L’esprit Catalyse, Coopérer dans l’écosystème des communs

« Les mondes nouveaux doivent être vécus avant d’être expliqués », Alejo Carpentier

Les différentes initiatives de transformation que nous avons engagées, « associations », lieux, dispositifs d’action collective, toutes, contribuent à cet espace public intermédiaire que nous partageons. Le « nous » demanderait à être précisé. Il ne se limite pas à l’un ou l’autre réseau (de tiers lieux, de l’ESS..), a fortiori à l’une ou l’autre structure formelle présente dans notre écosystème local. Disons, que ceux qui mettent les enjeux de la coopération et des communs  au cœur de leurs initiatives devraient s’y reconnaître.

C’est ambitieux, mais préciser le cadre de nos coopérations au sein de cet espace est essentiel. Hormis des questions de disponibilité, ces coopérations sont parfois rendues difficiles par des tensions qu’il nous faut aborder.

De fait, c’est ce dont il a été question lors des deux jours de discussion lors des « microRoumics », organisées par Catalyst-Anis, en décembre 2021. Ces discussions ont fait l’objet d’une prise de notes collective enrichie des matériaux élaborés lors de ces deux jours, une frise temporelle et thématique notamment. J’en donne ici une interprétation personnelle. Les formulations je les prends à mon compte avec toutes les hésitations et les maladresses que provoque le début de réflexivité de nos actions. Et le calibrage de ces formulations n’implique ni cadrage ni préalable à toute collaboration ; on apprend en faisant, en mettant en œuvre nos actions collectives.

Coopérer sous tensions

A l’occasion des Roumics 2021 nous avons mis les « tensions vécues » au centre de notre réflexion collective. Nos échanges y ont été « animés et facilités » par un intervenant extérieur, sur cette problématique des tensions. La discussion a porté sur nos relations, nos implications, nos engagements, au regard des initiatives dont nous sommes les déclencheurs, les facilitateurs et les porteurs.  Nous l’avons fait en tenant compte -Les mots « compte » et « comptabilité » sont ici à prendre au sens de la lettre-, mais sans les expliciter pleinement, des modalités selon lesquelles nous coopérons, nous portons des projets en communs, nous gérons des budgets contributifs partagés, mais surtout nous construisons collectivement et individuellement nos conditions de vie, en particulier nos conditions de rémunération. Nous faisons pour cela référence à  ce que nous appelons la « contribution » sans vraiment savoir ce que cela recouvre vraiment.

Il n’y a pas de préalable à nos collaborations. Suffisamment d’enjeux et d’intentions en commun nous rapprochent. Une conception, même instrumentalisée, et, selon moi, un peu réductrice, des communs lorsque ceux-ci sont envisagés principalement en termes de ressources partageables, pourrait suffire, mais à condition qu’un travail collectif d’explicitation et de requalification soit mené d’une façon ouverte et délibérative. Il s’agit en fait d’une œuvre commune de démocratie économique et politique à mener.

Expliciter nos relations et nos modes de gestion en commun : les contraintes et opportunités des structures que nous développons

L’écosystème de relations dans lequel ces « collaborations » interviennent est cependant à envisager et à requalifier sous plusieurs aspects, et c’est en cela que nos expérimentations participent d’un vrai programme de recherche action. Ces aspects sont ceux que nous imposent les formes actuelles de l’action économique publique et, à partir desquelles, nous tentons d’inventer un nouvel « agir collectif », en communs.

Ne faut-il pas réorienter les structures juridiques de l’action économique et leurs capitalisations spécifiques ? Le risque n’est-il pas que leurs fonctionnements attendus demeurent prégnants alors que souvent nous les habillons de considérations « collaboratives » ou « coopératives » ? Ces structures, en elles-mêmes, disent tout et rien à la fois. Elles peuvent relever simultanément de plusieurs logiques de valorisation économiques et de modes différents de régulation des liens entre les agents et acteurs concernés, selon les « communautés » de liens qu’ils créent. Elles peuvent afficher des modalités, coopératives par exemple, qu’elles ne tiennent pas, ou pas vraiment. Elles peuvent mettre en avant des formes instituées, d’actionnariat et de responsabilité sociale limitée, tout en s’efforçant et pratiquant des formes d’entreprises à « objet social étendu ». Comment faire pour expliciter et faire évoluer les affectio societatis qui président aux « entreprises » que nous formalisons, et les repositionner en « affectio communalis » que nous sommes censés porter en communs si nous prenons les communs aux mots et pas seulement sous l’angle de ressources partageables ? On pourrait regarder nos « structures » (Anis, Optéos, la Compagnie des tiers lieux, Pop, etc.) sous cet angle, mais aussi la place et la consistance socioéconomique que nous donnons à nos « communs », avec leurs communautés, leurs budgets contributifs, leurs publicités collectives, leurs espaces, leurs plateformes technologiques, etc.

Potentialités et contraintes d’une approche des communs par les ressources et les budgets partagés

L’expérience de la mise en commun a privilégié l’approche par le partage des ressources. La nécessité, le manque en fait, et le pragmatisme des solutions à trouver rapidement ont présidé à ce choix en faveur d’une définition simplifiée, au risque de la réduction, de ce que pourraient être les « communs ». Ce que une « mise en communs » suppose de mobilisation collective, d’implication et de transformation des représentations de l’action collective, politique et économique, a été souvent sous-estimée.

Nous sommes souvent contraints à aller vite pour trouver les formes de viabilité économique de nos initiatives. Souvent, sans que nous ayons la possibilité, la disponibilité et la capacité à différencier des choix possible, nous nous conformons aux dispositifs de financement existants. Et, même si nous arrivons, par nos mobilisations collectives, à en circonscrire certains aspects, tel ou tel appel d’offres, appel à projet, appel à manifestation d’intérêt, tout à la fois, nous arrivons à les donner un minimum de viabilité et nous les fragilisons en les mettant en dépendance de l’institution publique et nous nous désolidarisons de nos engagements collectifs. L’appui public nous permet d’exister mais dans un rapport de subordination de nos initiatives aux dispositifs de financement qui les font se maintenir sous contrôle. Souvent, l’appui publique spécifie, différencie et, de fait, isole des initiatives qui, souvent, ne sont que des configurations d’engagements collectifs qui se relient et s’emboîtent les unes dans les autres. Très souvent, du fait des multi appartenances des personnes qui les portent, il est difficile de délimiter les champs d’action et les périmètres d’activité de ces initiatives. Cela mobilise d’ailleurs un part importante du travail de contrôle de ceux qui, au sein des institutions, mettent en place ces dispositifs de soutien. Les rapports d’activité des structures aidées sont alors souvent des simplifications qui n’existent qu’en rapport avec les obligations formelles imposées par ces institutions. Nous-mêmes éprouvons des difficultés organisationnelles mais d’abord cognitives à faire autrement. Nous tentons cependant de le faire en mettant nos pratiques de coopération en phase avec une approche en communs que nous voulons caler sur la maitrise collective de ressources partagées. Cela suppose alors que nous donnions une importance centrale à une gestion partagée des budgets que représentent ces ressources à acquérir, à constituer collectivement, à maintenir de façon collective, etc. Au sein des initiatives chacun et chaque structure porteuse doit arbitrer entre  ce qu’il pratique comme partage de ressource et comme budget et ce dont il doit rendre compte au titre de sa structure. Mais quelle priorité se donne-t-on alors ? Mettons nous en avant les budgets qui assurent la viabilité de l’une ou l’autre des structures, ou ceux qui, partagés, assurent la viabilité des ressources partagées entre ces structures ? Qui, et comment, ces budgets et ces ressources sont-ils portés, ménagés donc comptés ? Ces questions ne sont cependant pas nouvelles, les entreprises ordinaires dans les différentes formes de coordination (co entreprise, consortium, etc.) qu’elles se donnent y sont rompues.

Au sein de nos écosystèmes en communs c’est cependant plus difficile dans la mesure où la confiance des personnes investies dans ces dispositifs en communs repose souvent sur l’assurance que représentent les structures ou les formes instituées de rémunération personnelle, plus que sur la pérennité des ressources partagées, en communs. C’est pourquoi la visibilité donnée à la mobilisation collective et prioritaire des ressources partagées et rendues publiques par des budgets portés en communs est un enjeu majeur. C’est tout à la fois une urgence pour crédibiliser et rendre opératoire une approche en ressources partagées mais c’est une condition politique primordiale pour donner un sens à nos initiatives vis-à-vis des institutions qui souvent ne demandent pas mieux que de comprendre le sens que nous donnons à nos actions. Mais, cela suppose alors de mieux afficher et affirmer ce qui pour nous fait communs. Les arguments avancés et les mots pour le dire sont alors essentiels. Notre pragmatisme dans l’usage des mots et la reprise des formes de l’action économique pour être audible de nos publics et des acteurs de l’action publique, ne doit pas nous faire renoncer à inventer les formes et les langages de l’action économique en communs. C’est dans cette perspective qu’il faut mieux argumenter nos pratiques au regard d’une socio économie de la contribution aux communs.

Une référence à la « contribution » qui masque la réalité de nos conditions de rémunération

Ne faut-il pas avoir la même approche de recomposition des conditions singulières de rémunérations ? Faire référence à la contribution, surtout dans son état actuel d’élaboration et d’absence de reconnaissance institutionnelle, ne suffit pas à qualifier ces conditions. Il faut envisager les configurations concrètes dans lesquelles interviennent des rétributions en contribution, selon leurs adossements spécifiques à des normes d’emploi, de salariat, ou d’indépendance économique. Ces configurations se développent selon les trajectoires des personnes au sein des écosystèmes en communs. Ces conditions de rémunérations en contribution sont souvent argumentées de façon relative, en substitution, partielle ou totale, à d’autres formes de rémunération qu’elles confortent en laissant croire qu’elles les transforment. Les rétributions en contribution pourront ainsi s’adosser à un « emploi » exclusif avec contrat de subordination, on pourrait alors les envisager comme une sorte de « part variable » de la rémunération. Elles peuvent abonder un chiffre d’affaires dans les cas, dits, d’indépendance économique. Elles peuvent s’adosser à des formes de salaire telles que les contrats CAPE et CESA pratiqués dans les CAE. Elles pourraient composer de nouvelles formes de rémunération garantie par des dispositifs de solidarité salariale à créer.

Le fait que se circonscrive un champ d’expérimentation de la contribution commence à spécifier des pratiques et oblige, progressivement, à les différencier et à les qualifier pour qu’elles soient reconnues. Cette problématique de la reconnaissance est critique pour les personnes elles-mêmes, pour les communautés dans lesquelles ces pratiques opèrent et pour les institutions qui légitiment les règles. Dire que c’est la reconnaissance du travail effectif, par-delà les appartenances de structures ne suffit pas à expliciter les enjeux de valeur et pour qui. Il en va de même de la reconnaissance de capacités, au sens que lui donne Amartya Sen en maintenant le travail comme valeur d’échange dans un marché qui reste assujetti à des formes d’échanges basés sur l’immédiateté et l’indifférenciation anonyme de la relation. La contribution peut-elle être à la fois rétribuée et bénévole ? Après tout, le bénévolat n’implique pas la gratuité de la relation d’échange mais le fait que la relation se fait selon le « bon vouloir », sans recherche de compensation immédiate et tarifée. La valorisation peut être différée et régulée au titre d’une modélisation en réciprocités plus ou moins formalisées. La relation bénévole peut être plus spécifiquement de l’ordre du « don », déconnectée de toute évaluation apparemment économique pour représenter une valorisation symbolique, éthico politique, qui n’implique pas de retour immédiat et tarifé. Nos pratiques de la contribution participent de tout cela à la fois sans explicitation, ni différenciation.

Sur base de ces pratiques et des formes salariales existantes comment composer des conditions de viabilité socioéconomique qui soient congruentes avec une socialisation en communs ?

Pour envisager ces conditions ne faut-il pas alors, aussi, ré examiner les règles générées par l’appui que nous donne l’institution publique ?

Coopérer dans notre écosystème des communs mis sous tensions par les marchés, mais plus encore par l’institution publique qui les créent

Une bonne partie de nos énergies, au sein de nos écosystèmes, passe dans la mise en œuvre de liens avec l’action publique. Il faut considérer toutes nos « initiatives » comme des actions pour obtenir des moyens, pour leur faire bénéficier d’appuis publics, plus ou moins en complément à des capitalisations privées, de différentes sortes. Nous ne nous contentons pas de solliciter ces appuis, nous nous efforçons d’en orienter la construction la distribution et la gestion par des « appels », à manifestation d’intérêt, à projets, d’offres, aujourd’hui, voire, aujourd’hui, à communs.

Ces appuis, comment nous mettent-ils en relations et en tensions, au sein de nos écosystèmes ?

De fait, les appuis que nous sollicitons auprès des pouvoirs publics se transforment en potentialités de « quasi marchés » de l’accompagnement, de la facilitation, du conseil et de la formation des communautés correspondant à nos initiatives. Les formes de coordination que nous développons alors sont, tout à la fois, des « réseaux », des « coalitions » ou des « assemblées ».

La forme la plus évidente, parce qu’apparemment la plus « professionnelle », est celle du réseau. Elle  représente le lien le plus fort, le plus permanent. Parce que professionnelle et souvent induite par l’appui public qui suscite cette alliance, la forme réseau risque de n’exister que comme contrôle et régulation des quasi marchés instaurés par cet appui, et même, de fait, que comme partage, plus ou moins équitable, des effets de rente que ces appuis instituent, surtout les  aides financières directes. Mais alors comment les communautés porteuses de ces initiatives se positionnent-elles dans ces réseaux professionnels et économiques, y compris en ESS, économie circulaire, de la fonctionnalité, dans ces réseaux de lieux Tiers Lieux, de plateformes, etc.

La forme coalition vise à mobiliser des communautés dans une alliance plus ou moins éphémère, dans une mobilisation plus oppositionnelle pour peser sur l’action publique ou s’affronter à l’institution.

La forme assemblée représente un mode de regroupement où la question des appartenances et des modes de représentation des communautés est débattue, comme est régulé le rapport de ces communautés aux institutions, selon des principes d’autonomie relative par exemple.

Voilà quelques considérations que l’on doit prendre en compte, il me semble. Elles sont ici évoquées de façon générique et théorique mais nos pratiques collectives les expérimentent sans toujours les expliciter du point de vue des enjeux, tensions et effets de domination qu’elles génèrent.

Pour avancer sur le chemin du commun

Bien sûr, il ne s’agit pas de tout expliciter avant de se mettre à coopérer entre nous, au sein de nos écosystèmes d’action en communs. Nos actions et les acteurs qui les promeuvent sont eux-mêmes tout à la fois en construction et en transition de formes. Le recours désormais systématique à la notion de « fabrique » est bien le symptôme des potentialités et des incertitudes qui président à ces mobilisations, ces mouvements, ces dynamiques de transformation. Sachons trouver les dispositifs d’action collective qui permettent des moments d’explicitation, de délibération et de construction de compromis viables. Un gros travail d’argumentation et de justification nous attend, celui qui porte sur la formulation des « grandeurs » (pour parler comme les sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot) qui nous mobilisent, des engagements que nous prenons sur ces bases et des mises en pratiques congruentes qui nous animent.

Le commun est ce chemin.

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