construction de la communauté en espace de réciprocité relationnelle, ce rôle pivot doit être construit en amont de la définition même de l’activité. L’un conditionne l’autre et réciproquement. Mais, de la même façon, c’est la création d’une telle communauté qui garantit l’impulsion réciprocitaire et que la réciprocité peut subordonner les deux autres types de valorisation économiques que sont le marché et la redistribution, pour reprendre les catégories de Polanyi (Temple, 1997 ;  Gardin, 2006 ; Servet, 2007). Rôle pivot de la réciprocité et construction de la communauté sont ainsi dans une dynamique en miroir. S’agissant des activités elles-mêmes et de leurs contenus en produits, services, usages, accès, la création d’un tel espace suppose une construction conjointe de l’ « offre » et de la « demande », dans des rapports entre producteurs et usagers eux-mêmes transformés. Cet espace est alors fondé sur une intercompréhension mutuelle des acteurs économiques qui font de la réciprocité leur valeur commune.

Ainsi la réciprocité ne dépend-t-elle pas de la nature des biens et services fournis mais des modalités de constitution de cet espace réciprocitaire, des types d’implication des usagers et des contributions volontaires qui produisent également ces biens et services (Gardin, 2006). Ces biens et services ainsi construits auront des effets sur la mobilisation du marché et de la redistribution pour conforter ces activités. Vu l’ampleur de la transformation des systèmes d’action et de représentation symbolique que supposent ces engagements, on comprend qu’à court terme soient mobilisés les modèles économiques marchands traditionnels, parfois même modulés par des régulations que l’acteur public peut faire intervenir sous la pression des initiatives solidaires.

Plus précisément il faut donc examiner davantage les modalités de réalisation des échanges que les productions (en produits et services) elles-mêmes. On voit alors que l’approche par l’identification à court terme des « modèles économiques », qui est toujours une exigence des pouvoirs publics, révèle son incapacité à se distancier des logiques spécifiquement et exclusivement marchandes.

Ainsi, l’évaluation de l’impulsion réciprocitaire ne repose pas sur la nature des biens finaux mais de l’analyse des modalités de constitution de ces biens, d’implication des usagers, de leurs contributions aux initiatives solidaires en communs, puis de celle des modalités de mobilisation des marchés selon leur modération par de la redistribution. Dans l’hypothèse d’une économie qui ferait jouer un rôle pivot à des rapports de réciprocité, cette évaluation est première par rapport à celle que l’on peut faire de la morphologie de l’action en communs.

De la même façon, cadrant avec la même hypothétique évaluation de cette action, le commun s’envisage en priorité au regard de ses communautés d’usages et de leurs échanges pour comprendre la nature des activités, leurs productions en produits et services. Cela permet de comprendre les contributions des coalitions d’acteurs économiques vivant des, et autour des, communs. Cette hypothèse du prima donné à la réciprocité suppose aussi d’envisager les différents rapports à la redistribution opérée par les pouvoirs publics, et ce sous différentes formes : régulations tutélaires des marchés, conventions, concertations, négociations, agréments, politiques de l’« listes », solvabilisation des usagers par des dispositifs publics, aménagement des appels d’offre, avec clauses sociales.

 

  1. La réciprocité, principe unificateur ?

Dans quelle mesure, au sein de la communauté porteuse de l’initiative en commun, la réciprocité, dans l’une ou l’autre de ses expressions, est-elle affirmée comme un principe unificateur des logiques de valorisation économique ? C’est dans la mesure de cette affirmation que la fédération de projets centrés sur ce principe pourrait constituer une réelle alternative au « donnant/donnant » marchand qui caractérise les économies occidentales capitalistes marchandes.

Cet aspect est plus déterminant comme structuration des représentations symboliques de l’action économique que celui qui relève de la morphologie spécifique des organisations, même si ces organisations reposent sur des principes de coopération et de gouvernance démocratique, en communs.

Le prima donné à ce principe ne va pas de soi. Il s’oppose à l’intériorisation des formes exclusivement marchandes, et la naturalisation de ces formes, dans les représentations de ce qui « fait économie » et donc des modèles économiques au travers desquels on voudrait évaluer la viabilité économique des activités construites.

La construction d’un espace réciprocitaire suppose l’engagement des associés au commun. Mais cet engagement, qui correspond à l’adoption d’un système des règles, peut n’être perçu qu’au travers de contraintes relationnelles auxquelles ce système correspond. Et de ce point de vue, il faut envisager les effets perçus comme libérateurs des systèmes de relations contraintes que peut représenter le marché, avec l’effet de naturalisation de ces échanges marchands qui, hormis le rapport aux moyens financiers et monétaires, semblent placer tout acteur sur le même plan d’égalité et de neutralité du point de vue des systèmes de relations. Le désencastrement des activités économiques, et de leur valorisation, d’avec les institutions traditionnelles serait-il signe de liberté, entre égaux ? Les travaux des anthropologues, avec et autour de Marcel Mauss, l’ont montré (Mauss, 2007 ; Godelier, 1996 ; Caillé, 2007 ; Caillé et al., 2010), autant « donner », peut faire partie de nos évidences normatives, autant « rendre » ouvre la question de la nature de l’obligation sous-jacente et son rapport à la liberté (Hénaff, 2010, p.73).

Ainsi les rapports de réciprocité relèvent de l’échange. Ils procèdent du devoir de rendre dans une construction globale de l’échange qui articule donner, recevoir, rendre. Mais ce qui fait sortir ces rapports d’échange du donnant/donnant marchand, c’est le double décalage qui intervient dans les modalités du « rendre ».

Ce décalage s’opère sous l’angle de la temporalité et de l’intermédiation.

On sait l’importance du temps et du décalage entre les actions constituant la trilogie de l’échange « donner, recevoir et rendre ». La valorisation des activités dans une perspective solidaire, en communs, est souvent envisagée sous l’angle de la réciprocité différée (Hénaff, 2010, p. 82-83).

Le rapport au temps est ici essentiel. L’immédiateté d’une évaluation qui ne se préoccupe pas des conditions spécifiques de la création des activités ne peut conduire qu’à un alignement de cette évaluation sur les principes marchands les plus stricts. Une telle évaluation qui semble immédiate et naturelle, exprimée en prix de marché, ne fait pas le détour socio politique de la fabrique sociale que suppose la construction de l’échange. Les modèles instantanéistes et naturalisant de l’évaluation économique (sous l’appellation instituée de « modèles économiques ») sont caractéristiques de la prégnance sociale, cognitive, symbolique d’un agir économique marchand capitaliste (Bourdieu,   1980, 2015). L’échange en réciprocité intervient sans fixation préalable du moment du rendu. Le fait que des échanges marchands puissent s’opérer « à terme » ne les rend pas réciprocitaires. Le terme peut être différé, sa temporalité en est fixé au moment de l’échange. Les échanges réciprocitaires, pivots d’une autre économie, sont autres choses. Pierre Bourdieu nous les laissent penser lorsqu’il met en garde, parlant du don, contre les modèles instantanéisants, « faisant disparaître la spécificité du don, à savoir qu’il y a un intervalle interposé ; rendre sur le champ la même chose qu’on a reçue, ou autre chose mais équivalent, c’est détruire ce qui fait la logique du don, le fait qu’il se déroule dans le temps» (Bourdieu, 2015, p.272 ; 1980, p.2167-189).

Ce décalage de l’échange en réciprocité par rapport à l’échange marchand est aussi le fait des systèmes de relations et des intermédiations. Ces relations ne sont pas que la somme de rapports bilatéraux. La structure en est toujours ternaire (Temple, Chabal, 1995). L’autre, le tiers, les tiers constituent le milieu dans lequel interviennent des intermédiations. Le milieu est toujours antérieur à l’affirmation de l’individu ou de l’opérateur individualisé qui s’exprime dans le rapport marchand, exclusivement bilatéral, alors que le système de relations impactant les activités ne peut s’y réduire. Se référer à la réciprocité, les évaluations dont elle pourrait faire l’objet, c’est se référer à ce qui fait tenir ensemble la communauté. De la même façon, on ne peut réduire ces intermédiations à une somme de prestations individualisées d’intermédiaires, professionnalisés comme tels. Toute relation est inter médiée pour permettre une reconnaissance mutuelle qui ne dépende pas d’un rapport bilatéral exclusif comme dans l’échange marchand qui fait de ce dernier le moteur des évaluations sociales autant qu’économiques. Intermédiations et réciprocité participent d’une nouvelle façon de problématiser la question de la reconnaissance (Honneth, 2010).

Ce décalage de l’échange en réciprocité par rapport à l’échange marchand est donc le fait des processus d’évaluation des « intermédialités », au cœur des intermédiations (Méchoulan, 2003) qui président à l’échange, et des évaluations faisant intervenir différents principes de grandeur. L’évaluation relève en effet d’autres contenus que le prix (en valeur d’échange, en travail) et même d’autres principes d’évaluation. Parmi ceux-ci l’évaluation en termes d’utilité sociale pourra jouer un rôle clef. Cette question des usages sociaux, partagés, se positionnant au centre de la construction des échanges réciprocitaires ne sera pas sans influer sur les règles présidant à ces échanges et, plus globalement, sur le Droit. Et l’on pourra constater une transformation vers plus de poids juridique donné aux droits des usages sur ceux centrés sur les formes de la propriété, notamment sur la propriété privée individuelle exclusive.

On voit alors que la construction sociale des règles de réciprocité, et leur institution symbolique en principe unificateur, est à envisager dans toute sa complexité.

Cette intégration des logiques de valorisation sous domination du principe de réciprocité peut-elle s’exercer localement, dans un espace socio-économique qui serait réservé aux organisations spécifiques travaillant en réciprocité, dans un « tiers secteur » marginalisé, en retrait des fonctionnements économiques dominants ? Cette expérience de priorisation du principe de réciprocité ne peut pas se concevoir autrement que comme un contexte d’action économique, au mieux en développement ; un contexte qui le voit s’affronter aux autres modèles de valorisation et dans lequel il cherche, en s’agglomérant, en se capitalisant, à s’affirmer comme une alternative dans les formes, mais surtout dans les modèles et les argumentations, de l’action économique ?

 

  1. Espace public : des interactions spécifiques du politique et de l’économique

Prioriser le principe de réciprocité suppose un impact déterminant dans l’espace public sous l’angle des représentations socioéconomiques et éthico politiques, et pas seulement au regard du droit mais aussi de la symbolique et du langage.

Pour Dacheux et Laville (2003) « l’économique et le politique sont dans des interactions étroites qui ne sont pas sans effets sur la configuration de l’espace public » (2003, p.9). Reprenant une critique de la notion d’espace public (Calhoun, 1992 ; Fraser, 1992), ils relient cette notion à la définition initiale qu’ils donnent de l’économie solidaire comme «l’ensemble des expériences visant à démocratiser l’économie à partir d’engagements citoyens ». Il s’agit alors de pratiques de citoyenneté économique bien différentes de l’agir économique dominant. Avec Dacheux et Laville, nous interrogeons le développement d’activités économiques qui rendent possible l’atteinte d’objectifs politiques et permettent en particulier la constitution d’espace de discussion et de débat sur la manière de répondre à des besoins sociaux. Nous questionnons aussi les rapports qu’entretiennent les «communs » et l’économie sociale et solidaire  avec le « marché » et avec le secteur public. Du fait des interactions entre l’économique et le politique ces rapports doivent être examinés au regard de ce qu’ils provoquent sur l’espace public. Mais cet espace public, comment le définir succinctement ? Il est tout à la fois lieu de légitimation politique, lieu d’émergence et de fondation de possibles communautés politiques ; certaines de ces communautés y apparaissant sous la forme de sous espaces dominés ou faiblement légitimés. En effet, l’espace public « ne se réduit pas à l’espace institutionnel » (Dacheux, Laville, 2003, p.10). C’est un espace « potentiel, ouvert à tous les acteurs ; ce n’est pas une donnée a-historique, mais une construction sociale toujours en évolution » (idem). C’est sur cet espace que l’on traite des questions relevant de la collectivité par l’affrontement des visions différentes et contrastées du bien commun et de l’intérêt général. Le traitement politique des questions relevant de la collectivité se veut universel, au fondement des institutions, mais il est profondément inégalitaire puisque tous n’y accèdent pas ou n’y ont pas le même poids politique. Il n’en demeure pas moins que cet espace concourt à une certaine pacification qui s’inscrit dans des compromis permettant de substituer l’action politique, démocratique, à la violence physique.

Reprenant à notre compte la conception développée par Dacheux et Laville concernant l’économie solidaire, nous faisons ici l’hypothèse que l’action en communs, action de création collective de communs, relèvent des mêmes expériences en économie solidaire « qui conçoivent leur action politique à travers la prise en charge d’activités économiques, ce qui suppose d’identifier et de mobiliser une pluralité de registres économiques » (2003, p.11). L’agir en communs mobiliserait alors les mêmes principes économiques, pluriels, qui sont ceux de l’économie solidaire : ceux du marché auquel, il faut ajouter la redistribution et la réciprocité (Polanyi, 1983). Mais, ce sont aussi les formes de propriété qui sont également plurielles ; les derniers travaux sur les communs l’ont bien montré (Coriat, 2015). Ainsi, les traits qui caractérisent les réalisations en économie solidaire, construites en interactions du politique et de l’économique, sont aussi ceux que l’on retrouve dans l’agir en communs. Dacheux et Laville les présentent comme une « impulsion réciprocitaire dans des espaces publics de proximité » -C’est-à-dire la recherche explicite et prioritaire, par l’activité économique construite, d’effets positifs pour la collectivité en termes sociaux et environnementaux-, et comme une hybridation entre les principes économiques –Ici, c’est plus qu’un mixage, c’est un équilibrage dans la mobilisation des ressources dans le but de respecter, dans la durée, la logique du projet initial, porteurs de communs- (2003, p.12). Cet équilibrage suppose alors de subordonner la captation de ressources marchandes à celles permettant le respect des principes -redistribution et réciprocité- qui assurent la garantie du commun en économie solidaire.

Définir ainsi un agir en communs suppose des modalités d’action collective et des pratiques de citoyenneté économique en cohérence sur l’espace public. Les pratiques individuelles et collectives de résistance, contestation, construction, proposition, projection doivent être examinées dans cette perspective.

Cette exploration d’un sous espace public dominé est aussi l’investigation d’une communauté d’acteurs, porteurs, fédérateurs de projets, se positionnant en représentants et porte-parole de groupes sociaux locaux qui eux-mêmes ne s’identifient pas comme acteurs collectifs et n’ont pas le niveau d’engagement collectif et de mobilisation que les porteurs de projet laissent entendre. Cet agir collectif en communs est potentiellement celui d’une collection d’individualités qui présentent des caractéristiques objectives et de représentation similaires, mais aussi beaucoup de différences. Leur commun est de partager ce sous espace public, fait de lieux et de liens ; des lieux dédiés aux relations (réunions, ateliers, mais aussi convivialité), des liens qui sont le partage d’actions communes, mais aussi des activités à finalité économique, des dispositifs de rémunération, également des comportements associant vie de travail et hors travail. Ces acteurs porteurs de projets, s’ils doivent être distingués des communautés locales (les habitants, citoyens, usagers des communs potentiels), n’en sont pas moins souvent aussi les habitants et usagers des mêmes espaces urbains, des mêmes quartiers. Les différences de niveau de vie entre les porteurs de projet et les habitants de référence ne sont pas si grandes. Ce qui les différencie relève davantage des parcours socio-scolaires et des trajectoires sociales. Nous faisons ici, concernant les acteurs porteurs et accompagnateurs de projets, l’hypothèse de parcours de déclassement social par rapport à leurs parents, ou, tout au moins, de moindre positionnement social, comme base de leurs positions et postures sociales. L’analyse de cet agir en communs est tout autant celle de leurs positions et postures que celle de leurs actions au nom de communautés qu’ils disent représenter. Cependant, s’il y a décalage dans les capacités d’action au sein du sous espace dominé qu’ils façonnent et, de façon plus difficile, dans l’espace public dominant, l’avenir de leurs positions est pourtant lié à celui des groupes qu’ils représentent.

 

  1. Comment alors analyser la construction des activités, en vue de leur pertinence socio politique et de leur viabilité économique ?

Se démarquant alors de toute approche de type « entrepreneuriale, il s’agit d’analyser la viabilité économique d’activités, en construction ou en usages, qui mettent en avant une logique de valorisation intégratrice basée sur des principes de réciprocité.

Dire cela ne signifie pas que ces activités ne seront pas accessibles au travers de règles d’échanges marchands. Mais la valorisation marchande sera à examiner de près dans la mesure où, dans le champ constitué par l’écosystème concerné et dans la mesure des rapports de force établis entre les acteurs de ce champ,  l’organisation des échanges aura fait l’objet d’une régulation, en lien avec les pouvoirs publics et les autres acteurs opérant dans l’écosystème. Appuyer, accompagner, par des dispositifs publics d’aide financière et de conseil, les pratiques de l’entreprendre demande donc de se mettre en compréhension des échanges et de leur construction sociale, et de permettre aux acteurs engagés au sein de la communauté de partager cette compréhension.

Cette compréhension doit alors intervenir sous l’angle des modalités de ces échanges. Il s’agit alors de se représenter et de se positionner dans des systèmes de relations, de liens sociaux, des règles d’usage des ressources et des « produits » (biens et services).

Ils auront alors à envisager les transformations que ces échanges supposent du point de vue des processus de financement, de production, de distribution et consommation, en conformité ou en décalage avec les rapports sociaux qui les caractérisent habituellement dans le cadre des règles marchandes ordinaires.

 

  1. Vers de nouvelles régulations des échanges économiques vers une institution de la réciprocité ?

D’ores et déjà, dans la valorisation des activités résultant de ces dynamiques d’initiatives solidaires, en communs, et donc dans leur évaluation, des perspectives différentes se font jour.

Tout d’abord, des formes de coopération entre producteurs se développent, portées par les potentialités de la production en communs et renforcées par les potentialités du numérique et de l’Internet. La multiplication des organisations collectives sous structures de SCIC (société coopérative d’intérêts collectifs) en est ici le reflet majeur. La production par les pairs basée sur les communs (Benkler, 2006 ; Bauwens, Kostakis, 2017) ouvre la voie à de nouvelles opportunités de création et de distribution de valeur. Cette notion de « Pair à Pair » (Cf. les travaux de la Peer to Peer Foundation), si on la relie à celle de contribution (Stiegler, 2015), présente une autre perspective d’évaluation des projets de création d’activités solidaires en communs.

Parler de relation Pair à Pair, c’est relever le fait que les rapports entre producteurs, consommateurs, distributeurs, se transforment pour ouvrir à de nouvelles relations entre les individus et les collectifs qui sont autant de nouveaux espaces d’interaction et d’intermédiations. Les initiatives solidaires et les communs nous montrent la multiplication des espaces de co création, d’innovation ouverte, de coproduction, des fonctionnements « en circuits courts » ou « circulaires » ; toutes formes de coopération ouverte (Bauwens, Kostakis, 2017). Toutes les activités qui en découlent ont besoin de leur justification, argumentation spécifique. En décalage avec les formes  capitalistes et marchandes d’évaluation des activités en travail, elles nécessitent une évaluation spécifique qui ne peut être qu’un principe de réciprocité intégrant comme l’un de ses critères celui de la valeur de la contribution, « à chacun selon ses contributions » (Bauwens, Kostakis, 2017, p.76).

Cette notion de contribution n’est pas nouvelle. Elle n’est pas sans rappeler la place qu’a tenue le « bénévolat » dans le développement des activités associatives. La nommer contribution, en lien avec des dispositifs qui commencent à en faire l’évaluation, voire la comptabilité, marque la naissance d’un processus d’institution de la valeur produite (Cf. les ateliers tenus sur ce thème pendant l’événement Roumics, en novembre 2017, à Roubaix, à l’initiative du collectif Catalyst et de l’association Anis, https://anis-catalyst.org ).

On pourrait montrer comment cette importance donnée à la contribution dans une logique de réciprocité vient potentiellement redéfinir les règles marchandes et celles de la redistribution, dans la mesure de leur subordination à des accords négociés basés sur des préoccupations civiques citoyennes.

On voit ainsi que, dans les projets en communs, pour les qualifier, on retiendra des critères morphologiques et structurels qui sont autant de conditions de possibilité d’un agir économique en communs. Les critères de définition ne manquent pas, ni même les outils permettant une évaluation de ce point de vue (https://wiki.lescommuns.org).

Mais, si l’on se place du point de vue des logiques de valorisation et d’évaluation des activités en communs, ces éléments sont loin d’être suffisants.

Ils devront être enrichis d’autres éléments d’évaluation des contenus en réciprocité. Une attention toute particulière devra être réservée aux expériences portant sur la définition de « licences de réciprocité » (http://coopdescommuns.org/tag/coalition-entreprenariale/) pour qualifier les échanges au sein des communs ou des « coalitions entrepreneuriales » (Bauwens, Kostakis, 2017, p. 36-37) qui rassemblent des organisations en communs et des opérateurs publics et privés.

Au regard de l’importance donnée à la construction des règles d’échanges, des accès aux ressources, des usages, des coopérations nouées, de leurs valeurs en contributions, on comprend qu’une importance soit souvent donnée, dans les initiatives solidaires et les processus de mise en communs, à la définition des « codes sociaux ». C’est alors une autre façon de parler de la question de la constitution des communautés et de leur engagement en communs, souvent avant même de préciser les conditions de viabilité économique des activités créées. Face à la prégnance de l’immédiateté des dispositifs dominants d’évaluation par les modèles économiques de l’entrepreneuriat, ce décalage dans les priorités sera préjudiciable aux initiatives solidaires et pourra rendre difficile leur soutien par les pouvoirs publics.

Ainsi, les expérimentations qui se font jour, mettant en avant explicitement des évaluations en termes de réciprocité, seront-elles à examiner plus spécifiquement. Il sera particulièrement important de voir en quoi ces expérimentations impactent les écosystèmes qui les voient éclore ainsi que l’action publique. Les mondes de l’économie sociale et solidaire (ESS), et ceux, plus émergents, des communs pourraient trouver là matière à des interrogations convergentes et des actions en commun.

Le changement d’échelles que revendiquent les acteurs mobilisés dans ces mondes ne pourrait s’opérer que par un début d’institution de la réciprocité comme principe intégrateur de l’action économique.

 

  1. Concrètement, comprendre les dynamiques en jeu pour appuyer les pratiques

Mais, dans ces approches expérimentales, le risque est alors de demeurer général, intentionnel, au risque de l’incantation dogmatique. Si ces modélisations alternatives ne mettent pas en lumière des processus concrets de valorisation réciprocitaire, validés par les acteurs sociaux au sein de leurs communautés, et présentant un début de légitimation institutionnelle, l’entreprendre peut correspondre aux chemins de l’entrepreneuriat ordinaire, au mieux qualifiés de social.

Une réelle alternative passe par la stabilisation d’un langage d’action économique spécifique arguant des pratiques appréciées socialement comme telles. Quoi qu’en pensent les acteurs, les modèles économiques relèvent de l’idéologique, et plus profondément encore du symbolique, sous-jacent aux fonctionnements institutionnels. C’est ce qui se joue au sein des communautés qui se constituent en communs.

 

 

 

 

Références

Bauwens M., Kostakis V. (2017), Manifeste pour une véritable économie collaborative, Paris, Editions Charles Léopold Mayer.

Benkler Y. (2006), The Wealth of Networks: How Social Production Transforms Markets and Freedom, New York, Yale University Press.

Bourdieu P. (1980), Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit.

Bourdieu P. (2015), Sociologie générale, volume 1, Paris, Raisons d’agir.

Caillé A. (2000, 2007), Anthropologie du don, Paris, La Découverte.

Calhoun C. (ed.)(1992), Habermas and the Public Sphere, Cambridge, Mass., The MIT Press.

Coriat B. (ed.) (2015), Le retour des communs, La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui Libèrent.

Coriat B. (2016), « Ne lisons pas les communs avec les clés du passé », entretien avec B. Coriat, https://www.contretemps.eu/ne-lisons-pas-les-communs-avec-les-cles-du-passe–entretien-avec-benjamin-coriat/ », Contretemps, 15 janvier.

Dacheux E., Laville J-L. (2003), « Penser les interactions entre le politique et l’économique », Hermès, n°36, p.9-17.

Fraser N. (1992), “Rethinking the Public Sphere: A Contribution to the Critique of Actually Existing Democracy”, in C. Calhoun, Habermas and the Public Sphere, Cambridge, Mass., The MIT Press.

Gardin L. (2006),  Les initiatives solidaires, la réciprocité face au marché et à l’Etat, Paris, Editions érès.

Godelier M. (1996), L’énigme du don, Paris, Fayard, Champs Essais.

Hénaff M. (2010), « Mauss et l’invention de la réciprocité », in A. Caillé, P. Chanial, K. Hart, Marcel, Revue du MAUSS, n°36.

Honneth A. (2010), La lutte pour la reconnaissance, Paris, Les éditions du CERF.

Mauss M. (2007, 2012), L’essai sur le don, Paris, PUF.

Méchoulan E. (2003), « Intermédialités : le temps des illusions perdues », Intermédialités, n°1, p.9-27. http://id.erudit.org/iderudit/1023522ar .

Polanyi K. (1983), La Grande Transformation, Paris, Editions Gallimard.

Servet J-M. (2007), « Le principe de réciprocité chez Karl Polanyi, contribution à une définition de l’économie solidaire », Revue Tiers Monde, 2007/2, n°190.

Stiegler B. (2015), La société automatique 1 L’avenir du travail, Paris, Fayard.

Temple D. (1997), « L’économie de réciprocité », Revue du Mauss, n°10, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php?page=notions&id_mot=28.

Temple D., Chabal M. (1995), La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, Paris, L’Harmattan.

 

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Institution de la réciprocité : Introduction

Quelques premières réflexions sur une démarche commune de recherche

Peut-on faire un bilan d’activités de « communs », construits et se définissant comme tels ?

Quelques-uns, peu, entrent dans cette catégorie. On peut les analyse en tant que tels, en se basant sur la grille proposée par EeC.

Mais, ne doit-on pas aussi s’intéresser aux processus en cours de mise en communs et à leur cheminement comme communs ?

Dans ce cas, il est aussi important de comprendre l’  « agir collectif », les formes d’organisations facilitatrices de ces communs émergents ?

Il faut alors comprendre les milieux incubateurs de ces communs en construction, les interactions de ces milieux, les acteurs économiques « privés », mais aussi avec les dispositifs publics et institutionnels.

Les terrains d’expérimentations à investiguer :

  • Des dynamiques de « lieux », Tiers Lieux, qui sont des communs et des incubateurs de Communs
  • Des initiatives solidaires locales qui s’organisent pour créer des activités (services de proximité, notamment), s’organisent en commun, expérimentent des formes de valorisation économique de ces activités, sous la forme de contribution/rétribution, sous la forme d’entreprise inversée et d’emploi (ex. Projet Territoire Zéro Chômeur)… Il faut alors regarder en quoi cela diffère d’autres initiatives plus anciennes du type Régie de Quartier ou Ressourcerie.
  • Des processus de mise en communs « sectoriels »

 

La fabrique des mobilités, mutualisation et partage de ressources entre acteurs économiques dans le secteur des mobilités,

AVEC (Arts Visuels en Communs), création d’une « filière » Arts Visuels en Hauts de France…

 

  • Des plateformes collaboratives/coopératives (notamment celles liées à la question de la mobilité…)
  • Des démarches de type « PTCE » (pole territorial de coopération économique), sur base d’une dynamique territoriale de repérage d’initiatives et de pratiques solidaires cherchant leur viabilisation économique, de création d’activités qui cherchent des formes hybridées de financement et de valorisation,
  • Des entreprises en communs, en tant que telles, celles portant statuts de SCIC, ou insérées dans des relations de réciprocité avec des communs.

 

D’un point de vue plus opérationnel, on pourrait choisir d’enquêter plusieurs écosystèmes  et milieux spécifiques :

Celui qui s’affiche explicitement en communs

  • une ou deux CAE parmi les six existants actuellement en Hauts de France ;
  • l’expérience Assemblée des Communs/ Chambre des communs ;
  • la communauté des tiers lieux Hauts de France

Celui qui est plus étroitement lié à l’ESS

  • plusieurs SCIC ;
  • une ou deux expériences territoriales de « fabrique d’initiatives solidaires » ;

Celui qui met en avant des problématiques plus éloignées

  • les approches sectorielles de mise en communs : Fabrique des mobilités et Arts Visuels en communs ;

 

 

Ainsi, on enquêterait non seulement sur les organisations économiques (projets et structures), mais aussi sur les collectifs, associations ou réseaux d’acteurs correspondant à l’écosystème considéré. On enquêterait aussi sur les acteurs (agents  techniques et élus politiques) des appuis publics qui interviennent au sein de ces écosystèmes.

 

 

 

 

 

 

 

 

Initiatives solidaires, en communs :

Éléments d’une institution de la réciprocité ?

 

Du point de vue organisationnel et morphologique on voit assez bien comment évaluer ce qui se donnerait à voir comme un commun. En tant que structure, système de gouvernance, règles de droit, les critères de définition de ce qui fait, ou pourrait faire, commun existent. Mais est-ce suffisant pour caractériser ce qui pourrait faire alternative dans une économie autour des communs ?

Il faut faire l’hypothèse que non.

Des communs, ou organisations économiques se construisant dans une logique de commun, pourraient-ils se développer dans une économie parallèle ? Au mieux, ils auraient à différencier et hybrider les logiques de valorisation des activités qu’ils développent.

Aussi, par de là l’analyse des structures, des règles juridiques et des modes de gouvernance, il faut faire une analyse précise de la construction des activités du point de vue des logiques de valorisation sous-jacentes.

Dans quelle mesure ces activités sont-elles construites autrement que sous des logiques marchandes ? Sont-elles construites dans un équilibrage des logiques de valorisation qui donne un rôle pivot à la réciprocité, au cœur des fonctionnements économiques ?

 

Quelle importance donnée à la réciprocité ?

On voit alors que cela suppose que ce rôle ait été construit en amont de la définition même de l’activité par la construction préalable de la communauté en espace de réciprocité relationnelle. C’est la création d’une telle communauté qui garantit l’impulsion réciprocitaire et que la réciprocité peut subordonner les deux autres types de valorisation économiques que sont le marché et la redistribution pour reprendre les catégories de Polanyi (Temple, 1997 ;  Gardin, 2006 ; Servet, 2007).

Mais la création d’un tel espace suppose une construction conjointe de l’ « offre » et de la « demande », dans des rapports entre producteurs et usagers eux-mêmes transformés. Cet espace est alors fondé sur une intercompréhension mutuelle des acteurs économiques qui font de la réciprocité leur valeur commune.

Ainsi la réciprocité ne dépend-t-elle pas de la nature des biens et services fournis mais des modalités de constitution de cet espace réciprocitaire, des types d’implication des usagers et des contributions volontaires qui produisent également ces biens et services (Gardin, 2006). Ces biens et services ainsi construits auront des effets sur la mobilisation du marché et de la redistribution pour conforter ces activités. Vu l’ampleur de la transformation des systèmes d’action et de représentation symbolique que suppose ces engagements, on comprend qu’à court terme soient mobilisés les modèles économiques marchands traditionnels, parfois même modulés par des régulations que l’acteur public peut faire intervenir sous la pression des initiatives solidaires.

Plus précisément il faut donc examiner davantage les modalités de réalisation des échanges que les productions (en produits et services) elles-mêmes. On voit alors que l’approche par l’identification à court terme des « modèles économiques », qui est toujours une exigence des pouvoirs publics, révèle son incapacité à se distancier des logiques spécifiquement et exclusivement marchandes.

Ainsi, l’évaluation de l’impulsion réciprocitaire ne repose pas sur la nature des biens finaux mais de l’analyse des modalités de constitution, d’implication des usagers, de leurs contributions aux initiatives solidaires en communs, puis de celle des modalités de mobilisation des marchés selon leur modération par de la redistribution. Cette évaluation est première par rapport à celle que l’on peut faire de la morphologie de l’action en communs.

De la même façon, dans l’évaluation de cette action, il faut envisager le commun en priorité, ses communautés d’usages et leurs échanges pour comprendre la nature des activités, leurs productions en produits et services. Il faut examiner les contributions des coalitions d’acteurs économiques vivant des et autour des communs. Il faut aussi envisager les différents rapports à la redistribution opérée par les pouvoirs publics, et ce sous différentes formes : régulations tutélaires des marchés, conventions, concertations, négociations, agréments, politiques de l’ « listes », solvabilisation des usagers par des dispositifs publics, aménagement des appels d’offre, avec clauses sociales.

 

La réciprocité, principe unificateur ?

Dans quelle mesure, au sein de la communauté porteuse de l’initiative en commun, la réciprocité, dans l’une ou l’autre de ses expressions, est-elle affirmée comme un principe unificateur des logiques de valorisation économique ? C’est dans la mesure de cette affirmation que la fédération de projets centrés sur ce principe pourrait constituer une réelle alternative au « donnant/donnant » marchand qui caractérise les économies occidentales capitalistes marchandes.

Cet aspect est plus déterminant comme structuration des représentations symboliques de l’action économique que celle qui relève de la morphologie spécifique des organisations  même si ces organisations reposent sur des principes de coopération et de gouvernance démocratique, en communs.

Le prima donné à ce principe ne va pas de soi. Il s’oppose à l’intériorisation des formes marchandes, et naturalisation de ces formes, dans les représentations de ce qui fait économie et donc des modèles économiques au travers desquels on voudrait évaluer la viabilité économique des activités construites.

La construction d’un espace réciprocitaire suppose l’engagement des associés au commun. Mais cet engagement qui correspond à l’adoption d’un système des règles peut n’être perçu qu’au travers de contraintes relationnelles auxquelles ce système correspond. Et de ce point de vue, il faut envisager les effets libérateurs des systèmes de relations contraintes que peut représenter le marché, avec l’effet de naturalisation de ces échanges marchands qui, hormis le rapport aux moyens monétaires, semblent placer tout acteur sur le même plan d’égalité et de neutralité du point de vue des systèmes de relations. Le désencastrement des activités économiques et de leur valorisation d’avec les institutions traditionnelles serait-il signe de liberté, entre égaux ? Les travaux des anthropologues, avec et autour de Marcel Mauss, l’ont montré (Mauss, 2007 ; Godelier, 1996 ; Caillé, 2007 ; Caillé et al., 2010), autant « donner », peut faire partie de nos évidences normatives, autant « rendre » ouvre la question de la nature de l’obligation sous-jacente et son rapport à la liberté (Hénaff, 2010, p.73). On voit alors que la construction sociale des règles de réciprocité, et leur institution symbolique en principe unificateur, est à envisager dans toute sa complexité.

Cette intégration des logiques de valorisation sous domination du principe de réciprocité peut-elle s’exercer localement, dans un espace socio-économique qui serait réservé aux organisations spécifiques travaillant en réciprocité, dans un tiers secteur marginalisé, en retrait des fonctionnements économiques dominants ? Cette expérience de priorisation du principe de réciprocité ne peut pas se concevoir autrement que comme un contexte d’action économique, au mieux en développement ; un contexte qui le voit s’affronter aux autres modèles de valorisation et dans lequel il cherche en s’agglomérant, en se capitalisant, à s’affirmer comme une alternative dans les formes, mais surtout dans les modèles et les argumentations, de l’action économique ?

 

Comment alors analyser la construction des activités, en vue de leur pertinence socio politique et de leur viabilité économique ?

Se démarquant alors de toute approche de type « entrepreneuriale, il s’agit d’analyser la viabilité économique d’activités, en construction ou en usages, qui mettent en avant une logique de valorisation intégratrice basée sur des principes de réciprocité.

Dire cela ne signifie pas que ces activités ne seront pas accessibles au travers de règles d’échanges marchands. Mais la valorisation marchande sera à examiner de près dans la mesure où, dans le champ constitué par l’écosystème concerné et dans la mesure des rapports de force établis entre les acteurs de ce champ,  l’organisation des échanges aura fait l’objet d’une régulation en lien avec les pouvoirs publics et les autres acteurs opérant dans l’écosystème.

Cela suppose donc de se mettre en compréhension des échanges et de leur construction sociale, et d’aider les acteurs à partager cette compréhension.

Sous l’angle des modalités de ces échanges :

Les relations et liens sociaux, les règles d’usage des ressources et des « produits » (biens et services),

En examinant les transformations que ces échanges supposent du point de vue des processus de financement, de production, de distribution et consommation, en conformité ou en décalage avec les rapports sociaux qui les caractérisent habituellement dans le cadre des règles marchandes ordinaires,

Sous l’angle de leurs temporalités :

On sait l’importance du temps et du décalage entre les actions constituant la trilogie de l’échange « donner, recevoir et rendre ». La valorisation des activités dans une perspective solidaire, en communs, est souvent envisagée sous l’angle de la réciprocité différée (Hénaff, 2010, p. 82-83).

Le rapport au temps est ici essentiel. L’immédiateté d’une évaluation qui ne se préoccupe pas des conditions spécifiques de la création des activités ne peut conduire qu’à un alignement de cette évaluation sur les principes marchands les plus stricts. Une telle évaluation qui semble immédiate et naturelle, exprimée en prix de marché, ne fait pas le détour socio politique de la fabrique sociale que suppose la construction de l’échange. Les modèles instantanéistes et naturalisant de l’évaluation économique (sous l’appellation instituée de « modèles économiques ») sont caractéristiques de la prégnance sociale, cognitive, symbolique d’un agir économique marchand capitaliste (Bourdieu,   1980, 2015).

 

Vers de nouvelles régulations des échanges économiques vers une institution de la réciprocité ?

D’ores et déjà, dans la valorisation des activités résultant de ces dynamiques d’initiatives solidaires, en communs, et donc dans leur évaluation, de nouvelles perspectives se font jour.

Tout d’abord, des formes nouvelles de coopération entre producteurs se développent portées par les potentialités de la production en communs et renforcées par les potentialités du numérique et de l’Internet. C’est toute la question de la collaboration et de l’économie dite collaborative. La production par les pairs basée sur les communs (Benkler, 2006 ; Bauwens, Kostakis, 2017) ouvre la voie à de nouvelles opportunités de création et de distribution de valeur. Cette notion de Pair à Pair, si on la relie à celle de contribution, nous offre une autre perspective d’évaluation des projets de création d’activités solidaires en communs.

Parler de relation Pair à Pair, c’est relever le fait que les rapports entre producteurs, consommateurs, distributeurs, se transforment pour ouvrir à de nouvelles relations entre les individus et les collectifs qui sont autant de nouveaux espaces d’interaction et d’intermédiations. Les initiatives solidaires et les communs nous montrent la multiplication des espaces de co création, d’innovation ouverte, de coproduction, des fonctionnements « en circuits courts » ou « circulaires » ; toutes formes de coopération ouverte (Bauwens, Kostakis, 2017). Toutes les activités qui en découlent ont besoin de leur justification, argumentation spécifique. En décalage avec les formes  capitalistes et marchandes d’évaluation des activités en travail, elles nécessitent une évaluation spécifique qui ne peut être qu’un principe de réciprocité intégrant comme l’un de ses critères celui de la valeur de la contribution, « à chacun selon ses contributions » (Bauwens, Kostakis, 2017, p.76).

Cette notion de contribution n’est pas nouvelle. Elle n’est pas sans rappeler la place qu’a tenu le « bénévolat » dans le développement des activités associatives. La nommer contribution, en lien avec des dispositifs qui commencent à en faire l’évaluation, voire la comptabilité, marque la naissance d’un processus d’institution de la valeur produite.

On pourrait montrer comment cette importance donnée à la contribution dans une logique de réciprocité vient potentiellement redéfinir les règles marchandes et celles de la redistribution, dans la mesure de leur subordination à des accords négociés basés sur des préoccupations civiques citoyennes.

On voit ainsi que dans les projets en communs, pour les qualifier, on retiendra des critères morphologiques et structurels qui sont autant de conditions de possibilité d’un agir économique en communs. Les critères de définition ne manquent pas, ni même les outils permettant une évaluation de ce point de vue (http://unisson.co/).

Mais, si l’on se place du point de vue des logiques de valorisation et d’évaluation des activités en communs, ces éléments sont loin d’être suffisants.

Ils devront être enrichis d’autres éléments d’évaluation des contenus en réciprocité. Une attention toute particulière devra être réservée aux expériences portant sur la définition de « licences de réciprocité » (http://coopdescommuns.org/tag/coalition-entreprenariale/) pour qualifier les échanges au sein des communs ou des « coalitions entrepreneuriales » (Bauwens, Kostakis, 2017, p. 36-37) qui rassemblent des organisations en communs et des opérateurs publics et privés.

Au regard de l’importance donnée à la construction des règles d’échanges, des accès aux ressources, des usages, des coopérations nouées, de leurs valeurs en contributions, on comprend qu’une importance soit souvent donnée, dans les initiatives solidaires et les processus de mise en communs, à la définition des « codes sociaux ». C’est alors une autre façon de parler de la question de la constitution des communautés et de leur engagement en communs, souvent avant même de préciser les conditions de viabilité économique des activités créées. Face à la prégnance de l’immédiateté des dispositifs dominants d’évaluation par les modèles économiques de l’entreprenariat, ce décalage dans les priorités sera préjudiciable aux initiatives solidaires et pourra rendre difficile leur soutien par les pouvoirs publics.

Ainsi, les expérimentations qui se font jour mettant en avant explicitement des évaluations en termes de réciprocité seront-elles à examiner plus spécifiquement. Il sera particulièrement important de voir en quoi ces expérimentations impactent les écosystèmes qui les voient éclore ainsi que l’action publique. Les mondes de l’ESS et ceux plus émergents des communs pourraient trouver la matière à des interrogations convergentes et des actions en commun.

Le changement d’échelles auquel  aspirent les acteurs mobilisés dans ces mondes ne pourrait s’opérer que par un début d’institution de la réciprocité comme principe intégrateur de l’action économique.

 

Références

Bauwens M., Kostakis V. (2017), Manifeste pour une véritable économie collaborative, Paris, Editions Charles Léopold Mayer.

Benkler Y. (2006), The Wealth of Networks: How Social Production Transforms Markets and Freedom, New York, Yale University Press.

Bourdieu P. (1980), Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit.

Bourdieu P. (2015), Sociologie générale, volume 1, Paris, Raisons d’agir.

Caillé A. (2000, 2007), Anthropologie du don, Paris, La Découverte.

Gardin L. (2006),  Les initiatives solidaires, la réciprocité face au marché et à l’Etat, Paris, Editions érès.

Godelier M. (1996), L’énigme du don, Paris, Fayard, Champs Essais.

Hénaff M. (2010), « Mauss et l’invention de la réciprocité », in A. Caillé, P. Chanial, K. Hart, Marcel, Revue du MAUSS, n°36.

Mauss M. (2007, 2012), L’essai sur le don, Paris, PUF.

Servet J-M. (2007), « Le principe de réciprocité chez Karl Polanyi, contribution à une définition de l’économie solidaire », Revue Tiers Monde, 2007/2, n°190.

Temple D. (1997), « L’économie de réciprocité », Revue du Mauss, n°10, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php?page=notions&id_mot=28.