Communauté, espace de réciprocité relationnelle : Espace public, économique, dans une économie des communs

La question de la communauté, ou des communautés, est essentielle dans les modes de construction d’activités auxquels on fait référence en parlant d’économie solidaire (plus encore que sociale), voire d’économie des communs (ou par et pour les communs). On pourrait reprendre ici le terme d’ « association », au sens plus global et historique, même si la loi dite « 1901 » pourrait sembler avoir qualifiée une fois pour toutes tout principe d’association.

En effet, cette question concerne la construction des modèles économiques et pas seulement la gouvernance. Elle ne relève pas seulement de considérations éthico politiques, mais bien de celles qui concernent la viabilité économique des activités construites. Si cette construction se veut dans une logique vraiment alternative à l’entrepreneuriat ordinaire, même « social », la communauté doit être regardée sous l’angle d’un espace de réciprocité relationnelle et des règles que les différents acteurs (producteurs et/ou collectifs d’usagers) se donnent, y compris en référence aux droits à instaurer et développer pour cela.

Différents niveaux de communautés, vues comme groupes socioéconomiques ou collectifs de travail ou d’usages, partageant tel ou tel accès à des ressources, tout cela n’est pas incompatible avec l’appartenance à une communauté nationale, celle-là garante d’un même niveau de droits et de devoirs relevant de la citoyenneté. C’est même l’inverse ; c’est bien le principe de citoyenneté économique, institué dans les fonctionnements publics qui crée les conditions pour que les communs se développent. Comme le souligne B. Coriat : « Les communs ont besoin de l’Etat pour se développer ; car il doit créer les ressources (à commencer par les ressources juridiques) dont les commoners (les producteurs des biens communs) ont besoin pour exister » (Coriat, 2016). Prise en ce sens la référence à une communauté n’a rien à voir avec une structuration communautariste de la société. Comment alors appréhender cette notion de communauté ? Quel sens lui donner en référence, ici, aux communs ?

  1. Comment faire ?

Une problématique en termes de « parties prenantes » semble convenir, à premier abord. Elle paraît correspondre à l’analyse de ces contextes que beaucoup s’accordent désormais à qualifier d’ « écosystèmes », sans bien prendre en compte les relations entre espèces et types d’êtres vivants qu’ils supposent ; des relations faites parfois de coopération, mais souvent de prédation. De fait, parler de parties prenantes renvoie à des relations envisagées comme potentiellement contractuelles qui débouchent implicitement sous cette référence sur des relations « naturellement » marchandes.

Sans faire ici une critique systématique et exhaustive de ce que la problématique à construire à ce niveau devrait être, il faut évoquer ce que la notion de « champ », telle que développée par Pierre Bourdieu, apporterait à l’analyse de ces communautés. Quelle serait l’apport d’une telle problématique pour comprendre les processus de construction de telles communautés ?

Mais quelle communauté/association construire alors que les processus de positions et postures sociales peuvent être analysées au travers des rapports de domination qu’ils incorporent ? Dans les démarches qui se revendiquent d’une dynamique coopérative, solidaire et d’un entreprendre qui serait autre, la référence au collectif, au « commun », sans forcément s’inscrire dans une théorie des communs, est aujourd’hui souvent avancée. Il est fait état de rapports sociaux qui seraient « autres », sans souvent plus d’explicitation qu’une référence globale à la solidarité, au partage, ou tout simplement à une humanité pacifiée, au titre de la « vie bonne » dont parlait Aristote, au « bien commun » des tenants du libéralisme économique souhaitant reconstruire un principe d’intérêt général, ou tout simplement une référence aux principes républicains de Liberté, Egalité, Fraternité, sans que cela suppose d’exercice de droits réellement exercés dans une citoyenneté active. Tout cela n’explicite pas des rapports automatiquement réciprocitaires malgré les énoncés en ce sens des acteurs engagés dans l’action collective. S’il s’agit de faire prédominer des rapports de réciprocité à des relations de pouvoir, dont on sait qu’elles sont sous tendues par des rapports d’inégalités face à l’action économique (rapports marchands, mais plus encore accès aux capitaux financiers, culturels, symboliques), alors fabriquer et « spatialiser » des rapports de réciprocité suppose de déconstruire préalablement ces rapports de domination. Déconstruire pourrait alors signifier expliciter, émanciper, équilibrer, et pour cela délibérer, argumenter et ajuster.

  1. La communauté comme espace de réciprocité relationnelle

Envisager la communauté comme « espace de réciprocité relationnelle » en revient à donner un statut particulier aux relations de réciprocité qui s’instaure au sein de cette communauté et dans les relations avec les autres. La communauté est alors envisagée comme porteuse de ressources partagées, génératrices d’activités dont les usages répondent à des besoins et des utilités sociales.

Dans quelle mesure ces activités sont-elles construites autrement que sous des logiques marchandes ? Sont-elles construites dans un équilibrage des logiques de valorisation qui donne un rôle pivot à la réciprocité, au cœur des fonctionnements économiques ?

Condition de la construction de la communauté en espace de réciprocité relationnelle, ce rôle pivot doit être construit en amont de la définition même de l’activité. L’un conditionne l’autre et réciproquement. Mais, de la même façon, c’est la création d’une telle communauté qui garantit l’impulsion réciprocitaire et que la réciprocité peut subordonner les deux autres types de valorisation économiques que sont le marché et la redistribution, pour reprendre les catégories de Polanyi (Temple, 1997 ;  Gardin, 2006 ; Servet, 2007). Rôle pivot de la réciprocité et construction de la communauté sont ainsi dans une dynamique en miroir. S’agissant des activités elles-mêmes et de leurs contenus en produits, services, usages, accès, la création d’un tel espace suppose une construction conjointe de l’ « offre » et de la « demande », dans des rapports entre producteurs et usagers eux-mêmes transformés. Cet espace est alors fondé sur une intercompréhension mutuelle des acteurs économiques qui font de la réciprocité leur valeur commune.

Ainsi la réciprocité ne dépend-t-elle pas de la nature des biens et services fournis mais des modalités de constitution de cet espace réciprocitaire, des types d’implication des usagers et des contributions volontaires qui produisent également ces biens et services (Gardin, 2006). Ces biens et services ainsi construits auront des effets sur la mobilisation du marché et de la redistribution pour conforter ces activités. Vu l’ampleur de la transformation des systèmes d’action et de représentation symbolique que supposent ces engagements, on comprend qu’à court terme soient mobilisés les modèles économiques marchands traditionnels, parfois même modulés par des régulations que l’acteur public peut faire intervenir sous la pression des initiatives solidaires.

Plus précisément il faut donc examiner davantage les modalités de réalisation des échanges que les productions (en produits et services) elles-mêmes. On voit alors que l’approche par l’identification à court terme des « modèles économiques », qui est toujours une exigence des pouvoirs publics, révèle son incapacité à se distancier des logiques spécifiquement et exclusivement marchandes.

Ainsi, l’évaluation de l’impulsion réciprocitaire ne repose pas sur la nature des biens finaux mais de l’analyse des modalités de constitution de ces biens, d’implication des usagers, de leurs contributions aux initiatives solidaires en communs, puis de celle des modalités de mobilisation des marchés selon leur modération par de la redistribution. Dans l’hypothèse d’une économie qui ferait jouer un rôle pivot à des rapports de réciprocité, cette évaluation est première par rapport à celle que l’on peut faire de la morphologie de l’action en communs.

De la même façon, cadrant avec la même hypothétique évaluation de cette action, le commun s’envisage en priorité au regard de ses communautés d’usages et de leurs échanges pour comprendre la nature des activités, leurs productions en produits et services. Cela permet de comprendre les contributions des coalitions d’acteurs économiques vivant des, et autour des, communs. Cette hypothèse du prima donné à la réciprocité suppose aussi d’envisager les différents rapports à la redistribution opérée par les pouvoirs publics, et ce sous différentes formes : régulations tutélaires des marchés, conventions, concertations, négociations, agréments, politiques de l’« listes », solvabilisation des usagers par des dispositifs publics, aménagement des appels d’offre, avec clauses sociales.

  1. La réciprocité, principe unificateur ?

Dans quelle mesure, au sein de la communauté porteuse de l’initiative en commun, la réciprocité, dans l’une ou l’autre de ses expressions, est-elle affirmée comme un principe unificateur des logiques de valorisation économique ? C’est dans la mesure de cette affirmation que la fédération de projets centrés sur ce principe pourrait constituer une réelle alternative au « donnant/donnant » marchand qui caractérise les économies occidentales capitalistes marchandes.

Cet aspect est plus déterminant comme structuration des représentations symboliques de l’action économique que celui qui relève de la morphologie spécifique des organisations, même si ces organisations reposent sur des principes de coopération et de gouvernance démocratique, en communs.

Le prima donné à ce principe ne va pas de soi. Il s’oppose à l’intériorisation des formes exclusivement marchandes, et la naturalisation de ces formes, dans les représentations de ce qui « fait économie » et donc des modèles économiques au travers desquels on voudrait évaluer la viabilité économique des activités construites.

La construction d’un espace réciprocitaire suppose l’engagement des associés au commun. Mais cet engagement, qui correspond à l’adoption d’un système des règles, peut n’être perçu qu’au travers de contraintes relationnelles auxquelles ce système correspond. Et de ce point de vue, il faut envisager les effets perçus comme libérateurs des systèmes de relations contraintes que peut représenter le marché, avec l’effet de naturalisation de ces échanges marchands qui, hormis le rapport aux moyens financiers et monétaires, semblent placer tout acteur sur le même plan d’égalité et de neutralité du point de vue des systèmes de relations. Le désencastrement des activités économiques, et de leur valorisation, d’avec les institutions traditionnelles serait-il signe de liberté, entre égaux ? Les travaux des anthropologues, avec et autour de Marcel Mauss, l’ont montré (Mauss, 2007 ; Godelier, 1996 ; Caillé, 2007 ; Caillé et al., 2010), autant « donner », peut faire partie de nos évidences normatives, autant « rendre » ouvre la question de la nature de l’obligation sous-jacente et son rapport à la liberté (Hénaff, 2010, p.73).

Ainsi les rapports de réciprocité relèvent de l’échange. Ils procèdent du devoir de rendre dans une construction globale de l’échange qui articule donner, recevoir, rendre. Mais ce qui fait sortir ces rapports d’échange du donnant/donnant marchand, c’est le double décalage qui intervient dans les modalités du « rendre ».

Ce décalage s’opère sous l’angle de la temporalité et de l’intermédiation.

On sait l’importance du temps et du décalage entre les actions constituant la trilogie de l’échange « donner, recevoir et rendre ». La valorisation des activités dans une perspective solidaire, en communs, est souvent envisagée sous l’angle de la réciprocité différée (Hénaff, 2010, p. 82-83).

Le rapport au temps est ici essentiel. L’immédiateté d’une évaluation qui ne se préoccupe pas des conditions spécifiques de la création des activités ne peut conduire qu’à un alignement de cette évaluation sur les principes marchands les plus stricts. Une telle évaluation qui semble immédiate et naturelle, exprimée en prix de marché, ne fait pas le détour socio politique de la fabrique sociale que suppose la construction de l’échange. Les modèles instantanéistes et naturalisant de l’évaluation économique (sous l’appellation instituée de « modèles économiques ») sont caractéristiques de la prégnance sociale, cognitive, symbolique d’un agir économique marchand capitaliste (Bourdieu,   1980, 2015). L’échange en réciprocité intervient sans fixation préalable du moment du rendu. Le fait que des échanges marchands puissent s’opérer « à terme » ne les rend pas réciprocitaires. Le terme peut être différé, sa temporalité en est fixé au moment de l’échange. Les échanges réciprocitaires, pivots d’une autre économie, sont autres choses. Pierre Bourdieu nous les laissent penser lorsqu’il met en garde, parlant du don, contre les modèles instantanéisants, « faisant disparaître la spécificité du don, à savoir qu’il y a un intervalle interposé ; rendre sur le champ la même chose qu’on a reçue, ou autre chose mais équivalent, c’est détruire ce qui fait la logique du don, le fait qu’il se déroule dans le temps» (Bourdieu, 2015, p.272 ; 1980, p.2167-189).

Ce décalage de l’échange en réciprocité par rapport à l’échange marchand est aussi le fait des systèmes de relations et des intermédiations. Ces relations ne sont pas que la somme de rapports bilatéraux. La structure en est toujours ternaire (Temple, Chabal, 1995). L’autre, le tiers, les tiers constituent le milieu dans lequel interviennent des intermédiations. Le milieu est toujours antérieur à l’affirmation de l’individu ou de l’opérateur individualisé qui s’exprime dans le rapport marchand, exclusivement bilatéral, alors que le système de relations impactant les activités ne peut s’y réduire. Se référer à la réciprocité, les évaluations dont elle pourrait faire l’objet, c’est se référer à ce qui fait tenir ensemble la communauté. De la même façon, on ne peut réduire ces intermédiations à une somme de prestations individualisées d’intermédiaires, professionnalisés comme tels. Toute relation est inter médiée pour permettre une reconnaissance mutuelle qui ne dépende pas d’un rapport bilatéral exclusif comme dans l’échange marchand qui fait de ce dernier le moteur des évaluations sociales autant qu’économiques. Intermédiations et réciprocité participent d’une nouvelle façon de problématiser la question de la reconnaissance (Honneth, 2010).

Ce décalage de l’échange en réciprocité par rapport à l’échange marchand est donc le fait des processus d’évaluation des « intermédialités », au cœur des intermédiations (Méchoulan, 2003) qui président à l’échange, et des évaluations faisant intervenir différents principes de grandeur. L’évaluation relève en effet d’autres contenus que le prix (en valeur d’échange, en travail) et même d’autres principes d’évaluation. Parmi ceux-ci l’évaluation en termes d’utilité sociale pourra jouer un rôle clef. Cette question des usages sociaux, partagés, se positionnant au centre de la construction des échanges réciprocitaires ne sera pas sans influer sur les règles présidant à ces échanges et, plus globalement, sur le Droit. Et l’on pourra constater une transformation vers plus de poids juridique donné aux droits des usages sur ceux centrés sur les formes de la propriété, notamment sur la propriété privée individuelle exclusive.

On voit alors que la construction sociale des règles de réciprocité, et leur institution symbolique en principe unificateur, est à envisager dans toute sa complexité.

Cette intégration des logiques de valorisation sous domination du principe de réciprocité peut-elle s’exercer localement, dans un espace socio-économique qui serait réservé aux organisations spécifiques travaillant en réciprocité, dans un « tiers secteur » marginalisé, en retrait des fonctionnements économiques dominants ? Cette expérience de priorisation du principe de réciprocité ne peut pas se concevoir autrement que comme un contexte d’action économique, au mieux en développement ; un contexte qui le voit s’affronter aux autres modèles de valorisation et dans lequel il cherche, en s’agglomérant, en se capitalisant, à s’affirmer comme une alternative dans les formes, mais surtout dans les modèles et les argumentations, de l’action économique ?

 

  1. Espace public : des interactions spécifiques du politique et de l’économique

Prioriser le principe de réciprocité suppose un impact déterminant dans l’espace public sous l’angle des représentations socioéconomiques et éthico politiques, et pas seulement au regard du droit mais aussi de la symbolique et du langage.

Pour Dacheux et Laville (2003) « l’économique et le politique sont dans des interactions étroites qui ne sont pas sans effets sur la configuration de l’espace public » (2003, p.9). Reprenant une critique de la notion d’espace public (Calhoun, 1992 ; Fraser, 1992), ils relient cette notion à la définition initiale qu’ils donnent de l’économie solidaire comme «l’ensemble des expériences visant à démocratiser l’économie à partir d’engagements citoyens ». Il s’agit alors de pratiques de citoyenneté économique bien différentes de l’agir économique dominant. Avec Dacheux et Laville, nous interrogeons le développement d’activités économiques qui rendent possible l’atteinte d’objectifs politiques et permettent en particulier la constitution d’espace de discussion et de débat sur la manière de répondre à des besoins sociaux. Nous questionnons aussi les rapports qu’entretiennent les «communs » et l’économie sociale et solidaire  avec le « marché » et avec le secteur public. Du fait des interactions entre l’économique et le politique ces rapports doivent être examinés au regard de ce qu’ils provoquent sur l’espace public. Mais cet espace public, comment le définir succinctement ? Il est tout à la fois lieu de légitimation politique, lieu d’émergence et de fondation de possibles communautés politiques ; certaines de ces communautés y apparaissant sous la forme de sous espaces dominés ou faiblement légitimés. En effet, l’espace public « ne se réduit pas à l’espace institutionnel » (Dacheux, Laville, 2003, p.10). C’est un espace « potentiel, ouvert à tous les acteurs ; ce n’est pas une donnée a-historique, mais une construction sociale toujours en évolution » (idem). C’est sur cet espace que l’on traite des questions relevant de la collectivité par l’affrontement des visions différentes et contrastées du bien commun et de l’intérêt général. Le traitement politique des questions relevant de la collectivité se veut universel, au fondement des institutions, mais il est profondément inégalitaire puisque tous n’y accèdent pas ou n’y ont pas le même poids politique. Il n’en demeure pas moins que cet espace concourt à une certaine pacification qui s’inscrit dans des compromis permettant de substituer l’action politique, démocratique, à la violence physique.

Reprenant à notre compte la conception développée par Dacheux et Laville concernant l’économie solidaire, nous faisons ici l’hypothèse que l’action en communs, action de création collective de communs, relèvent des mêmes expériences en économie solidaire « qui conçoivent leur action politique à travers la prise en charge d’activités économiques, ce qui suppose d’identifier et de mobiliser une pluralité de registres économiques » (2003, p.11). L’agir en communs mobiliserait alors les mêmes principes économiques, pluriels, qui sont ceux de l’économie solidaire : ceux du marché auquel, il faut ajouter la redistribution et la réciprocité (Polanyi, 1983). Mais, ce sont aussi les formes de propriété qui sont également plurielles ; les derniers travaux sur les communs l’ont bien montré (Coriat, 2015). Ainsi, les traits qui caractérisent les réalisations en économie solidaire, construites en interactions du politique et de l’économique, sont aussi ceux que l’on retrouve dans l’agir en communs. Dacheux et Laville les présentent comme une « impulsion réciprocitaire dans des espaces publics de proximité » -C’est-à-dire la recherche explicite et prioritaire, par l’activité économique construite, d’effets positifs pour la collectivité en termes sociaux et environnementaux-, et comme une hybridation entre les principes économiques –Ici, c’est plus qu’un mixage, c’est un équilibrage dans la mobilisation des ressources dans le but de respecter, dans la durée, la logique du projet initial, porteurs de communs- (2003, p.12). Cet équilibrage suppose alors de subordonner la captation de ressources marchandes à celles permettant le respect des principes -redistribution et réciprocité- qui assurent la garantie du commun en économie solidaire.

Définir ainsi un agir en communs suppose des modalités d’action collective et des pratiques de citoyenneté économique en cohérence sur l’espace public. Les pratiques individuelles et collectives de résistance, contestation, construction, proposition, projection doivent être examinées dans cette perspective.

Cette exploration d’un sous espace public dominé est aussi l’investigation d’une communauté d’acteurs, porteurs, fédérateurs de projets, se positionnant en représentants et porte-parole de groupes sociaux locaux qui eux-mêmes ne s’identifient pas comme acteurs collectifs et n’ont pas le niveau d’engagement collectif et de mobilisation que les porteurs de projet laissent entendre. Cet agir collectif en communs est potentiellement celui d’une collection d’individualités qui présentent des caractéristiques objectives et de représentation similaires, mais aussi beaucoup de différences. Leur commun est de partager ce sous espace public, fait de lieux et de liens ; des lieux dédiés aux relations (réunions, ateliers, mais aussi convivialité), des liens qui sont le partage d’actions communes, mais aussi des activités à finalité économique, des dispositifs de rémunération, également des comportements associant vie de travail et hors travail. Ces acteurs porteurs de projets, s’ils doivent être distingués des communautés locales (les habitants, citoyens, usagers des communs potentiels), n’en sont pas moins souvent aussi les habitants et usagers des mêmes espaces urbains, des mêmes quartiers. Les différences de niveau de vie entre les porteurs de projet et les habitants de référence ne sont pas si grandes. Ce qui les différencie relève davantage des parcours socio-scolaires et des trajectoires sociales. Nous faisons ici, concernant les acteurs porteurs et accompagnateurs de projets, l’hypothèse de parcours de déclassement social par rapport à leurs parents, ou, tout au moins, de moindre positionnement social, comme base de leurs positions et postures sociales. L’analyse de cet agir en communs est tout autant celle de leurs positions et postures que celle de leurs actions au nom de communautés qu’ils disent représenter. Cependant, s’il y a décalage dans les capacités d’action au sein du sous espace dominé qu’ils façonnent et, de façon plus difficile, dans l’espace public dominant, l’avenir de leurs positions est pourtant lié à celui des groupes qu’ils représentent.

  1. Comment alors analyser la construction des activités, en vue de leur pertinence socio politique et de leur viabilité économique ?

Se démarquant alors de toute approche de type « entrepreneuriale, il s’agit d’analyser la viabilité économique d’activités, en construction ou en usages, qui mettent en avant une logique de valorisation intégratrice basée sur des principes de réciprocité.

Dire cela ne signifie pas que ces activités ne seront pas accessibles au travers de règles d’échanges marchands. Mais la valorisation marchande sera à examiner de près dans la mesure où, dans le champ constitué par l’écosystème concerné et dans la mesure des rapports de force établis entre les acteurs de ce champ,  l’organisation des échanges aura fait l’objet d’une régulation, en lien avec les pouvoirs publics et les autres acteurs opérant dans l’écosystème. Appuyer, accompagner, par des dispositifs publics d’aide financière et de conseil, les pratiques de l’entreprendre demande donc de se mettre en compréhension des échanges et de leur construction sociale, et de permettre aux acteurs engagés au sein de la communauté de partager cette compréhension.

Cette compréhension doit alors intervenir sous l’angle des modalités de ces échanges. Il s’agit alors de se représenter et de se positionner dans des systèmes de relations, de liens sociaux, des règles d’usage des ressources et des « produits » (biens et services).

Ils auront alors à envisager les transformations que ces échanges supposent du point de vue des processus de financement, de production, de distribution et consommation, en conformité ou en décalage avec les rapports sociaux qui les caractérisent habituellement dans le cadre des règles marchandes ordinaires.

  1. Vers de nouvelles régulations des échanges économiques vers une institution de la réciprocité ?

D’ores et déjà, dans la valorisation des activités résultant de ces dynamiques d’initiatives solidaires, en communs, et donc dans leur évaluation, des perspectives différentes se font jour.

Tout d’abord, des formes de coopération entre producteurs se développent, portées par les potentialités de la production en communs et renforcées par les potentialités du numérique et de l’Internet. La multiplication des organisations collectives sous structures de SCIC (société coopérative d’intérêts collectifs) en est ici le reflet majeur. La production par les pairs basée sur les communs (Benkler, 2006 ; Bauwens, Kostakis, 2017) ouvre la voie à de nouvelles opportunités de création et de distribution de valeur. Cette notion de « Pair à Pair » (Cf. les travaux de la Peer to Peer Foundation), si on la relie à celle de contribution (Stiegler, 2015), présente une autre perspective d’évaluation des projets de création d’activités solidaires en communs.

Parler de relation Pair à Pair, c’est relever le fait que les rapports entre producteurs, consommateurs, distributeurs, se transforment pour ouvrir à de nouvelles relations entre les individus et les collectifs qui sont autant de nouveaux espaces d’interaction et d’intermédiations. Les initiatives solidaires et les communs nous montrent la multiplication des espaces de co création, d’innovation ouverte, de coproduction, des fonctionnements « en circuits courts » ou « circulaires » ; toutes formes de coopération ouverte (Bauwens, Kostakis, 2017). Toutes les activités qui en découlent ont besoin de leur justification, argumentation spécifique. En décalage avec les formes  capitalistes et marchandes d’évaluation des activités en travail, elles nécessitent une évaluation spécifique qui ne peut être qu’un principe de réciprocité intégrant comme l’un de ses critères celui de la valeur de la contribution, « à chacun selon ses contributions » (Bauwens, Kostakis, 2017, p.76).

Cette notion de contribution n’est pas nouvelle. Elle n’est pas sans rappeler la place qu’a tenue le « bénévolat » dans le développement des activités associatives. La nommer contribution, en lien avec des dispositifs qui commencent à en faire l’évaluation, voire la comptabilité, marque la naissance d’un processus d’institution de la valeur produite (Cf. les ateliers tenus sur ce thème pendant l’événement Roumics, en novembre 2017, à Roubaix, à l’initiative du collectif Catalyst et de l’association Anis, https://anis-catalyst.org ).

On pourrait montrer comment cette importance donnée à la contribution dans une logique de réciprocité vient potentiellement redéfinir les règles marchandes et celles de la redistribution, dans la mesure de leur subordination à des accords négociés basés sur des préoccupations civiques citoyennes.

On voit ainsi que, dans les projets en communs, pour les qualifier, on retiendra des critères morphologiques et structurels qui sont autant de conditions de possibilité d’un agir économique en communs. Les critères de définition ne manquent pas, ni même les outils permettant une évaluation de ce point de vue (https://wiki.lescommuns.org).

Mais, si l’on se place du point de vue des logiques de valorisation et d’évaluation des activités en communs, ces éléments sont loin d’être suffisants.

Ils devront être enrichis d’autres éléments d’évaluation des contenus en réciprocité. Une attention toute particulière devra être réservée aux expériences portant sur la définition de « licences de réciprocité » (http://coopdescommuns.org/tag/coalition-entreprenariale/) pour qualifier les échanges au sein des communs ou des « coalitions entrepreneuriales » (Bauwens, Kostakis, 2017, p. 36-37) qui rassemblent des organisations en communs et des opérateurs publics et privés.

Au regard de l’importance donnée à la construction des règles d’échanges, des accès aux ressources, des usages, des coopérations nouées, de leurs valeurs en contributions, on comprend qu’une importance soit souvent donnée, dans les initiatives solidaires et les processus de mise en communs, à la définition des « codes sociaux ». C’est alors une autre façon de parler de la question de la constitution des communautés et de leur engagement en communs, souvent avant même de préciser les conditions de viabilité économique des activités créées. Face à la prégnance de l’immédiateté des dispositifs dominants d’évaluation par les modèles économiques de l’entrepreneuriat, ce décalage dans les priorités sera préjudiciable aux initiatives solidaires et pourra rendre difficile leur soutien par les pouvoirs publics.

Ainsi, les expérimentations qui se font jour, mettant en avant explicitement des évaluations en termes de réciprocité, seront-elles à examiner plus spécifiquement. Il sera particulièrement important de voir en quoi ces expérimentations impactent les écosystèmes qui les voient éclore ainsi que l’action publique. Les mondes de l’économie sociale et solidaire (ESS), et ceux, plus émergents, des communs pourraient trouver là matière à des interrogations convergentes et des actions en commun.

Le changement d’échelles que revendiquent les acteurs mobilisés dans ces mondes ne pourrait s’opérer que par un début d’institution de la réciprocité comme principe intégrateur de l’action économique.

 

  1. Concrètement, comprendre les dynamiques en jeu pour appuyer les pratiques

Mais, dans ces approches expérimentales, le risque est alors de demeurer général, intentionnel, au risque de l’incantation dogmatique. Si ces modélisations alternatives ne mettent pas en lumière des processus concrets de valorisation réciprocitaire, validés par les acteurs sociaux au sein de leurs communautés, et présentant un début de légitimation institutionnelle, l’entreprendre peut correspondre aux chemins de l’entrepreneuriat ordinaire, au mieux qualifiés de social.

Une réelle alternative passe par la stabilisation d’un langage d’action économique spécifique arguant des pratiques appréciées socialement comme telles. Quoi qu’en pensent les acteurs, les modèles économiques relèvent de l’idéologique, et plus profondément encore du symbolique, sous-jacent aux fonctionnements institutionnels. C’est ce qui se joue au sein des communautés qui se constituent en communs.

 

 

 

 

Références

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