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L’Espace Public de l’Agir en Communs

Introduction

Ce qu’il est convenu d’appeler les initiatives collectives, solidaires, citoyennes, se multiplient. Elles le font sous des « labels » différents faisant référence au mouvement associatif, à l’Economie Sociale et Solidaire, de plus en plus désormais en référence à la notion de commun. Elles mobilisent des personnes sur de nombreux thèmes à enjeux : l’alimentation, avec la valorisation des modes alternatifs de culture, le bio, les circuits courts ; la création d’espaces dédiés au coworking et/ou à l’accompagnement de projets solidaires ; les questions de mobilité ; les modes collaboratifs, et donc les services et connaissances partagées supportés par le Net ; la culture et les pratiques artistiques relevant de la créativité diffuse ; etc.
Elles ne se contentent pas d’émerger simultanément. Les acteurs qui en sont les porteurs les présentent souvent comme relevant d’une dynamique d’ensemble. Ils insistent alors sur une convergence, certes lente et difficile, mais bien réelle, de ces initiatives et des projets sur lesquels elles débouchent. Cette représentation d’une dynamique convergente des projets collectifs, solidaires révèle ce qui semble bien former un consensus qu’il faut interroger dans la mesure où il s’exprime et s’organise dans des logiques différentes.
Ces initiatives portent sur des objets, des contenus en usages collectifs ou services, différents. Elles se développent par des processus d’action eux-mêmes différenciés. La plus part s’appuient sur des dispositifs, publics et privés, qui les « aident », les « accompagnent », plus ou moins intensément et sur des durées plus ou moins longues. Ces initiatives s’inscrivent, ou se font inscrire, dans des problématiques, mais surtout dans des « labellisations de projet », que ce soit sous la référence de l’économie sociale et solidaire (ESS), sous celle de l’innovation numérique et de l’innovation sociale, sous celles également des économies collaborative, du partage, etc., sous celle des communs. Les acteurs, porteurs de projets eux-mêmes, perçoivent ces différences, sans forcément les renvoyer à des inscriptions différentes dans les courants idéologico politiques antérieurs, ni les expliciter en termes de contextes socio-économiques spécifiques. Mais, tout à la fois, ils se reconnaissent comme relevant, globalement, de la même dynamique d’ensemble et sont réticents face à cette potentialité de convergence des initiatives. Sans que nous puissions ici développer ce point, d’autres contextes nationaux européens nous montreraient vraisemblablement d’autres trajectoires de fédération des projets et de convergence des mouvements, se donnant y compris une expression politique directe, ce qui ne se fait pas en France.
Comment envisager ces initiatives comme un ensemble tout en les discriminant pour en comprendre les potentialités et les limites, ne serait-ce que du point de vue des processus de mutualisation et de coopération que les acteurs sociaux revendiquent ? Qu’ont-elles donc en commun ? Comment se différencient-elles ?

1. Des initiatives en communs
Pour commencer à répondre à ces questions, nous faisons ici plusieurs propositions.
Chacune des problématiques dans lesquelles s’inscrivent ces initiatives développe sa propre argumentation. Chacune s’inscrit dans une (ou des) histoire(s) socio politiques. Chacune se réfère à une logique de valorisation économique. Et, selon la « publicité », c’est-à-dire la visibilité donnée sur l’espace public, à chacune d’entre elles, ces initiatives sont affichées et évaluées du point de vue de ces argumentaires spécifiques. Les colloques, les forums, etc., les supports de présentation et les plateformes numériques, les recensent, les promeuvent, tout en les classant selon des critères de contenus des activités proposées, parfois selon leurs modes spécifiques de gouvernance. Certaines de ces initiatives font l’objet d’une publicité commune sur les plateformes de l’ESS, ou celles développés au titre de la promotion de l’innovation sociale, de l’innovation numérique ou de l’économie du partage ou de la collaboration. Les communautés se réclamant plus directement des « communs » les intégreront dans les plateformes numériques, en communs.
Ainsi, ces initiatives sont largement indissociables des courants qui les portent. L’analyse qui peut en être faite est, elle aussi, indissociable de celle du développement et de l’évolution de ces courants. Souvent, les acteurs clés des collectifs et organisations qui incarnent ces courants, sont aussi les porteurs des principales initiatives que ces courants revendiquent. Aussi est-il illusoire d’analyser ces initiatives, au travers des habituelles monographies d’expériences par exemple, sans positionner respectivement les différents courants qui les portent dans un espace qui les allient, les associent, parfois les opposent, mais toujours les mettent en relation.
Les projets portés en communs connaissent aujourd’hui un certain succès. L’ampleur de la mobilisation sociale, citoyenne, que cela représente demeure une interrogation. Leur nouveauté fait qu’il est davantage question d’affichage de projets que de mesure de niveaux d’appartenance et d’engagement ainsi que d’analyse de pratiques réelles, de gouvernance par exemple. On pourrait énumérer les événements, les organisations émergentes qui y font référence et qui commencent à y puiser leur référentiel d’action. Les acteurs se mettent en réseaux. Ils commencent à rechercher le dialogue et un début de négociation avec les institutions publiques. Ils le font désormais à tous les niveaux de ces institutions ; que ce soit celui des collectivités territoriales, celui des institutions nationales et même celui des institutions européennes. Les chercheurs, quant à eux, n’ont pas attendu la dynamique récente donnée à l’action en communs pour s’y intéresser. Mais, il faut bien le souligner, il a fallu qu’Elinor Ostrom obtienne le prix Nobel d’économie pour que cette thématique commence à être reconnue dans le champ académique. Mais, de fait, la sphère médiatique en parle. La notoriété des projets en communs est élevée dans certains milieux et auprès de certaines catégories sociales, les jeunes diplômés notamment. Mais, ils sont loin de représenter un véritable mouvement engageant des couches sociales défavorisées souvent visées par ces initiatives. La dynamique d’action collective qui commence à se faire sentir reste d’autant plus faible qu’elle demeure largement étrangère aux mobilisations et mouvements sociaux qui l’ont précédée. Cela n’empêche pas que les acteurs focalisés sur des projets en communs, c’est-à-dire prenant la notion de commun comme finalité de leur action, parlent d’un mouvement des communs, voire d’une politique des communs ou du commun. Nous les retrouverons mobilisés pour la configuration d’une « assemblée des communs ». Mais, pour beaucoup d’entre eux, cette mobilisation pour les communs, ou pour une action politique en communs, ils l’envisagent qu’à partir d’un espace politique qu’ils considèrent comme vierge d’interactions et de mobilisations sociales antérieures, plus ou moins structurées en milieux, courants et organisations. Nos enquêtes et nos observations participantes nous le montrent, peu y font référence, peu tentent d’y rattacher leur propre mobilisation. Pour beaucoup, il s’agit d’une première expérience en matière d’action collective et de pratiques de mobilisation citoyenne et politique. De fait, les mobilisations en communs qui s’amorcent se trouvent très vite face à la nécessité d’engager un dialogue et des négociations dans la sphère publique avec les représentants des institutions publiques. Leurs acteurs porteurs ne peuvent alors le faire qu’en partageant ce dialogue et les dispositifs de concertation/négociation avec les représentants des courants proches, ceux du mouvement associatif, de l’ESS, ceux, dits, de l’entrepreneuriat social, notamment. On comprend mieux alors le recours qui commence à se faire à la notion d’  « innovation sociale », si on la resitue dans la perspective de cette alliance pour peser sur l’espace public et, éventuellement, circonscrire ce qui pourrait être considéré comme un sous espace public partiel et dominé.
Et, c’est bien la notion d’espace public qui nous semble la plus adaptée pour rendre compte des dynamiques socio politiques à l’œuvre dans les processus d’organisation, de mutualisation/coopération et d’institutionnalisation qui animent le développement et la fédération de ces initiatives. Mais cette approche en termes d’espace public ne peut se contenter d’envisager la configuration des courants socio politiques qui lui donne sa cohérence, son équilibre, ou qui montre les oppositions ou les conflits que le traversent ou causent sa fragmentation en sous espaces publics, plus ou moins dominants ou dominés. Envisager l’existence d’un espace public, spécifique, ou des espaces publics, est indissociable de sa composition sociale, et donc de celle des collectifs mobilisés dans les initiatives et les organisations qui donnent un sens politique à cet espace. Comprendre les mobilisations collectives à l’œuvre dans ces initiatives, en référence à la notion d’espace public, dominant, dominé, c’est en envisager les formes politiques et leurs soubassements sociologiques.
Aussi, nous faut-il faire porter simultanément notre analyse à différents niveaux : celui des initiatives de base menées par des collectifs plus ou moins ancrés dans des territoires et des terreaux socio démographiques, socio professionnels et socio politiques –Les écosystèmes comme il est désormais courant de les désigner- ; celui des mouvements qui les fédèrent ; celui, enfin, des configurations d’espaces publics où se joue le jeu de leur fédération, de leurs alliances et de leurs oppositions.
Ces interrogations, nous les approfondirons en examinant au regard de cette problématique trois types d’initiatives et de mobilisations sociales.
Le premier type rassemble les expériences de création de lieux alternatifs, dans la lignée des tiers lieux, ou lieux de création culturelle, par exemple sur bases d’anciennes friches industrielles, urbaines. Ces créations de lieux sont souvent associées à celles de plateformes numériques.
Le deuxième type d’expériences concerne les acteurs, les organisations qui les rassemblent, les dispositifs, souvent publics, qui les financent, tous mettant en œuvre des pratiques dites d’ « accompagnement » de ces initiatives qu’ils s’efforcent de calibrer en projets.
Le troisième type correspond aux configurations d’acteurs, à leurs pratiques, aux organisations qu’ils se donnent à propos de la convergence des initiatives et des projets portés dans une logique de biens communs ; et donc dans des dynamiques d’action collective exprimées en termes de communs. Nous analyserons alors l’émergence des « assemblées des communs ».
Ces trois types d’expérimentations socio politiques sont autant de domaines d’investigation d’un projet de recherche action, intitulé CREA’CIT pour Créativité Citoyenne, menée dans le cadre du programme dit Recherche-Citoyens financé par la Région Nord Pas de Calais devenue Région des « Hauts de France ».
Un tel projet vise à mieux comprendre les ressorts de ces pratiques selon les configurations d’acteurs qui s’y impliquent, et ce aux trois niveaux d’action collective envisagés plus haut : au cœur des initiatives ; au niveau des configurations d’acteurs et des organisations qui les relient, les fédèrent et les labellisent ; au niveau d’un éventuel sous espace public qui les réunit.
Les deux premiers niveaux sont des dimensions souvent abordées par la recherche, au travers des nombreuses monographies portant sur l’évaluation des expériences et des projets ainsi que sur l’analyse des réseaux d’acteurs et des organisations dédiées qui les fédèrent.
Le troisième niveau, celui de l’espace public, de l’expression des jeux politico idéologiques et des processus instituants, est moins souvent abordé. Ou, alors il l’est d’une façon générale et abstraite sans lien avec l’analyse des mobilisations concrètes et des configurations d’acteurs relevant des deux autres niveaux.

2. L’apport de la notion d’espace public : conditions de sa mise en œuvre opératoire
Ce qui nous permet d’unifier la réflexion sur les formes de mobilisation et les pratiques collectives de prise d’initiative c’est la notion d’espace public. Mais pour cela il faut en préciser l’acception.
Nous nous référons à la notion dans la mesure où, concept clé de la démocratie, elle caractérise un espace de médiation entre la société civile et les institutions constitutives de l’Etat. Cette notion doit être dégagée de toute interprétation simplificatrice l’assimilant à un ou des espace(s) physique(s), par exemple caractérisant les fonctions et usages urbains. Elle doit aussi l’être de toute acception simplificatrice identifiant un espace aux individus qui peuvent y être en interactions du fait de rapports de travail, de commerce, ou même de loisir ou de fréquentations culturelles partagées. L’espace pratiqué en commun, n’est pas celui que nous désignons par l’espace public.
Pour proposer une première définition, nous emprunterons à Eric Dacheux pour qui l’espace public est un lieu de légitimation du politique, de fondement d’une communauté politique et une scène d’apparition du politique et d’exercice de processus instituants (Dacheux, 2008).
On pourrait développer ici les analyses qui ont conduit les auteurs, Habermas en particulier, à mettre en avant cette notion en lien avec la constitution, à la fin du XVIIIème siècle, de la bourgeoisie comme classe dominante et tout à la fois garante d’un positionnement spécifique qu’elle construit en intérêt général.
La question de la composition sociale est ici déterminante. Et si l’on reprend les premiers éléments de définition en tenant compte des enjeux et des pratiques spécifiques à certaines catégories mobilisées dans des actions collectives et cherchant à les fédérer et à leur donner une dimension politique, on peut déboucher sur les propositions en termes d’espace public oppositionnel (Negt, 2007) ou de sous espaces publics dominés (Frazer, 1992).
La notion d’espace public a fait l’objet de beaucoup de discussions. La plus part ont été menées dans la perspective d’une critique mais aussi dans une perspective d’analyse et de réflexion sur l’action. Les coordinateurs de l’ouvrage collectif, « Pouvoir et légitimité : Figures de l’espace public » (Cottereau, Ladrière et al., 1992), montrent les difficultés de cet exercice de réhabilitation problématique du concept, en soulignant qu’il incorpore un idéal d’autonomie sociale et une dimension normative (p.8). Son recours n’a ainsi rien d’une posture axiologique neutre. Le concept fait sens dans la mesure où il articule « un horizon d’attentes normatives, inter subjectivement partagées » (idem, p. 8). Mais cela n’exclut pas que l’on fasse un usage descriptif du concept, ni qu’on soumette le processus d’émergence et de constitution d’un espace public spécifique et original à une description phénoménologique (idem, p.9). C’est ce qui sous-tend nos propositions ici. Il nous faudra être attentif aux effets possibles de nos propres idéaux socio politiques.
L’institution d’un espace public c’est l’émergence d’un vocabulaire et de modes argumentatifs et décisionnels spécifiques. Le tournant communicationnel a consisté à mettre l’accent sur la structure argumentative de la discussion publique. La visée pragmatiste insistera, quant à elle, sur l’agir ensemble. Mais, un espace public c’est avant tout une collectivité, une configuration de couches ou classes sociales, dans lesquelles s’enracinent des acteurs mobilisés. Ces acteurs pourront être socialement diversifiés, mais relevant de positions sociales et de postures socio politiques suffisamment proches pour permettre une prise de conscience d’eux-mêmes et une volonté de se déterminer, de se produire (et reproduire) et de se transformer, lorsque le maintien d’une posture hégémonique le rend nécessaire. Les rapports complexes entre espace public, action politique, notamment sous le thème de la liberté et des droits, et configurations sociales sont au cœur de l’analyse et des interprétations que nous opérons à propos des mobilisations à l’œuvre dans ces initiatives et des communautés et réseaux qui les fédèrent.
Dans quelle mesure une communauté participe-t-elle à l’institution d’un espace public politique, en accédant à la visibilité sur une scène publique sur laquelle les acteurs s’appréhendent les uns les autres comme égaux, libres, autonomes et solidaires dans une intersubjectivité de niveau supérieur (Cottereau, Ladrière et al., 1992, p.13) ? On voit alors que les réticences soulignées par Negt et Fraser demeurent quant à la possibilité de ceux appartenant à certaines couches sociales marginalisées d’accéder à de tels processus d’action collective potentiellement émancipateurs. Tenir compte des limites de l’action collective suppose une approche plus stratégique, envisageant des sous espaces publics dominés, quitte à les considérer comme articulés dans un espace public oppositionnel au sein duquel des couches sociales, plus avantagées en capacités d’action collective, jouent un rôle hégémonique. Cette conception de l’action politique en termes d’ « espaces publics partiels » (idem, p.16) nous fait porter notre attention, plutôt que sur les contenus substantifs en valeurs des argumentations, sur les contenus collectivement et socialement construits au cours des pratiques collectives. Cela nous met en vigilance sur les principes, les procédures d’argumentation et de décision garantissant la fondation des normes et des institutions que se donnent les acteurs. Quels en sont les acteurs clés, en situation hégémonique au sein de cet espace ?
Nous faisons ainsi l’hypothèse d’un sous espace public dominé, ou espace public partiel, au sein duquel des acteurs, représentant de couches sociales spécifiques, jouent un rôle moteur dans ces processus d’action. Ces acteurs, nous les retrouvons mobilisés adoptant des formes spécifiques d’actions collectives que sont les initiatives solidaires, de plus en plus exprimées spécifiquement en termes de communs. Une étude systématique de ces profils et parcours de « commoners » serait à faire. Des enquêtes sont cependant en cours qui précisent les premières analyses réalisées dans le cadre de la recherche action menée au titre du projet CREA’CIT.
Nous avons identifié deux composantes principales formant ces communautés et collectifs de commoners. La première composante est le fait d’individus, plutôt jeunes, autant hommes que femmes –La parité dans les modes d’action et de gouvernance n’a pas besoin d’être revendiquée, elle est souvent de fait-. La plus part du temps ils sont diplômés de l’enseignement supérieur, la norme est ici le Master, en particulier ceux produits récemment par l’université française. Peu d’entre eux (elles) sortent de filières caractéristiques de l’élite française, les grandes écoles (d’ingénieurs et de commerce).Leur engagement pour les communs ne s’opère pas tout à fait au sortir des parcours de formation initiale. Il intervient souvent après un temps et des expériences, souvent douloureuses, d’insertion professionnelle dans l’emploi ordinaire par les parcours de stages, de volontariat, d’emplois à durée déterminée, etc.
Mais cette première composante voisine avec une autre, plus âgée, faite de cadres en « transition d’emploi », pour ne pas dire en reconversion professionnelle, et plus globalement personnelle. Cadres intermédiaires, diplômés dans des filières courtes (Bac+3), bloqués dans leurs perspectives de promotion ou fragilisés dans les restructurations des entreprises, ils sont tentés par la création d’activités. Ils ont souvent commencé un parcours ordinaire de créateur d’entreprise dans les modes de l’ « entrepreneuriat ». Parfois, ils sont à cheval entre deux mondes : celui de l’entrepreneuriat et de ses dispositifs publics et privés d’accompagnement, et celui des collectifs et des lieux et dispositifs de l’action en communs. Ici la parité est moins nette, les hommes sont plus nombreux à prendre le risque d’un cheminement qui est souvent présenté comme une reconversion personnelle plus encore qu’une seconde carrière. Mais, les femmes constitutives de cette composante, ont des raisons spécifiques de se retrouver dans ces mêmes lieux et dispositifs en communs. Elles ont souvent exercé des métiers de cadres intermédiaires, mais ont connu les ruptures de carrière, les reconversions obligées des restructurations industrielles avant celles du tertiaire, de la grande distribution, les blocages de carrière dus au plafond de verre de la promotion. De fait, elles ont souvent gardé des contacts avec ces contextes économiques.
Ce sont majoritairement des personnes relevant de ces deux composantes que nous retrouvons dans l’action pour les communs. Ils sont alors, non seulement des acteurs porteurs de projets de communs, mais aussi gestionnaires d’organisations économiques tentant des modes de valorisation économique hybridée, les faisant se rapprocher, de fait, des organisations de l’ESS.
Si elles s’en rapprochent, ces deux composantes sociales se distinguent cependant nettement des catégories sociales principalement mobilisées dans le champ de l’ESS. Dans ces catégories, nous retrouvons plutôt des professionnels des secteurs de l’éducation et de la formation, associés à des métiers et professions travaillant, ou ayant travaillé. Le nombre de retraités de l’Education Nationale et du secteur public, de la fonction publique territoriale par exemple, est ici très important.
Peut-on considérer que ces deux milieux, celui des commoners et celui de l’ESS, milieux dans lesquels les catégories que nous avons brièvement caractérisées jouent un rôle moteur, constituent par leur union un sous espace public dominé ? Pour répondre à cette question, il faudrait envisager plus encore que les positions sociologiques de ces acteurs, leurs parcours socio professionnels et surtout les parcours idéologico politiques, faits d’expériences, d’épreuves de vie. Ces parcours sont alors souvent faits de croisements et de bifurcations par rapport aux modes d’inscription des acteurs dans les systèmes idéologico politiques locaux antérieurs, ceux relevant d’une partie du « socialisme municipal » gagnée aux formes renouvelées de la solidarité et du développement territorial, des mouvements d’éducation populaire, comme ceux relevant du catholicisme social reconverti dans l’action économique locale.
Ayant ces dimensions en arrière-plan de notre analyse, nous pouvons considérer que certaines de leurs actions convergentes, ou de leurs rapports conjoints aux institutions publiques locales, pourraient le laisser envisager. Ces groupes, au travers de leurs organisations spécifiques, se côtoient, et de plus en plus s’appuient dans leurs rapports aux politiques publiques et aux dispositifs qui interviennent en aide, financière surtout, à leurs actions. Mais les différences sont patentes, tant dans les positions sociales occupées, les postures d’action collective adoptées que, tout simplement, dans les caractéristiques de génération et de parcours socio professionnels et socio scolaires. Certes, ces premiers éléments demeurent à vérifier par l’enquête systématique. Mais les données d’observation et les nombreux entretiens menés sont là pour commencer à les valider.
Acteurs des communs et acteurs de l’ESS ne se confondent pas, parfois même ne se connaissent pas, obligeant ceux qui fréquentent les deux « mondes » à s’expliciter sur cette double appartenance. Les différences sociales et en matière de représentations politiques sont certes perçues par les acteurs. Les différences sont explicitées par eux sous l’angle des postures prises dans la pratique de l’action collective. Les modes d’action les différencient parfois plus que les positions et les postures elles-mêmes ; c’est le cas avec les outils numériques que sont les plateformes et les logiciels de travail collaboratif, en open source pour la plus part. Les organisations émergentes des communs, d’un côté, et celles, plus installées, de l’ESS, de l’autre, pratiquent souvent une alliance plus tacite que véritablement assumée.
Mais, d’une certaine façon, les acteurs résistent eux-mêmes à l’exercice de l’analyse tant le mouvement de convergence souhaité par tous, dans l’état d’opposition dans lequel les acteurs se trouvent, est mis en avant, édulcorant les différences de positions sociales, résultant elles-mêmes de processus de socialisation primaire et secondaire bien distincts.

3. Espace public : des interactions spécifiques du politique et de l’économique
Pour Dacheux et Laville (2003) « l’économique et le politique sont dans des interactions étroites qui ne sont pas sans effets sur la configuration de l’espace public » (2003, p.9). Reprenant une critique de la notion d’espace public (Calhoun, 1992 ; Fraser, 1992), ils relient cette notion à la définition initiale qu’ils donnent de l’économie solidaire comme «l’ensemble des expériences visant à démocratiser l’économie à partir d’engagements citoyens ». Il s’agit alors de pratiques de citoyenneté économique bien différentes de l’agir économique dominant. Avec Dacheux et Laville, nous interrogeons le développement d’activités économiques qui rendent possible l’atteinte d’objectifs politiques et permettent en particulier la constitution d’espace de discussion et de débat sur la manière de répondre à des besoins sociaux. Nous questionnons aussi les rapports qu’entretiennent les « communs » et l’économie sociale et solidaire avec le « marché » et avec le secteur public. Du fait des interactions entre l’économique et le politique ces rapports doivent être examinés au regard de ce qu’ils provoquent sur l’espace public. Mais cet espace public, comment le définir succinctement ? Il est tout à la fois lieu de légitimation politique, lieu d’émergence et de fondation de possibles communautés politiques ; certaines de ces communautés y apparaissant sous la forme de sous espaces dominés ou faiblement légitimés. En effet, l’espace public « ne se réduit pas à l’espace institutionnel » (Dacheux, Laville, 2003, p.10). C’est un espace « potentiel, ouvert à tous les acteurs ; ce n’est pas une donnée a-historique, mais une construction sociale toujours en évolution » (idem). C’est sur cet espace que l’on traite des questions relevant de la collectivité par l’affrontement des visions différentes et contrastées du bien commun et de l’intérêt général. Le traitement politique des questions relevant de la collectivité se veut universel, au fondement des institutions, mais il est profondément inégalitaire puisque tous n’y accèdent pas ou n’y ont pas le même poids politique. Il n’en demeure pas moins que cet espace concourt à une certaine pacification qui s’inscrit dans des compromis permettant de substituer l’action politique, démocratique, à la violence physique.
Reprenant à notre compte la conception développée par Dacheux et Laville concernant l’économie solidaire, nous faisons ici l’hypothèse que l’action en communs, action de création collective de communs, relèvent des mêmes expériences en économie solidaire « qui conçoivent leur action politique à travers la prise en charge d’activités économiques, ce qui suppose d’identifier et de mobiliser une pluralité de registres économiques » (2003, p.11). L’agir en communs mobiliserait alors les mêmes principes économiques, pluriels, qui sont ceux de l’économie solidaire : ceux du marché auquel, il faut ajouter la redistribution et la réciprocité (Polanyi, 1977). Mais, ce sont aussi les formes de propriété qui sont également plurielles ; les derniers travaux sur les communs l’ont bien montré (Coriat, 2015). Ainsi, les traits qui caractérisent les réalisations en économie solidaire, construites en interactions du politique et de l’économique, sont aussi ceux que l’on retrouve dans l’agir en communs. Dacheux et Laville les présentent comme une « impulsion réciprocitaire dans des espaces publics de proximité » -C’est-à-dire la recherche explicite et prioritaire, par l’activité économique construite, d’effets positifs pour la collectivité en termes sociaux et environnementaux-, et comme une hybridation entre les principes économiques –Ici, c’est plus qu’un mixage, c’est un équilibrage dans la mobilisation des ressources dans le but de respecter, dans la durée, la logique du projet initial, porteurs de communs- (2003, p.12). Cet équilibrage suppose alors de subordonner la captation de ressources marchandes à celles permettant le respect des principes -redistribution et réciprocité- qui assurent la garantie du commun en économie solidaire.
Définir ainsi un agir en communs suppose des modalités d’action collective et des pratiques de citoyenneté économique en cohérence sur l’espace public. Les pratiques individuelles et collectives de résistance, contestation, construction, proposition, projection doivent être examinées dans cette perspective.
Cette exploration d’un sous espace public dominé est aussi l’investigation d’une communauté d’acteurs, porteurs, fédérateurs de projets, se positionnant en représentants et porte-parole de groupes sociaux locaux qui eux-mêmes ne s’identifient pas comme acteurs collectifs et n’ont pas le niveau d’engagement collectif et de mobilisation que les porteurs de projet laissent entendre. Cet agir collectif en communs est potentiellement celui d’une collection d’individualités qui présentent des caractéristiques objectives et de représentation similaires, mais aussi beaucoup de différences. Leur commun est de partager ce sous espace public, fait de lieux et de liens ; des lieux dédiés aux relations (réunions, ateliers, mais aussi convivialité), des liens qui sont le partage d’actions communes, mais aussi des activités à finalité économique, des dispositifs de rémunération, également des comportements associant vie de travail et hors travail. Ces acteurs porteurs de projets, s’ils doivent être distingués des communautés locales (les habitants, citoyens, usagers des communs potentiels), n’en sont pas moins souvent aussi les habitants et usagers des mêmes espaces urbains, des mêmes quartiers. Les différences de niveau de vie entre les porteurs de projet et les habitants de référence ne sont pas si grandes. Ce qui les différencie relève davantage des parcours socio-scolaires et des trajectoires sociales. Nous faisons ici, concernant les acteurs porteurs et accompagnateurs de projets, l’hypothèse de parcours de déclassement social par rapport à leurs parents, ou, tout au moins, de moindre positionnement social, comme base de leurs positions et postures sociales. L’analyse de cet agir en communs est tout autant celle de leurs positions et postures que celle de leurs actions au nom de communautés qu’ils disent représenter. Cependant, s’il y a décalage dans les capacités d’action au sein du sous espace dominé qu’ils façonnent et, de façon plus difficile, dans l’espace public dominant, l’avenir de leurs positions est pourtant lié à celui des groupes qu’ils représentent.
C’est en cela que ces logiques d’action économique sont différentes de cette forme d’entrepreneuriat qualifié de social parce que les activités construites dans la logique de l’entrepreneur se donnent une finalité sociale, mais pas le moyen d’une action économique alternative à la capitalisation et à la valorisation marchande exclusive.
Nous analyserons ici des expériences spécifiques de cet agir en communs, telles qu’elles se développent dans l’espace local régional du Nord Pas de Calais (avec la Picardie, depuis peu, au sein de la région des « Hauts de France »…).
Ces expériences sont de trois types. Elles nous permettent d’examiner, tout d’abord, des pratiques de « publicité » de projets, notamment portés par des communautés initiatrices de tiers lieux et par les plateformes collaboratives que ces communautés développent.
La notion de publicité doit être prise ici dans le sens que leur donnent les théoriciens de l’espace public démocratique, à savoir l’action de faire partager à la communauté le fruit consenti et légitimé de la construction politique démocratique.
Elles nous permettent d’examiner ensuite les modalités et les dispositifs, dits, d’ « accompagnement » des projets collectifs, citoyens. Nous verrons que cela nous oblige à les différencier d’autres modalités d’appui institutionnel à l’action économique que sont ceux participant au « monde de l’entrepreneuriat ».
Elles nous permettent enfin de caractériser et d’analyser des pratiques émergentes d’organisation de ce que les acteurs commencent à qualifier d’ « assemblée des communs » pour parler d’instances de fédération et de représentation des construits sociaux politiques de l’agir en communs.

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