Les Communeurs

Les projets d’alternatives sociales et économiques mettent désormais souvent en avant les « communs ». Lorsque c’est le cas, initiatives et projets sont alors indissociables de celles et ceux qui les portent qui en font la base de leur engagement personnel et professionnelle. Ces personnes se trouvent alors dans une position sociale émergente. Un terme, lui aussi en émergence, commence à dénommer et qualifier cette position, celui de commoner ou de communeur.

En effet, on peut faire l’hypothèse qu’il ne saurait y avoir de communs, du commun et des communs, sans ces positions socio-économiques spécifiques qui sont celles de communeurs1.

Mais de qui et de quoi s’agit-il ? Faisons une double hypothèse. D’une part, ce sont des positions spécifiques, à caractériser et qualifier, en vue d’une éventuelle reconnaissance sociale. D’autre part, n’existant pas d’une façon normale et légitime, donc reconnue, au sens statistique et institutionnel du terme normal, ces positions supposent des parcours de mise en position, progressifs et différenciés. Les processus de socialisation, de formation et d’insertion professionnelle qui leur correspondent ne font, eux aussi, qu’émerger. Les personnes ne sont donc pas construites ou formées, ex nihilo, en adéquation avec ces positions. Elles le sont progressivement selon des dispositions personnelles acquises et des positions précédemment occupées, dans les contextes et écosystèmes où elles ont connu d’autres systèmes de relations, et d’où elles sont issues.

Une position sociale en émergence

Les projets qui se basent sur cette forme d’ « entreprendre en communs », et nombre de ceux qui sont à l’origine des tiers lieux, sont portés par une catégorie de personnes qui entend « vivre des communs ». Il y a matière à s’interroger tant cette perspective se distingue des voies courantes de l’insertion professionnelle ou de la création d’activité.

Quels sont les éléments permettant de caractériser cette position de « communeur » ; une position qui n’est pas connue, a fortiori pas reconnue, et qui, malgré le développement de réseaux qui commencent à les mettre en relation, ne s’identifie pas vraiment elle-même comme telle ?

Le travail du communeur, quelles valeurs

Ce serait réduire considérablement la question que de ne l’aborder que sous l’angle de ce qui est proposé ou attendu sur le marché actuel du travail. Ce serait déjà plus intéressant d’envisager cette position relativement à d’autres qui, elles non plus, ne sont pas assimilables en tant que telles à des postes de travail, par exemple la position d’entrepreneur ou de travailleur social.

Ces deux dernières positions ont en commun avec celle de communeur de se trouver au cœur de processus de création d’activités, mais sous différentes logiques de valorisation économique : des produits et services marchands pour les premiers, des activités sociales dans différents systèmes de mise à disposition publique plus ou moins tarifés pour les seconds.

Les références faites aux communs ont cessé d’être abstraites et théoriques. Elles prennent le chemin d’expérimentations en matière de création d’activités reposant sur la mise en commun de ressources partagées et la création de formes originales de gouvernance, elle-même partagée, de ces mêmes ressources. Cela ne suffit cependant pas à transformer les positions sociales et les modes de viabilité économiques de ceux qui s’en font les porteurs. Est-ce à dire qu’il y a, automatiquement, comme traduction immédiate, une forme spécifique de position sociale correspondant à une organisation des relations sociales conçue en communs ?

L’enjeu socio-politique et professionnel des communs

Communeur est une position sociale qui joue un rôle clé dans la mise en communs et la pérennité d’une socio-économie des organisations en communs.

Elle n’est pas la seule. La mise en communs en supposent d’autres, montrant d’autres dispositions et d’autres niveaux d’engagement dans la socio-économie de l’écosystème des communs et en rapport avec la gouvernance des « entreprises en communs ». Mais pour comprendre ce qui se joue de rapports sociaux dans les communs il faut tout d’abord caractériser la position sociale centrale, celle qui est à la manœuvre stratégique et politique de la mise en communs, de la viabilité et de la durabilité de l’organisation socio-économique du commun.

Les « communs » en tant qu’organisations sociales et économiques

Les projets qui se réfèrent aux communs en reprennent ce qui fait désormais consensus, en ce qui concerne les formulations tout au moins. Les communs pourraient être assimilés à une ressource partagée dont les usages sont régis par des règles construites spécifiquement par les différentes communautés d’usagers.

Ressources

                       Communalités         Commun       Communeurs

Règles (échanges, relations, gouvernance)

Mais, alors que cette définition semble désormais faire autorité, peu d’organisations en reprennent les éléments constitutifs. Des organisations, souvent en décalage par rapport à cette définition, sont cependant présentées par leurs promoteurs comme relevant d’une dynamique des communs. C’est pour cela qu’il faut regarder de très près les processus concrets de « mise en commun ». Les processus relèvent-ils, ou non, d’une intention de faire commun ? Mais, parfois, le principe du « commun » ne se révèle-t-il pas au cours de l’action collective qui, pourtant, tout d’abord, ne procède pas d’une telle intention ? Une chose est sûre, les organisations économiques basées sur la double caractéristique d’une capitalisation financière et d’une propriété privée n’ont pu se développer que par la destruction préalable de communs qui organisaient l’activité de personnes alors « libérés » de leurs règles communes pour s’employer dans les entreprises capitalistes nouvellement créées.

Le « commun » en tant que principe d’action politique

C’est pour cela que par-delà la question des ressources et de leur partage, question qui peut sembler technique, neutre, un choix compatible avec le reste de l’organisation économique capitaliste, il faut envisager ce que les espagnols appellent le « procommun », proche de ce qu’en anglais on nomme le « commoning », ou de l’ « en commun ». Il s’agit alors du commun comme principe d’action publique, politique. Qu’il préside à la prise d’initiative ou qu’il se découvre dans le cours de l’action, et intervienne dans une sorte de ralliement, dans leurs écosystèmes et contextes d’émergence, les formes d’organisations progressivement adoptées en portent plus ou moins les traces.

L’espace-temps du commun

La problématique du commun se met en œuvre lorsque des personnes ou des collectifs sont à l’initiative d’une action collective. L’action peut avoir été suscitée dans le cadre d’une incitation institutionnelle. Elle peut avoir fait l’objet d’un appui, d’une facilitation ou d’une aide financière. Dans tous les cas, elle intervient dans un contexte et des normes sociales. Elle a à trouver sa place dans l’espace et le temps que définissent ce contexte et ces normes. Le principe du commun peut en être l’intention de départ ou une découverte au cours de la prise d’initiative, dans tous les cas, ce qui en résulte aura à s’insérer dans un écosystème socio-économique et un cadre institutionnel spécifiques. Que l’intention du commun soit présente dès le début, voire à l’origine de l’action ou qu’elle soit une découverte dans l’action, les initiatives qui en résulteront emprunteront des chemins difficiles qui seront faits de compromis socio-économiques et politiques successifs.

Cette tension entre le commun comme principe et les communs comme réalités concrètes de la mise en œuvre de l’action collective s’opère dans plusieurs contextes spécifiques : l’espace public et les communs (Communs Urbains, Communs Locaux, Plate-formes en Communs) ; les lieux en communs, (Tiers Lieux, Lieux Intermédiaires Indépendants) ; les territoires en communs, (Collectivités Territoriales, Institutions locales).

Le commun, affaires de ressources partagées mais aussi de « communalités »

La spécificité des communs, du commun, et la définition qui en est souvent donnée, maintenant que les communs ont fait leur retour dans l’espace public, semblent se réduire pour certains à la question des ressources et au partage régulé de ces ressources. Certes, le commun suppose un principe de partage de ressources. Mais il ne se réduit pas à cela. Les règles de partage et le soin apporté à ces ressources sont tout aussi importants. De la même façon, ce qui est fait de ces ressources et la façon d’en user, non seulement au moment de leur mobilisation, mais dans le processus même de leur exploitation, le sont tout autant. Aussi les résultats de l’évaluation de l’impact social et économique des communs, de même que les externalités de ces mises en communs, ne pourront être établis d’une façon nette sans faire référence aux processus d’action collective et aux parcours que prennent ces actions. Quel est le statut conféré à la ressource ? Quelle en est la capitalisation ? De quelles natures sont les droits de propriété ?

Les communs : Une fabrique complexe de contenus

Envisager une économie politique des communs dans laquelle les communeurs ont des rôles spécifiques à jouer et des positions socio-économiques à occuper suppose de mieux comprendre comment se construisent les « contenus d’activités » et leurs usages. Les porteurs de projets de communs auront alors à expliciter comment ils s’y sont pris ou comptent s’y prendre ; comment ils comptent se faire éventuellement accompagner, et par qui, pour cela. On ne peut alors se contenter de généralités à ce sujet. Du fait du caractère disruptif de leurs pratiques, pour en avoir une compréhension fine, il est nécessaire de leur faire exprimer leurs intentions et expériences en la matière, leur en demander des exemples concrets, comment, qui, avec quels moyens, etc.

Des cas récents de projets de commun développés dans la métropole lilloise permettent de comprendre les logiques de construction, mise à disposition de contenus d’activités.

Service, Activités, Dons, Communalités

La dénomination de ce que proposent les projets de communs, par exemple ceux qui concernent des tiers lieux, celle de leurs « contenus », varie selon les représentations que l’on se fait de ce qu’ils sont, pourraient ou devraient être. Certains parlent de services, d’autres d’activités, d’autres encore mettront en avant les usages partagés dans ce qu’ils supposent d’entraide, d’échanges et de dons, d’autres enfin mettront en avant les usages mais en les reliant aux processus de construction partagée de ces mêmes usages, en communs.

Une observation rapide de ce que sont les tiers lieux nous montre que ces catégories ne sont pas stabilisées dans les représentations et les discours qu’en donnent les acteurs des tiers lieux. Elles se mélangent, se combinent, s’affirment parfois pour être démenties éventuellement par les pratiques réelles qui les mettent en œuvre. La démarche d’enquête sur les tiers lieux me semble devoir se focaliser principalement sur la réalité de ces contenus et des processus qui les mettent en œuvre.

Des services ?

De fait, s’agissant de ces contenus, certains parlent de « service ». Les tiers lieux sont alors présentés par l’offre de services qu’ils présentent. Certes, cette présentation est en même temps teintée de considérations sur les particularités des services proposés. Ces derniers sont évoqués comme devant compléter ou renouveler l’offre commerciale existante, en matière d’offres de place de travail, de bureaux, de restauration ; un peu comme dans une boutique qui pratiquerait le commerce équitable. Cette argumentation des contenus des tiers lieux en services intervient particulièrement lorsque ces mêmes tiers lieux ont à justifier de la solidité de leur modèle économique. Cette justification en services pourra être articulée avec une argumentation qui lie valorisation marchande et auto financement du projet de tiers lieu. Elle pourra l’être aussi en établissant un lien entre offre de service et complément ou renouvellement de services publics. Elle servira alors de justification à l’appui financier donné par l’une ou l’autre institution publique ou par des organisations privées (des fondations par exemple).

Des activités ?

Ces contenus des tiers lieux font aussi l’objet de justifications en termes d’ « activités ». C’est particulièrement vrai lorsque les projets de lieux émanent, directement ou indirectement, de l’institution publique. C’est aussi le cas lorsque des tiers lieux naissent en lien avec des structures comme les centres sociaux, les maisons de quartier. Le paradoxe est ici que les promoteurs de ces tiers lieux spécifiques pourront tout à la fois être pris dans cette logique de valorisation d’activités qui suppose une mobilisation spécifique de financement public via des organismes comme les caisses d’allocation familiales, et, dans leur présentation et argumentation de ces mêmes contenus, prendre leur distance avec cette notion d’activité et à ce qu’elle renvoie de financement public exclusif. L’argumentation de leur viabilité et autonomie économiques hésitera alors entre une démarche d’élaboration d’un modèle économique mais avec une démarche de demande d’agrément auprès de l’institution publique. Les porteurs de ces projets seront embarrassés par une justification en modèle économique s’ils le réduisent à une valorisation marchande qui ne correspond pas à l’univers de fondation et justification des centres sociaux. Ils ne se sentent pas autorisés à introduire des éléments de valorisation marchande, même tempérés par l’impact d’une politique publique, dans leurs justifications socio-économiques. Et, de fait, souvent ils ne le sont pas s’ils conservent une tutelle publique directe.

Des dons ?

Les contenus des tiers lieux sont souvent évoqués en termes de « don ». Les appellations des lieux eux-mêmes en portent la trace. Il y sera questions d’échange, mais toute relation peut être valorisée en échange. Ici, il sera plus spécifiquement exprimé en termes de don, de troc. Ces appellations sont alors avancées dans une volonté de rupture avec l’univers marchand. Souvent peu explicitées, ces questions sont renvoyées à un univers qui se veut alternatif, avancé comme non-marchand, souvent sans plus d’explicitation, ni argumentation.

L’échange est en effet bien présent. Il peut concerner des objets, des savoirs, des pratiques diverses. Il pourra sembler « direct », sans intermédiaire. Mais, en fait, il est « inter médié » ; il n’existe ici que grâce au format d’intermédiation que propose le lieu. C’est bien, en effet, le tiers lieu qui organise le cadre de l’échange, permet la mise en relations et la régule. La relation est ici, au moins, ternaire. Elle concerne les personnes qui échangent, plus le tiers que représentent le lieu et la communauté qui le porte. L’échange a la double particularité d’être décalé dans le temps et l’espace et de faire l’objet d’une valorisation qui n’est alors pas marchande, au sens traditionnel, mais intervient dans un système de règles implicites et explicites qui renvoient à la construction des rapports au sein de la communauté de l’échange. C’est souvent pour justifier ce type de pratiques qu’est avancée la notion de réciprocité2.

Des communalités

Des contenus se distinguent de ceux évoqués ci-dessus. Ils ne sont pas des services, au sens où la démarche de conception d’un service n’implique pas ceux qui en seront les clients, même si ces derniers pourront être amenés, au terme d’un processus dit de servuction, à interagir avec le prestataire, fournisseur, pour faire en sorte que le service puisse opérer. Ils ne sont pas non plus des activités, au sens où, comme présentés précédemment, ils seraient produits et financés exclusivement dans le cadre d’une procédure publique, avec une labellisation par exemple, et opérés sans la contribution de ceux à qui ils sont destinés, même si leur construction se fait en rapport avec des notions d’usages et de besoins sociaux.

Des contenus, appelons les communalités3, pourront être le résultat d’une démarche de conception et de valorisation économique en communs. Plusieurs caractéristiques pourraient permettre de distinguer ces contenus4. La première concerne les rapports que les personnes entretiennent dans les processus de création de ces contenus et dans la mise en œuvre projetée et expérimentée de ces contenus ; des rapports qui les font être, tout à la fois, producteurs et utilisateurs de ces contenus. La deuxième caractéristique concerne les conditions écologiques de ces rapports en lien avec les ressources sur lesquelles s’appuient ces rapports. Dans quelle mesure, dans la conception de ce type de communalité, se préoccupe-t-on d’utilités sociales et de valeurs d’usage, de construction et préservation de ressources durables et génératrices d’usages régulés en droits.

La troisième caractéristique est l’ouverture des perspectives de valorisation à d’autres qu’à la seule valorisation marchande, aux conditions standard du marché. Sous un autre angle la question est ici celle de la combinaison opérée entre des logiques de création de valeurs (marchande, redistributrice, réciprocitaire) pour construire des modèles économiques pluriels, ouverts à des évolutions possibles. C’est aussi la question du prima éventuel donné, ou non, immédiatement ou à terme, à la réciprocité dans ces combinaisons. Cela suppose alors de remettre en cause le prima donné traditionnellement, soit à la redistribution, dans un modèle de financement public dominant des activités, soit au marché, dans un modèle économique de services qui semblera « normal » aux acteurs et pourra à lui seul représenter la totalité de la perspective de valorisation. Il faudra regarder les spécifications données aux combinaisons de ces différents processus de valorisation selon les activités de production, de construction des accès aux contenus, de ce qui relève de la distribution dans les formes marchandes standard, de gestion et de protection des acteurs à l’œuvre dans ces processus. Il faudra aussi appréhender les transitions et les temporalités envisagées dans la combinaison de ces processus de valorisation ; les coalitions locales et nationales entre les organisations porteuses de la valorisation économique des contenus exploitant les mêmes ressources, plus ou moins mises en communs, etc.

                                                          Don

                                                Communalité

                                  Service                       Activité

Par exemple, un tiers lieu en proposera vraisemblablement plusieurs, de nature différentes.

C’est pourquoi, un tiers lieu ne pourra pas être défini dans l’absolu mais uniquement en fonction des arrangements et des combinaisons de ses contenus. La réalité des parcours empruntés par les tiers lieux dans leur conception, leur projection, leur mise en œuvre complexe, au gré des contextes et des contraintes, sera faite d’un assemblage de ces différents contenus. Une initiative prise sous l’une ou l’autre de ces dynamiques de création de contenu peut avoir subi des inflexions/transformations qui ont pu ou pourront en hybrider la nature.

Conditions de mises en œuvre des contenus, services, activités, dons et usages en Communs

Quel type de contenus le projet en commun se propose-t-il de développer, des services marchands, des activités gratuites exclusivement financées sur financements publics, des contenus reposant sur du don résultant de bénévolat ou de financements privés, des communalités, usages en commun co-construits avec et entre usagers ?

Si on analyse concrètement les contenus et leurs modes spécifiques de conception, de mise en œuvre, de portage et de valorisation on en distinguera vraisemblablement de différentes sortes ? Il sera utile de les différencier et de les expliciter. Il faudra alors s’interroger sur les dynamiques qui les ont portées et les temporalités dans lesquelles ils sont mis en œuvre.

Par exemple, dans des situations de tiers lieux, lors de sa conception, comment le projet a-t-il été envisagé, dans quelle architecture et éventuelle combinaison de contenus ?

Comment la présence éventuelle de services marchands est-elle justifiée ?

Elle pourra l’être comme une évidence, en même temps qu’une obligation. « On ne peut pas faire autrement ; il nous faut justifier d’un modèle économique », nous diront les porteurs de ces tiers lieux, considérant qu’il ne saurait y avoir de modèles économiques que justifiés par des services marchands. Cette même présence pourra être justifiée par une nécessité de trouver une viabilité par un équilibre économique, souvent précaire, qui fait privilégier des contenus immédiatement valorisables en termes marchands, tout en affirmant que le projet doit trouver le temps de s’en construire d’autres, des communalités / usages partagés dont la viabilité économique est plus difficile à argumenter et longue à trouver.

Il sera intéressant de regarder les processus de construction et de justification d’autres contenus.

Le projet met-il en avant des activités, oui ou non, en recourant à des financements publics pour proposer des services gratuits ou à tarifs régulés, à des publics ciblés, ou pour permettre de se positionner dans l’espace public et de se faire reconnaître, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à trouver ?

 Le projet a-t-il été envisagé en se basant sur de la contribution volontaire, bénévole, oui ou non, pour préfigurer et amorcer des activités, ou pour s’insérer dans des réseaux de partenaires, ou pour se donner le temps de concevoir et de construire des usages partagés dont la viabilité économique est plus longue à trouver ?

Le projet était-il de donner la priorité à la conception et la construction de capacités et d’usages communs, à partir de ressources rendues accessibles (espaces, terrains, matériaux, données, connaissances, informations…), oui ou non, tout en rendant cela viable économiquement, à court terme, par le recours, temporaire ou plus durable, à des offres de services payants, et ou tout en activant des leviers de financements publics par ailleurs ?

On voit que le recours à des services marchands, des activités financées ou des dons, peut intervenir dans des contextes et configurations différentes et évolutives dans le temps de déploiement et de mise en œuvre des projets.

Viabilité des contenus, arbitrages des valeurs et des engagements, conventions, compromis

La position du communeur, c’est celle qui correspond à la capacité de maîtriser les arrangements de valeurs et d’accompagner les compromis de valeurs et les relations sociales qui y correspondent. Maîtriser ne veut pas dire qu’il doive en avoir une représentation a priori de ce que seront ou pourront être ces arrangements. Peut-il les concevoir a priori ? Tout au plus, on suppose que la position est acquise et supportée lorsque le communeur prend conscience qu’il y a pluralité des contenus et des processus qui conduisent à leur conception et leur valorisation, et que, donc, il aura à conduire des arbitrages entre des développements de contenus qui lui échappent au départ. Il aura à créer les conditions socio-économiques pour les faire converger et les assembler dans des arrangements viables, équilibrés et acceptables. Pour cela il lui faut sortir d’une représentation restrictive de l’échange au seul échange marchand, de plus souvent envisagé sous sa forme « normale », dominante, avec ses règles et contraintes juridiques. Cet échange est marchand parce qu’il suppose un donnant/donnant, une immédiateté de l’évaluation, de la solvabilité et du retour dans l’échange. C’est donc la dimension monétaire, en argent, qui est première ici, c’est davantage ce principe, établit juridiquement, de l’évaluation immédiate et équivalente qui en donne le caractère premier. D’autres contenus correspondront à d’autres modes d’échange dans lesquelles la contrainte est moins juridique que morale (l’entraide, l’altruisme…) et vient créditer des relations sociales impersonnelles. La référence à la réciprocité sert ici souvent à pointer la différence dans l’échange sans vraiment en expliciter les principes. L’échange est alors médiatisé et le retour est ni immédiat, ni direct dans le sens où les protagonistes de l’échange ne sont pas tous présents lors de l’échange. Dans cet autre type d’échange le retour est incalculable selon les règles dominantes mais fait l’objet d’une valorisation, ne serait-ce que projeter une image valorisante de soi-même dans l’échange. De nombreux travaux de recherche ont montré que d’autres échanges et combinaisons d’échanges existent qui combinent contraintes juridiques de l’échange marchand ordinaire et les contraintes morales du don interpersonnel. On pourrait décrire ici les formes d’échanges format don mais engageant des organisations sociales, personnes morales, comme dans ce qu’on appelle l’ « humanitaire ». Il faudrait envisager aussi l’échange, quasi marché, des biens symboliques, des « singularités » que sont les œuvres culturelles, hybridé de biens marchands et culturels. Les contenus pourront aussi, du fait du rôle de l’action publique dans leur création et leur valorisation, être envisagés dans une double contrainte juridique et morale, de marchés régulés, marchés dits publics, sous différentes conditions conçues à l’aune de principes d’équité ou de responsabilité.

La position de communeur suppose d’être capable d’expliciter ces processus, d’agir sur eux et par rapport à eux, avec l’ingénierie qui cela suppose, pour conduire les processus d’intermédiations sociales, dans leur diversité de relations, de façon à les justifier, en assurer un équilibre viable pour les acteurs sociaux, créateurs, usagers, concernés.

Vivre des communs

Les particularités de ce qui se joue dans les mises en communs, dans la diversité des contenus qui s’inventent et des logiques de valorisation dans lesquelles se font ces inventions, font que l’on ne peut se contenter de réduire la question à la seule prise en compte du nombre et de la qualité des emplois que recèlent les entités qui tirent leur existence des communs et génèrent ces contenus. Renvoyer ces emplois à des qualités, celles des métiers, de la qualification ou de la compétence, nous renseignent sur des dispositions spécifiques mais relevant exclusivement de positions connues et reconnues sur le principal marché du travail. Les distinguer selon qu’ils prennent la forme du salaire ou de la prestation de l’indépendant ne suffit pas à régler cette question. Les dispositions ne deviennent des positions sociales spécifiques que selon les logiques de valorisation et de rémunération, et les combinaisons de ces logiques, par rapport auxquelles les acteurs sociaux agissent. Selon les combinaisons de logique de valorisation, marchande, redistributive, réciprocitaire, ces emplois correspondront à des positions différentes dans les espaces de relations dans lesquelles elles prennent sens, celui de tiers lieux mais aussi celui de leur écosystème d’appartenance. Chacune de ces positions n’existe que par rapport à ces espaces sociaux de positions possibles. Sous des dispositions assez proches, du point de vue de certaines caractéristiques, comme la protection sociale et la reconnaissance, les statuts de « salarié ordinaire », du « privé », de salarié d’un organisme, une association par exemple, exclusivement financé par du financement public au titre de la redistribution, de salarié de la fonction publique et de salarié entrepreneur d’une CAE (coopérative d’activités et d’emploi) pourront correspondre à des positions nettement différentes. C’est y compris vrai pour les salariés entrepreneurs des CAE qui pourront vivre leur situation davantage comme une position d’entrepreneur, même si c’est une position d’entrepreneur « décalée » par rapport à la position d’entrepreneur ordinaire du fait du lien avec l’entreprise coopérative. Mais, selon la relation nouée au sein de la coopérative, la position pourra elle-même varier. Elle pourra trouver son sens dans un rapport d’exclusivité de relation au sein de la coopérative. Elle pourra aussi être celle d’un indépendant œuvrant sur différents marchés. Elle pourra aussi être celle d’un multiple décalage d’avec la coopérative (CAE) qui porte l’ « emploi », d’avec les entités de l’écosystème de communs auxquelles il contribue.

Parcours en communs : prises de positions

Cette position de communeur doit aussi être vue à travers les parcours qu’elle suppose. Et ces parcours s’initient à partir d’autres positions qui sont celles décrites plus haut, elles-mêmes produites par des parcours antérieurs. Le schéma suivant voudrait montrer que ces parcours de communeur peuvent correspondre à des déplacements dans un espace balisé par les trois positions de salarié bénévole « en transition », de travailleur social et d’entrepreneur. Selon les dispositions de départ de ces trajectoires de communeur et selon les situations concrètes d’explicitation par ces communeurs de leur positionnement, notamment lorsqu’il faudra se présenter dans l’espace public ou auprès d’institutions, ces communeurs pourront donner des versions contrastées de cette position inédite.

                 Contributeur salarié en transition

                                           Communeur

Entrepreneur                                  Travailleur social

Les situations « professionnelles » actuelles que l’on peut observer dans les processus de mises en communs permettent de dégager l’hypothèse de trois voies d’accès à la position de communeur.

Pour étayer cette hypothèse il faut tout d’abord sortir d’une approche fonctionnelle. Se mettre en position, prendre position, relève de modalités spécifiques d’une insertion professionnelle qui ne se réduit pas à occuper un emploi circonscrit dans les fonctionnements des organisations, ni défini dans les dispositifs du marché du travail ordinaire en rapport avec l’assise axiologique de l’action économique qui lui correspond.

Qualifier la position de communeur, c’est aussi éclaircir la construction axiologique spécifique à laquelle elle renvoie. Cette construction s’appuie sur l’expérimentation d’axiomes alternatifs qui permettent de composer, et de se composer, un autre système de représentations de l’action économique. Il s’agit en particulier d’un autre système de représentations des marchés dans leur relation à d’autres formes de valorisation, d’une autre hiérarchisation de ces formes et d’une recherche d’équilibre et circularité des échanges, d’une acceptation pacifiée des interdépendances.

Cette assise axiologique ne peut non plus se réduire à la primauté donnée aux enjeux de redistribution sur lesquels s’est centrée la représentation social-démocrate du monde. Elle suppose la construction d’un système de représentations construites à partir des solidarités expérimentées « par le bas », dans une convergence de conviction personnelle et d’insertion dans le développement de « communautés existentielles critiques », par le biais de « collectifs », d’associations, de réseaux, etc. Mais une telle construction ne correspond pas à un ralliement à un modèle et une argumentation unique, elle est faite de confrontations d’expériences dans une diversité de modèles alternatifs. De nombreuses observations et la prise en compte des nombreux travaux dont rendent compte les plate-formes numériques qui les portent permettent de faire l’hypothèse de l’efficacité propre de ces communautés qui mettent en avant un principe d’hospitalité inconditionnelle avec entrée et sortie à tout moment possible, souvent facilité par l’adoption de technologies du logiciel libre.

Ces communautés existentielles sont constituées de personnes qui proviennent des plusieurs voies majeures qui marquent la prise de position de communeur. Ces voies représentent l’existant des expériences de communeur et pourraient correspondre à leur début d’institution comme issues pour une viabilité économique des communs.

Ces communautés se constituent en pratiquant de manière collective et coopérative des dispositifs transformationnels que l’on a vu émerger dans la dernière période. Ces dispositifs reprennent, en les mettant en perspective d’une logique de commun, des formats prenant le parti de la « co-construction », de l’intelligence collective, parfois en s’appuyant sur des dynamiques plus anciennes tels que les actions de formation, les programmes d’accompagnement des porteurs d’initiatives en économie solidaire ou de projets en communs, les sessions de « sense making » etc.

Les dispositions porteuses d’action en communs se transforment en prise de position de communeur par la participation à ces communautés existentielles et la mobilisation collective/coopérative de dispositifs transformationnels. Le succès du « collaboratif » est là comme symptôme de possibles parcours de communeur, mais n’induit aucune automaticité en la matière. L’examen de ce que produisent ces dispositifs et de ce que portent ces communautés doit être fait à l’aune des logiques de valorisation économique qui les animent sans toujours être explicitées en tant que telles.

Les voies d’accès à la position : Parcours de reconnaissance et de rémunération des positions de communeur

Les communs sont déjà une réalité pour ceux qui en sont les usagers mais aussi pour ceux qui sont en situation d’en vivre, en en faisant la base de leur situation professionnelle et de leur rémunération. Certes, ces premières positions de communeur sont souvent fragiles et peu reconnues en tant que telle, tout au moins par les institutions, même si l’animation des réseaux est souvent prise en charge par ces communeurs. On pourrait s’interroger sur ce que cela commence à représenter au sein des écosystèmes locaux. Et si l’on peut considérer qu’il existe désormais un « marché du travail » spécifique pour les organisations économiques de l’ESS (entreprises, associations, réseaux, organisations publiques), les positions de communeur n’intègrent que partiellement ce marché du travail de l’ESS. C’est en tout cas l’hypothèse qui peut être faite sur la base de premiers constats.

Certaines des évolutions actuelles des entreprises et associations relevant de l’ESS, des coopératives, des entreprises de plates-formes, des tiers lieux, des lieux et organisations relevant des formes collectives de création et diffusion culturelle permettent de faire l’hypothèse de plusieurs types de positions de communeur et de plusieurs voies d’accès à ces positions.

Sans préjuger de formes et de parcours non encore suffisamment expérimenter, trois voies diversifiées peuvent être distinguer mais qui demandent encore à être mieux comprises et caractérisées. Ces trois voies sont : la voie entrepreneuriale, la voie publique communale, la voie capacitaire communautaire. La première semble la plus évidente au regard de ce qui apparaît comme une dynamique de création d’activité. Les deux autres ne sont pas identifiées en tant que telles comme des voies permettant de créer les conditions de création d’activités et de pérennisation des activités créées. Tout au plus seront-elles souvent considérées comme des exceptions, des solutions provisoires et transitoires, associées à certaines politiques ou dispositifs d’appui aux projets d’entreprendre en communs.

a. La voie entrepreneuriale coopérative

La première voie est celle que l’on peut qualifier de voie entrepreneuriale coopérative. Elle est centrée sur le recours aux coopératives d’activité et d’emploi (CAE). C’est celle qui, au sein des réseaux supports d’une économie des communs, est présentée comme la voie originale et la nouveauté de l’agir économique en communs. Elle coïncide aux développements de positions de salariés entrepreneurs au sein des CAE. Il faudrait montrer comment des revenus perçus par la mobilisation d’une économie de la contribution (aux communs) peut se retrouver construits en positions salariales. Ces positions se distinguent cependant des règles du salariat ordinaire dans la mesure où elles ne se réduisent pas à sa forme de lien exclusif avec une organisation économique et au contrat dit de subordination qui cadre les rapports sociaux auxquels correspond la position.

Il y a au moins deux façons de porter cette position. L’une est d’en faire une position transitoire, pendant la durée du contrat dit contra Cape. L’autre est d’intégrer de façon plus durable la CAE en en devenant coopérateur associé au terme de trois ans de contrat.

La durée indéterminée de la position et sa mise sous conditions du salariat, et des droits communs associés au titre de la protection sociale, ne correspond pas à un lien exclusif de subordination à une organisation économique.

b. La voie publique communale

Cette voie emprunte les potentialités que présente la fonction publique d’État et surtout la fonction publique territoriale/communale. Elle emprunte aussi à certaines possibilités offertes par la permanence d’emplois dans les structures associatives adossées au financement public.

L’agir en communs ne peut se passer de sa facilitation par l’action publique et de l’intervention de l’institution publique.

Cette voie est rendue possible par la transformation de l’action publique elle-même. Dans la mesure où les appuis publics aux projets en/de communs permettent de financer le commun et les conditions de mobilisation, de maintien et de pérennisation de la ressource qui le fonde, ils ouvrent la voie au financement des ressources humaines du commun. Cet appui au commun peut alors s’envisager sur la base d’une mise à disposition de ressources humaines dépendant de l’institution qui finance que ce soit une administration, un établissement public ou une collectivité territoriale. Cette voie tient compte de l’implication réelle de « techniciens » ou chargé.e.s de mission ou autres fonctionnaires de ces mêmes organisations publiques dans les dispositifs d’appui et les écosystèmes des communs qui en bénéficient5.

c. La voie salariale communautaire

Une voie salariale qui ferait l’expérimentation d’une double déconnexion du « contrat de travail » d’avec une organisation unique et d’un tiers employeur, et du rapport individuel à la reconnaissance légale de l’activité pour celle d’une communauté porteuse collective de la situation d’emploi avec la protection sociale adaptée à une logique de communs.

Les réflexions engagées sur la notion de « compte personnel d’activité » vont dans ce sens.

Un article du Monde, daté du 12 mai 2020, note que « la crise du covid-19 s’est traduite de fait par la nationalisation temporaire de 12 millions de Français et une quasi nationalisation des comptes d’exploitation d’un million d’ETP d’artisans et de commerçants… ».

1Je fais le choix du terme de « communeur ». D’autres ont fait le choix de conserver le terme anglais de « commoner », https://wiki.remixthecommons.org/index.php/Commoner_(Dictionnaire_des_biens_communs)

4Christian Mahieu, « Pour entreprendre (la mise) en communs : l’accompagnement pair à pair », Imaginaire Communs, Cahiers de recherche Catalyst, n°0, avril 2019

5En Italie, les projets PACT mobilisent ainsi les techniciens fonctionnaires des collectivités territoriales dans l’économie des projets en communs.

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