En quête de Tiers Lieux

« Il faut d’abord savoir acquiescer au monde avant d’entreprendre de le changer »[1]

Les tiers lieux ont désormais pignon sur rue. Dans les grandes villes, mais aussi dans les plus petites, et même dans les bourgs ruraux, ces lieux se multiplient. Des espaces de coworking, des lieux culturels, des cafés, souvent, dits, citoyens, des centres sociaux, se pensent désormais de plus en plus en tiers lieux. Certaines municipalités les mettent à leur agenda et soutiennent les projets quand ils ne les initient pas. Il leur apparait normal d’aller dans ce sens. Le paradoxe est que ce soutien précède souvent la justification que les élus sont en peine de donner.

La question est alors posée à ceux qui s’en font les propagandistes : quelle est la définition d’un tiers lieu ? Posée de cette façon, la question n’est pas évidente. La réponse ne peut être unique ; elle est diverse comme le sont les contenus des tiers lieux. Il faut accepter de s’interroger sur le phénomène sans répondre immédiatement à cette question.

 

Les tiers lieux représentent plus  un « mouvement » qu’un type d’organisation sociale défini

C’est bien l’hypothèse qui semble convenir au phénomène dans ses développements actuels. Les Tiers Lieux font l’objet de beaucoup de commentaires. Mais une définition trop précoce ne pourrait que réduire le phénomène. Il y a trois ans, en vue d’une publication dans le « Dictionnaire des biens communs » (PUF, Paris, 2017), on me demandait d’écrire un article sur les Tiers Lieux. Dans le contexte de l’époque, je commençais cet article pour les paragraphes suivants.

Le phénomène « Tiers Lieux » est d’abord une multiplication d’espaces nés à l’initiative d’acteurs privés, de collectifs. Créés comme espaces, dits, de coworking, friches culturelles reconverties en espaces de création artistique, ou lieux d’initiatives solidaires et citoyennes, ils rallient à leur dynamique naissante des lieux qui, par-delà les activités qu’ils développent, se veulent porteurs d’une alternative sociale. Les Tiers Lieux expérimentent de nouveaux rapports au travail, de nouvelles dynamiques entrepreneuriales, et globalement contribuent à la recomposition de l’espace public. Mais par-delà les intentions souvent affichées quelle est la réalité des transformations engagées ?

Les tiers lieux sont d’abord apparus comme des espaces de travail partagés entre des personnes travaillant seuls, ne souhaitant ou ne pouvant travailler chez eux. Le lieu partagé doit alors leur offrir une place de travail ainsi que des moyens et services difficiles à se procurer seul (une liaison Internet gros débit, des services de reproduction, des conseils liés à leur activité). Les motivations des créateurs et utilisateurs sont alors proches de celles conduisant des salariés à recourir au télétravail. Ces situations de travail ne sont pas non plus totalement étrangères à celles qui conduisent certaines entreprises – de conseil notamment- ainsi que  certaines activités – de consultant en particulier-, de recourir transitoirement ou durablement à des espaces qualifiés de « centres d’affaires ».

Telle que la dynamique de génération de ces espaces s’est enclenchée, au début du « mouvement », un tiers lieu n’est ni un espace initié par une institution publique, ni un espace de travail privé, dans une logique de service marchand (Oldenbourg, 1999). Au départ, c’est d’abord un espace pour y travailler « seul/ensemble ». Très vite cependant on observe que l’espace de ces lieux ne peut se réduire à une simple juxtaposition de places de travail occupées par des travailleurs indépendants, les « solos » dont nous parlaient les premiers récits d’enquête sur le coworking. Travail, activités, menés individuellement et collectivement et pratiques d’espaces partagés présentent des liens plus complexes que le laissent penser les premières définitions. 

Pour ceux, parmi les acteurs sociaux ayant une claire vision des activités sur lesquelles baser leur insertion professionnelle ou leur projet de création d’activités, ces lieux rompent l’isolement et peuvent initier des collaborations en lien avec leurs activités.

Pour les autres, en recherche de ce que pourrait être leur parcours professionnel dans une expérience de vie en pleine réflexion, c’est souvent l’accès à une communauté de pratiques, souvent autour des potentialités du Numérique qui sert de déclencheur. Privilégiant les activités en lien avec l’Internet, nous retrouverions certaines proximités de ces tiers lieux avec les « cyber centres » et autres lieux dédiés aux technologies numériques développés par les pouvoirs publics pour amener dans les quartiers la pratique de l’outil numérique. Des lieux se sont développés, comme lieux d’expérience collective du « faire », à l’instar du mouvement des « Makers » (Anderson, 2013) ; des lieux dédiés à fabrication, la réparation et aux processus de formation par la pédagogie du « DIY » (Do It Yourself). Ces lieux s’inspirent souvent du mouvement des « FabLabs », issu de l’expérience du MIT, et autour de l’impression 3D. Ils sont souvent associés au développement de logiciels en Open Source. De la même façon, beaucoup, parmi ces lieux, incorporent un espace de restauration, sous forme de cuisine partagée, de type cantine, « popote », ou de restaurant. Certains de ces espaces commencent à former un type générique de « café-citoyen ». On pourrait évoquer aussi d’autres lieux ouverts à des activités partagées ou faisant du partage le ressort de leur développement, sous le nom de « ressourceries », de « conciergeries de quartier », etc.  Les projets de création de tels lieux se multiplient désormais dans les agglomérations, les petites aussi, après que les grandes les aient vu fleurir.

Ceux qui s’investissent dans ces lieux révèlent des rapports tout à fait particuliers au travail, mais aussi dans la façon de lier activités de travail et engagements personnels. Le lieu lui-même se présente comme lieu tiers dans la relation, tout à la fois dans le rôle ou la fonction clef de « prétexte », ou de catalyseur dans la construction de la communauté. Ces processus d’interaction sont aussi des moments forts d’identification. Les sociologues de l’école de Chicago ont bien montré l’importance de l’appropriation de lieux dans la construction d’une identité commune, en particulier lorsque ces lieux apparaissent aux acteurs comme des appuis pour le contrôle d’un contexte qui les fait se prémunir d’un environnement perçu comme hostile tout en leur permettant de construire un sens partagé (White, 2011). Cette construction d’une identité partagée n’en coïncide cependant pas moins à la construction simultanée de fortes singularités individuelles.

Le phénomène tiers lieux relèvent de deux dynamiques spécifiques. La première est la manifestation d’un fait générationnel que certains qualifient d’émergence des Millenials, de Digital Natives, de génération Y, celles et ceux nés après 1995. La seconde correspond à une dynamique de changement des rapports au travail et à la création d’activités, vécue en réaction à une expérience professionnelle préalable critiquée par les personnes qui mettent en avant l’exploration de ce qui peut faire « commun » entre les acteurs impliqués et engagés dans ces lieux. Cette perspective du commun se centre sur les modalités concrètes d’une gouvernance partagée qui obligent à préciser des règles d’usage et des attributs de droit de propriété. Cela place les processus de discussion construction du commun dans un mode d’argumentation et de délibération sur des règles partagées dont on peut voir qu’elles constituent souvent ce que les porteurs de projet de lieux appellent l’ADN du lieu.

L’observation de la création des lieux nous montre que plusieurs dynamiques différenciées co existent. Dans certains cas, le lieu potentiel préexiste à la constitution d’une communauté mobilisée ; ou plus exactement, la communauté se constitue dans la découverte partagée des potentialités d’un lieu. Ces situations sont bien connues dans le cas du mouvement d’occupation des friches urbaines. Cette dynamique ne fait alors que reprendre des processus de mobilisation, expérimentation, occupation des friches culturelles initiées au cours des années «1980 » et « 1990 » (Lextrait, Kahn, 2005).

Ainsi, on peut décrire le phénomène sans en donner une définition a priori. Heureusement que les acteurs sociaux porteurs de projets de tiers lieux, au moment de leur prise d’initiative, ne se préoccupent pas de faire correspondre leurs expérimentations à une telle définition.  Il n’en demeure pas moins que ces mêmes acteurs sont en quête de points de repère dans leurs démarches expérimentales. C’est ce qui fait le succès de rencontres, dites « Meet Up Tiers Lieux », qui rassemblent quatre fois par an depuis cinq ans ces mêmes acteurs en Hauts de France et surtout dans la Métropole Lilloise. En effet, la matière expérimentale ne manque pas, ne serait-ce que dans la Métropole Lilloise, les projets de tiers lieux foisonnent. Plus d’une quarantaine, y sont déjà créés. Mais, leur donner une définition unique serait réducteur. Tout au plus peut-on s’interroger sur les dynamiques qui conduisent à leur développement.

Certes, des lieux correspondent le plus à ceux qui ont initié le mouvement du coworking. Ils connaissent un développement spécifique qui ne recouvre cependant pas l’ensemble du phénomène. Des espaces se sont en effet ouverts, ou transformés, spécifiquement pour offrir des espaces de coworking souvent associés à de la location de bureaux. Ces espaces se distinguent des centres d’affaires antérieurs par un aménagement qui leur donne « un air de tiers lieu », parfois un espace faussement précaire, une ambiance que l’on retrouve désormais aussi bien dans certains tiers lieux que dans les réceptions de certains hôtels de chaîne. Mais, il est de fait que les « animateurs » de ces espaces même s’ils se sont rapprochés dans un premier temps du réseau de tiers lieux en émergence s’en sont assez vite éloignés. Tout en voulant parfois bénéficier d’un partage d’expériences, ils ont pris leur distance avec un réseau qui met en avant la coopération et la mutualisation de ressources pour trouver de leur côté une rentabilité que leur imposent leurs investisseurs.

Les ressorts de la prise d’initiative des porteurs de projets aboutissant à des tiers lieux sont autres, mais lesquels ? Le phénomène  émergent est suffisamment repérable dans le paysage socio politique pour que des porteurs de tels projets se reconnaissent mutuellement, se rapprochent et se mettent en réseau. Mais qu’est-ce qui les rassemble ?

La création de la Compagnie des Tiers Lieux

Récemment, la communauté des porteurs de projets de Tiers Lieux s’est constituée en association, la Compagnie des Tiers Lieux, formant réseau et se posant en ressources pour les Tiers lieux développés en Hauts de France. Elle a reçu pour cela un soutien financier de Métropole Européenne de Lille.

 Au départ, en 2014, le collectif « Catalyst », composé d’une vingtaine d’acteurs promoteurs des premiers tiers lieux créés dans l’agglomération lilloise, se fait l’animateur d’une action de soutien à la création de tiers lieux. Cette action consiste en l’organisation d’événements appelés « Meet Up Tiers Lieux », quatre fois par an. Ces événements prennent la forme de réunions de travail réunissant à chaque fois une trentaine de personnes. Les projets potentiels de tiers lieu étant repérés, il est proposé à leurs instigateurs d’en faire la présentation et de soumettre le projet à la discussion des pairs. En effet, l’organisation du travail de réflexion collective sur les projets des uns et des autres, menée par des méthodes dites d’intelligence collective, est un élément décisif de ce type de mobilisation. Les porteurs de projet font état de leurs avancées, de leurs choix d’activités et d’organisation de ces activités, de leurs questions, etc. Certains points clés de ces projets sont alors abordés lors d’ateliers qui se tiennent dans la continuité de ces présentations. Il en ressort plusieurs enseignements. Tout d’abord, l’idée du lieu, la première conception de ce qu’il pourrait être, des activités qu’il pourrait permettre et le choix de la localisation apparaissent dans tous les cas dépendantes de la formation préalable d’un groupe de personnes formant une communauté plus ou moins intégrée. Il faut reconnaître ici que l’opportunité de se soumettre à la discussion et le soutien apporté par le collectif Catalyst, à travers ces événements Meet Up orientent dans une certaine mesure la présentation du projet et l’importance donnée à sa communauté initiatrice. Mais les cas présentés et discutés lors de ces réunions montrent des dynamiques d’initiation et des initiateurs plus diversifiés que ce simple modèle de la communauté d’acteurs telle que caractérisée précédemment.

La plateforme ouverte de partage d’expériences que constituent ces Meet Up permet cette fédération des initiatives en même temps que la mutualisation et le partage de ressources communs.

 

En quête de tiers lieux

Les tiers lieux représentent un champ complexe d’expérimentations socioéconomiques et politiques. On ne peut savoir ce qui rassemble ces expériences et les  expérimentateurs qui les promeuvent qu’en enquêtant sur le phénomène[2]. C’est-à-dire essayer de le comprendre en s’interrogeant avec ceux-là même qui les initient, et en les faisant s’interroger eux-mêmes sur ce qui les amènent à de tels projets et aux pratiques, avant tout, collectives qu’ils mettent en œuvre pour y arriver[3].

Les institutions locales ont désormais bien repéré ces projets émergents. Sollicitées, elles ont commencé à construire avec leurs représentants les bases d’un appui public à leur émergence et à leur développement[4]. Il en a résulté un soutien affirmé à leur structuration en réseaux et à la constitution de ressources partagées entre tous ces lieux en développement. Sur le territoire de la Métropole Européenne de Lille, la MEL, un appel à projets a été lancé en 2017 en même temps que s’initiait une dynamique qui allait déboucher sur la formation d’un réseau, la Compagnie des Tiers Lieux. Au terme de trois années de développement de ces lieux appuyés par l’institution publique, les services instructeurs de l’appel à projets et la Compagnie des tiers lieux conviennent de la nécessité de lancer une démarche d’enquête.

La Compagnie des tiers lieux enquête

La Compagnie des Tiers Lieux définit les Tiers Lieux comme des Usines de Coopération.

Les tiers-lieux sont des espaces à inventer, à tester et à vivre collectivement.

Ils se définissent par ce que les usagers en font : coworking, fablab, repair café, activités culturelles, artisanales, agricoles, etc.

Situés en ville ou à la campagne, les tiers-lieux permettent de partager un espace, de travailler autrement, de créer une activité, de développer des idées, d’expérimenter des services, de tester des usages…

De ce fait La Compagnie des Tiers Lieux se donne la mission de promouvoir le développement de lieux partagés, ouverts, accueillants et accessibles. Lieux répondant aux besoins d’un territoire, hybridant leurs ressources économiques, centrés sur l’usager et dont le modèle est duplicable.

Depuis sa création ses missions phares sont:

– De mettre autour de la table les porteurs de projets, les collectivités, les propriétaires, pour activer des tiers-lieux vivants au service de leur territoire.

 

– De soutenir le développement de ressources et de dispositifs communs.

– D’orienter les porteurs de projet vers les ressources, les formations et les bons interlocuteurs.

– De sensibiliser les collectivités et entreprises aux dynamiques des tiers-lieux.

– De coordonner et animer la formation de facilitateur de tiers-lieux.

– De communiquer et centraliser l’information, la laissant accessible facilement à tous.

Le réseau crée par les premiers tiers lieux a maintenant plus de trois ans. La Compagnie des tiers lieux qui en est issu veut mieux comprendre les situations dans lesquelles se trouvent les tiers-lieux, au niveau de leur développement.

Cette enquête contribuera à envisager les conditions qui permettent d’en faire des usines de coopération dans un contexte socioéconomique et politique qui, tout à la fois, soutient ce type d’orientation et les rend difficile du fait de l’environnement normatif et institutionnel.

 

 

Le portage du projet : le(s) « porteur(s) », le « lieu », la « structure » ?

Que le tiers lieu soit en projet ou ouvert (à qui, la question se pose ?) il a des « porteurs ». Se poser cette question des porteurs, cela oblige à dépasser la pseudo évidence de l’inventeur unique perçu sur le mode de l’entrepreneur. Il faudra alors envisager dans le détail les circonstances de la prise d’initiative.

Au départ le projet était-il porté par un individu, un groupe de personnes, un collectif, une association, une institution / une collectivité Territoriale, ou  autre ?

Quelle était l’Implantation initiale prévu par le projet ? Dès le départ un lieu était-il envisagé, un lieu existant ? Ou bien, le projet a-t-il été conçu sans lieu défini au départ mais sur un territoire précis, sans lieu ou territoire définis au départ ?

Ne serait-ce que parce qu’elle fait l’objet d’un appui institutionnel, la création d’un tiers lieu est assimilée à une démarche entrepreneuriale. L’institution qui donne cet appui incite à un choix rapide en ce qui concerne la structure légale. Dans les faits, les pratiques réelles nous confrontent à une différenciation des structures mobilisées par les fondateurs. Le projet pourra être envisagé avec une structuration légale définie a priori pour le futur lieu. Suivant les appuis institutionnels mobilisés au départ, selon qu’ils s’inscrivent dans l’économie ordinaire, l’économie sociale et solidaire (ESS), le mouvement associatif, il sera recommandé au départ de constituer : une SARL, une SA, une SAS (SA Simplifiée) ; ou une Société Civile d’Intérêt Collectif (SCIC) ; une SCOP ; une Coopérative d’Activités et d’Emplois (CAE) ; une Association loi 1901 ; un partenariat collectivité/association ; autre…

Une différence pourra être faite entre une structure spécifique envisagée (lieu en projet) ou choisie (lieu ouvert) pour gérer le tiers lieu et une ou des structures des principaux partenaires qui interviennent dans le lieu. Cette différenciation marque déjà, en elle-même, un décalage avec les processus entrepreneuriaux ordinaires. Mais elle ne correspond pas à une rupture nette avec ces mêmes processus ; ce qui rend la démarche recevable pour les services instructeurs des institutions qui soutiennent ces démarches de création.

La question de l’espace physique et de sa localisation est évidemment au cœur du projet, même si elle ne résume pas à elle seule le projet lui-même. Tout d’abord, le projet peut être initié en l’absence d’un lieu pour le recevoir. Le choix peut aussi se porter sur un lieu transitoire, en attente du développement du projet qui visera d’abord à lui trouver un espace de réalisation. Mais, à l’inverse, le lieu peut être une option au départ du projet qui se centre alors sur ce choix comme condition importante de sa mise en œuvre. Parfois aussi, le lieu est trouvé durant le montage du projet ; celui-ci se cale alors progressivement sur cette possibilité. Dans tous les cas, pour bien comprendre ce qui se joue dans de tels projets, il apparaît essentiel de bien distinguer le processus de définition de l’espace physique au sein du projet lui-même ainsi que du systèmes de relations que ses porteurs tissent dans cette double dynamique sociale et spatiale.

L’inscription spatiale et matérielle du projet dépend de plusieurs facteurs. Le premier d’entre eux est celui des règles de propriété auquel le projet est confronté. Le porteur, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un groupe, peut en être le propriétaire, soit directement, soit via une Société Civile Immobilière (SCI). La propriété peut être celle d’une collectivité territoriale. Souvent, elle sera le fait d’un bailleur, un particulier, une personne morale, une SCI, dans l’attente d’une valorisation au prix du marché. Il pourra s’agir d’un bailleur social ou d’un particulier qui, pour différentes raisons, souhaiteront ou accepteront une location à des tarifs autres que ceux du marché, dans le cadre d’un bail solidaire ou emphytéotique, d’une mise à disposition plus ou moins gracieuse.

 

Un tiers lieu, c’est un parcours, un système complexe de parcours, de positions et de relations sociales en construction

Plus qu’une définition en substance, c’est un parcours qui caractérise le mieux ce qu’un tiers lieu se propose d’être. Et d’ailleurs, les réunions Meet Up nous l’ont bien montré, la description de tout lieu ne peut souvent être autre que le récit que les porteurs en font.

Des scénarios types se distinguent.

  1. Le Tiers lieu comme projet entrepreneurial, l’ouverture du lieu comme support commercial initial, avec l’objectif d’en faire un espace de convivialité, familial, de citoyenneté, ou tourné vers le soin, vers des entrepreneurs «sociaux» ;
  1. Le projet de Tiers lieu émane d’un Centre social ou d’une MJC, l’idée est de sortir du catalogue d’activités financées principalement par le public ;
  1. Le Tiers lieu est ici la transformation d’un lieu de création ou diffusion culturel en un espace d’intermédiation avec des publics dans un nouveau rapport au lieu ;
  1. Le Tiers lieu se base sur un espace déjà ouvert au public (Maison de Quartier, Médiathèque, cyber centre, Office du Tourisme, un équipement sportif…), dont il vise à transformer les activités pour davantage d’implication citoyenne ;
  1. Le Tiers lieu est le projet d’une Collectivité Territoriale ou d’une Institution locale qui veut être un outil de démocratie participative ouvert à la créativité citoyenne ;
  1. Le Tiers lieu est la proposition d’un bailleur social qui se préoccupe d’une affectation à un espace (un rez-de-chaussée, notamment) dans le cadre d’un programme de logement social ;
  1. Le Tiers lieu est le projet personnel d’un propriétaire d’un espace (une friche industrielle, une abbaye, un centre de vacances, autres…) dont il veut qu’il devienne le support d’un projet collectif…

Ce ne sont ici que les principaux exemples de parcours pratiqués dans le contexte spécifique de la Métropole Lilloise. D’autres, dans des contextes différents, se manifesteraient sans nul doute. Les porteurs mobilisent ces scénarios dans lesquels ils se retrouvent ou auxquels ils se conforment parce qu’ils commencent à être reconnus par le dispositif d’appui public. Parfois, ils en changent durant leur parcours, au gré des événements qui les balisent.

Les profils des porteurs de ces projets

Evidemment, les parcours sont à mettre en relation avec les profils et positions sociales de ceux qui les portent et en font le récit. La participation à ces Meet Up tiers lieux le montre, les porteurs de projets viennent avec suffisamment de points communs qui rendent cette participation possible. Le principal de ces points communs est sans nul doute la capacité à une prise d’initiative en dehors des chemins balisés de l’insertion professionnelle ou de l’entrepreneuriat ordinaires. Déjà, leur participation signifie qu’ils ont repéré la tenue de ces Meet Up. Mais, les discussions lors des présentations de projets de tiers lieux et des ateliers au cours de ces Meet Up le montrent également, les participant.e.s confrontent des expériences qui les mettent dans des situations comparables mais au terme de parcours différents. L’acquisition d’un vocabulaire spécifique (une espèce de « parler » tiers lieu) et de représentations partagées les mettent dans des dispositions convergentes qui « fait réseau ». Mais, les mises en œuvre concrètes au sein des tiers lieux en développement nous montrent vite des différences dans la composition des contenus qu’ils donnent aux lieux.

Plusieurs profils types se dégagent correspondant à autant de parcours sociodémographiques et de socialisation.

  • Les « entrepreneurs »

Ils ont comme vision commune le fait que développer un lieu c’est, pour eux, d’abord, une affaire d’entreprise et d’entrepreneur. Mais, il faut distinguer plusieurs positions/parcours. Certains, comme point de départ de leur projet, visent un « produit/service », tel qu’un commerce de restauration, même sous appellation de café, type « café citoyen », avec constitution d’une structure de type sarl, ou même Coopérative. D’autres voient le développement de leur lieu en marge d’une entreprise déjà existante. D’autres encore privilégient la démarche entrepreneuriale, envisagent le tiers lieu comme création d’entreprise mais distinguent leur propre trajectoire d’entreprise individuelle d’avec celle du tiers lieu lui-même. Ceux-là auront tendance à devenir des entrepreneurs salariés en CAE.

  • Les  « travailleurs sociaux »

Ceux dont il s’agit ici n’en ont pas tous le statut officiel (éducateur spécialisé, animateur socioculturel, notamment), mais ils en ont le métier et la position sociale au sein de l’écosystème de l’action sociale. Ils partagent un même mode d’intervention publique. Ils ont la particularité d’avoir été professionnalisés dans un contexte où les activités qu’ils ont à mettre en œuvre en lien avec des publics plus ou moins ciblés (les familles, les jeunes, les femmes…) dépendent entièrement de dispositifs publics de financement.

Même si ces activités ont pu, plus ou moins, être construites en partenariat avec ces mêmes publics, soit directement soit en lien avec des associations qui les réunissent, leur financement reste extérieur à ces mêmes publics qui en demeurent plus les consommateurs, même si leur accès est gratuit, que les producteurs. Nous retrouverons ces mêmes positions et leurs comportements induits chez les personnels des dispositifs publics, parfois même chez les salariés des collectivités territoriales, assurant la mise en œuvre des projets engagés au titre des politiques publiques d’action sociale, comme celles engagées au titre des politiques de la ville (type Quartier Prioritaire de la Ville, Villes en Transition, etc.).

On les retrouvera à l’initiative des projets de tiers lieux émanant des centres sociaux dont ils sont les salariés. Mais, sous des appellations différentes, on les retrouvera salariés des associations dont l’action est complétement dépendantes de ces mêmes politiques publiques locales. On les retrouvera aussi, embauchés, transitoirement ou plus durablement, directement par les collectivités territoriales. Ils se côtoient au sein des programmes sur lesquels leurs actions s’alimentent et interagissent  en mobilisant un langage et un argumentaire commun.

  • Les « bénévoles », acteurs économiques en transition

Cette troisième grande catégorie d’acteurs des projets de tiers lieux pourrait se définir par cette notion de bénévole, c’est-à-dire de personnes qui agissent de leur « bon vouloir ». Leur prise d’initiative ne correspond pas, d’abord, a une position professionnelle existante mais plus à un moment de transition professionnelle. Selon les catégories d’âge et de sexe de ces personnes ces moments pourront être différents.

Ces personnes peuvent se trouver dans une reconversion personnelle plus encore que professionnelle, après une ou plusieurs expériences dans différents secteurs de l’industrie, mais plus encore des services ou de la distribution. Cette transition peut relever d’une période de chômage même si elle est davantage vécue comme une recherche d’un sens à donner à une activité professionnelle que comme une expérience ponctuelle dans une stratégie de reconversion.

Pour d’autres, il s’agira d’un moment spécifique d’insertion professionnelle qui se démarque des processus ordinaires du marché du travail. Les premières situations qu’ils ont connues au titre de stage, de contrats précaires, d’essais professionnels de toutes sortes ne sont pas si loin ou sont même encore en cours. La période de formation initiale est à peine achevée. L’insertion se pose ici davantage par rapport à des « milieux », plus ou moins structurés, ou associatifs, et davantage par la participation à des projets et actions, que par les procédures de recherche d’emploi. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que, dans le cadre d’actions expérimentales, des projets soient montés associant Pôle Emploi et des tiers lieux pour tirer parti de ces modes originaux d’insertion. De la même façon, une des premières réalisations de la Compagnie des Tiers Lieux, née de l’initiative de premiers porteurs de tiers lieux dans l’agglomération lilloise, sera de développer, en partenariat avec d’autres réseaux de tiers lieux d’autres régions, un programme de formation de « facilitateurs de tiers lieux ».

  • Une position en émergence, celle de « communeur »[5]

Une des caractéristiques majeures de la période qui se donne à voir dans le monde des tiers lieux pourrait être l’émergence d’une position sociale particulière qui entend « vivre des communs ». La proposition est davantage une hypothèse qu’une affirmation. Il y a matière à s’interroger. Si l’on considère que la question centrale que vise à résoudre le phénomène des tiers lieux est bien celle du travail, et en particulier du travail dans son rapport à l’emploi, alors il ne faut pas s’étonner de cette émergence.

Les « Communs » et le « Commun » : Deux brefs rappels doivent cependant  être faits

Les « communs » en tant qu’organisations sociales et économiques

Beaucoup d’initiatives se réfèrent aux communs. Elles en reprennent ce qui fait désormais consensus, en ce qui concerne les formulations tout au moins, les communs pourraient être résumés à une ressource partagée dont les usages sont régis par des règles construites spécifiquement par les différentes communautés d’usagers.

Mais, alors que cette définition semble faire autorité, peu d’organisations semblent en reprendre les éléments constitutifs. Des organisations souvent en décalage par rapport à cette définition sont cependant présentées par leurs promoteurs comme relevant d’une dynamique des communs. C’est pour cela qu’il faut regarder de très près les processus concrets de « mise en commun ». Les processus relèvent-ils, ou non, d’une intention de faire commun ? Mais, parfois, le principe du « commun ne se révèle-t-il pas au cours de l’action collectif qui, pourtant, tout d’abord, ne procède pas d’une telle intention ? Ce qui est sûr, c’est que les organisations économiques basées sur la double caractéristique d’une capitalisation financière et d’une propriété privée n’ont pu se développer que par la destruction préalable de communs qui organisaient l’activité de personnes qui ont été alors « libérés » de leurs règles communs pour s’employer dans les entreprises capitalistes nouvellement créées.

Le « commun » en tant que principe d’action politique

C’est pour cela que par-delà la question  des ressources et de leur partage ; question qui peut sembler technique, neutre, un choix compatible avec le reste de l’organisation économique capitaliste, il faut voir ce que les espagnols appellent le « procommun », proche de ce qu’en anglais on nomme le « commoning », ou de l’ « en commun ». Il s’agit alors du commun comme principe d’action publique, politique qu’il préside à la prise d’initiative ou qu’il se découvre, par une sorte de ralliement alors que dans leurs contextes d’émergence les formes d’organisations progressivement adoptées en portent plus ou moins les traces.

L’espace-temps du commun

La problématique du commun se met en œuvre lorsque des personnes ou des collectifs sont à l’initiative d’une action collective. L’action peut avoir été suscitée dans le cadre d’une incitation institutionnelle. Elle peut avoir fait l’objet d’un appui, d’une facilitation ou d’une aide financière. Dans tous les cas elle intervient dans un contexte et des normes sociales. Elle a à trouver sa place dans l’espace et le temps que définissent ce contexte et ces normes. Le principe du commun peut en être l’intention de départ ou une découverte au cours de la prise d’initiative, dans tous les cas, ce qui en résulte aura à s’insérer dans un écosystème socioéconomique et un cadre institutionnel spécifiques. Que l’intention du commun soit présente dès le début, voire à l’origine de l’action ou qu’elle soit une découverte dans l’action, les initiatives qui en résulteront emprunteront des chemins difficiles qui seront faits de compromis socioéconomiques et politiques successifs.

Cette tension entre le commun comme principe et les communs comme réalités concrètes de la mise en œuvre de l’action collective s’opère dans plusieurs contextes spécifiques : L’espace public et les communs (Communs Urbains, Communs Locaux, Plateformes en Communs) ; Les lieux en communs, Les Tiers Lieux, Les Lieux Intermédiaires Indépendants ; Les territoires en communs, CT, Institutions.

Le commun, affaires de ressources partagées mais aussi de « communalités »

La spécificité des communs, du  commun, et la définition qui en est souvent  donné, maintenant que les communs ont fait leur retour dans l’espace public, semblent se réduire pour certains à la question des ressources et au partage régulé de ces ressources. Certes, le commun suppose un principe de partage de ressources. Mais il ne se réduit pas à cela. Les règles de partage et le soin apporté à ces ressources sont tout aussi importants. De la même façon, ce qui est fait de ces ressources et la façon d’en user, non seulement au moment de leur mobilisation, mais dans le processus même de leur exploitation le sont tout autant. Aussi les résultats de l’évaluation de l’impact social et économique des communs, de même que les externalités de ces mises en communs, ne pourront être établis d’une façon nette sans faire référence aux processus d’action collective et aux parcours que prennent ces actions. Quel est le statut conféré à la ressource ? Quelle en est la capitalisation ? De quelles natures sont les droits de propriété ?

Comment caractériser cette position de « communeur » ; une position qui n’est pas connue, a fortiori pas reconnue, et qui ne s’identifie pas vraiment elle-même comme telle ?

Tout d’abord, cette proposition tient au poids grandissant donné à la question des « communs » dans les projets et les initiatives. Les références faites aux communs ont cessé d’être abstraites et théoriques. Elles prennent le chemin d’expérimentations en matière de création d’activités reposant sur la mise en commun de ressources partagées et la création de formes originales de gouvernance, elle-même partagée, de ces mêmes ressources. Cela ne suffit cependant pas à transformer les positions sociales et les modes de viabilité économiques de ceux qui s’en font les porteurs.

Est-ce à dire qu’il y a, automatiquement, comme traduction immédiate, une forme spécifique de position sociale correspondant à une organisation des relations sociales conçue en communs ?

Les particularités de ce qui se joue dans les tiers lieux, dans la diversité des contenus qui s’inventent et des logiques de valorisation dans lesquelles se font ces inventions, font que l’on ne peut se contenter de réduire la question à la seule prise en compte du nombre et de la qualité des emplois que recèlent les entités qui tirent leur existence des communs qui génèrent ces contenus. Renvoyer ces emplois à des qualités, celles des métiers, de la qualification ou de la compétence, nous renseignent sur des dispositions spécifiques mais unilatéralement à des positions connues et reconnues sur le principal marché du travail. Les distinguer selon qu’ils prennent la forme du salaire ou de la prestation de l’indépendant ne suffit pas à régler cette question. Les dispositions ne deviennent des positions sociales spécifiques que selon les logiques de valorisation et de rémunération, et les combinaisons de ces logiques, par rapport auxquelles les acteurs sociaux agissent. Selon les combinaisons de logique de valorisation, marchande, redistributive, réciprocitaire, ces emplois correspondront à des positions différentes dans les espaces de relations dans lesquelles elles prennent sens, celui du tiers lieu mais aussi celui de son écosystème d’appartenance. Chacune de ces positions n’existe que par rapport à ces espaces sociaux de positions possibles. Sous des dispositions assez proches du point de vue de certaines caractéristiques, comme la protection sociale et la reconnaissance, les statuts de « salarié ordinaire », du « privé », de salarié d’un organisme, une association par exemple, exclusivement financé par du financement public au titre de la redistribution, de salarié de la fonction publique et de salarié entrepreneur d’une CAE (coopérative d’activités et d’emploi) pourront correspondre à des positions nettement différentes. C’est y compris vrai pour les salariés entrepreneurs des CAE qui pourront vivre leur situation davantage comme une position d’entrepreneur, même si c’est une position d’entrepreneur « décalée » par rapport  à la position d’entrepreneur ordinaire du fait du lien avec l’entreprise coopérative. Mais, selon la relation nouée au sein de la coopérative, la position pourra elle-même varier. Elle pourra trouver son sens dans un rapport d’exclusivité de relation au sein de la coopérative. Elle pourra aussi être celle d’un indépendant œuvrant sur différents marchés. Elle pourra aussi être celle d’un multiple décalage d’avec la coopérative (CAE) qui porte l’ « emploi », d’avec les entités de l’écosystème de communs auxquelles il contribue.

Cette éventuelle position de communeur doit aussi être vue à travers les parcours qu’elle suppose. Et ces parcours s’initient à partir d’autres positions qui sont celles décrites plus haut, elles-mêmes produites par des parcours antérieurs. Le schéma suivant voudrait montrer que ces parcours de communeur peuvent correspondre à des déplacements dans un espace balisé par les trois positions de salarié bénévole « en transition », de travailleur social et d’entrepreneur. Selon les dispositions de départ de ces trajectoires de communeur et selon les situations concrètes d’explicitation par ces communeurs de leur positionnement, notamment lorsqu’il faudra se présenter dans l’espace public ou auprès d’institutions, ces communeurs pourront donner des versions contrastées de cette position inédite.

 

    Bénévole en transition

 Communeur

 

Entrepreneur                                                                  Travailleur social

Les tiers lieux : Une fabrique complexe de contenus

L’enquête nécessaire doit donc permettre de mieux comprendre comment se construisent les « contenus d’activités » et leurs usages. Les porteurs de projets de Tiers Lieux auront alors à expliciter comment ils s’y sont pris ou comptent s’y prendre ; comment ils comptent se faire éventuellement accompagner, et par qui, pour cela.  L’enquête ne peut alors se contenter de généralités à ce sujet. Il est nécessaire de leur faire exprimer leurs intentions et expériences en la matière, leur en demander des exemples concrets, comment, qui, avec quels moyens, etc.

Des cas récents de tiers lieux développés dans la métropole lilloise permettent de comprendre les logiques de construction et de mise à disposition de contenus d’activités.

Deux exemples de tiers lieu, présentés ici de façon schématique

T….. E….

Faire Tiers Lieu à partir d’une offre, au départ, commerciale, menée de façon « entrepreneuriale » classique, avec développement progressif de clientèles spécifiques devant s’agréger en communauté, avec une gouvernance sur base d’une SARL classique formée par les deux associées, et qui est présentée comme devant s’ouvrir, au fur et à mesure de la construction de cette communauté, la question du changement de structure n’étant pas explicitement posée, la formation de la communauté étant, d’une certaine façon, présentée comme un coût que le TL abordera quand il aura trouvé un équilibre économie, le rôle de la communauté n’étant pas pensé dans l’équilibre économique global du lieu.

U……

Faire Tiers Lieu à partir d’une démarche basée sur un « labo d’expérimentation d’usages » porté par un Centre Social, en rupture avec une conception d’activités sociales « en catalogue » justifiant l’agrément de financement donné par la CAF et autres financeurs publics, le labo prend la forme d’un espace provisoire de co construction/ maitrise d’usages, un espace virtuel provisoire, délimité par des palettes sur un parking de la résidence qui constitue le cœur du territoire visé, un espace matériel (un local dans la résidence), la gouvernance spécifique du TL est envisagé en parallèle et en rupture avec celle du Centre Social.

Service,  Activités, Dons, Communalités

La dénomination de ce que proposent les tiers lieux, de leurs « contenus », varie selon les représentations que l’on se fait de ce qu’ils sont, pourraient ou devraient être. Certains parlent de services, d’autres, d’activités, d’autres encore mettront en avant les usages partagés dans ce qu’ils supposent d’entraide, d’échanges et de dons, d’autres enfin mettront en avant les usages mais en les reliant aux processus de construction partagée de ces mêmes usages, en communs. Une observation rapide de ce que sont les tiers lieux nous montre que ces catégories ne sont pas stabilisées dans les représentations et les discours qu’en donnent les acteurs des tiers lieux. Elles se mélangent, se combinent, s’affirment parfois pour être démenties éventuellement par les pratiques réelles qui les mettent en œuvre. Une démarche d’enquête sur les tiers lieux doit se focaliser principalement sur la réalité de ces contenus et des processus qui les mettent en œuvre.

Des services ?

De fait, s’agissant de ces contenus, certains parlent de « service ». Les tiers lieux sont alors présentés comme représentant une dynamique nouvelle d’offre de services. Certes, cette présentation est en même temps teintée de considération sur les particularités des services proposés. Ils sont évoqués comme devant compléter ou renouveler l’offre commerciale existante, en matière d’offres de place de travail, de bureau, de restauration ; un peu comme dans une boutique qui pratiquerait le commerce équitable. Cette argumentation des contenus des tiers lieux en services intervient particulièrement lorsque ces mêmes tiers lieux concernés ont à justifier de la solidité de leur modèle économique. Cette justification en services pourra être articulée avec une argumentation qui lie valorisation marchande et auto financement du projet de tiers lieu. Elle pourra l’être aussi en établissant un lien entre offre de service et complément ou renouvèlement de services publics. Elle servira alors de justification à l’appui financier donné par l’une ou l’autre institution publique.

 

Des activités ?

Ces contenus des tiers lieux font aussi l’objet de justifications en termes d’ « activité ». C’est particulièrement vrai lorsque les projets de lieux émanent, directement ou indirectement, de l’institution publique. C’est le cas lorsque des tiers lieux naissent en lien avec des structures comme les centres sociaux, les maisons de quartier. Le paradoxe est ici que les promoteurs de ces tiers lieux spécifiques pourront tout à la fois être pris dans cette logique de valorisation d’activités qui suppose une mobilisation spécifique de financement public via des organismes comme les caisses d’allocation familiales, et, dans leur présentation et argumentation de ces mêmes contenus, prendre leur distance avec cette notion d’activité et à ce qu’elle renvoie de financement public exclusif. L’argumentation de leur viabilité et autonomie économiques hésitera alors entre une démarche d’élaboration d’un modèle économique mais avec une démarche de demande d’agrément auprès de l’institution publique. Les porteurs de ces projets seront embarrassés par une justification en modèle économique s’ils le réduisent à une valorisation marchande qui ne correspond pas à l’univers de fondation et justification des centres sociaux. Ils ne se sentent pas autorisés à introduire des éléments de valorisation marchande, même tempérés par l’impact d’une politique publique, dans leurs justifications socio-économiques. Et, de fait, souvent ils ne le sont pas s’ils conservent une tutelle publique directe.

Des dons ?

Les contenus des tiers lieux sont souvent évoqués en termes de « don ». Les appellations des lieux eux-mêmes en portent la trace. Il y sera question d’échanges, mais toute relation peut être valorisée en échange. Ici, il sera plus spécifiquement exprimé en termes de don, de troc, Ces appellations sont alors avancées dans une volonté de rupture avec l’univers marchand. Souvent peu explicitées, ces questions sont renvoyées à un univers qui se veut alternatif, avancé comme non-marchand, souvent sans plus d’explicitation, ni argumentation.

L’échange est en effet bien présent. Il peut concerner des objets, des savoirs, des pratiques diverses. Il pourra sembler « direct », sans intermédiaire. Mais, en fait, il est « inter médié » ; il n’existe ici que grâce au format d’intermédiation que propose le lieu. C’est bien, en effet, le tiers lieu qui organise le cadre de l’échange, permet la mise en relations et la régule. La relation est ici, au moins, ternaire. Elle concerne les personnes qui échangent, plus le tiers que représentent le lieu et la communauté qui le porte. L’échange a la double particularité d’être décalé dans le temps et l’espace et de faire l’objet d’une valorisation qui n’est alors pas marchande, au sens traditionnel, mais intervient dans un système de règles implicites et explicites qui renvoient à la construction des rapports au sein de la communauté de l’échange. C’est souvent pour justifier ce type de pratiques qu’est avancée la notion de réciprocité[6].

 

Des communalités

Des contenus se distinguent de ceux évoqués ci-dessus. Ils ne sont pas des services, au sens où la démarche de conception d’un service n’implique pas ceux qui en seront les clients, même si ces derniers pourront être amenés, au terme d’un processus, dit, de servuction, à interagir avec le prestataire, fournisseur, pour faire en sorte que le service puisse opérer. Ils ne sont pas non plus des activités, au sens où, comme présentés précédemment, ils seraient produits et financés exclusivement dans le cadre d’une procédure publique, avec une labellisation par exemple, et opérés sans la contribution de ceux à qui ils sont destinés. Des contenus, appelons les communalités[7],  pourront être le résultat d’une démarche de conception et de valorisation économique en communs.

Plusieurs caractéristiques pourraient permettre de distinguer ces contenus[8].

La première concerne les rapports que les personnes entretiennent dans les processus de création de ces contenus et dans la mise en œuvre projetée et expérimentée de ces contenus ; des rapports qui les font être tout à la fois producteurs et utilisateurs de ces contenus. La deuxième caractéristique concerne les conditions écologiques de ces rapports en lien avec les ressources sur lesquelles s’appuient ces rapports. Dans quelle mesure, dans la conception de ce type de communalité, se préoccupe-t-on d’utilités sociales et de valeurs d’usage, de construction et préservation de ressources durables et génératrices d’usages régulés en droits. La troisième caractéristique est l’ouverture des perspectives de valorisation à d’autres qu’à la seule valorisation marchande, aux conditions standard du marché. Sous un autre angle, c’est la question de la combinaison opérée entre des logiques (marchande, redistributrice, réciprocitaire) pour construire des modèles économiques pluriels, ouverts à des évolutions possibles. C’est aussi la question du prima éventuel donné, ou non, immédiatement ou à terme, à la réciprocité dans ces combinaisons. Cela suppose alors de remettre en cause le prima donné traditionnellement, soit à la redistribution, dans un modèle de financement public dominant des activités, soit au marché, dans un modèle économique de services qui semblera « normal » aux acteurs et pourra à lui seul représenter la totalité de la perspective de valorisation. Il faudra regarder les spécifications données aux combinaisons de ces différents processus de valorisation selon les activités de production, de construction des accès aux contenus, de ce qui relève de la distribution dans les formes marchandes standard, de gestion et de protection des acteurs à l’œuvre dans ces processus. Il faudra aussi appréhender les  transitions et les temporalités envisagées dans la combinaison de ces processus de valorisation ; les coalitions locales et nationales entre les organisations porteuses de la valorisation économique des contenus exploitant les mêmes ressources, plus ou moins mises en communs, etc.

     Don

Communalité

Service                                                                                             Activité

Un  tiers lieu proposera vraisemblablement plusieurs types de contenus, de nature différente. C’est pour cela que ceux qui les racontent le font avec des argumentations qui peuvent varier.

Les tiers lieux ne pourront être définis qu’en fonction des arrangements et des combinaisons de ces contenus. La réalité des parcours empruntés par les tiers lieux, dans leur conception, leur projection, leur mise en œuvre complexe, au gré des contextes et des contraintes, est faite d’un assemblage de ces différents contenus. Une initiative prise sous l’une ou l’autre de ces dynamiques de création de contenus peut avoir subi des inflexions/transformations qui ont pu, ou pourront, en hybrider la nature.

Conditions de mises en œuvre des contenus, services, activités, dons et usages en Communs du tiers lieu 

Quels types de contenus le tiers lieu développera-t-il ? Ses porteurs envisageront ils différentes options mettant en avant des services marchands, des activités gratuites exclusivement financées sur crédits publics, des contenus reposant sur du don résultant de bénévolat ou de financements privés, des communalités, usages en commun construits avec et entre usagers ? Ou bien ces différences ne seront pas explicitées, n’apparaissant pas comme des options possibles du fait de la prégnance de ce qui fera évidence dans le contexte socio-économique dans lequel s’opèrent ces créations de tiers lieux ? Lorsque ces créations seront revendiquées comme des alternatives au cadre socio-économique dominant, elles pourront se trouver en difficulté d’argumentation et donc de justification.

Si on analyse concrètement les contenus et leurs modes spécifiques de conception, de mise en œuvre, de portage et de valorisation, on en distinguera vraisemblablement de plusieurs sortes ? Il sera utile de les différencier et de les expliciter. Il faudra alors s’interroger sur les dynamiques qui les ont portées et les temporalités dans lesquelles ils sont mis en œuvre.

Par exemple, lors de sa conception, comment le projet de tiers lieu a-t-il été envisagé, dans quelle architecture et éventuelle combinaison de contenus ?

Comment la présence éventuelle de services marchands est-elle justifiée ?

Elle pourra l’être comme une évidence, en même temps qu’une obligation. « On ne peut pas faire autrement ; il nous faut justifier d’un modèle économique », nous dirons les porteurs de ces tiers lieux, considérant qu’il ne saurait y avoir de modèles économiques que justifiés par des services marchands. Cette même présence pourra être justifiée par une nécessité de trouver une viabilité par un équilibre économique qui fait privilégier des contenus immédiatement valorisables en termes marchands, tout en affirmant que le projet doit trouver le temps de s’en construire d’autres, des communalités / usages partagés dont la viabilité économique est plus difficile à argumenter et longue à trouver.

Il sera intéressant de regarder les processus de construction et de justification d’autres contenus.

Le projet met-il en avant des activités, oui ou non, en recourant à des financements publics pour proposer des services gratuits ou à tarifs régulés à des publics ciblés, ou pour permettre de se positionner dans l’espace public et de se faire reconnaître, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à trouver ?

Le projet a-t-il été envisagé en se basant sur de la contribution volontaire, bénévole, oui ou non,  pour préfigurer et amorcer des activités, ou pour s’insérer dans des réseaux de partenaires, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à établir ?

Le projet était-il de donner la priorité à la conception et la construction de capacités et d’usages communs, à partir de ressources rendues accessibles (espaces, terrains, matériaux, données, connaissances, informations…), oui ou non, tout en rendant cela viable économiquement, à court terme, par le recours, temporaire ou plus durable, à des offres de services payants, et/ ou tout en activant des leviers de financements publics par ailleurs ?

On voit que le recours à des services marchands, des activités financées ou des dons, peut intervenir dans des contextes et configurations différentes et évolutives dans le temps de déploiement et de mise en œuvre des projets de tiers lieux.

 

Questions sur la gouvernance des tiers lieux

Les tiers lieux se justifient du fait qu’ils permettraient l’exercice d’une « nouvelle » gouvernance, d’une gouvernance qui serait en rupture, ou tout au moins, ferait différence avec les modes classiques de décision dans les organisations. La définition in abstracto du tiers lieu n’est pas possible sans détour par la compréhension de la dynamique de ses contenus. Il en est de même pour cette autre grande question, la gouvernance, à laquelle ont à faire face les porteurs de tiers lieu. C’est sur elle qu’ils sont attendus dans la mesure de la volonté alternative qu’ils manifestent. On peut y répondre d’une manière abstraite et formelle en supposant que la gouvernance est induite par les choix faits en matière de structure juridique. C’est en partie vrai, notamment lorsqu’il est fait référence à la gouvernance des associations. Mais cette seule référence ne suffit pas à caractériser ce qui est en jeu dans les tiers lieux. En effet, le monde des associations est lui-même dans des dilemmes de gouvernance au moins aussi importants ; les débats sur le rôle des collégiales dans la gouvernance des associations le montrent.

Pressé par le souci de répondre aux exigences des appuis publics et privés qu’ils reçoivent, les porteurs de projets se conforment aux règles dominantes fixées aux « sociétés », qu’elles soient à responsabilité plus ou moins limitée ou anonyme, qu’elles soient de nature coopérative ou même associative. Ils définissent alors un processus formalisé de gouvernance, censé s’appliquer immédiatement, sans délais, alors que les relations entre les partenaires concernés sont en cours de construction, avec  des règles formelles de consultation et de vote. Déjà, à ce niveau le défaut est manifeste.

Déjà, à ce niveau, ce qui est, de fait, nié c’est la réalité de la délibération qu’impliquent pourtant ces règles. La délibération ne doit pas être vue uniquement au travers de ses accès et de ses règles de fonctionnement. Elle doit être envisagée dans ses pratiques réelles et donc dans ses conditions concrètes de mise en œuvre et dans son déroulé. Elle ne peut pas être instantanée, immédiate et univoque, réduite à un vote. Elle ne peut être que longue et lente, ou, tout au moins, selon l’ampleur des enjeux et des décisions à prendre, avoir une certaine durée, avec des blocages donc des suspensions de la décision pour construire des hypothèses, des variantes, des compromis, etc. Il n’y a pas gouvernance s’il n’y a pas délibération, et il n’y a pas délibération s’il n’y a pas processus délibératif. Ne pas aller dans ce sens, le faire et le faire reconnaître en tant que tel, par ceux-là même qui soutiennent et appuient les démarches de construction de tiers lieux, c’est méconnaître le fait que les personnes engagées dans de telles démarches construisent des interactions, intermédiations, des relations régulées d’échange, dans la durée, par apprentissages réflexifs mutuels. Ces apprentissages sont tout autant d’appropriations de normes de gestion et de décision que de confrontations à ces normes et de participation à la construction de normes alternatives.

Au lieu de poser la question de la gouvernance d’une façon globale et abstraite, ce sur quoi la seule prise en considération de la structure juridique débouche, il convient de regarder plusieurs éléments supplémentaires. Il faut prendre en compte les modes de gestion spécifiques des Services, Activités, Dons, Communalités, et leur développement dans le temps des projets de tiers lieux. Il faut envisager précisément à quels compromis la mise en œuvre de ses modes et leurs combinaisons aboutit. Il faut aussi regarder les différents modes d’ « engagement » mobilisés par les partenaires, usagers, contributeurs du lieu[9]. Les faire énoncer par les porteurs de projets de lieux est un élément en lui-même, mais il faut enquêter sur leur effectivité.

C’est à partir de cela que peuvent être envisagées les règles composant la gouvernance réelle des lieux. Il faut donc remonter à la configuration des contenus et à leur combinaison pour comprendre les règles de gouvernance que les lieux sont en situation de se donner. Ces contenus, sont-ils, ou non, constitués à partir de ressources partagées, lesquelles et comment ? Le lieu lui-même peut-il être, ou non considéré comme une ressource partagée, surtout, s’il est pratiqué, fréquenté par une diversité d’usagers ? Quelles sont les différentes ressources mises en commun en lien avec le lieu ? Vu depuis le prisme des communs, la gouvernance ne peut se réduire à l’observation des règles formelles qui régissent les structures sur lesquelles reposent les arrangements socioéconomiques en communs. Envisager des indicateurs de création/fabrication/mise à disposition des « services activités dons communalités »  du tiers lieu suppose de regarder finement  les personnes impliquées, sous quelles formes et à quels moments, et les démarches et méthodes mises en œuvre.

Dans cette perspective, les règles d’engagement formalisées, ou tout au moins énoncées, représentent autant de compromis de justifications. Ces compromis de justification sont importants parce que c’est à travers eux que le tiers lieu, au travers de ses acteurs sera reconnu dans l’espace public. Mais, du point de vue de ces mêmes acteurs, ces engagements ne correspondent qu’à l’un des trois régimes d’engagement qui les mobilisent vraiment; celui qui porte sur les valeurs. On peut en distinguer deux autres correspondant à deux autres modes d’action[10]. Certes, le régime d’engagement sur ces compromis de justification pourra être privilégié dans les interactions dans l’écosystème de relation, dans l’espace public et le rapport aux institutions. Mais il n’est pas suffisant pour différencier les engagements dans ce qu’ils ont de relations sociales concrètes, collectives et individuelles, dans la mesure où le rapport subjectif, singulier, à l’action en commun est renforcé dans le cas des tiers lieux.

Le deuxième régime correspondant à des différences qui peuvent se faire en ce qui concerne le rapport à l’action en projet, au travail et à l’organisation. Leurs particularités se feront jour dans la conduite des interactions auxquelles ils participent. Leurs expressions et justifications se feront certes en lien mais potentiellement aussi soit en convergence soit en contradiction avec les justifications de valeurs mises en avant énoncées. La justification « publique » pourra être celle des valeurs socioéconomiques de la coopération et pourra se faire contredire par les rapports pratiqués ; par exemple en ce qui concerne les rapports au travail dans leur triple dimension expressive –Ce qui convient à l’individu-, publique –Ce qui structure ses rapports aux autres –  et politique –La pratique de l’activité dans un espace public-.

Le troisième régime d’engagement est celui que les individus mobilisent dans leurs relations familières et de proximité. Là où la règle est implicite, pas énoncée et relevant de la conduite apparemment irréfléchie.

Souvent, on ne pense pas que les motivations à l’engagement et les pratiques concrètes d’engagement ont comme sources ces trois niveaux et régimes en permanence, sans que les individus soient en situations de les mettre toujours en cohérence. Les acteurs sociaux des tiers lieux en produisent des combinaisons différenciées alors que l’évaluation et le jugement qui sera fait de leurs comportements, soit n’envisagent pas l’un de ces trois niveaux, soit assimilent l’un d’entre eux à l’ensemble et en lui donnant une valeur d’absolu.

Pour approfondir cette question des engagements

Au moins trois raisons font qu’il est important d’approfondir cette notion d’engagement et d’en distinguer d’éventuels modes différenciés.

Tout d’abord, il faut constater l’inflation de discours péremptoires sur le registre de la participation, participation « citoyenne », son impact, ses « difficultés », voire son impossibilité… Il faut tout autant constater la vacuité des analyses en termes d’intérêt ou de besoin. Mais il faut aussi tenir compte des analyses réductrices basées sur les notions d’inégalité et d’injustice. Ces analyses sont souvent incapables de distinguer les inégalités dans leurs contextes, des sentiments et perceptions d’injustice qui « interprètent » ces inégalités du point de vue des individus et des modes de socialisation qui les ont construits. Il faut prendre en compte les pratiques d’action et les jugements dont ils sont l’objet.

Chaque projet est le résultat d’un jugement sur l’action. Chaque projet est un engagement. Comme le précise Howard Becker (2006), cette notion d’engagement rend compte, ici, de lignes d’action cohérentes mises en œuvre par des individus qui ne dissocient pas leur action professionnelle de leur vie personnelle, dans une cohérence du comportement.

Ce lien entre jugement, action et engagement est au cœur des processus de prise d’initiative solidaire. Edouard Gardella (2006) montre que les systèmes explicatifs privilégient souvent deux tendances. La première repose « sur une intériorisation par l’individu des normes et des valeurs partagées au sein d’un groupe ou d’une société entière » (Gardella, 2006, p.137). Cette tendance privilégie une conception de la socialisation comme inculcation d’habitus. La seconde tendance s’appuie sur la conception d’un individu rationnel, « capable de déterminer parfaitement en quoi consiste son intérêt, et d’adopter les moyens nécessaires à sa satisfaction » (idem). L’ordre social dans lequel sont censés s’inscrire les projets des créateurs est alors vu comme une coordination des intérêts individuels, et, l’on pourrait ajouter, comme une coordination de sujets moraux. Mais, une telle coordination est alors une façon d’ériger le marché comme une forme absolue d’organisation de société. Considérer qu’un individu ne pourrait être que gouverné par ses propres intérêts individuels et par des intérêts conçus en termes de compétition, de concurrence des intérêts économiques (conception des besoins et des modalités de les satisfaire), c’est en fait une représentation de la société comme structurée autour d’une représentation du marché. Gardella s’appuie sur les travaux de Boltanski et Thévenot, mais surtout sur ceux de Thévenot (2006) à propos de l’engagement, pour dépasser cette vision finalement assez classique entre socialisation et individualisme comme détermination des comportements économiques : « considérer l’action comme un « engagement » suppose une certaine rupture par rapport à l’homo oeconomicus » (Gardella, 2006, p.138). On peut ajouter que cela suppose aussi une rupture avec la conception dominante de la notion de projet comme pierre de base de toute action d’entreprendre. L’idée que le projet est d’abord, et par essence, individuel est une représentation socioéconomique qui se cale sur une représentation du marché structure de base des rapports sociaux. Et l’évocation d’équipe projet, de projet collectif, de projet tâtonnant ou construit progressivement, ne change rien à l’affaire. Dans toutes ces conceptions finalement convergentes, le projet est vu comme une différenciation par rapport à d’autres acteurs sociaux vus sous l’angle de la concurrence. Pour Gardella, « l’engagement trouve, dans ce cadre théorique (celui de Thévenot), son moteur et son unité conceptuelle dans le jugement, dans le jugement sur l’action (Thévenot, 2006, p.26), qui est surtout un jugement sur le moment de l’action » (Gardella, 2006, p.139). On pourrait dire, sur le moment et au moment de l’action. Le jugement est alors considéré comme l’opération cognitive et corporelle qui permet de sélectionner ce qui est pertinent pour l’action en cours (idem). Gardella note que cela n’est pas sans rappeler que cela s’inscrit dans une tradition de philosophie morale qui est celle de P. Ricœur (1990) lorsque ce dernier souligne le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet. Agissant, les personnes pratiquent leurs jugements dans des situations concrètes et quotidiennes. Construisant leur justesse personnelle dans des exercices d’auto réflexivité, ils s’engagent dans des projets qui ne sont réductibles à la construction d’une différenciation concurrentielle.

Thévenot distingue trois régimes d’engagement (2006). Chaque régime donne un sens particulier aux projets qui y sont construits. Mais surtout ces trios régimes correspondent à des réalités différentes dont la personne concernée fait l’expérience.

Dans le régime, dit, de la « justification » (Cette proposition doit beaucoup aux travaux commune de Thévenot et Boltanski), chacun, dans la recherche de l’accord, s’efforce de légitimer sa position en argumentant sur des principes. Argumenter ne veut pas dire seulement parler, verbaliser, mais aussi mobiliser des objets, des preuves (par exemple, des maquettes, des schémas). Chacun monte alors en généralité. C’est le régime qui fait le lien avec les systèmes de pensée et les argumentations formalisées, éventuellement appuyées sur des institutions. En effet, tout ne relève pas de la seule situation présente, instantanée. Le contexte et les arguments ont une épaisseur historique, institutionnelle, légale… Dans le régime, dit, du « plan », c’est l’adaptation de moyens à une fin pré établie qui est visée. C’est ici le régime le plus classique, celui auquel on réduit souvent l’univers du projet et, dans le cas de l’entreprendre, l’univers de la création d’activité interprétée en termes d’entrepreneuriat. L’individu y est appréhendé comme autonome, doté d’une intention personnelle, ayant un recours fonctionnel à son environnement. Mais ces deux régimes sont à articuler avec un niveau d’action, autre régime, celui dit de la « familiarité ». L’acteur y est appréhendé comme seul, comme coordonnant ses pensées et mouvements avec un environnement d’objets. Dissocier ces trois régimes d’engagement, ces trois modes d’action est une condition pour sortir d’une perspective assimilée à l’analyse du plan/projet, même enrichie de l’examen d’un contexte qui a alors toutes les chances d’être lui-même réduit à une seule dimension, sans profondeur historique, à interactions faibles et sans approche des familiarités concernées.

Pour Thévenot, ces trois régimes d’engagement se distinguent par le degré de généralisation des catégories du jugement mobilisées pour identifier et évaluer ce que l’on est en train de faire. Pour lui, le jugement se caractérise par trois traits fondamentaux : la qualification de ce qui est en train de se faire ; la clôture de la sélection des éléments pertinents ; la possibilité d’une révision (Gardella, 2006, p.146). Une continuité de processus de jugement articule qualification, clôture et révision, mais à des degrés différents des actes de jugements et donc des projets. L’action dont il est question ici est celle qui vise à faire du commun entre des personnes, à les faire entrer en coordination. Elle se compose et articule les trois régimes d’engagement, celui de la justification, de l’argumentation, qui suppose un jeu dans l’espace public, mais aussi celui de la familiarité qui suppose la prise en compte du domaine de l’intime, du familier, pour celui qui contribue à l’action de jugement dans l’espace public, espace où se construit le plan/projet alors que c’est pour lui une question intime. On voit alors que l’action se joue sur l’espace public mais s’appuie sur la mobilisation de l’intime des participants au plan, pour donner un sens commun et familier à tous. Plus encore que les participants, le porteur d’initiative, engagé davantage que les autres, construit une coordination qui est faite d’ajustements entre les participants, mais avant tout d’ajustements à soi-même. Mais ces ajustements à soi-même sont aussi des ajustements avec des supports et outils qui constituent le monde familier d’objets de chacun. En effet, le jugement n’est pas seulement un processus cognitif verbalisé, c’est aussi le recours à d’autres supports et micro processus évaluatifs relevant du perceptif sensoriel, s’exerçant à partir d’objets, de dispositifs, de lieux… L’engagement mobilise alors la personne dans toutes ses dimensions, corporelles, cognitives, affectives. Ainsi, l’engagement représente un choix qui suppose une réduction des possibles et permet le passage à l’action, à condition que l’on en ait les dispositifs adéquats. L’engagement tel que conçu par Thévenot, c’est toujours plus que l’engagement pour le plan /projet. C’est un engagement à la fois plus intime et plus global/sociétal. Le régime d’engagement, dit, de la justification sert de point de passage avec ce que, traditionnellement, on nomme engagement lorsqu’il s’agit de prise de position sociale et politique sur l’espace public. C’est bien l’expérience des porteurs de projet de tiers lieux que de ne pas dissocier leur implication dans les projets individuels et collectifs qu’ils portent, de leur mode de vie et des mobilisations « alternatives » auxquelles ils participent. Les lieux dans lesquels ils exercent leurs activités et « vivent » (les espaces de coworking et autres tiers lieux) sont des bases actives pour ces engagements combinés. C’est d’ailleurs ce qui définit plus spécifiquement ces lieux, qui ne se réduisent pas à être des espaces de travail individuel partagés ou des espaces de télétravail comme on a parfois voulu les caractériser.

Les acteurs des tiers lieux sont attachés aux espaces qu’ils ont créés dans la mesure où ils permettent l’expression d’un engagement « biopolitique ». Ce terme d’engagement « biopolitique » est repris des travaux de Hardt et Negri, inspirés de Foucault, sur les nouvelles formes d’expression des conflits sociaux et politiques. Il veut souligner l’interpénétration croissante de l’économique, du politique, du social et du culturel dans la façon dont les acteurs vivent et mettent en cohérence leurs actions. Dans cette acception, l’engagement c’est tout à la fois une façon de vivre le rapport aux autres et un rapport à soi-même. C’est aussi le choix d’une cohérence de comportements et d’une position,  critique mais constructive, en faveur d’un choix de sociabilité et, partant de là, de société. S’engager c’est alors se mobiliser, moins pour une critique de la société, que  pour porter des initiatives créatrices de communs. Cet engagement s’inscrit dans la perspective déjà décrite d’autoréflexivité, d’interprétation des expériences et des épreuves, au cœur des parcours d’individuation. Ce qui est formateur des identités, l’est tout autant des prises de positions à valeur d’engagement

Becker H.S. (2006), « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, n°11, p.177-192.

Gardella E. (2006), « Le jugement sur l’action. Note critique de L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement de L. Thévenot », Tracés, n°11, p.137-158.

Ricoeur P. (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.

Thévenot L. (2006), L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.

 

 

En guise de conclusion : Comment mener l’enquête ?

Il est certes toujours intéressant de demander aux porteurs de projet de se positionner sur leur projet, d’en exprimer les motivations, de leur faire expliciter les argumentations et justifications sur lesquelles ils fondent leurs actions.

Mais, du fait des conditions concrètes dans lesquelles, au sein d’un champ socio-économique et d’un contexte de territoire, dans lesquels ils œuvrent, on ne peut se dispenser d’envisager finement les processus concrets de construction des contenus donnés au tiers lieu.

Compte tenu des différences de positions dans lesquels se trouvent les porteurs de ces tiers lieux et des différentes options de contenus, certaines étant plus légitimes que d’autres dans leur contexte, et si l’on veut comprendre pour éventuellement accompagner ces processus de construction, l’enquête ne peut se passer d’une action réflexive des porteurs sur leur propre démarche de création. Toute enquête, prétendument évaluative, qui ne poserait pas ces questions d’action réflexive laisserait échapper à son regard une grande diversité de pratiques et de justifications plus ou moins maitrisées de ces pratiques.

Et si l’on pense que, pour différentes raisons prétendument objectives de temps ou de moyens, à moins qu’elles ne soient directement normatives, on appliquerait un questionnaire sans en expliciter les différences de positions et de contenus, on n’obtiendrait, au mieux, qu’un contrôle de conformité à des principes idéologiques dominants. On ne peut mener une réelle en quête qu’en y associant complétement les porteurs de projets de tiers lieux à ceux qui les accompagnent et aux représentants des institutions publiques qui les appuient.

Pour cela, l’enquête doit se concevoir dans une démarche d’action réflexive des porteurs sur leurs propres représentations de l’action et leurs propres. Elle doit aussi s’outiller de grilles et points de repère pour différencier les démarches et les pratiques. En annexe, opérationnalisant les problématiques de positions et de contenus, deux supports sont proposés.

 

 

   Inventaire des contenus des tiers lieux évalués en service, activité, don ou communalité

 

 

Contenusservices marchands proposés par le lieuactivités subventionnées gérées par le lieuactivités bénévoles gérées par le lieuservices marchands proposés par un partenaire externe utilisant le lieuactivités bénévoles gérées par un partenaire externe utilisant le lieuusages en commun: construits et gérés par la communauté du lieu
 coworking> nombre de coworkers/semaine
Bureaux mis à disposition> nombre de bureaux> nombre d’utilisateurs
Salles de réunion> combien par semaine ?
Espace de création, Art Lab> nombre d’utilisateurs/semaine
Espace de médiation numérique> nombre d’utilisateurs/semaine
Ateliers de fabrication> nombre d’utilisateurs/semaine
Mise à disposition de matériels, équipements, outils> nombre d’objets mise à disposition/semaine
Espace de formation> nombre de formationsEstimation du nombre de stagiaires par an ?
Espace ouvert aux projets (accompagnement)> nombre de personnes utilisatrices/semaine
Espace Incubateur d’entreprises> nombre d’entreprises incubées/an> nombre de salariés
Espace d’exposition> Nombre d’exposition/an> Nombre de visiteur par exposition
Salle de spectacle, espace de diffusion culturelle,> en moyenne combien /sem> en moyenne combien de spectateur
JardinsEstimation de la superficie des jardins ?> nombre d’utilisateurs
Espaces agricoles, horticoles, maraîchers, compostageEstimation de la superficie des espaces agricoles, horticoles, maraîchers ?> nombre d’utilisateurs
Conciergerie> nombre d’utilisateurs/semaine
Espaces de stockage> nombre d’espaces> volume de stockage en m3 (cube)
RessourcerieEstimation du nombre d’objets distribués ?
Domiciliation de structures> nombre de structures domiciliées
Café-restaurantEstimation du nombre de personnes par semaine ?
Boutique/EpicerieEstimation du nombre de personnes par semaine ?
Cuisine partagée> nombre d’utilisateurs/semaine
Espace de convivialité, détente, avec des services attenants (cafés, thés, etc.)
Crèche> nombre d’enfants
Bibliothèque/
Librairie> combien d’ouvrages sortis des stocks ?
AUTRE>quantité/nombre d’utilisateurs.Pouvez définir (utilisateurs, espace, etc.) et quantifier (nombre, m²) l’activité

Inventaire des règles et des droits pour construire les contenus et les gouverner

Il faudra différencier plusieurs types de règles :

Les règles opérationnelles définissant les accès, les droits de s’en approprier une fraction, ou les produits, les usages ;

Les règles définissant les choix collectifs précisant le droit de participer à la gestion de la ressource, d’en définissant les accès, les usages…

Les règles constitutionnelles définissant comment les règles précédentes peuvent être modifiées.

Voici schématiquement comment ces règles en communs peuvent être précisées selon les apports d’Ostrom (CPR).

Les règles de gouvernance :

  1. Les niveaux de règles
    1. Règles opérationnelles
      1. Des actions au jour le jour
      2. La régulation de l’accès aux ressources
      3. Des obligations des parties dans les usages
    2. Règles de choix collectifs
      1. Définition des niveaux et conditions de participation
      2. Conditions de modification des règles opérationnelles
    3. Règles de choix constitutionnelles
      1. Définition des finalités et objectifs
  1. Les types de règles
    1. de positions
    2. d’entrée/sortie
      1. conditions d’éligibilité aux différentes positions
      2. conditions d’accès
    3. de choix d’actions
      1. possibles
      2. obligées
      3. interdites
    4. d’attribution du contrôle
      1. niveaux de contrôle des actions/activités
      2. formes des contrôles
    5. d’information
      1. niveaux de disponibilité et d’accès aux informations
      2. selon les niveaux de mesure des résultats
    6. de paiement
      1. contributions
      2. rétributions
    7. de cadrage
      1. définition des conditions d’usages des ressources
      2. cadrage des externalités, positives et négatives

Les droits de propriété face aux communs

  • Principes
    1. Propriété privée exclusive
    2. Propriété publique
    3. Propriété (privée) du commun
  1. Types de rapport aux ressources
    1. Accès, Extraction /Usages
    2. Gestion
    3. Exclusion
    4. Aliénation
PropriétairePossesseurDétenteur de droits d’usage et de gestionUtilisateur Usager
1xxxx
2xxx
3xx
4x

[1] Bruce Bégout, De la décence ordinaire, court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Paris, éditions  Allia, 2019.

[2] « L’enquête relève plus d’une logique de création que d’une logique de découverte ». C’est ainsi que Joëlle Zask introduit l’ouvrage de John Dewey, Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2005

[3] Pour développer cette argumentation, j’adopte ici une position « pragmatique ». Mais il faut l’entendre ici au sens que lui donne Joëlle Zask introduisant l’œuvre de John Dewey : « Contrairement à une idée répandue, le pragmatisme ne doit pas grand-chose à ce que l’on appelle souvent « une attitude pragmatique », pas plus qu’il ne relève d’une doctrine qui présenterait un ensemble de maximes pratiques et utiles frappées au coin du bon sens. A l’inverse de ces interprétations qui supposent plus ou moins sciemment des relations souples, accommodantes et adaptatives entre un individu qui sait par nature ce qu’il veut et un milieu pleinement réalisé pourvu de qualités plutôt fixes, pour le pragmatisme le monde n’est pas donné, il est « en train de se faire » (in the making). Loin de désigner l’adaptation des moyens à des fins déjà-là, il établit au contraire que les fins doivent toujours être retravaillées en fonction des moyens réellement existants qui permettent de les éprouver » J. Zask, « La politique comme expérimentation », introduction à John Dewey, idem, p 25.

[4] Cette reconnaissance locale par la MEL (Métropole Européenne de Lille) et d’autres collectivités territoriales a ensuite été suivie par celle de la collectivité nationale avec la création d’un conseil national et d’une association nationale des Tiers Lieux, France Tiers Lieux.

[5] Dans le monde des communs, il est fait davantage référence à la notion de « commoner ». Il est proposé ici de la francisé en même temps qu’on tente de la caractériser en lien avec les expériences menées dans les écosystèmes des tiers lieux.

[6] Sur ces notions de communauté comme espace d’échanges réciprocitaires, cf. https://christianmahieu.lescommuns.org/2018/04/27/communaute-espace-de-reciprocite-relationnelle-espace-public-economique-dans-une-economie-des-communs/; https://christianmahieu.lescommuns.org/2018/04/06/institution-de-la-reciprocite-introduction/

[7] https://fr.wiktionary.org/wiki/communalit%C3%A9

[8] Christian Mahieu, « Pour entreprendre (la mise) en communs : l’accompagnement pair à pair », Imaginaire Communs, Cahiers de recherche Catalyst, n°0, avril 2019

[9] Laurent Thévenot parle à ce propos de « régimes d’engagement ». Il les définit dans ce qu’il appelle une «grammaire de communalités » en s’appuyant sur les notions  d’  « objets intermédiaires », ou objets supports d’intermédiation, et de « compromis » entre différents ordres de justification de valeurs. L. Thévenot, L’action au pluriel, Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.

[10] Laurent Thévenot, opus cité.

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