Initiatives solidaires en communs : Innovation sociale, transformation, transition ?

Introduction

La notion d’innovation sociale fait consensus. Elle s’oppose à des approches perçues comme trop économique, une économie identifiée à sa forme la plus marchande, sous contrainte d’une rentabilité financière, à court terme, ou trop exclusivement technologique. Mais, contribue-t-elle à une réelle controverse, productive d’interprétations et de mobilisations sur des transformations économiques, politiques et sociales ?
Est-il opportun de reprendre le terme d’innovation associé à une dimension plus spécifiquement sociale ? Bruno Latour (2007, p.9), met en garde sur le fait de qualifier de social un phénomène en lui assignant des propriétés spécifiques, négatives pour certaines –Ne pas être purement biologiques, économique ou naturel-, et positives pour d’autres –Produire, renforcer maintenir, renforcer l’ordre social- (idem, p. 10). Cette dimension sociale donnée à l’innovation semble jouer le rôle d’un domaine spécifique de la réalité pour expliquer les phénomènes résiduels dont les autres domaines ne peuvent rendre compte.
Aussi, la reprise du terme d’innovation sociale constitue une prise de position, éventuellement implicite et inconsciente, sur une idée de transformation sociale. C’est ici l’hypothèse centrale.
Pour mettre l’accent sur les conditions de possibilité et de faisabilité d’une alternative économique et politique envisagée, soit comme transformation, soit comme transition, faut-il intégrer ce terme d’innovation sociale, ou s’en dégager ?
Discutons cette hypothèse. Et, pour cela, synthétisons tout d’abord ce qu’une définition de l’innovation sociale, adossée à une problématique globale de l’innovation, a produit de plus créatif du point de vue de la question de la transformation sociale. Envisageons ensuite une approche qui se libère de cette problématique de l’innovation pour s’inscrire dans une réflexion critique sur les issues possibles en termes de transition économique et politique.
Cette approche se centre alors sur les conditions de la prise d’initiative solidaire citoyenne. Elle analyse les dynamiques de prise d’initiative sous trois dimensions : le rapport au travail, le processus délibératif –démocratique et la finalité collective et sociale de cette initiative au regard de la construction de biens communs. Nous sortons alors d’une vision consensuelle de la transformation pour nourrir une véritable controverse.
Pour explorer la notion d’innovation sociale, il faut comprendre les ressorts de la prise d’initiative citoyenne et solidaire. C’est l’objet d’une recherche en cours. Le dilemme se résume alors aux deux questions suivantes : faut-il relayer un plaidoyer pour la transformation sociale et économique, avec le recours à la notion d’innovation sociale ; ou faut-il analyser les conditions d’une transition politique et économique qui s’appuierait sur les initiatives citoyennes solidaires et les agrégats sociaux qui les portent ?

1. Faut-il parler de transformation, avec une innovation enrichie par l’économie des services ?

Peu se préoccupent de la topologie politique du rôle de ces problématiques de l’innovation sociale sur l’espace public, d’en analyser l’impact sur la formation d’un consensus et sur l’éventuelle montée d’une authentique controverse.
Et pourtant, définir l’innovation suppose de caractériser l’usage polémique et politique qui en est fait sur l’espace public. Toute analyse qui se prétendrait économique, et seulement économique (par exemple, pour souligner le rôle de l’innovation sociale dans une recherche de croissance), ne peut se dispenser de caractériser le champ de forces dans lequel intervient ce qui est défini comme innovation (Chateauraynaud, 2011).
L’innovation sociale devient la thématique phare de toute perspective de transformation sociale. Elle est au cœur des débats sur la modernisation de l’action publique. Elle est l’élément central de toute politique de RSE (Responsabilité Sociale de l’Entreprise). Certains montrent une plus grande détermination et vont plus loin en la matière.
Ainsi, les tenants de l’économie sociale et solidaire (ESS) en feraient bien une marque de fabrique1 ; l’innovation sociale serait ainsi revendiquée comme la R & D de l’ESS. L’innovation est présentée comme contenu et voie de la transformation. La dimension transformationnelle est bien évoquée mais sans que soit établi un lien direct avec un enjeu politique d’une transformation qui ne peut pourtant se cantonner au social et à l’économie sociale. Le terme d’innovation est alors repris en soulignant la dimension de processus social sous-jacent (Bouchard, Lévesque, 2010). Une définition les fonde toutes : « D’une façon générale, l’innovation sociale est une réponse nouvelle à une situation sociale jugée insatisfaisante, situation susceptible de se manifester dans tous les secteurs de la société. L’innovation répond à ce titre parce qu’elle vise le mieux-être des individus et/ou des collectivités. Elle se définit dans l’action et le changement durable.» (Cloutier, 2003).
Trois éléments ressortent de ces définitions. Il est question de bien-être, de transformation sociale impliquant les acteurs et de liens avec les organisations relevant de l’économie sociale.
Pour être caractérisés d’innovants socialement, il faudrait donc que ces processus d’action aient recours à de l’expérimentation sociale, qu’ils fassent participer les parties prenantes à l’amélioration de leur bien-être respectif pour promouvoir la transformation sociale désirée. La notion d’innovation sociale permet alors d’établir un pont entre le changement social et les formes organisationnelles relevant de l’économie sociale. Le recours à cette notion réintègre les expérimentations de l’économie sociale dans le champ d’une société ouverte au changement. Ce recours permet une montée en légitimité, favorable à l’établissement d’un consensus. Reconnue, la notion empêche toute controverse créative en la matière.
Un autre aspect de ce consensus réside dans la dimension économique qu’elle recouvre. L’innovation sociale aurait une légitimité dans le champ des débats économiques, basée sur une argumentation en termes d’efficacité et de performance. Elle est alors positionnée, non pas en réponse à la défaillance des marchés et comme palliatif à l’action publique et argumentée comme une charge, mais comme contribution à une croissance économique de fait de sa parenté à l’innovation de service. L’innovation de services étant considérée comme un moteur de croissance, l’innovation sociale en reprend les processus et la dynamique ; la croissance étant alors enrichie d’acceptation sociale (Djellal, Gallouj, 2012).
La discussion sur le qualificatif « social » souligne que toute innovation est sociale (Djellal, Gallouj, 2012, p. 40) et cela débouche sur une redondance par rapport à l’utilisation de la notion d’innovation de service. En cela, ces auteurs donnent paradoxalement raison à Latour, mais avec d’autres arguments. L’innovation ne serait-elle alors rien d’autre qu’une innovation de service ou une innovation d’accompagnement des mutations sociotechniques, telle est la question que les auteurs se posent en donnant l’impression de fournir une réponse positive (idem, p. 43). L’innovation de service aurait-elle besoin d’être qualifiée, en plus, de sociale parce qu’elle serait effective « lorsqu’il y a des interactions fortes et des valeurs » (Djellal, Gallouj, 2012, p. 58). On attendrait des développements sur les conditions de conception et de mise en œuvre de telles innovations et on aurait alors besoin de solides problématiques de nature économico-politique pour comprendre les mouvements d’association qui correspondent à ces phénomènes « innovants ». Cela ne peut être menée qu’en se référant à des notions telles que le rapport au travail, libéré ou pas, ou le bien commun.

2. Les enjeux de la prise d’initiative solidaire : travail et démocratie

Au cœur des initiatives alternatives et solidaires, les acteurs expérimentent des voies d’action nouvelles. Ces initiatives trouvent leur source dans des collectifs d’action dont l’examen des pratiques et des processus d’action collective interroge la dynamique d’une possible transition politique.
Ces pratiques peuvent être examinées sous trois aspects : le rapport au travail, les processus éthico-politiques et les alternatives économiques en projets de communs.
Ce qui nous est présenté comme innovation sociale aborde peu les questions de l’emploi et du lien institué entre emploi et travail. Or, toute crise et recomposition sociale est d’abord une question liée à celle du travail. On sait pourquoi et comment de la question du travail on est passé à celle du salariat et de l’emploi ainsi qu’à celle de la compétence pour l’emploi. On sait aussi comment la modélisation et l’institution du travail se sont cristallisées dans la conception et le développement de l’Etat Providence. Alors crise du travail et crise de l’Etat Providence vont de pair.
Interrogeons-nous avec Dominique Méda (1995) sur ce qui pousse à considérer le travail comme le centre de l’ordre social et à l’internaliser au point que, par leurs initiatives, les acteurs de nos collectifs alternatifs, semblent les transgresser.
Analysé à l’aune de l’efficacité et de la rentabilité, le travail apparaît comme une valeur centrale, mais privée de sens pour les individus concernés. Un questionnement sur le sens du travail est la plupart du temps à l’origine de la prise d’initiative alternative et d’une interrogation sur le travail à une interrogation sur l’éthico-politique et la démocratie, au regard du droit à l’intervention économique. Cela affecte la façon dont seront argumentées les initiatives alternatives au contraire des innovations sociales qui traitent peu de ces questions. Mais, il faut alors changer radicalement la façon d’envisager le travail et bâtir une économie politique interprétative des prises d’initiatives alternatives qui se font jour. Changer la conception du travail c’est aussi limiter sa sphère d’influence, c’est aussi, et d’abord, diminuer le temps de travail et libérer ainsi du temps pour d’autres activités – le politique- qui sont tout autant notre essence humaine que le travail (Coutrot, Flacher, Meda, 2011).
Ferreras (2007), Bidet (2011), inspirées par A. Gorz (1988), D. Méda (1995), et Postone (2009) contribuent à un dépassement positif de cet apparent dilemme de la centralité du travail dans nos sociétés. Ainsi, pour Ferreras, dans la théorie économique orthodoxe le travail n’a d’autre valeur que le salaire. Cette théorie méconnaît que le rapport au travail aujourd’hui est fait de trois dimensions spécifiques : une dimension de l’ordre de l’expressif, un caractère public et une nature politique.
Au regard de cette dimension expressive, il est le support et producteur de sens dans la vie de celui qui travaille. Cette dimension va à l’encontre des réductions instrumentalisantes du travail et confère une forme explicitement publique et politique du travail dans l’espace public. Mais, ces initiatives, collaboratives et citoyennes, exprimées au travers des activités, fruits d’un travail identifié comme tel, ne se comprennent que dans le cadre d’une prise de position éthico-politique. Elles débouchent sur des activités d’utilité sociale et des prises de position dans l’espace public.
Le travail ne peut pas non plus être réduit aux tâches dont il permet la réalisation. La conception et la mise en œuvre, par nos acteurs alternatifs, de leurs projets et activités montrent de profonds décalages entre niveaux de formation, statut d’emploi et situations de travail par rapport aux normes de travail existantes. Des porteurs de projets assurent des tâches d’intérêt général relevant de la gestion collective des « tiers lieux » où ils développent souvent leurs projets et activités. Ces tâches sont revendiquées comme telles et pas seulement parce que les organisations sont émergentes et fragiles. Elles sont affirmées comme un changement dans le rapport au travail professionnel et domestique et comme une prise de position vis-à-vis de la division sociale et sexuelle du travail (Ferreras, 2007, p. 62). Ferreras souligne également le caractère public du travail. Le travail, certes encore largement assimilé à la sphère privée, entre aujourd’hui de plein droit dans l’espace public et ce quelle que soit la définition que l’on donne à la sphère publique.
Les relations de travail qui caractérisent ces activités, participent d’un régime d’interaction démocratique de plus en plus revendiqué comme tel par les acteurs eux-mêmes (idem, p.96). Les acteurs sont vigilants sur le traitement des personnes par rapport à un projet démocratique d’égalité de traitement de tous comme citoyens et par rapport à de possibles discriminations. L’institution du « social » avait déjà marqué une première étape dans la sortie du travail de la seule sphère privée, dans une pensée opposant régime public et régime privé, les activités de service mettent le travail au cœur des interactions citoyennes. Mais, ce qui n’est que constat a posteriori, dans la mise en œuvre de nombre d’activités de service, fait l’objet d’une valorisation a priori dans les initiatives des innovateurs alternatifs.
Les modes de conception et de mise en œuvre des initiatives solidaires montrent (Ferreras, idem, p. 129 et suivantes) que le travail qu’elles supposent a bien une nature politique. Chacune des activités et des situations de travail est l’objet d’une prise de position par rapport à une insertion et à un positionnement au sein de collectifs d’action. Alors ce travail est indissociable d’opérations de jugement éthico-politique. Les prises d’initiative solidaires, collaboratives et citoyennes s’opèrent au regard d’une méta norme de justice qui constitue le fond politique de l’agir collectif et vise à un approfondissement des fonctionnements démocratiques. Dans ces projets le recours aux outils de travail collaboratif montre l’impact du délibératif au cœur même du travail d’élaboration des projets. Mais il s’exerce parce que les acteurs déploient leur singularité en osmose avec les collectifs d’action auxquels ils participent. Ces collectifs sont les acteurs essentiels des processus de sélection des options, d’argumentation, de validation et de formalisation des jugements. En fait, là où une analyse classique du travail mobiliserait les notions de tâche et de compétence, l’analyse du travail de ces collectifs d’action et d’innovation collaborative privilégie les micro processus de jugement (sélection, argumentation, validation,). Toute dynamique de capitalisation, mutualisation et diffusion des expériences de prise d’initiatives collaboratives citoyennes y trouveras ses ressorts.
Aussi, les collectifs porteurs d’alternatives d’activité sont souvent aussi porteurs du dilemme suivant : « faut-il se libérer du travail, ou libérer le travail» (Coutrot, 2011, p. 113). La première proposition renvoie à Arendt et à Gorz, qui valorisent le temps du politique, de la délibération, mais c’est alors le travail collectif à propos de l’activité qui permet à l’auteur son engagement politique. La seconde proposition est davantage celles des mouvements sociaux qui prônent l’irruption de la démocratie (industrielle) dans l’espace de la production. La politique passe alors par le renversement de la subordination dans et par le travail. L’une des originalités des acteurs de ces expérimentations collaboratives et citoyennes est, à l’instar de Coutrot et de ses co auteurs (2011), de ne pas opposer les deux voies d’opposition au travail subi (idem, p.108-109).

3. Des initiatives solidaires, collaboratives…

Les propositions collaboratives, peuvent naître d’une démarche individuelle et collective qui ne se vit pas d’abord comme une création d’activité économique, au sens où elle doit permettre la rémunération, et a fortiori l’emploi de ceux qui la prennent. Elles sont d’abord des actions citoyennes. Des initiatives cherchent leur financement dans des logiques alternatives et l’expriment dans des terminologies émergentes, notamment celles de l’économie contributive. Les porteurs d’initiatives parlent de collaboration à propos des contenus et des finalités qu’ils donnent à ces projets mais aussi à propos de la dynamique de construction collective dans lesquelles ces projets s’inscrivent.
Certes, ils s’inspirent de réflexions critiques des logiques économiques précédentes. Le citoyen, acteur économique, dans une nouvelle relation production/consommation devient ainsi non seulement usager mais plus encore producteur de ses usages. Cette « capacitation » (Sen, 2000a, 2000b ; Stiegler, 2008) correspond au développement de savoirs maîtrisés par chacun, mobilisés et dans des relations de pair à pair, avec une implication personnelle et dans un rapport égalitaire où chacun peut jouer de ses droits en tant que citoyen mais aussi de ses désirs. Les transformations récentes des rapports au travail et à l’emploi, avec la croissance du chômage et de l’emploi précaire, ont nourri le débat sur l’avenir de la société salariale. Certains ont proposé d’interpréter la croissance de l’autonomie vis-à-vis du salariat comme une possible alternative (Neilson, Rossiter, 2009), recourant alors à l’hypothèse de nouveaux rapports caractérisés par un précariat positif incarné par ces «Sublimes », cette posture historique de l’ouvrier autonome dans la mobilisation d’une activité non entièrement et définitivement « marchandisée » (Gazier, 2003). A ce slogan de « Tous sublimes ? » (Gazier, 2003) correspondrait alors celui de « Tous contributeurs », tant c’est la capacitation individuelle qui prime dans le déploiement de l’économie contributive. C’est en cela que, malgré l’incertitude sur les technologies de l’impression numérique, l’expérience des FabLabs ou des groupes de Makers servent d’emblème pour les collectifs du monde collaboratif à la recherche d’une perspective économico politique qui déspécialise les positions de producteur, de consommateur, de distributeur, par la valorisation de celles de contributeur. Le mode collaboratif correspondra surtout à des formes économiques inspirées de l’économie du partage (sharing economy). Il pourra s’accommoder d’activités plutôt complémentaires à d’autres, exprimées selon les logiques économiques dominantes, d’activités de niches, valorisées financièrement de façon marginale. Le mode contributif, quant à lui, sera davantage affiché comme une rupture privilégiant la non division et la réintégration des activités de production, distribution, consommation, financement.
Une autre de ces tensions qui président à la définition des positions économiques revendiquées dans la prise d’initiative est le fait qu’elles sont à différents niveaux d’hybridation de logiques marchandes et non marchandes. Nourries de positions critiques sur les excès de la marchandisation du traitement des besoins, les solutions expérimentées sont souvent mixtes, peu stabilisées, débouchant sur autant d’impasses et de contradictions que sur l’expérimentation de logiques de « démarchandisation ».
Une autre caractéristique commune est le fait d’être en mode « ouvert » ; l’entrée dans le collectif ne se fait pas sous le mode du ralliement et de l’adhésion, mais sous celui de la contribution ouverte.
Une autre de leurs caractéristiques communes est aussi de n’accorder qu’une importance relative au choix de la structure formelle. Cela rend les porteurs d’initiatives collaboratives/contributives peu soucieux de rallier le camp formel de l’économie sociale et solidaire (ESS). Ils ne se revendiquent pas de ce camp, même s’ils se positionnent dans une proximité/distance qui les fait participer à un même espace public. La différence est ici très nette entre ces « entreprises » collaboratives et les entreprises sociales, qu’elles soient d’insertion ou à finalités d’action sociale qui, quant à elle, tout en ayant des finalités et des services à vocation sociale, conçoivent leurs activités d’une façon, somme toute, classique, même si elles sont à « lucrativité limitée ».
Elles ont également en commun de refuser toute démarche de publicité commerciale et de promotion de leurs activités hors des canaux de l’action publique, politique et parfois militante.
Enfin, autre caractéristique, et non des moindres, peut-être même la plus déterminante, elles sont la plupart du temps appuyées, outillées, de technologies Web et dans d’outils conçus dans la logique du « libre », de l’Open Source, des common licences et du « gratuit ».
Les porteurs d’initiatives le deviennent au terme de processus d’individuation tout à fait spécifiques. Mais, une approche simplificatrice pourrait y voir la manifestation de collectifs alors que d’autres processus, dits entrepreneuriaux, seraient fondamentalement individuels. Les logiques d’entrepreneuriat marchand, dominantes, reposent elles aussi sur des collectifs, même si ces collectifs ne sont pas toujours explicités en tant que tels. Dans les initiatives collaboratives analysées, les collectifs sont reconnus et même affichés en tant que tels.

4. Vers des initiatives en communs

Les formes d’hybridation des principes collaboratifs et contributifs rencontrent la problématique des communs (Bollier, 2014a, 2014b ; Dardot, Laval, 2014).
Cette argumentation percute la question des droits, de propriété notamment, en lien avec les processus de création d’activités et d’entreprises. Le commun se construit dans la dynamique même de l’entreprendre, ce n’est pas une ressource préexistante, et dans le même temps il permet la construction/consolidation du collectif qui en est à l’origine.
Ostrom proposait déjà de partir de la notion de « groupe d’usagers » (User group) (Ostrom, 1986, p.607, cité par Coriat, 2013, p.11). Elle ne se contentait pas de mettre en avant ces users groups mais soulignait aussi leurs modes d’organisation (UGO, pour Users groups organisations) en tant que supports et conditions d’existence d’un commun. Pour Ostrom, comme le souligne Coriat : « un commun c’est d’abord et avant tout une communauté d’acteurs » (Coriat, 2013, p.11).
Construit au cœur du collectif dans une dynamique collective de l’entreprendre, le bien commun n’est pas appropriable individuellement. Et c’est bien cela que montrent les expériences de génération et accélération collective de projets qui s’opèrent dans les dispositifs de soutien collectifs à l’entreprendre collaboratif/contributif.
L’appropriation collective se construit au cœur des initiatives, et construit les acteurs dans leurs capacités à les porter en projets, et dans ces nouvelles positions par rapport à la propriété. La réflexion n’est pas ici uniquement et même principalement juridique, elle porte sur le processus collectif de création d’usages possibles pour soi-même parce que pour autrui. De plus, comme le souligne Flahaut (idem, p.133) : « le bien commun se réalise à travers des biens communs ». Expérimentations en économie collaborative et reconceptualisation en termes de biens communs vont de pair. David Bollier (2014a, p.175-177) résume ainsi ce sur quoi la réflexion actuelle sur les commons a débouché. “There is no master inventory of commons” : C’est effectivement impossible dans la mesure où un commun surgit quand une communauté décide de gérer une ressource de façon collective ; tout dépend donc de la logique d’action de la communauté. “The commons is not a resource” : C’est une ressource mais associée à une communauté précise et aux protocoles, aux règles et aux valeurs partagés par la communauté. “There is no commons without commoning”: Ce qui prime ce sont les pratiques collectives de mise en commun. Bollier met en avant la logique d’ouverture (de non enclosure), les luttes que cela suppose pour les commoners (les acteurs associés en communs) de trouver de nouvelles solutions institutionnelles légales, juridiques (en rapport à l’évolution des droits de propriété), et la reconnaissance de nouvelles formes de communs à tous les niveaux de la vie sociale (Bollier, 2014a, p.175 à 177).
Les expérimentations en la matière se nourrissent des débats sur l’économie des logiciels libres. Elles sont aussi très souvent portées par des plateformes numériques supports de pratiques elles-mêmes collaboratives.

Plusieurs questions demeurent que n’abordent pas les développements sur l’innovation sociale.
La première d’entre elles concerne le financement des contributions et de leur rétribution. C’est une question essentielle pour garantir la dynamique enclenchée par ces projets.
Les porteurs d’initiatives dissocient assez largement leur propre situation, et la rémunération de leur contribution, du développement du projet lui-même si celui-ci correspond à une dynamique collective de nouveaux usages. Mais, même s’ils n’adhèrent pas à un modèle de développement singulier autre que leur enrichissement personnel, ils visent aussi une juste rétribution que leur garantisse une autonomie.
La mesure des contributions à l’aune d’une prestation marchande est une première réponse globale à cette question de la rémunération des contributeurs. Dans ces situations de financement de projets en communs libres, mais avec services marchands associés, les contributeurs sont des prestataires indépendants. Ils adoptent alors souvent des statuts d’autoentrepreneurs. Cette solution est retenue, associée à l’une ou l’autre structure de portage collectif d’emplois salariés ou indépendants créée dans la dernière période, souvent dans un esprit coopératif, par exemple avec les CAE (Coopératives d’Activités et d’Emploi). Les projets se construisent alors en parallèle des structures d’indépendants de leurs principaux porteurs et contributeurs. Cette dynamique est peu comprise par les institutions économiques et politiques majoritaires soucieuses de l’impact des projets sur la création d’emplois qui leur sert d’indicateur. Il leur sera difficile de voir dans ces entreprises, sans emplois directement associés, une alternative économique à l’analyse qu’ils font de la crise économique actuelle.
Autre question importante, celle du lien qui se tisse entre les initiatives, centrées sur la définition d’usages, construites en communs, et les milieux sociaux, les communautés qui les portent. C’est aussi celle de leur impact sur les espaces publics locaux et sur les potentialités de recomposition de l’action et de l’institution publiques. Une question est aussi celle d’une approche non formelle mais très concrète de la participation/délibération/décision publique susceptible de transformer en profondeur la démocratie et la citoyenneté.
Les initiatives contributives ont en commun de privilégier des moments de création collective. Ces moments, centrés sur la conception et le développement des activités, par le traitement collectif de besoins pensés en usages, accordent une place importante à la délibération sur les finalités de ces activités, leurs contributions à une transformation sociétale sur laquelle tous ne s’accordent pas mais qui prône le développement durable, l’action citoyenne et l’intervention sur l’espace public. Le traitement collectif des besoins et la conception des usages se prolongent dans une reconsidération de l’espace public local, exprimée en termes de territoire. Ces initiatives territorialisées rencontrent alors les problématiques émergentes de la démocratie directe, de la participation citoyenne et de la citoyenneté numérique. Elles renouvellent l’imaginaire politique et citoyenneté (Peugeot, 2013). Des auteurs, sites et collectifs se mobilisent pour développer ensemble ces outils participatifs (par exemple le Réseau Francophone des Biens Communs). Les initiatives peuvent impacter l’action publique et engager, ou non, un processus d’institution qui fait passer, pour tout ou partie, le bien commun construit en bien public.
Les liens sont d’autant plus forts qu’ils sont non seulement réels mais incarnés dans des appartenances de communautés territorialisées et de proximité. C’est tout le sens des expériences de création d’activité sur les espaces de coworking. Le paradoxe est ici que les processus de création de relations d’usages au travers des outils numériques collaboratifs pourraient n’être qu’instrumentaux et transitoires ; les acteurs s’en remettant ensuite à des interactions directes dans une citoyenneté renouvelée.

Conclusion

Ainsi, les porteurs d’alternatives citoyennes et collaboratives sont les « entrepreneurs » d’une socio économie recomposée. Leurs initiatives participent de ce désenchantement du travail aliéné et de ce ré enchantement du politique, si politique veut dire engagement des individus sur la sphère publique et pour la constitution et la mise à disposition de biens communs. Ils ouvrent les voies d’une insertion sociale originale associée à une alternative politico économique. Ces jeunes « activistes » questionnent la place dévolue au travail dans la fabrication des rapports sociaux. Ils le font au moment où l’emploi dans sa forme instituée vient à manquer cruellement obligeant à penser une solution d’ampleur au problème du sous-emploi chronique. Ils remettent le travail à sa place et développent une théorie implicite du « vrai boulot » (Bidet, 2011).
Ces acteurs créent des conditions de possibilité d’une dynamique de déploiement de capacités à un agir collectif, solution à la crise du travail qui se traduit par la crise de l’emploi, par celle des institutions de régulation du travail et de son Etat Providence. Alors que l’on continue souvent à évaluer l’action de ces « innovateurs » avec des indicateurs liés à la mesure du travail et à l’aune de la création d’emplois, il nous faut comprendre le (ou les) modèle(s) alternatif(s) dont ils sont porteurs du point de vue d’un déploiement de capacités porteuses de nouveaux rapports entre les individus.
Sont alors posés les termes d’une possible transition et des controverses qui permettent de l’envisager. Nous sommes alors loin des positions consensuelles que recouvre la notion d’innovation sociale.

Références

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