Décrire la décence ordinaire

Avec Joan Didion, avec George Orwell, avec Bruce Begout

Le hasard aura voulu que je commence cette rédaction le jour où j’ai appris à la fois l’existence et le décès récent (trois jours avant) de Joan Didion. C’est elle qui m’aura suggéré le lien avec Georges Orwell. Dans un texte court paru sur la revue en ligne AOC, elle s’interrogeait sur « Pourquoi j’écris ? ». Elle disait avoir volé le titre de ce texte à Georges Orwell, « Why I write ? ». L’une des raisons invoquées par elle était la sonorité des mots en anglais ; trois petits mots brefs, sans ambiguïté,  avec une sonorité en commun : « I »,  « I »,  « I », c’est-à-dire « Je ». Cela me donnait une opportunité d’écrire avec Georges Orwell, ce qui me démangeait depuis un moment.

« Je n’écris que pour découvrir ce que je pense, ce que je regarde, ce que je vois et ce que ça signifie. Ce que je veux et ce que je crains ». Joan Didion, Pour tout vous dire, 2022.

« Par bien des aspects, écrire, c’est l’acte de dire « je », d’imposer sa présence à autrui, de dire écoutez-moi, voyez les choses à ma façon, changez de point de vue. C’est un acte agressif, hostile, même. Vous pouvez déguiser cette agressivité autant que vous voulez en la voilant de propositions subordonnées, de qualificatifs et de subjonctifs précautionneux, d’ellipses et de dérobades – en convoquant tout l’arsenal qui permet d’intimer au lieu d’affirmer, de suggérer au lieu de déclarer –, mais inutile de se raconter des histoires, le fait est que poser des mots sur le papier est une tactique de brute sournoise, une invasion, une manière pour la sensibilité de l’écrivain d’entrer par effraction dans l’espace le plus intime du lecteur »(Joan Didion).

L’année 2020 aura été marquée par des événements importants. Evidemment, tous évoquerons les débuts de la pandémie, avec ce que cela a entrainé de confinements, de couvre feux, de restrictions, et autres contraintes. Pour moi, cela aura été aussi de nombreux projets, de rencontres ; des rencontres avec des auteurs notamment. Je ne sais plus par quel hasard j’étais tombé sur l’un d’entre eux dont je n’avais jamais entendu parler, Bruce Begout. Un petit livre énigmatique avait attiré mon attention, pour lui-même et sa thématique de la décence –Voilà bien une notion que j’aurais de prime abord rejeté-, « De la décence ordinaire ». Son sous-titre indiquait : « court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de Georges Orwell ». Ainsi ce livre de Bruce Begout me servait d’introduction à l’œuvre de Georges Orwell. Bien sûr j’avais lu, il y a longtemps déjà, « 1984 » et « La ferme des animaux ». La charge contre les systèmes totalitaires semblait l’argument essentiel de cette œuvre et, avec ces deux titres, la question semblait réglée. Bruce Begout nous faisait découvrir un tout autre aspect de cette œuvre, celui d’une mise en scène de l’ « ordinaire ». Orwell est surtout connu pour ces romans et ces deux-là en particulier. Bruce Begout nous propose une lecture des récits documentaires qu’Orwell a publiés à partir de 1936 et pendant les années 1940, celui dédié à cette ville ouvrière de Wigan, dans le nord de l’Angleterre, « The Road to Wigan Pier », et ceux rassemblés sous le titre « Dans le ventre de la baleine et autres essais ». Pour Bruce Begout, «  la décence ordinaire est le revers de l’apparente indécence publique », et c’est Georges Orwell qui lui livre, dans ses récits, la matière pour argumenter cela. L’ordinaire, c’est la fragilité du monde commun, bafoué. Et, le réel est avant tout ordinaire car le quotidien en constitue le noyau. Chez Orwell que commente Begout, le commun est entendu comme l’ordinaire partagé par tous. En ce sens la décence ordinaire renvoie à une expérience partagée, une pratique commune du respect et de la loyauté, une résistance à toute forme d’injustice, antithèse de la volonté de puissance. L’ordinaire décence c’est aussi le charme discret de la trivialité face à l’ironie mordante de l’intellectuel, l’acceptation de la finitude, le charme d’une justesse personnelle. Et Orwell, tel que le présente Begout, se veut « socialiste » dans l’esprit de ces années 1930. Pour lui, la réforme sociale ne peut que se fondre sur le monde de la vie en convergence avec la décence ordinaire. Plus encore, trop souvent le révolutionnaire n’a été qu’une tête haineuse, un être abstrait, immature et caractériel, sans nulle relation avec l’existence ordinaire, dans la pauvreté de son univers quotidien ; l’utopie politique venait compenser la vacuité d’une existence sans qualité (Begout, p.39). Se trouve ainsi dégagées les conditions d’un « humanisme ordinaire » : « Il faut d’abord savoir acquiescer au monde avant d’entreprendre de la changer » (Begout, reprenant Orwell, p.41). En fait, l’homme ordinaire se moque du pouvoir, pratiquant cette décence ordinaire, il a –Il aurait donc, selon eux- le sens du partage, de l’entraide pratiqué par les gens simples, la méfiance vis-à-vis de toute autorité, une bienveillance commune avec une assise affective et « pré-intellectuelle » d’une société immanente sans qu’elle soit associée à une quelconque croyance transcendantale (Begout, p.44). Et, toujours face à cette décence ordinaire, l’indécence des intellectuels.

M’imprégnant de ces considérations, les hasards et les paradoxes n’ont pas manqué. J’ai égaré le petit livre de Bruce Begout que j’avais tendance à emmener partout avec moi pour le montrer, en faire état, jouer de ces paradoxes de la décence ordinaire. Il m’a fallu le racheter et le relire à cette occasion.

Un autre de ces paradoxes est qu’un programme d’exploration des initiatives portées par des collectifs alternatifs, en lien avec des associations et des collectivités territoriales m’a conduit cette année-là, en 2020, dans le nord de l’Angleterre, juste avant que la pandémie ne vienne empêcher ce genre de situations. Les hasards –Mais, est-ce des hasards ?- de ce programme m’ont conduit à Wigan, sur les pas d’Orwell. Visitant différentes initiatives et autres lieux sociaux dans cette ville avec des représentants de la municipalité nous sommes passés devant la maison de briques rouges dans laquelle Orwell a habité pendant son séjour à Wigan. A cet endroit, il a écrit sur cette ville un livre, « The Road to Wigan Pier », qui n’est pas une description misérabiliste des conditions de vie et de travail d’une population ouvrière. Les descriptions y sont pourtant nombreuses et très détaillées. Les personnes y sont désignées avec leurs contextes et les représentations qu’ils se font de leurs conditions. Orwell ne cesse pas de s’interroger sur ce qu’il écrit mais plus encore sur ce qui pourrait l’autoriser à écrire ce qu’il écrit : « Once again, here am I, with my middle-class origins and my income of about three pounds a week from all sources… But if you are constantly bullying me about my ‘bourgeois ideology’, if you give me to understand that in some subtle way I am an inferior person because I have never worked with my hands, you will only succeed in antagonising me… I cannot proletarianise my accent or certains of my tastes and beliefs, and I would not if I could » (Orwell, p.213). Il n’a pas écrit non plus un récit épique de luttes sociales, même si Orwell pointe un état d’esprit qui n’est pas de la résignation. Certes, il « prend parti »: « There is no chance of righting the conditions I described in the earlier chapters of this book, or of saving England from Fascism, unless we can bring an effective Socialist party into existence…We can only get it if we offer an objective which fairly ordinary people will recognize as desirable. Beyond all else, therefore, we need intelligent propaganda. Less about ‘class consciousness’, ‘expropriation of the expropriators’, ‘bourgeois ideology’, and ‘proletarian solidarity’, not to mention the sacred sisters, thesis, antithesis and synthesis, and more about justice, liberty and the plight of the unemployed…. All that is needed is to hammer two facts home into the public consciousness. One, that the interests of all exploited people are the same; the other, that Socialism is compatible with common decency “ (Orwell, p.214).

Nous voici revenus, avec Orwell, à la décence ordinaire. Et lorsque ce dernier tente de répondre à la question « pourquoi j’écris », premier essai du recueil d’essais intitulé « Dans le ventre de la baleine », il évoque plusieurs raisons. C’est d’abord, le « pur égoïsme », puis l’  « enthousiasme esthétique », puis l’ « inspiration historienne », finalement la « visée politique ». Mais, concluant cet essai, en relisant ce qu’il vient d’écrire, il affirme « je m’aperçois que j’ai pu donner l’impression d’être un écrivain exclusivement gouverné par son ‘engagement’. Je ne veux pas laisser le lecteur sur une telle impression ». En fait, selon lui, « Ecrire un livre est un combat effroyable et éreintant, une sorte de lutte contre un mal qui vous ronge. Nul ne se lancerait dans pareille entreprise s’il n’y était poussé par quelque démon auquel il ne peut résister, et qu’il ne peut davantage comprendre….On ne peut rien écrire de lisible sans s’efforcer constamment d’effacer sa propre personnalité…Et lorsque je considère mon travail, je constate que c’est toujours là où je n’avais pas de visée politique que j’ai écrit des livres sans vie,… de l’esbroufe pour tout dire » (Orwell, p. 19).

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