Méprises et impostures du possible

Cem Made est revenu de cette « assemblée » où on lui a proposé de dire des choses. Il a tenu le rôle qu’on attendait de lui. Il a finalement peu parlé. Il n’a pas vraiment trouvé le ton. Quand il a cru le trouver, il s’est rendu compte que son temps de parole imparti était fini ; cela aurait été malvenue de s’incruster et de donner ainsi l’impression de vouloir faire tourner les « échanges » en débat. Débattre n’est plus de saison.

Tu es revenu de ce, cet, cette…. En fait, tu ne sais plus nommer ces moments, ces moments de réunion. On y fait quoi, au juste, écouter, discuter, débattre, se former-déformer ? Non, en fait, c’est juste pour se rencontrer, un « atelier », un « meet up », une juxtaposition de personnes qui croient partager des choses mais s’en tiennent au minimum, une vague référence au « commun », c’est « cool »…

Dernièrement tu as été invité à un « atelier de réflexion collective ». On t’a demandé de témoigner de ton « expérience » : « tu pourrais plus spécifiquement partager en tant que « discutant » tes analyses et retours d’expériences en lien avec les .. .» -Comment les nommer ?- « initiatives », oui, disons cela, c’est plus vrai, mais ça veut dire quoi ?

Tu as tenu le rôle qu’on attendait de toi ; tu as dit sans dire vraiment. Finalement tu as peu parlé et tu as fait attention de ne pas déborder sur ton temps imparti. Ton temps « im parti », comme si justement il était essentiel de ne pas prendre parti.

Comment se nomment ces réunions où la parole est en fait envahie par un vocabulaire qui se veut « autre », mais qui se veut quoi au fait ? Il ne se veut pas vraiment « alternatif » ; alternatif à quelque chose qu’il ne nomme pas vraiment. Il ne peut plus vraiment se vouloir « innovant », l’innovation, dite, sociale ça a eu une courte vie, plus personne n’oserait employer un tel vocabulaire tant cela semble dérisoire. Solidarité, transition, commun, même, communs avec un s, finalement, tout passe ; « Je suis contributeu.rice … » à, à quoi, en fait ?, à des actions, des activités, des projets… Telle est la qualité par laquelle les participants se présentent. Ici, ce que l’on appelait autrefois l’  « organisation », et même l’ « orga », dans certaines grandes organisations en partis politiques, tout cela ne s’appelle plus. On n’en parle plus, comme si cela n’existait pas, ou plus. Mais, paradoxalement, on évoque la « gouvernance » qui doit être « horizontale », comme si on avait tout dit, en décrivant de façon caricaturale ce dont on ne veut plus et en faisant référence parfois à une stigmergie qui nous vient de l’observation des insectes sociaux…Mais, tu es porté par des « projets » censés trouver leur place dans un monde sans tension. D’ailleurs, le conflit te semble impossible, et s’il advient, et c’est bien le cas, ça n’est que du fait des personnes, malveillantes. Les mots en « veillance », mal ou bien, envahissent les discussions qui empêchent le débat et, à coup sûr la controverse pourtant si nécessaire.

Tu sais que dans tes contributions tu dois privilégier l’action, dans une argumentation faisant référence à un « agir collectif », depuis le « Pouvoir d’agir », jusqu’à l’agir en communs. Les références que tu peux te permettre de « mobiliser », comme on dit dans les réunions universitaires, doivent mettre en avant des « penseurs  / expérimentateurs » de l’action : plutôt Hakim Bay et Rob Hopkins et tous les exégètes de la littérature sur la « transition ». Un cran d’abstraction on mobilisera Bruno Latour. Pour les plus imprégnés d’une pensée pragmatiste, ancrée dans l’histoire, on mobilisera John Dewey.

Récemment, on t’a demandé si tu pouvais faire une présentation, on ose plus dire « cours », sur les « tiers lieux culturels », dans le cadre d’un master. Tu hésites. Tu n’aimes pas la notion de tiers lieux culturels. Lieux culturels, encore, ça peut s’inscrire dans une problématique éprouvée des lieux intermédiaires, indépendants ; mais tiers lieux culturels ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Ca ajoute une espèce de fonctionnalité culturelle, des activités artistiques, portées par qui ? Des résidents permanents, ce sont alors des lieux de création, des intervenants extérieurs au lieu, mais c’est alors un lieu de diffusion ? Ces lieux culturels, souvent héritiers des friches et repérés au titre des nouveaux territoires de l’art, existaient déjà sans qu’il faille les nommer tiers lieux culturels. Est-ce à dire que, parce qu’ils sont de création récente, ils incorporent ces fonctions et ces espaces de coworking qui ont été à l’origine du mouvement de ce qui s’est ensuite appelé les tiers lieux quand les pouvoirs publics ont contribué à les soutenir en en faisant une quasi forme d’action publique. Certains des lieux existants l’ont bien compris qui se sont requalifiés tiers lieux pour pouvoir émarger aux budgets potentiellement alloués par les pouvoirs publics.

Hier, pensant à ce que tu pourrais bien dire lors de cette présentation, tu es tombé sur de vieux dossiers, enfin, pas si vieux, 2015, mais ça paraissait déjà obsolète. Le dossier était inscrit sous le nom de « In. So. », bizarre, ah oui, In So comme Innovation Sociale. Tout le monde a oublié le « moment » innovation sociale. La politique de pacification des quartiers difficiles avait trouvé sa voie/voix, l’innovation sociale : un consensus mou au terme d’une controverse faiblement argumentée, avec, comme résultat, un compromis fragile. Mais, des initiatives nombreuses ont ainsi pu être repérées, identifiées, plus ou moins, soutenues et financées. Tout cela a généré un foisonnement momentané de rencontres, de réseaux et de marchés de l’accompagnement / facilitation. Les logos et les acronymes des associations et des mouvements changeaient pour y mettre de l’in so. Des associations naissaient toutes les semaines en s’y référant. Deux ans après c’était fini ; plus personne n’en parlait ; d’autres préparaient le « moment coworking », qui, bientôt reconnu et vite viral, devint le moment tiers lieux.

Tu t’es attelé à cette préparation de cours, sans enthousiasme, en étant sûr d’avoir à capter un auditoire qui attend un plaidoyer inconditionnel en faveur des tiers lieux, parce que c’est chouette et cool. En plus tu auras à partager ta présentation avec un intervenant qui risque de ne pas comprendre les détours que tu comptes faire prendre à l’auditoire ; des détours historiques. Tu essaieras de montrer que si le vocabulaire est apparemment nouveau, ce qu’il recouvre ne l’est pas toujours autant. En fait les mêmes questions ont déjà été posées, avec d’autres réponses, plus tranchées du point de vue de la dialectique sociale. Tu souhaiteras leur faire prendre des détours « sociologiques ». Tu mettras alors en avant la composition sociale de ce qui résulte de ces mobilisations sociales. Tu montreras que la population concernée est souvent très homogène, que l’homogamie guette les formats en lieux, que, même, la question n’est pas vraiment posée. Pourtant, il te semble qu’elle doit l’être, même s’il ne s’agit pas de la réduire à quelques vielles considérations sociales, voire « socialistes ». Les mots de travailleur, a fortiori d’ouvrier, sont exclus du vocabulaire.

Évidemment souligner les différences sociales risque de contraindre les conditions de mobilisation des personnes pour des actions en communs. Mettre en avant les divergences de positions, si ça devait s’appuyer sur des considérations en termes d’intérêt, en reviendrait à remettre en cause l’un de tes principes qui veut que la sociologie de l’intérêt ne soit pas intéressante. De plus, ceux à qui tu t’adresses ne sont pas dans des conditions de vie et de travail si éloignés que cela de ceux, les plus démunis, auxquels on continue à se référer dans les discours justificatifs de la mise en communs et du partage des ressources. Là, tu vas devoir justifier ce qui te sert d’échelle d’évaluation des différences. Alors que tous incorporent sans souvent l’expliciter des principes de justice, tu vas devoir en mettre en discussion plusieurs, ce qui ne va pas manquer de surprendre par le fait que tu devras les expliciter. Il est convenu de les masquer pour ne pas nuire à l’action mais surtout à la bienveillance qui doit l’animer. Si tu mets en avant le rapport au travail et à l’action économique ordinaire, pour ne pas dire dominante, les différences seront masquées par une dénonciation partagée du rapport à l’emploi et à la subordination qui le cadre. Tu auras des difficultés à argumenter à propos d’un salariat que tous disent rejeter alors qu’il représente un commun protecteur par bien des aspects. Si tu mets en avant le rapport à la politique qu’entretient désormais toute activité sociale et économique, sans qu’on puisse séparer ces deux aspects, tu risques d’avoir les mêmes objections. Évidemment, agacé par le fait de ne pas arriver à argumenter d’une façon subtile et efficace là-dessus, tu auras la tentation de faire une sortie montrant la disjonction entre les gens des milieux et lieux prétendument alternatifs et ceux des « ronds-points, façon gilets jaunes ». Pour t’en sortir tu prendras tes exemples dans la composition des publics, diversifiés, des actions culturelles auxquelles tu participes du fait de tes implications dans plusieurs collectifs d’artistes. Mais, tu sais à quel prix il te faut participer à la lente et difficile construction sociale et politique de ces publics. Expliciter cela te préserve d’impostures difficiles à contrecarrer. Par exemple, l’Imposture de celui qui se dit « contributeur » d’une alternative et qui semble plutôt occuper la position d’un chef de BE qu’il a appris lors de ses études et qu’il croit avoir évacué de ses représentations de l’action et de l’organisation, lorsque l’ingénierie des agencements pense pouvoir faire l’économie d’une critique radicale. Autre exemple, l’Imposture de celle qui croit œuvrer pour le commun et la mutualisation de ressources partagées et ne fait que se mettre dans une position de gestionnaire de lignes de produits, même si ces produits se veulent des services mutualisés, rendus à qui ?

Cem Made en est là de ses réflexions et constate que la préparation de son intervention s’englue dans des considérations qu’il ne pourra pas facilement partager. Le mieux serait de les rédiger pour en faire une espèce de chronique ou carnet sur un blog qui ne sera lu par personne.

Plus encore que les contenus, comment trouver le style de l’argumentation ?

Cem Made a en tête les critiques, mais est-ce des critiques, qui lui ont été faites à l’occasion d’une de ses dernières participations à un séminaire « universitaire ». Il lui a été fait savoir par celle qui s’arroge le droit de dire la vérité des choses scientifiques et politiques qu’il tenait des propos lénifiants. Pour être précis, il est allé voir la définition exacte du terme : « amollissant, qui ôte toute énergie, apaisant, calmant », selon le dictionnaire Larousse. Évidemment, si cela signifie « fade, douceâtre ou mou », l’acception ne va pas être incitative à l’action réflexive qui lui tient à cœur. Mais, si cela peut signifier « apaisant », il ne reniera pas ce terme tant il est une des conditions majeures de cette volonté d’action qui l’anime et le porte à la construction d’un sens commun.

C’est en ayant cette préoccupation en tête que te voilà à nouveau convié à intervenir sur le thème des transitions, comme il est désormais convenu d’appeler toute projection et prise d’initiative.

Tu aimerais te positionner dans une perspective du possible mais tu n’es pas sûr de trouver le ton. Tu as lu récemment un livre sur ce thème, « La perspective du possible, Comment penser ce qui peut nous arriver et ce que nous pouvons faire » (H. Guéguen et L. Jeanpierre). Coïncidence tu étais à ce moment-là en train de lire Robert Musil. Quelqu’un de bien cultivé aurait dû dire, « relire » Musil…, mais non, toi, c’était la première fois que tu le lisais. Tu n’as pas été surpris que le livre de Guéguen et Jeanpierre commence, en exergue, par « Mais, s’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible. L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera ; ici pourrait se produire telle ou telle chose ; et quand on lui dit d’une chose qu’elle comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas » (R. Musil, L’homme sans qualité, tome1, p.17, cité par Guéguen et Jeanpierre). Définir un nouveau sens du possible, libéré de ses effets d’impuissance et d’apathie, c’est le propos du livre de Guéguen et Jeanpierre. C’est ce qui les fait enquêter sur les utopies réelles et les conditions de l’anticipation. Enquêter, mener l’enquête en y associant des acteurs différenciés suppose le diagnostic partagé des conditions d’une projection en possibles, suppose aussi l’établissement imaginaire du projet. Tout cela mobilise la critique menée en commun de nos conditions d’existence mais aussi la recomposition des possibles dans une conjoncture apaisée. La critique peut être tranchante, clivante, mais si le deuxième mouvement de projection ne se fait pas dans l’apaisement des relations et des intermédiations, la projection n’en pâtira-t-elle pas ? Question de l’agir en communs, ou propos lénifiant du chercheur démagogue ?

Paradoxalement, et sans ne le dire à personne parce que tu ne serais pas considéré comme en phase avec le moment philosophique d’une pensée de la transition, tu en profites pour approfondir ton argumentation en lisant les deux tomes du « Principe espérance » d’Ernst Bloch. Mais, chut, n’en parlons pas, personne désormais ne revendique la pensée de cet auteur qui a voulu « corriger les conceptions d’un matérialisme vulgaire, en élaborant les bases d’une nouvelle éthique », mais cela n’a satisfait ni les marxistes qui l’on trouvait trop imaginatif, ni les existentialistes qui l’on trouvait trop déterministe alors qu’il ne vise qu’à déterminer les structures de la pensée utopique, des « images-souhait » et de l’activité de l’imagination utopique en général, comme le dit Arno Münster dans son livre sur « Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch ». Comment décrire et encourager le « non-encore-devenu » comme le projette Bloch, tout en étant sensible aux conflits et conditions réversibles du possible ? Il va falloir bien triturer l’argumentation pour s’inspirer de cette espérance du possible sans faire référence à Bloch qui risque de bloquer la réflexivité de l’action et les expérimentations menées en communs.

Cem Made tient dans ses mains un exemplaire du tome 2 des « Journaux » de Robert Musil. « Moi, vous savez, je ne suis pas philosophe ; je me contente d’écrire des choses sur les expériences que je mène, avec d’autres », répond Cem. « Je me contente de mes petites chroniques sur des sujets variés et dans des formats qui changent à chaque fois, en fait je ne sais pas trop comment parler de tout ça », ajoute Cem, qui montre son embarras en feuilletant le livre.

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