ESS et Communs, vers une Économie Solidaire en Communs ?

L’APES (acteurs pour une économie solidaire), association réseau de l’ESS dans les Hauts de France, porte une action visant à conforter et promouvoir des plateformes solidaires qui ont émergé dans les Hauts de France.

« Développer et consolider dans la région les plateformes solidaires alignées sur les pratiques de l’ESS, et dans une dynamique des Communs, tel est le projet mené par l’Apes et ses partenaires durant deux ans, avec le soutien de l’Europe, de l’État et de la Région Hauts de Fiance » telle est la présentation qui est faite de ce projet dans la « Lettre de l’économie solidaire », 2023, sous le titre « PlateformCoop/Plateformes solidaires, le projet mené par l’Apes ».

Plus que jamais porteurs d’initiatives en ESS et d’initiatives en communs font converger leurs démarches et leurs dispositifs d’action. C’est ici le cas à propos de ces alternatives en plateformes.

Ni les acteurs de l’ESS et ni ceux des communs ne sont porteurs de solutions et structures toutes faites, quant bien même elles se voudraient alternatives et en réponse à des critiques sociales et des constats d’injustices sociales et économiques partagées.

Acteurs de l’économie solidaire, comme « communeurs », acteurs investis dans les communs, tous font de la mise en mouvement, de la prise d’initiative, solidaire pour les uns, en communs pour les autres, l’argument de leurs engagements et de leurs implications. Le mouvement dans lequel s’inscrivent les acteurs de l’Apes se veut porteur d’une « citoyenneté économique », tout autant que développeur de solidarités concrètes inscrites dans les territoires. Le mouvement dans lequel s’inscrivent, quant à eux, les acteurs des communs ne se limite pas à prôner des solutions pour une gestion collective de ressources mises en partage. Tous deux visent la création de capacités d’action et surtout de projection dans un avenir, en particulier de la part des plus démunis de ce point de vue.

Porter ensemble un projet de plateformes coopératives en plateformes solidaires ne peut se faire sans dialogue sur les actions, les expériences réciproques communes.

Le rapprochement des démarches ne traduit-il pas la mise en perspective de l’une par l’autre ?

On pourrait évidemment discuter des courants dont sont issus les uns (l’associationnisme, le coopérativisme) et les autres, les justifications sur lesquels ils fondent leurs pratiques. Mais le dialogue, pour des acteurs engagés dans des alternatives sociales et économiques, porte d’abord sur les « terrains », les actions et les pratiques.

Les initiatives en convergence, comme dans le cas des plateformes coopératives, forment potentiellement des « espaces de solidarité en communs ». Ces espaces pourraient constituer autant de « territoires en communs » qui, pour nous tenant de l’économie solidaire et des communs, ne se réduisent pas à la forme que leur donne l’action des pouvoirs publics même si nous avons pesé sur les formes prises par cette action.

Comment envisager ce qui relève de la dynamique autonome des initiatives et ce qui relève du (bon?) rapport aux institutions, locales notamment ? Comment les uns et les autres envisagent-ils, selon les convergences et différences, les relations et partenariats avec les acteurs publics, et en particulier les collectivités territoriales ? Comment ces partenariats peuvent-ils associer d’autres acteurs privés que les associations, des entreprises ordinaires, des organisations professionnelles, etc. ?

Ce qui peut différencier et poser questions, aux acteurs de l’ESS comme aux acteurs des communs, c’est la façon dont ils et elles envisagent et contribuent à l’intégration de ces initiatives, dont ils les mettent en relation les unes avec les autres pour en faire des dynamiques de solidarité débouchant sur des structures socio économiques intégrales pouvant potentiellement faire société solidaire en communs. Le cas des plateformes coopératives le montre, les uns et les autres s’efforcent de mutualiser les démarches d’action, d’en capitaliser les effets (les externalités positives désormais souvent prises en compte par les économistes) et de les faire reconnaître sur l’espace public. Mais l’économie solidaire et les communs envisagent-ils de la même façon cette diffusion/ intégration ?

Pour l’ESS, se pose la question du changement d’échelle et de la montée en prévalence économique de la réciprocité face au « tout public » et au « tout marché ».

Pour les communs, se pose la question des alliances et configurations dans lesquelles les communs s’inscrivent, dans des relations plus ou moins compatibles avec les évolutions d’un capitalisme néolibéral, lui-même en transformation.

Ce qui a fait différence, jusqu’ici, c’est la façon dont les uns et les autres s’efforcent de donner du sens à la convergence des initiatives, solidaires pour les uns, en communs pour les autres, à la façon dont elles sont associées, en réseaux nationaux, plus ou moins institués, ou en assemblées volontaires et « trans locales » pour correspondre aux forces d’un mouvement autonome qui ne se conforme aux seules institutions publiques.

Les expériences vécues par les uns et les autres méritent d’être confrontées.

Enfin, les initiatives renvoient souvent à des argumentaires potentiellement différents en matière de valorisation économique – Les réponses données aux demandes de « modèles socio économiques »-. C’est aussi le cas, et les deux problèmes vont de pair, s’agissant du rapport au travail et à ses formes institués en salaires et emplois, avec des rémunérations vues sous l’angle de la solidarité et/ou de l’autonomie, de la non subordination des salariés. Pour les uns ce sera le primat donné à la sécurisation solidaire des rémunérations dans les formes disponibles du salariat, pour les autres ce pourra être les formes émergentes d’alternatives en matière de rémunération qui privilégient le revenu de transition écologique et ou le revenu de contribution, comment les associer dans les démarches communes à l’économie solidaire et aux communs ?

L’ESS et les communs sont confrontés à ces questions et doivent y répondre pour assurer la convergence des initiatives et en dégager des dynamiques communes.

S’agissant des communs, Romain Lalande, « communeur » très investi dans le mouvement des communs, porteur « tranquille » – Celles et ceux qui le connaissent saurons pourquoi j’utilise ce terme de tranquille à son endroit…- de projets en commun, nous apporte des arguments déterminants s’agissant des perspectives en communs.

Dans un article récent de la revue en ligne Sens Public et sous le titre « Vers des communs créolisés qui habitent le monde ? » (https://sens-public.org/articles/1424/) , il pointe une question essentielle dont il fait l’élément décisif de toute mise en commun, celle des finalités de l’action collective qu’est avant tout un commun. L’élément décisif n’est pas apporté par une argumentation définitionnelle en substance mais dans le mouvement même de l’action réflexive générée par sa pratique de communeur. Son article est ainsi résumé : « Ce texte questionne la relation qu’entretiennent les communs avec le monde, ainsi que leur capacité à fabriquer des récits tournés vers l’extérieur. L’auteur insiste sur la nécessité, pour les communs, d’entretenir des « lisières » et d’y laisser des « traces » disponibles de manière inconditionnelle, sur lesquelles pourront se rencontrer et s’hybrider les communautés et les récits alternatifs aux communs ».

Romain Lalande procède en plusieurs étapes. Il propose tout d’abord de « politiser la définition d’Ostrom par la notion de capabilité ». Il part de la critique de plus en plus partagée au sein du mouvement des communs, d’une définition qui réduit les communs à des ressources partagées : « Nous sommes habitués à considérer les communs à travers le triptyque proposé par Ostrom : une communauté qui s’organise autour d’une ressource en établissant ses propres règles de gouvernance. On peut reprocher à cette vision des communs sa neutralité ; elle se contente de définir les conditions de durabilité de la ressource dans le temps.

Les règles fixées permettent-elles le développement de communautés inclusives et diversifiées ? Quelle est la finalité des groupes humains qui s’organisent en collectif ? La gouvernance des ressources en permet-elle l’accès à ceux qui en ont besoin ? La définition des communs par Ostrom ne pose aucune de ces questions, son objet étant avant tout de déconstruire le mythe de l’inéluctable tragédie des communs et de montrer la possibilité d’une gouvernance solide en dehors de la dualité État/marché ».

Pour étayer son argumentation il s’appuie sur les propositions de Geneviève Fontaine enrichissant l’approche des communs par celle des capabilités (https://hal.science/hal-03815717), mais aussi sur celles de Simon Sarazin lorsque ce dernier « avec le collectif Unisson, proposait une grille de lecture complémentaire pour interroger le caractère « libre » des communs en les observant à travers différents prismes d’analyse à six « briques » distinctes, à même de compléter l’analyse de Fontaine ».

La question essentielle du commun est alors celle de sa finalité. Romain Lalande nous le dit d’une façon simple et claire : «  J’aurais tendance à penser que les communs s’articulent davantage autour de finalités que de ressources : si la préservation de l’accès dans le temps à des ressources est souvent au cœur des communs, les ressources peuvent aussi être produites après coup comme moyens et non comme objectifs. De même, nous pourrions aussi bien dire que la communauté d’un jardin partagé se réunit autour d’une finalité (par exemple, « donner accès aux habitants du territoire à une alimentation autoproduite »), la terre fertile n’étant qu’une ressource utile à ce dessein. Les travaux de Fontaine et d’Unisson font plus qu’ajouter des critères à ceux d’Ostrom. Ainsi complétés, les communs tendent à se définir par les modalités et l’intention de leur gouvernance, plus que par la seule préservation de ressources. C’est cette architecture de gouvernance en mouvement, et l’écosystème humain qui en résulte, qui constituent les communs. La notion de « finalité » représente la valeur ajoutée attendue, c’est-à-dire la richesse que souhaitent produire les collectifs, et qui ne saurait exister au travers des individus isolés et désorganisés. Cette valeur ajoutée peut être la préservation de ressources préexistantes en dehors des communs ou une aspiration à des changement sociaux ; dans les deux cas, ce sont les communs qui permettent aux ressources d’exister et de se pérenniser. C’est en vue de la production de cette valeur ajoutée que les communs produiront ou utiliseront d’autres ressources, sous la forme d’outils placés à leur service ».

N’est-ce pas une perspective qui conviendrait tout autant à l’économie solidaire ?

Une autre perspective commune à l’économie solidaire et aux communs pourrait être cette dynamique de « créolisation » dont nous parle Romain Lalande. Il envisage cette dynamique en faisant référence à Édouard Glissant et à ceux qui mettent en avant les enjeux d’une politique et d’une esthétique de la relation. La question de la finalité est indissociable de celles des rapports des agencements socio économiques avec les institutions et dans la composition de l’espace public. Romain Lalande nous restitue ici plus qu’une problématique abstraite, une proposition fruit de la réflexivité du cheminement (tranquille, comme il le dirait) du commun : « Dans le cas des communs de capabilités, la notion de « relation » est un indicateur intéressant ; alors que la qualité de relation entre les contributeurs nous informe sur la gouvernance, la qualité de relation aux écosystèmes est gage d’ancrage au monde et aux territoires.

16Ce que tous les groupes humains ont de similaire, au sein de communs ou non, c’est qu’il leur est vital de produire une gouvernance qui leur permette de s’accomplir. Pour ce faire, ils s’appuient sur des outils tantôt créés par leur soin, tantôt repris, mais dont l’assemblage est chaque fois inédit. Pour nous organiser, nous nous appuyons consciemment sur ceux qui ont construit avant nous, ou avec qui nous coexistons – les fameux géants qui nous offrent leurs épaules – mais aussi, inconsciemment, sur des éléments culturels véhiculés par les individus et les communautés avec lesquels nous sommes en relation.

Ce que produit la mise en relation consciente et inconsciente de deux cultures « valorisées égales ou inégales », c’est ce qu’Édouard Glissant appelle la « créolisation ». La créolisation se distingue du métissage par l’impossibilité de distinguer les éléments constitutifs du tout ; en relation, les traces des cultures se transforment pour proposer une culture nouvelle, libre de toute appartenance atavique.

Avec moins de poésie, mais tout autant de justesse, les naturalistes parleraient ici de « lisières », lesquelles constituent un espace de relation entre deux écosystèmes, et dont la caractéristique principale est d’abriter une diversité plus riche que la somme des écosystèmes en présence.

Créolisation et lisières portent un enseignement similaire : la relation rend fertile là où l’entre-soi stérilise. En effet, lorsqu’il s’agit de culture(s), la présence de sa propre identité ne permet que la reproduction, chacun puisant dans l’autre pour se réinventer et évoluer. C’est se remémorer une règle fondamentale du vivant que d’assumer nos interdépendances, et ces interdépendances ont besoin de zones de rencontre qui permettent une mise en relation bienveillante redonnant la place à l’imprévisible.

À mon sens, c’est cet espace de possibles que doivent sanctuariser les communs de capabilités, puisqu’ils visent ce qui est nécessaire, mais encore inexistant, et qui s’invente dans la relation des communs à eux-mêmes ou au reste du monde. Les communs ne font pas un cadeau au monde en partageant leurs récits ou leurs outils ; ils laissent simplement leurs traces dans un espace où ils puisent également pour nourrir leur propre développement.

La lisière est cet espace de lâcher-prise qui permet la prise de contact sincère ; ni forêt ni champs, la lisière est un espace de non-droit (ou de tous les droits) qui produit des solutions inédites. L’intention y laisse place à l’attention, le sol s’emplit des traces de ceux avec qui nous sommes en relation, et chacun est libre d’y laisser sa propre empreinte. Nous pouvons y rencontrer des individus avec lesquels construire des cadres collectifs nouveaux, ou y suivre les traces de ceux avec qui nous n’avons pas pu (ou souhaité) interagir. Ce sont dans ces lisières que se développent des espèces nouvelles qui constituent les marges instituantes qui fertilisent nos groupes humains.

Mais, pour reprendre cette image de la lisière, il faudrait aussi souligner que ce sont zones intermédiaires, zones de friction, sur les membranes desquelles se jouent les antagonismes, les conflits potentiels. Plutôt que d’y voir des espaces de non-droit, il faudrait y voir des espaces ouverts à des potentialités de décomposition et recomposition des règles de droit, s’appuyant parfois sur du « déjà là » allant dans le sens du commun, par l’affirmation progressive des droits d’usage par exemple. La lisière est aussi l’espace socio économique et institutionnel où peut s’expérimenter et asseoir progressivement la suprématie de la réciprocité face à l’hégémonie du « tout marchand » et/ou du « étatique ». Mais, ne sous estimons pas que la lisière est aussi enjeu de conflit, de mobilisation, voire de lutte, tant ce qui continue à produire la désolidarisation » et « non commun » résiste au volontarisme du commun lorsqu’il est porteur d’intérêt général.

Envisageons ces nouveaux agencements que sont les plateformes coopératives, en espaces lisières de solidarité, ce qui supposent des mobilisations croisées hybrides.

Dans tous les cas, le mouvement de l’économie solidaire comme celui des communs se trouvent face aux mêmes enjeux de finalité et de rapports aux institutions que ces mouvements contribuent à « créoliser ». Ce sont ces mêmes enjeux que l’économie solidaire et les communs partagent dans le mouvement naissant pour des plateformes solidaires en communs.

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