Coopérer dans l’écosystème des communs

« Les mondes nouveaux doivent être vécus avant d’être expliqués », Alejo Carpentier

Voilà un titre bien ambitieux pour envisager des collaborations, me direz-vous, mais il me semble que préciser le cadre de nos coopérations est essentiel. Hormis des questions de disponibilité, ces coopérations sont parfois rendues difficiles par des tensions qu’il nous faut aborder, me semble-t-il. Nos pratiques pourraient être plus communes et partagées qu’elles ne le sont.

De fait, c’est ce dont il a été question lors de nos deux jours de discussion à l’occasion de nos « microRoumics ». Les formulations je les prends à mon compte avec toutes les hésitations et les maladresses que provoque le début de réflexivité de nos actions. Et le calibrage de ces formulations ne doit pas être un préalable à toute collaboration ; on apprend en faisant, en mettant en œuvre nos actions collectives.

A l’occasion de nos Roumics nous avons mis les « tensions vécues » au centre de notre réflexion collective. Nos échanges y ont été « animés et facilités » par un intervenant extérieur, sur cette problématique des tensions. La discussion a porté sur nos relations, nos implications, nos engagements, au regard des initiatives dont nous sommes les déclencheurs, les facilitateurs et les porteurs.  Nous l’avons fait en tenant compte -Les mots « compte » et « comptabilité » sont ici à prendre au sens de la lettre-, mais sans les expliciter pleinement, des modalités selon lesquelles nous construisons collectivement et individuellement nos conditions de vie, en particulier nos conditions de rémunération. Nous faisons pour cela référence à  ce que nous appelons la « contribution » sans vraiment savoir ce que cela recouvre vraiment.

Il me semble qu’il n’y a pas de préalable ni d’atermoiement à mettre pour envisager des collaborations. Suffisamment d’enjeux et d’intentions en commun nous rapprochent. Une conception, même instrumentalisée, et, selon moi, un peu réductrice, des communs envisagés principalement en termes de ressources partageables, pourrait suffire, mais à condition qu’un travail collectif d’explicitation et de requalification soit mené d’une façon ouverte et délibérative. Il s’agit en fait d’une œuvre de démocratie économique et politique à mener.

L’écosystème de relations dans lequel ces « collaborations » interviennent est cependant à envisager et à requalifier sous plusieurs aspects, et c’est en cela que nos expérimentations participent d’un vrai programme de recherche action. Ces aspects sont ceux que nous imposent les formes actuelles de l’action économique publique et, à partir desquelles, nous tentons d’inventer un nouvel « agir collectif », en communs.

Ne faut-il pas réorienter les structures juridiques de l’action économique et leurs capitalisations spécifiques ? Le risque n’est-il pas que leurs fonctionnements attendus demeurent prégnants alors que souvent nous les habillons de considérations « collaboratives » ou « coopératives » ? Ces structures, en elles-mêmes, disent tout et rien à la fois. Elles peuvent relever simultanément de plusieurs logiques de valorisation économiques et de modes différents de régulation des liens entre les agents et acteurs concernés, selon les « communautés » de liens qu’ils créent. Elles peuvent afficher des modalités, coopératives par exemple, qu’elles ne tiennent pas, ou pas vraiment. Elles peuvent mettre en avant des formes instituées, d’actionnariat et de responsabilité sociale limitée, tout en s’efforçant et pratiquant des formes d’entreprises à « objet social étendu ». Comment faire pour expliciter et faire évoluer les affectio societatis qui président aux « entreprises » que nous formalisons, et les repositionner en « affectio communalis » que nous sommes censés porter en communs si nous prenons les communs aux mots et pas seulement sous l’angle de ressources partageables. On pourrait regarder nos « structures » (Anis, Optéos, la Compagnie des tiers lieux, Pop, etc.) sous cet angle, mais aussi la place et la consistance socioéconomique que nous donnons à nos « communs », avec leurs communautés, leurs budgets contributifs, leurs publicités collectives, leurs espaces, leurs plateformes technologiques, etc.

Ne faut-il pas avoir la même approche de recomposition des conditions singulières de rémunérations ? Faire référence à la contribution, surtout dans son état actuel d’élaboration et d’absence de reconnaissance institutionnelle, ne suffit pas à qualifier ces conditions. Il faut envisager les configurations concrètes dans lesquelles interviennent des rétributions en contribution, selon leurs adossements spécifiques à des normes d’emploi, de salariat, ou d’indépendance économique. Ces configurations se développent selon les trajectoires des personnes au sein des écosystèmes en communs. Ces conditions de rémunérations en contribution sont souvent argumentées de façon relative, en substitution, partielle ou totale, à d’autres formes de rémunération qu’elles confortent en laissant croire qu’elles les transforment. Les rétributions en contribution pourront ainsi s’adosser à un « emploi » exclusif avec contrat de subordination, on pourrait alors les envisager comme une sorte de « part variable » de la rémunération. Elles peuvent abonder un chiffre d’affaires dans les cas, dits, d’indépendance économique. Elles peuvent s’adosser à des formes de salaire telles que les contrats CAPE et CESA pratiqués dans les CAE. Elles pourraient composer de nouvelles formes de rémunération garantie par des dispositifs de solidarité salariale à créer.

Le fait que se circonscrive un champ d’expérimentation de la contribution commence à spécifier des pratiques et oblige, progressivement, à les différencier et à les qualifier pour qu’elles soient reconnues. Cette problématique de la reconnaissance est critique pour les personnes elles-mêmes, pour les communautés dans lesquelles ces pratiques opèrent et pour les institutions qui légitiment les règles. Dire que c’est la reconnaissance du travail effectif, par-delà les appartenances de structures ne suffit pas à expliciter les enjeux de valeur et pour qui. Il en va de même de la reconnaissance de capacités, au sens que lui donne Amartya Sen en maintenant le travail comme valeur d’échange dans un marché qui reste assujetti à des formes d’échanges basés sur l’immédiateté et l’indifférenciation anonyme de la relation. La contribution peut-elle être à la fois rétribuée et bénévole ? Après tout, le bénévolat n’implique pas la gratuité de la relation d’échange mais le fait que la relation se fait selon le « bon vouloir », sans recherche de compensation immédiate et tarifée. La valorisation peut être différée et régulée au titre d’une modélisation en réciprocités plus ou moins formalisées. La relation bénévole peut être plus spécifiquement de l’ordre du « don », déconnectée de toute évaluation apparemment économique pour représenter une valorisation symbolique, éthico politique, qui n’implique pas de retour immédiat et tarifé. Nos pratiques de la contribution participent de tout cela à la fois sans explicitation, ni différenciation.

Sur base de ces pratiques et des formes salariales existantes comment composer des conditions de viabilité socioéconomique qui soient congruentes avec une socialisation en communs ?

Pour envisager ces conditions ne faut-il pas alors, aussi, ré examiner les règles générées par l’appui que nous donne l’institution publique ? Une bonne partie de nos énergies, au sein de nos écosystèmes, passe dans la mise en œuvre de liens avec l’action publique. Il faut considérer toutes nos « initiatives » comme des actions pour obtenir des moyens, pour leur faire bénéficier d’appuis publics, plus ou moins en complément à des capitalisations privées, de différentes sortes. Nous ne nous contentons pas de solliciter ces appuis, nous nous efforçons d’en orienter la construction la distribution et la gestion par des « appels », à manifestation d’intérêt, à projets, d’offres, aujourd’hui, voire, aujourd’hui, à communs.

Ces appuis, comment nous mettent-ils en relations et en tensions, au sein de nos écosystèmes ?

De fait, les appuis que nous sollicitons auprès des pouvoirs publics se transforment en potentialités de « quasi marchés » de l’accompagnement, de la facilitation, du conseil et de la formation des communautés correspondant à nos initiatives. Les formes de coordination que nous développons alors sont, tout à la fois, des « réseaux », des « coalitions » ou des « assemblées ».

La forme la plus évidente, parce qu’apparemment la plus « professionnelle », est celle du réseau. Elle  représente le lien le plus fort, le plus permanent. Parce que professionnelle et souvent induite par l’appui public qui suscite cette alliance, la forme réseau risque de n’exister que comme contrôle et régulation des quasi marchés instaurés par cet appui, et même, de fait, que comme partage, plus ou moins équitable, des effets de rente que ces appuis instituent, surtout les  aides financières directes. Mais alors comment les communautés porteuses de ces initiatives se positionnent-elles dans ces réseaux professionnels et économiques, y compris en ESS, économie circulaire, de la fonctionnalité, dans ces réseaux de lieux Tiers Lieux, de plateformes, etc.

La forme coalition vise à mobiliser des communautés dans une alliance plus ou moins éphémère, dans une mobilisation plus oppositionnelle pour peser sur l’action publique ou s’affronter à l’institution.

La forme assemblée représente un mode de regroupement où la question des appartenances et des modes de représentation des communautés est débattue, comme est régulé le rapport de ces communautés aux institutions, selon des principes d’autonomie relative par exemple.

Voilà quelques considérations que l’on doit prendre en compte, il me semble. Elles sont ici évoquées de façon générique et théorique mais nos pratiques collectives les expérimentent sans toujours les expliciter du point de vue des enjeux, tensions et effets de domination qu’elles génèrent.

Bien sûr, il ne s’agit pas de tout expliciter avant de se mettre à coopérer entre nous, au sein de nos écosystèmes d’action en communs. Nos actions et les acteurs qui les promeuvent sont eux-mêmes tout à la fois en construction et en transition de formes. Le recours désormais systématique à la notion de « fabrique » est bien le symptôme des potentialités et des incertitudes qui président à ces mobilisations, ces mouvements, ces dynamiques de transformation. Sachons trouver les dispositifs d’action collective qui permettent des moments d’explicitation, de délibération et de construction de compromis viables. Un gros travail d’argumentation et de justification nous attend, celui qui porte sur la formulation des « grandeurs » (pour parler comme les sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot) qui nous mobilisent, des engagements que nous prenons sur ces bases et des mises en pratiques congruentes qui nous animent.

Le commun est ce chemin.

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