L’impératif de la rencontre à l’heure de la distanciation sociale : Le Furieux, une expérience d’opéra participatif
Il y a quelques semaines j’ai eu l’opportunité de me joindre à une expérience d’opéra participatif, Le Furieux, tiré d’un texte de Laurent Gaudé « Onysos, le Furieux », et conçu par Claire Pasquier du collectif La Meute, https://www.youtube.com/watch?v=25dbrPEoIVk.
« L’opéra participatif Le Furieux est un chœur citoyen, un cri libérateur, une création collective. Pas d’instruments, seulement des corps, des voix et de la musique électronique en direct. Nous nous mettons face à l’autre, face à nos parcours, nos points communs et nos différences, face à l’étrange et à l’étranger. Nous construisons ensemble une histoire à notre image. Nous formons une meute et nous dansons, nous chantons, nous racontons. Des parcours de découverte enrichissent l’expérience de co-création de l’opéra avec des visites guidées, des spectacles, des expositions et des rencontres ».
Une vingtaine de participants ont partagé, avec la scénographe, le danseur et la chanteuse, deux semaines de création et de rencontres. Un spectacle final est venu clore cette séquence de création collective.
« Ces heures ont été les seuls instants de ma vie où je ne fus qu’un homme.»
Laurent Gaudé, Onysos, le furieux
Le paradoxe est que j’écris ces quelques lignes en plein confinement à cause de la pandémie de coronavirus. Je suis chez moi, avec ma compagne, à l’écart de tous. Bien sûr, comme beaucoup, je communique (mettre en commun ?) avec les autres, via les moyens de télécommunication, réseaux dits « sociaux » et téléphone. Je communique avec des gens avec qui j’ai des liens, de famille, d’activités professionnelles et autres. Rien n’est laissé au hasard de la rencontre.
Et, c’est d’abord ce que j’ai ressenti dans ma participation à cette expérience d’opéra dit participatif : une rencontre improbable.
Une rencontre d’abord avec des artistes dans l’exercice de leur création, des artistes qui conçoivent un format et vous le font partager, qui l’argumentent et le mettent en œuvre. Le plus surprenant pour moi est ce mélange d’explications rationnelles, des horaires, des questions logistiques, mais aussi des consignes, des codes formels, et de schèmes interprétatifs qui proviennent de la lecture d’un texte (Onysos, le furieux, de Laurent Gaudé) qui vient percuter l’expérience partagée des deux créatrices, scénographe et chanteuse lyrique.
Mais la rencontre, pour moi la plus forte, du point de vue de mes expériences passées, c’est celle d’un groupe de personnes inconnues, juxtaposées. Nulle présentation réciproque n’a semblé nécessaire. Une vingtaine de personnes étaient là, chacune différente en âge, sexe, surement en matière de trajectoire et d’expériences. L’instant de la prise de contact a suffi à nous mettre en mouvement, ensemble. La surprise a été pour moi que, passé un bref moment d’interactions par le biais d’un jeu, en rond, nous entrions vite dans une très grande proximité, promiscuité, sans que cela ne fasse l’objet d’une quelconque explication, autre que la description factuelle des liens et contacts que nous nous proposions de pratiquer pour faire corps, ensemble.
Aucune explication n’a été donnée, ni même demandée. Aucune réticence, ni hésitation, ne s’est manifestée, et ce même en aparté, entre les personnes pour qui c’était pourtant la première expérience en la matière. Tout à la fois, chacun a respecté les consignes de jeu et les a interprétées pour en faire sa singularité au sein d’un groupe, lui-même, singulier dans sa diversité expressive. Chacun, et c’est là le rôle spécifique, créateur, des artistes, a pu se voir attribuer un rôle adapté à ses spécificités expressives sans que cela fasse l’objet d’une délibération ; une composition dans le mouvement même du jeu. De quelle composition s’est-t-il agi ? Quelle en était la partition ? Les personnes n’étaient pas rassemblées pour interpréter des rôles prédéfinis. Elles n’en auraient pas eu les qualités habituellement requises. Les rôles se sont inventés au fur et à mesure de l’exercice d’auto composition, simplement guidée et accompagnée par les artistes garantes de la pertinence et cohérence expressives.
Bien sûr, une explication rationnelle, celle du sociologue, dira qu’il s’agissait d’interpréter les rapports de l’individu au groupe, de jouer la complexité des interactions que mettent en œuvre un collectif improbable, spontané. A plusieurs moments, au cours du spectacle, ces interactions ont fait l’objet d’une description, interprétation et explicitation. Mais, ces moments interprétatifs, explicatifs faisaient eux-mêmes parties du spectacle que donnent à voir des groupes en mouvement, sous le mode du sport, de la danse, de la guerre. Aucun de ces moments interprétés ne peut résumer à lui seul la complexité de l’alchimie de l’agir collectif.
Après que ces moments passés ensemble soient advenus, chacun est rentré dans ses propres systèmes d’interactions ; toujours le même, et un peu changé ; « Ces heures ont été les seuls instants de ma vie où je ne fus qu’un homme ».
Alors, pour nous aider à réfléchir sur notre humanité, voici une proposition du philosophe italien Giorgio Agamben. Son court texte parle de « distanciation sociale ».
Si l’année 2019 a été marquée par une vague mondiale de mouvements sociaux, le virus Covid-19 – motif d’état d’urgence en temps de « guerre » sanitaire – a brusquement mis fin aux manifestations. Décliné en diverses langues, le mot d’ordre « Restez à la maison » rappelle sans cesse qu’il s’agit à présent de limiter les risques de contagion. Disciplinant les existences, la « distanciation sociale » généralisée instaure une nouvelle norme de vie, dont les conséquences politiques restent à explorer. Envisageant ses effets sur la masse, à partir d’un passage d’Elias Canetti, Giorgio Agamben dépeint une volonté collective de contrôle impérieux des liens humains, dont la peur de la mort est sans doute le profond ressort.
« Il est incertain où la mort nous attende, attendons la partout. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute subjection et contrainte. »
Michel de Montaigne
Comme l’histoire nous apprend que chaque phénomène a ou peut avoir des implications politiques, il convient d’enregistrer avec attention le nouveau concept qui a fait aujourd’hui son entrée dans le lexique politique de l’Occident : la « distanciation sociale ». Bien que le terme ait été probablement fabriqué comme un euphémisme, par rapport à la crudité de celui de « confinement » utilisé jusqu’à présent, il faut se demander ce que pourrait être un système politique le prenant pour fondement. Cela est d’autant plus urgent qu’il ne s’agit pas seulement d’une hypothèse purement théorique, s’il est vrai, comme on commence à dire ici ou là, que l’actuelle urgence sanitaire peut être considérée comme un laboratoire où se préparent les nouveaux agencements politiques et sociaux qui attendent l’humanité.
Bien que, comme il arrive à chaque fois, il y ait quelques sots pour suggérer qu’une telle situation puisse être sans aucun doute considérée comme positive et que les nouvelles technologies digitales permettent depuis longtemps de communiquer avec bonheur à distance, je ne crois pas, quant à moi, qu’une communauté fondée sur la « distanciation sociale » soit humainement et politiquement vivable. En tout cas, quelle que soit la perspective, il me semble que c’est sur ce thème que nous devrions réfléchir.
Une première considération concerne la nature vraiment singulière du phénomène que les mesures de « distanciation sociale » ont produit. Dans son chef-d’œuvre Masse et puissance, Canetti définit la masse sur laquelle la puissance se fonde par l’inversion de la peur d’être touché. Tandis que d’ordinaire les hommes ont peur d’être touchés par l’inconnu et que toutes les distances qu’ils établissent autour d’eux naissent de cette crainte, la masse est l’unique situation dans laquelle la peur s’inverse en son contraire. « Ce n’est que dans la masse que l’homme peut être délivré de la peur d’être touché… Dès qu’on s’abandonne à la masse, on n’a plus peur d’en être touché. Quiconque nous bouscule est égal à nous, nous le sentons comme nous-mêmes. D’un coup, et comme si tout se passait en un seul et même corps… Ce renversement de la peur d’être touché est propre à la masse. Le soulagement qui s’y diffuse atteint un degré d’autant plus frappant que la masse est dense ».
Je ne sais ce qu’aurait pensé Canetti de la nouvelle phénoménologie de la masse qui se présente à nous : ce que les mesures de distanciation sociale et la panique ont créé est certainement une masse – mais une masse pour ainsi dire renversée, formée d’individus qui se tiennent à tout prix à distance l’un de l’autre. Une masse non dense, donc, mais raréfiée, et qui, toutefois, est encore une masse, si celle-ci, comme Canetti le précise peu après, se définit par sa compacité et sa passivité, dans le sens où « un mouvement vraiment libre ne lui serait en aucune façon possible… celle-là attend, attend un chef, qu’il faudra lui désigner ».
Quelques pages plus loin, Canetti décrit la masse qui se forme par le biais de l’interdit : « de nombreuses personnes réunies ensemble veulent ne plus faire ce que, jusqu’à alors, elles avaient fait individuellement. L’interdit est soudain : elles se l’imposent d’elles-mêmes… dans tous les cas il frappe avec une force maximale. Il est catégorique comme un ordre ; est toutefois décisif son caractère négatif ».
Il est important de ne pas laisser échapper l’idée qu’une communauté fondée sur la distanciation sociale n’aurait rien à voir, comme on pourrait le croire naïvement, avec un individualisme poussé à l’excès : elle serait, tout à l’inverse, comme celle que nous voyons aujourd’hui autour de nous, une masse raréfiée et fondée sur un interdit, mais, justement pour cela, particulièrement compacte et passive.
Giorgio Agamben, traduction Florence Balique, à partir du texte italien publié le 6 avril 2020 sur le site Quodlibet (https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-distanziamento-sociale), paru dans lundimatin#238, le 13 avril 2020