Décrire la décence ordinaire

Avec Joan Didion, avec George Orwell, avec Bruce Begout

 

Le hasard aura voulu que je commence cette rédaction le jour où j’ai appris à la fois l’existence et le décès récent (trois jours avant) de Joan Didion. C’est elle qui m’aura suggéré le lien avec Georges Orwell. Dans un texte court paru sur la revue en ligne AOC, elle s’interrogeait sur « Pourquoi j’écris ? ». Elle disait avoir volé le titre de ce texte à Georges Orwell, « Why I write ? ». L’une des raisons invoquées par elle était la sonorité des mots en anglais ; trois petits mots brefs, sans ambiguïté,  avec une sonorité en commun : « I »,  « I »,  « I », c’est-à-dire « Je ». Cela me donnait une opportunité d’écrire avec Georges Orwell, ce qui me démangeait depuis un moment.

« Je n’écris que pour découvrir ce que je pense, ce que je regarde, ce que je vois et ce que ça signifie. Ce que je veux et ce que je crains ». Joan Didion, Pour tout vous dire, 2022.

« Par bien des aspects, écrire, c’est l’acte de dire « je », d’imposer sa présence à autrui, de dire écoutez-moi, voyez les choses à ma façon, changez de point de vue. C’est un acte agressif, hostile, même. Vous pouvez déguiser cette agressivité autant que vous voulez en la voilant de propositions subordonnées, de qualificatifs et de subjonctifs précautionneux, d’ellipses et de dérobades – en convoquant tout l’arsenal qui permet d’intimer au lieu d’affirmer, de suggérer au lieu de déclarer –, mais inutile de se raconter des histoires, le fait est que poser des mots sur le papier est une tactique de brute sournoise, une invasion, une manière pour la sensibilité de l’écrivain d’entrer par effraction dans l’espace le plus intime du lecteur »(Joan Didion).

L’année 2020 aura été marquée par des événements importants. Evidemment, tous évoquerons les débuts de la pandémie, avec ce que cela a entrainé de confinements, de couvre feux, de restrictions, et autres contraintes. Pour moi, cela aura été aussi de nombreux projets, de rencontres ; des rencontres avec des auteurs notamment. Je ne sais plus par quel hasard j’étais tombé sur l’un d’entre eux dont je n’avais jamais entendu parler, Bruce Begout. Un petit livre énigmatique avait attiré mon attention, pour lui-même et sa thématique de la décence –Voilà bien une notion que j’aurais de prime abord rejeté-, « De la décence ordinaire ». Son sous-titre indiquait : « court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de Georges Orwell ». Ainsi ce livre de Bruce Begout me servait d’introduction à l’œuvre de Georges Orwell. Bien sûr j’avais lu, il y a longtemps déjà, « 1984 » et « La ferme des animaux ». La charge contre les systèmes totalitaires semblait l’argument essentiel de cette œuvre et, avec ces deux titres, la question semblait réglée. Bruce Begout nous faisait découvrir un tout autre aspect de cette œuvre, celui d’une mise en scène de l’ « ordinaire ». Orwell est surtout connu pour ces romans et ces deux-là en particulier. Bruce Begout nous propose une lecture des récits documentaires qu’Orwell a publiés à partir de 1936 et pendant les années 1940, celui dédié à cette ville ouvrière de Wigan, dans le nord de l’Angleterre, « The Road to Wigan Pier », et ceux rassemblés sous le titre « Dans le ventre de la baleine et autres essais ». Pour Bruce Begout, «  la décence ordinaire est le revers de l’apparente indécence publique », et c’est Georges Orwell qui lui livre, dans ses récits, la matière pour argumenter cela. L’ordinaire, c’est la fragilité du monde commun, bafoué. Et, le réel est avant tout ordinaire car le quotidien en constitue le noyau. Chez Orwell que commente Begout, le commun est entendu comme l’ordinaire partagé par tous. En ce sens la décence ordinaire renvoie à une expérience partagée, une pratique commune du respect et de la loyauté, une résistance à toute forme d’injustice, antithèse de la volonté de puissance. L’ordinaire décence c’est aussi le charme discret de la trivialité face à l’ironie mordante de l’intellectuel, l’acceptation de la finitude, le charme d’une justesse personnelle. Et Orwell, tel que le présente Begout, se veut « socialiste » dans l’esprit de ces années 1930. Pour lui, la réforme sociale ne peut que se fondre sur le monde de la vie en convergence avec la décence ordinaire. Plus encore, trop souvent le révolutionnaire n’a été qu’une tête haineuse, un être abstrait, immature et caractériel, sans nulle relation avec l’existence ordinaire, dans la pauvreté de son univers quotidien ; l’utopie politique venait compenser la vacuité d’une existence sans qualité (Begout, p.39). Se trouve ainsi dégagées les conditions d’un « humanisme ordinaire » : « Il faut d’abord savoir acquiescer au monde avant d’entreprendre de la changer » (Begout, reprenant Orwell, p.41). En fait, l’homme ordinaire se moque du pouvoir, pratiquant cette décence ordinaire, il a –Il aurait donc, selon eux- le sens du partage, de l’entraide pratiqué par les gens simples, la méfiance vis-à-vis de toute autorité, une bienveillance commune avec une assise affective et « pré-intellectuelle » d’une société immanente sans qu’elle soit associée à une quelconque croyance transcendantale (Begout, p.44). Et, toujours face à cette décence ordinaire, l’indécence des intellectuels.

M’imprégnant de ces considérations, les hasards et les paradoxes n’ont pas manqué. J’ai égaré le petit livre de Bruce Begout que j’avais tendance à emmener partout avec moi pour le montrer, en faire état, jouer de ces paradoxes de la décence ordinaire. Il m’a fallu le racheter et le relire à cette occasion.

Un autre de ces paradoxes est qu’un programme d’exploration des initiatives portées par des collectifs alternatifs, en lien avec des associations et des collectivités territoriales m’a conduit cette année-là, en 2020, dans le nord de l’Angleterre, juste avant que la pandémie ne vienne empêcher ce genre de situations. Les hasards –Mais, est-ce des hasards ?- de ce programme m’ont conduit à Wigan, sur les pas d’Orwell. Visitant différentes initiatives et autres lieux sociaux dans cette ville avec des représentants de la municipalité nous sommes passés devant la maison de briques rouges dans laquelle Orwell a habité pendant son séjour à Wigan. A cet endroit, il a écrit sur cette ville un livre, « The Road to Wigan Pier », qui n’est pas une description misérabiliste des conditions de vie et de travail d’une population ouvrière. Les descriptions y sont pourtant nombreuses et très détaillées. Les personnes y sont désignées avec leurs contextes et les représentations qu’ils se font de leurs conditions. Orwell ne cesse pas de s’interroger sur ce qu’il écrit mais plus encore sur ce qui pourrait l’autoriser à écrire ce qu’il écrit : « Once again, here am I, with my middle-class origins and my income of about three pounds a week from all sources… But if you are constantly bullying me about my ‘bourgeois ideology’, if you give me to understand that in some subtle way I am an inferior person because I have never worked with my hands, you will only succeed in antagonising me… I cannot proletarianise my accent or certains of my tastes and beliefs, and I would not if I could » (Orwell, p.213). Il n’a pas écrit non plus un récit épique de luttes sociales, même si Orwell pointe un état d’esprit qui n’est pas de la résignation. Certes, il « prend parti »: « There is no chance of righting the conditions I described in the earlier chapters of this book, or of saving England from Fascism, unless we can bring an effective Socialist party into existence…We can only get it if we offer an objective which fairly ordinary people will recognize as desirable. Beyond all else, therefore, we need intelligent propaganda. Less about ‘class consciousness’, ‘expropriation of the expropriators’, ‘bourgeois ideology’, and ‘proletarian solidarity’, not to mention the sacred sisters, thesis, antithesis and synthesis, and more about justice, liberty and the plight of the unemployed…. All that is needed is to hammer two facts home into the public consciousness. One, that the interests of all exploited people are the same; the other, that Socialism is compatible with common decency “ (Orwell, p.214).

Nous voici revenus, avec Orwell, à la décence ordinaire. Et lorsque ce dernier tente de répondre à la question « pourquoi j’écris », premier essai du recueil d’essais intitulé « Dans le ventre de la baleine », il évoque plusieurs raisons. C’est d’abord, le « pur égoïsme », puis l’  « enthousiasme esthétique », puis l’ « inspiration historienne », finalement la « visée politique ». Mais, concluant cet essai, en relisant ce qu’il vient d’écrire, il affirme « je m’aperçois que j’ai pu donner l’impression d’être un écrivain exclusivement gouverné par son ‘engagement’. Je ne veux pas laisser le lecteur sur une telle impression ». En fait, selon lui, « Ecrire un livre est un combat effroyable et éreintant, une sorte de lutte contre un mal qui vous ronge. Nul ne se lancerait dans pareille entreprise s’il n’y était poussé par quelque démon auquel il ne peut résister, et qu’il ne peut davantage comprendre….On ne peut rien écrire de lisible sans s’efforcer constamment d’effacer sa propre personnalité…Et lorsque je considère mon travail, je constate que c’est toujours là où je n’avais pas de visée politique que j’ai écrit des livres sans vie,… de l’esbroufe pour tout dire » (Orwell, p. 19).

 

 

Coopérer dans l’écosystème des communs

« Les mondes nouveaux doivent être vécus avant d’être expliqués », Alejo Carpentier

Voilà un titre bien ambitieux pour envisager des collaborations, me direz-vous, mais il me semble que préciser le cadre de nos coopérations est essentiel. Hormis des questions de disponibilité, ces coopérations sont parfois rendues difficiles par des tensions qu’il nous faut aborder, me semble-t-il. Nos pratiques pourraient être plus communes et partagées qu’elles ne le sont.

De fait, c’est ce dont il a été question lors de nos deux jours de discussion à l’occasion de nos « microRoumics ». Les formulations je les prends à mon compte avec toutes les hésitations et les maladresses que provoque le début de réflexivité de nos actions. Et le calibrage de ces formulations ne doit pas être un préalable à toute collaboration ; on apprend en faisant, en mettant en œuvre nos actions collectives.

A l’occasion de nos Roumics nous avons mis les « tensions vécues » au centre de notre réflexion collective. Nos échanges y ont été « animés et facilités » par un intervenant extérieur, sur cette problématique des tensions. La discussion a porté sur nos relations, nos implications, nos engagements, au regard des initiatives dont nous sommes les déclencheurs, les facilitateurs et les porteurs.  Nous l’avons fait en tenant compte -Les mots « compte » et « comptabilité » sont ici à prendre au sens de la lettre-, mais sans les expliciter pleinement, des modalités selon lesquelles nous construisons collectivement et individuellement nos conditions de vie, en particulier nos conditions de rémunération. Nous faisons pour cela référence à  ce que nous appelons la « contribution » sans vraiment savoir ce que cela recouvre vraiment.

Il me semble qu’il n’y a pas de préalable ni d’atermoiement à mettre pour envisager des collaborations. Suffisamment d’enjeux et d’intentions en commun nous rapprochent. Une conception, même instrumentalisée, et, selon moi, un peu réductrice, des communs envisagés principalement en termes de ressources partageables, pourrait suffire, mais à condition qu’un travail collectif d’explicitation et de requalification soit mené d’une façon ouverte et délibérative. Il s’agit en fait d’une œuvre de démocratie économique et politique à mener.

L’écosystème de relations dans lequel ces « collaborations » interviennent est cependant à envisager et à requalifier sous plusieurs aspects, et c’est en cela que nos expérimentations participent d’un vrai programme de recherche action. Ces aspects sont ceux que nous imposent les formes actuelles de l’action économique publique et, à partir desquelles, nous tentons d’inventer un nouvel « agir collectif », en communs.

Ne faut-il pas réorienter les structures juridiques de l’action économique et leurs capitalisations spécifiques ? Le risque n’est-il pas que leurs fonctionnements attendus demeurent prégnants alors que souvent nous les habillons de considérations « collaboratives » ou « coopératives » ? Ces structures, en elles-mêmes, disent tout et rien à la fois. Elles peuvent relever simultanément de plusieurs logiques de valorisation économiques et de modes différents de régulation des liens entre les agents et acteurs concernés, selon les « communautés » de liens qu’ils créent. Elles peuvent afficher des modalités, coopératives par exemple, qu’elles ne tiennent pas, ou pas vraiment. Elles peuvent mettre en avant des formes instituées, d’actionnariat et de responsabilité sociale limitée, tout en s’efforçant et pratiquant des formes d’entreprises à « objet social étendu ». Comment faire pour expliciter et faire évoluer les affectio societatis qui président aux « entreprises » que nous formalisons, et les repositionner en « affectio communalis » que nous sommes censés porter en communs si nous prenons les communs aux mots et pas seulement sous l’angle de ressources partageables. On pourrait regarder nos « structures » (Anis, Optéos, la Compagnie des tiers lieux, Pop, etc.) sous cet angle, mais aussi la place et la consistance socioéconomique que nous donnons à nos « communs », avec leurs communautés, leurs budgets contributifs, leurs publicités collectives, leurs espaces, leurs plateformes technologiques, etc.

Ne faut-il pas avoir la même approche de recomposition des conditions singulières de rémunérations ? Faire référence à la contribution, surtout dans son état actuel d’élaboration et d’absence de reconnaissance institutionnelle, ne suffit pas à qualifier ces conditions. Il faut envisager les configurations concrètes dans lesquelles interviennent des rétributions en contribution, selon leurs adossements spécifiques à des normes d’emploi, de salariat, ou d’indépendance économique. Ces configurations se développent selon les trajectoires des personnes au sein des écosystèmes en communs. Ces conditions de rémunérations en contribution sont souvent argumentées de façon relative, en substitution, partielle ou totale, à d’autres formes de rémunération qu’elles confortent en laissant croire qu’elles les transforment. Les rétributions en contribution pourront ainsi s’adosser à un « emploi » exclusif avec contrat de subordination, on pourrait alors les envisager comme une sorte de « part variable » de la rémunération. Elles peuvent abonder un chiffre d’affaires dans les cas, dits, d’indépendance économique. Elles peuvent s’adosser à des formes de salaire telles que les contrats CAPE et CESA pratiqués dans les CAE. Elles pourraient composer de nouvelles formes de rémunération garantie par des dispositifs de solidarité salariale à créer.

Le fait que se circonscrive un champ d’expérimentation de la contribution commence à spécifier des pratiques et oblige, progressivement, à les différencier et à les qualifier pour qu’elles soient reconnues. Cette problématique de la reconnaissance est critique pour les personnes elles-mêmes, pour les communautés dans lesquelles ces pratiques opèrent et pour les institutions qui légitiment les règles. Dire que c’est la reconnaissance du travail effectif, par-delà les appartenances de structures ne suffit pas à expliciter les enjeux de valeur et pour qui. Il en va de même de la reconnaissance de capacités, au sens que lui donne Amartya Sen en maintenant le travail comme valeur d’échange dans un marché qui reste assujetti à des formes d’échanges basés sur l’immédiateté et l’indifférenciation anonyme de la relation. La contribution peut-elle être à la fois rétribuée et bénévole ? Après tout, le bénévolat n’implique pas la gratuité de la relation d’échange mais le fait que la relation se fait selon le « bon vouloir », sans recherche de compensation immédiate et tarifée. La valorisation peut être différée et régulée au titre d’une modélisation en réciprocités plus ou moins formalisées. La relation bénévole peut être plus spécifiquement de l’ordre du « don », déconnectée de toute évaluation apparemment économique pour représenter une valorisation symbolique, éthico politique, qui n’implique pas de retour immédiat et tarifé. Nos pratiques de la contribution participent de tout cela à la fois sans explicitation, ni différenciation.

Sur base de ces pratiques et des formes salariales existantes comment composer des conditions de viabilité socioéconomique qui soient congruentes avec une socialisation en communs ?

Pour envisager ces conditions ne faut-il pas alors, aussi, ré examiner les règles générées par l’appui que nous donne l’institution publique ? Une bonne partie de nos énergies, au sein de nos écosystèmes, passe dans la mise en œuvre de liens avec l’action publique. Il faut considérer toutes nos « initiatives » comme des actions pour obtenir des moyens, pour leur faire bénéficier d’appuis publics, plus ou moins en complément à des capitalisations privées, de différentes sortes. Nous ne nous contentons pas de solliciter ces appuis, nous nous efforçons d’en orienter la construction la distribution et la gestion par des « appels », à manifestation d’intérêt, à projets, d’offres, aujourd’hui, voire, aujourd’hui, à communs.

Ces appuis, comment nous mettent-ils en relations et en tensions, au sein de nos écosystèmes ?

De fait, les appuis que nous sollicitons auprès des pouvoirs publics se transforment en potentialités de « quasi marchés » de l’accompagnement, de la facilitation, du conseil et de la formation des communautés correspondant à nos initiatives. Les formes de coordination que nous développons alors sont, tout à la fois, des « réseaux », des « coalitions » ou des « assemblées ».

La forme la plus évidente, parce qu’apparemment la plus « professionnelle », est celle du réseau. Elle  représente le lien le plus fort, le plus permanent. Parce que professionnelle et souvent induite par l’appui public qui suscite cette alliance, la forme réseau risque de n’exister que comme contrôle et régulation des quasi marchés instaurés par cet appui, et même, de fait, que comme partage, plus ou moins équitable, des effets de rente que ces appuis instituent, surtout les  aides financières directes. Mais alors comment les communautés porteuses de ces initiatives se positionnent-elles dans ces réseaux professionnels et économiques, y compris en ESS, économie circulaire, de la fonctionnalité, dans ces réseaux de lieux Tiers Lieux, de plateformes, etc.

La forme coalition vise à mobiliser des communautés dans une alliance plus ou moins éphémère, dans une mobilisation plus oppositionnelle pour peser sur l’action publique ou s’affronter à l’institution.

La forme assemblée représente un mode de regroupement où la question des appartenances et des modes de représentation des communautés est débattue, comme est régulé le rapport de ces communautés aux institutions, selon des principes d’autonomie relative par exemple.

Voilà quelques considérations que l’on doit prendre en compte, il me semble. Elles sont ici évoquées de façon générique et théorique mais nos pratiques collectives les expérimentent sans toujours les expliciter du point de vue des enjeux, tensions et effets de domination qu’elles génèrent.

Bien sûr, il ne s’agit pas de tout expliciter avant de se mettre à coopérer entre nous, au sein de nos écosystèmes d’action en communs. Nos actions et les acteurs qui les promeuvent sont eux-mêmes tout à la fois en construction et en transition de formes. Le recours désormais systématique à la notion de « fabrique » est bien le symptôme des potentialités et des incertitudes qui président à ces mobilisations, ces mouvements, ces dynamiques de transformation. Sachons trouver les dispositifs d’action collective qui permettent des moments d’explicitation, de délibération et de construction de compromis viables. Un gros travail d’argumentation et de justification nous attend, celui qui porte sur la formulation des « grandeurs » (pour parler comme les sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot) qui nous mobilisent, des engagements que nous prenons sur ces bases et des mises en pratiques congruentes qui nous animent.

Le commun est ce chemin.

Rencontrer Claude Lévi-Strauss

Un petit livre qui ouvre vers un monde…

Nous sommes en mars 1969.  Les épreuves du bac sont en juin. A la vitrine d’une petite librairie existant alors, dans le Vieux Lille, il a remarqué un livre, petit, à la couverture déjà jauni, un « Que sais-je ? ». Le titre l’intrigue, « L’anthropologie physique » (Pierre Morel, Que-sais-je ? PUF, 1962). Plus tard, il aura définitivement l’impression d’une double surprise : un livre de ce type, sur un tel sujet à la vitrine d’une petite librairie. Paradoxalement, de nombreuses années après, plus de quarante ans en fait, il retrouvera cette surprise en parcourant les rues de Buenos Aires, et en voyant des livres de ce genre à la vitrine de nombreuses petites librairies.

Certes, ce livre n’est pas cher, dans ses moyens. Mais, il passe son chemin, puis revient sur ses pas. Il hésite. Finalement résolu, il entre pour l’acheter. Il ne lui vient pas à l’idée de le feuilleter d’abord, pour s’assurer de son achat. En fait, il n’ose pas ; ça ne se fait pas. Il se compose un air assuré pour un achat qui n’est pourtant pas dans ses habitudes. Les livres qu’il a déjà achetés se comptent sur les doigts d’une main. Ce choix vient conforter celui qu’il a fait il y a quelques semaines. Il est tombé par hasard, est-ce vraiment par hasard ?, sur un autre petit livre dans une collection de livre « de poche », « Introduction à l’ethnologie », (Abram Kardiner et Edward Preble, Gallimard, 1966). Dans le rapport aux livres qui est le sien, il ne s’autorise que des petits livres, des « introductions », des « synthèses ». Il n’en est pas à connaître les auteurs. Tout au plus, est-il, intrigué, motivé par les titres, pour ce qu’il en comprend.

Il a tout de suite été accroché par le propos introductif de ce livre sur l’ethnologie, mot qu’il découvre aussi, « une nouvelle dimension : la société ». Ainsi, on peut envisager quelque chose qui s’appelle « la société » ! Il en a perçu l’émergence il y a un an maintenant, à partir de Mai 1968. Depuis, ça le travaille. Ainsi, il y a quelque chose que l’on pourrait appeler « la société » et qui pourrait, devrait, être autre qu’elle est ? On pourrait donc s’autoriser à penser ça. En tout cas, certains le font et le font savoir, bruyamment. La compréhension n’est ici pas d’abord intellectuelle, elle est d’abord « sensible » ; un sentiment d’évidence et d’urgence, dans un moment de crise.

Tout au long du deuxième trimestre de cette année scolaire un peu particulière, ouvert par les événements de Mai, il a lu consciencieusement les courts chapitres de la première partie de ce livre, véritable révélation. Les auteurs le marqueront à jamais, Charles Darwin, Herbert Spencer, James Frazer, Emile Durkheim, Franz Boas, Bronislav Malinowski, Ruth Benedict. Et, puis cette découverte de la seconde partie, « une nouvelle dimension : l’homme », l’homme tel qu’il peut être envisagé par les anthropologues de la première partie du livre, et surtout, par un auteur présenté comme le « fondateur de la psychodynamique », Sigmund Freud. Le livre acheté en 1969 a été publié en 1966. Le mot psychanalyse n’était-il pas déjà accepté ? En tout cas, cela n’a pas facilité la compréhension de celui qui faisait alors ses premières découvertes d’une pensée émancipée des représentations religieuses, catholiques, de l’homme et du monde. Divers, impacté par des contextes culturels différents, évoluant dans des environnements socialement compréhensibles, l’homme, en plus, est au monde avec une « impulsion sexuelle, un instinct biologique fondamental ». Même limitée à ces courts chapitres, ce livre mettant en relation diversité anthropologique et structuration par l’inconscient est une vraie révélation, même s’il ouvre plus de questions qu’il ne propose de réponses. Mais le « mal » est fait, les convictions religieuses et morales qui n’ont jamais été bien solides, s’effondrent, dans un contexte où ces convictions, peu convaincantes, sont de l’ordre de l’indiscutable puisqu’indiscutées.

Ces nouvelles lectures prennent du temps tandis que l’année scolaire s’écoule malgré les perturbations, véritables répliques sismiques, d’une année qui suit des événements de Mai 68. Et puis, cette lecture d’un deuxième livre que l’on s’autorise, que l’on pense dans la lignée du premier. Mais, pourquoi avoir été intellectuellement sollicité par l’anthropologie « physique » ? Est-ce à dire que l’on doit d’abord s’autoriser à transgresser les représentations religieuses que l’on pense immuables, évidentes, tout simplement parce que seules accessibles, et que cela passe par un détour par ce qui apparaît alors solide, la science qui rassure ; que tout cela est inscrit dans la biologie, le physique ? Les sciences sociales sont alors un domaine inconnu, impensé. Il aura bientôt affaire avec son prof de maths de terminale, prof principal, qui, lorsqu’il notera sur sa fiche d’intention pour la suite après le bac, son intérêt pour les sciences sociales, mot qu’il a découvert quelques semaines plus tôt, lui signifiera son mépris, voire son dégoût. Entre deux il aura eu le choc de la lecture de « Race et histoire » de Claude Lévi-Strauss.

Le choc « race et histoire » avant celui de « tristes tropiques » qui le marquera encore plus durablement. Entre deux il se sera fait offrir à Noël par ses parents mais acheté par lui « la sexualité et sa répression » de Malinowski ; ce qui ne manquera pas de faire réagir.

 

 

 

Rencontrer Lévi-Strauss

C’est décidé, il ira à Paris, au Musée de l’Homme puisque c’est là qu’il l’a repéré, rencontrer Claude Levi-Strauss.

Il entre au musée de l’homme, voit une porte sur laquelle est indiqué « interdit au public » ; c’est là. Il entre, parcourt un long couloir, voit une porte en bois sombre sur laquelle est écrit : Laboratoire d’Anthropologie Sociale, M. Claude Levi-Strauss, Directeur. Il attend. Une secrétaire, qui l’a vu passer et s’asseoir, vient le voir : « que faites-vous là ? ». « J’attends M. Levi-Strauss ». « Vous avez rendez-vous ? ». « Non, je viens de Lille pour le voir, j’attends ». « Mais, il n’est pas là, il ne viendra pas aujourd’hui ? ». « Ah ! ». « Si vous voulez, vous pouvez aller voir son adjoint, c’est cette porte là ? ». « D’accord, merci ». Le sous-directeur le reçoit. Il le fait asseoir. Il n’a pas l’air surpris. « Alors comme ça vous voulez voir Claude Levi-Strauss, pourquoi ? ». « Ben, j’ai lu un livre sur l’anthropologie physique et ça m’intéresserait de faire ça plus tard ». La personne n’a pas l’air de trouver ça saugrenu, ni d’ailleurs qu’on vienne le trouver de façon inopinée. Il est là, en blouse blanche ouverte, assis derrière un gros bureau de bois, encombré de papier de toutes sortes. « Mais, où en êtes-vous ? Quel âge avez-vous ? ». « Ben, je vais passer le bac bientôt, j’ai presque 17 ans ».

Il répond avec empressement. Il prend une feuille de papier ; une feuille de papier blanc, au format dont il apprendra ensuite qu’il s’agit du célèbre format A4 qui va ensuite rythmer sa vie professionnelle avant qu’elle ne le soit par la page écran. Il commence à figurer sur le papier deux parcours en parallèle qui semblent conduire à l’anthropologie physique. Dans une première colonne il indique des études de lettres sciences humaines, dans lesquelles il situe l’ethnologie, en détaillant, en parallèle, des études en biologie. Au terme d’un niveau qu’il situe alors –Nous sommes en 1969- au niveau de la Maîtrise, suivi de plusieurs « certificats » -Même le niveau DEA n’existe pas encore-, les deux études se rejoignent pour une spécialisation en anthropologie physique rattachée à la Médecine. Dans une seconde colonne, il décrit les études de médecine, menant plus directement à la spécialisation visée en s’assurant en parallèle d’études en sciences humaines et ethnologie. « Mais, je vais vous mettre cela au propre et vous l’adresser par courrier ». Et, il le fera quelques jours plus tard ; la lettre à l’en-tête du Labo d’anthropologie sociale du Musée de l’Homme est là pour le prouver. Pour faire cela, le sous-directeur ne peut s’appuyer sur aucun formulaire ou brochure qui pourrait décrire ces parcours. Il n’est pas surpris mais avoue que cela ne lui était jamais vraiment arrivé de cette façon.

En plus de ces conseils, il fait mieux que cela. Il propose au demandeur de le mettre entre les mains de ses collègues pour une visite des différents « labos » forme cet univers mystérieux de la recherche en anthropologie. A chaque salle ou couloir, un ou une collègue, en blouse blanche…, prend en charge avec un regard amusé et accueillant le timide explorateur de labo de recherche. Ce ou cette collègue le passera aux suivants en disant montrer lui ce que vous faites. C’est tout d’abord, les salles d’anthropologie physique. C’est une surprise. Des squelettes et des ossements, des cranes et des photos remplissent les salles. Des questions émergent ; c’est donc ça, aussi, l’anthropologie physique ? Heureusement, les salles suivantes sont celles d’ethnomusicologie, avec des instruments de musique aux formes plus bizarres les unes que les autres et qui semblent pleuvoir du plafond, tant il semble que l’on ne sache plus où les mettre. On se risque à les toucher. Quelques sons en sortent ; un monde s’ouvre. Puis, ce sont les salles d’archéologie. Les tables sont remplies d’objets en tous genres. Mais, il n’a pas le temps de s’émerveiller qu’on lui dit : « attends tu n’as rien vu, suis nous ». Et, deux jeunes collègues l’emmènent, de salles interdites au public vers d’autres salles toutes aussi interdites ; les « réserves du Musée de l’Homme ». Les rayonnages sont espacés d’étroits couloirs où on se glisse. Elles en sortent délicatement des cartons qu’elles ouvrent avec précaution. De quoi s’agit-il que ce soit à ce point si solennel ? Des sortes de boules entourées de papier de soie apparaissent. Elles en ouvrent chacune une. Ça se présente comme  quelque chose enroulée dans de longs fils noirs. Ce sont en fait des têtes momifiées qui lui sont présentées comme d’authentiques têtes réduites d’indiens dont il apprend alors que ce sont des Achuars plus connus comme des têtes de Jivaros.  Des années après, sans avoir un seul jour oublié ce moment, en dévorant les livres de Philippe Descola, il aura le souvenir physique d’avoir touché ces têtes.

 

 

 

Vivre des espaces intermédiaires Imaginer et vivre des espaces intermédiaires

Mais, je ne vis que des espaces intermédiaires.

Aber, Ich libe nur von den Zwischenräumen”, Peter Handke

Cette citation de Peter Handke, c’est mon ami et collègue Jules qui l’a faite devant un public d’étudiants en Master ; un Master dans lequel nous intervenons en commun dans le cadre d’un module sur les lieux intermédiaires. J’étais intrigué qu’une référence aussi littéraire puisse représenter tant de choses. Tout d’un coup, elle exprimait et donnait un sens à ce qui furent et sont encore mes choix personnels ; « mais, bon sang, mais c’est bien sur… ». Elle aurait pu n’être qu’un bon mot, une référence marquant l’espace culturel dans lequel nous intervenions au titre de ce « Master ». Bien sûr, Peter Handke fait d’abord référence à sa pratique d’écriture et à sa place en tant qu’écrivain dans des espaces mondes et entre ces espaces mondes (zwischenräumen) ……

Mais, cette citation avait une résonance  tout à fait concrète pour moi. Elle évoquait des contextes politiques d’action collective, des espaces physiques, des lieux, mais aussi des espaces virtuels, en plateformes, numériques et autres contextes d’action collective, en référence à des notions d’espaces et de sphères  publics. Mais, elle évoquait aussi des situations et des positions sociales, celles que pratiquent les « habitants » des espaces et lieux que l’on appelle les lieux intermédiaires ou, désormais, depuis que ces espaces ont reçu l’appui des pouvoirs publics, les tiers lieux.

Cette notion d’espace intermédiaire, je l’avais déjà rencontré, avec celle d’intermédiation, voire d’intermédialité, m’intéressant aux contextes des friches culturelles et autres lieux intermédiaires tels qu’ils ont émergé dans les années 1980 avec les occupations de lieux laissés en friches permettant l’essor et le renouveau de pratiques artistiques et culturelles. Cet essor s’est accompagné d’un « mouvement »[1] qui a percuté les institutions et a ouvert une « conversation active » avec les pouvoirs publics, tout cela débouchant sur des propositions exprimées en termes de « Nouveaux Territoires de l’Art » qui ont eu un impact fort dans la redéfinition des politiques culturelles en France dans les 1990-2000.

Ce mouvement s’est fait rejoindre par d’autres dynamiques impulsées par ce qu’il est désormais (ou provisoirement, l’avenir le dira…) convenu d’appeler les « Tiers Lieux ». Dans la mesure où les initiatives d’actions collectives, alternatives, auxquelles mes pratiques de recherche action m’avaient associées s’inscrivaient pour nombre d’entre elles dans cette perspective de création de tiers lieux, j’ai été amené à chercher les points d’ancrage communs à ces dynamiques d’actions collectives, plus ou moins localisées, spatialisées, en interactions fortes avec des questions posées à l’institution, au foncier, à la propriété. Un lien s’imposait avec les problématiques marquantes d’un nouveau paradigme de l’action collective, exprimées en terme de commun et de biens communs avec le « mouvement «  des communs.

Présent, à Marseille, à un événement participant de ce mouvement, présenté comme « Assemblée des Communs » (rendez-vous avec nos imaginaires, du 12 au 14 novembre 2021), j’ai eu l’avantage d’y croiser Fabrice Lextrait auteur (avec Frédéric Kahn) du « rapport » établi à la demande du secrétaire d’État au patrimoine et à la décentralisation culturelle, Michel Dufour, et ensuite de l’ouvrage « Les Nouveaux Territoires de l’Art ». Réunis pour cet événement à Marseille, à la Belle de Mai, lieu constitutif de ce mouvement des lieux intermédiaires, nous y avons entendus Fabrice Lextrait, occupant historique de la friche, nous donner quelques propos en guise d’accueil et d’introduction à nos échanges. Ses premiers mots ont été pour reprendre à son compte cette référence à Peter Handke nous parlant d’espaces intermédiaires.

Très vite a germé en moi cette idée que cette notion, mais plus encore les approches qu’elle sous-tend, pouvait me permettre de donner un sens à un réexamen critique de mes recherches actions, et activités qui ont balisé mon parcours et m’activent encore. N’y aurait-il pas toujours été question d’espaces intermédiaires ? Cet examen pose cette hypothèse qui donnerait un sens à ce parcours.

C’est ce que je tente ici.

 

 

 

 

 

 

[1] Avec notamment la création de la CNLII (coordination nationale des lieux intermédiaires indépendants) et la mise en avant de collectifs comme ArtFactories et Autre Part.

Vers un revenu garanti pour les travailleurs de la culture

Les conditions faites aux artistes et autres acteurs de la culture telles qu’ils.elles les expriment me font m’intéresser aux analyses et propositions faites pour tenter de nouvelles approches de leur rémunération.  Cela a motivé ma rencontre avec les chercheurs et acteurs du Réseau Salariat (https://www.reseau-salariat.info/) et le groupe Culture de ce réseau (https://www.reseau-salariat.info/groupes/culture/).

Cette intention est fondée sur ma forte implication auprès d’artistes et de collectifs. Avec eux, je constate que le maintien de leurs activités est de plus en plus lié à des pratiques interdisciplinaires du point de vue des domaines et formats artistiques et de plus en plus ouverts à des coopérations avec d’autres « travailleurs » dont ils partagent les ressources et les projets. Dans ces contextes, la question de la rétribution est tout à fait essentielle. Elle l’est d’autant plus qu’elle dépend des conditions d’équilibre et de pérennité des formats de rémunération, par-delà les différences de statuts et les types d’emploi. Comment prendre en compte les situations créées par les projets de création artistique partagés par ceux qui relèvent du statut de salarié intermittent et ceux qui se rémunère par des « avances sur droits d’auteur »… ?

Les éléments avancés dans le compte rendu, appuyés sur les travaux menés au sein du Réseau Salariat, posent les bases d’une « cible » susceptible de répondre aux attendes de nombreux contributeurs à ces pratiques artistiques/culturelles partagées. Certes, il faut encore enrichir la cible pour qu’elle offre une perspective désirable. Mais, comment la mettre en œuvre, en l’élaborant avec les personnes concernées et en s’appuyant sur toutes les potentialités d’alternative déjà en germe.

Aujourd’hui, le contexte est rendu encore plus difficile par la crise sanitaire qui ne fait que renforcer celle déjà là par l’extension du prima néolibéral donné au tout marché que ne contrebalance que peu une intervention publique alignée sur la dynamique néolibérale. Mais, pourtant les voies alternatives sont déjà au travail au sein des collectifs artistes. Ces collectifs n’ont pas attendu des contextes plus favorables pour exploiter des opportunités de développer des alternatives en termes d’agencement de leurs activités et de leurs formes partagées de rémunération.

Mais, toutes les potentialités sont loin d’avoir été repérées, expérimentées et soutenues pour qu’elles soient plus effectives par leur début de reconnaissance. Plus que normaliser la cible, il me semble que c’est le chemin vers ces formes mutualisées de rémunération pérenne qu’il faut mieux maîtriser pour en faire une vraie alternative.

Ces potentialités, quelles sont-elles ?

Il y a déjà ce que pourrait permettre l’extension du régime des intermittents, en réduction des heures exigées et en reconnaissance de davantage d’activités.

Une autre voie me semble être représentée par les expériences d’auto ou de co rémunérations au titre de contributions à des projets faisant l’objet de budgets contributifs ; ces rétributions étant cumulées sur un statut de salarié, sous contrat CAPE ou de salarié coopérateur, au sein d’une CAE, coopérative d’activité et d’emploi. Evidemment, demeure dépendant de la hauteur des financements des projets de création.

Dans l’état actuel de mes réflexions sur ces potentialités de rémunération garantie et pérenne, deux questions préalables sont à prendre en considération. Leur non prise en compte pourrait mettre en cause toute perspective de salariat continué.

La première question est celle de l’autonomie créative et de la garantie de non subordination. Une des façons « simple » et un peu défensive d’y répondre, en minorant de ce fait les contraintes de subordination est de multiplier et diversifier les relations contractuelles entrainant rétribution ; créant ainsi davantage d’indépendance par la multiplication des liens qui pourraient être assimilés à de la dépendance.

La seconde question est celle de la logique de rétribution et de ses liens avec les valorisations et donc évaluations en travail. La difficulté repose ici sur la nature de l’institution sur laquelle s’appuie le principe de rétribution. Bernard Friot fait remarquer que « ce n’est pas le contenu d’une activité qui conduit à la définir comme du travail, mais l’institution dans laquelle elle s’inscrit ».

Du fait de la situation salariale d’où l’on vient, un premier moment de recomposition des formes de rétribution, me semble devoir être d’assurer la déconnexion des formes de rétribution de leur évaluation en travail marchandise. C’est cette déconnexion qui est assurée par les expérimentations de rétributions en termes de contribution.

Dans le contexte d’un « écosystème contributif » nous expérimentons dans les Hauts de France, cette forme de mobilisation de budgets et revenus contributifs. Un numéro de la revue Imaginaire Communs éditée par le collectif Catalyst ANIS, fait une première présentation de ces expérimentations. https://anis-catalyst.org/communs/imaginaire-communs/imaginaire-communs-1/.

 

Mais, cette première déconnexion apparente, ne peut manquer d’un appeler une autre, par une institution qu’il nous reviendrait de créer en nous appuyant sur des logiques solidaires existantes. L’important serait ici qu’elle ne relève pas d’une solidarité marginale et défensive mais repose bien sur un principe de contribution en activités et travail ainsi que d’engagement et d’utilité sociale reconnus. Il est de ce point de vue intéressant de regarder ce qui a commencé à se profiler comme « salariat, au-delà du salariat » (M-C. Bureau et A. Corsani, eds.) et comme « emploi, au-delà de l’emploi » (A. Supiot, ed.) pour reprendre les titres de certaines synthèses de travaux de recherche sur ces thématiques.

C’est ici que la créativité politique et institutionnelle devrait s’exercer pour envisager ces institutions à différents niveaux d’intervention. Cela devrait/pourrait être tout d’abord un niveau local, en phase avec les contenus d’activité, leurs domaines et territoires d’expression et de réalisation, au plus proche des salariés individuels et personnes morales associés à leur « gouvernance », dans une logique de « caisse primaire » par exemple. Mais, cela devrait / pourrait tout autant, ou aussi, être un niveau plus global national, relevant d’une logique de fonction publique.

Certains collectifs d’artistes expérimentent des formes de mise en communs des projets, budgets et modalités de rétribution à la marge des dispositifs réglementaires actuels.

Ma préoccupation est de les aider à nourrir ces expérimentations, de les conforter et les pérenniser en les mettant dans une perspective de sécurisation et de garantie de revenu mais sans les renvoyer à un horizon politique, certes souhaitable, mais pas immédiatement atteignable.

 

Faire converger les recherches et les expérimentations sur les nouvelles de rémunérations, pour un salariat au-delà du salariat, ordinaire…

Parmi d’autres, mais pas tant que ça…, j’ai été et suis encore un acteur qui a contribué à une certaine popularisation « des communs » dans un petit écosystème local, porteur de ce que l’on a appelé des « initiatives solidaires en communs ». Cet « écosystème » fait de la référence aux « communs » son point de ralliement. Il le fait sur la base d’une définition limitée, peu mise en perspective théorique et politique. Dans un premier temps, cette définition très centrée sur une économie des ressources, a permis, du fait de sa simplification/réduction, une diffusion assez simple et consensuelle. En fait, coupée de toute référence contextuelle et de toute mise en perspective des transformations convergentes du capital et de l’État, elle permettait la cohabitation pérenne dont nous parle Patrice Grevet dans un texte récent[1]. Cette cohabitation pérenne avait certes l’avantage de permettre de ne pas différer la mise en action et l’expérimentation d’une économie basée sur les communs. De ce point de vue, l’ambiguïté d’une définition limitée des communs n’a pas été qu’un obstacle, elle a été aussi une opportunité pour problématiser des formes alternatives d’action en communs, de mise en communs. Par exemple, l’ écosystème émergent en communs sur le territoire lillois se voit financé par les pouvoirs publics pour mettre au point un KIC, Kit Incubateur en Communs, sorte de « prêt à agir en communs », manuel de cohabitation pérenne…Que faire ? Faut-il faire le pari que l’intention et la pratique de la mise en œuvre débouchera sur la compréhension, dans l’action, du double danger d’enclosures par la logique du capital, comme rapport social, et par l’action étatiste ? Cela suppose que les enjeux juridiques et institutionnels soient bien posés, ce qui manque à la définition simplificatrice des communs qui sert de base à la diffusion courante de ce que serait une alternative en communs.

Mais, on peut considérer que nous sommes aujourd’hui à un tournant où les effets contreproductifs de cette définition réductrice de l’agir en communs se font sentir. En tout ça, les prises d’initiatives en communs sont aujourd’hui face à la nécessité de s’expliquer et d’expliciter les enjeux.

Les contextes où cette nécessité théorique et pratique s’affirme sont, principalement, d’une part, celui des « agencements socioéconomiques locaux » et, d’autre part, celui des dynamiques de rémunération par la contribution, « au-delà de l’emploi » et constitutif d’un « salariat, au-delà du salariat ».

Le premier contexte est celui que constituent les dynamiques autour des « tiers lieux », des « lieux culturels  intermédiaires » (souvent amorcées dans des pratiques d’occupation de friches urbaines industrielles…), mais aussi des pratiques de « développement/reconversion » territorialisées, à l’initiative des dynamiques politiques locales.

Dans ce premier type de contexte, les problématiques en communs qui sont diffusées dans les réseaux des lieux intermédiaires (par exemple la CNLII, http://cnlii.org/) s’efforcent de dépasser les limites d’un en communs restrictif que l’on retrouve majoritairement diffusé par les pouvoirs publics dans la mesure de leur capacité à discipliner le mouvement des tiers lieux (au niveau local avec la création de la Compagnie des Tiers Lieux avec le soutien de la MEL, https://compagnie.tiers-lieux.org/), et au niveau national, avec la création de France Tiers Lieux, https://francetierslieux.fr/). On retrouve le même contexte de cohabitation à l’œuvre dans les collectivités territoriales, par exemple dans la présentation/discussion du PSTET (plan stratégique de transformation économique du territoire) promu par la MEL.

Le second contexte est celui de la construction des formes individuelles de viabilisation et de rémunération économiques des actions potentiellement engagées en communs. La solution de cohabitation pérenne prend ici la forme de la coopérative pour les organisations collectives et de la CAE (coopérative d’activités et d’emploi) pour les individus. A cela il faut ajouter l’expérience récente des EBE (entreprises à but d’emploi) sur lesquelles s’appuient les programmes TZCLD. Mais, là on est proche des « solutions réservées » aux publics plus mis « en réserves » qu’en communs, avec le risque de réinventer les « ateliers nationaux »…

Ici, dans ce type de contexte d’action pour la rémunération, le dépassement de ce qu’implique une définition restrictive des communs conduit à se rapprocher de problématiques développées dans d’autres dynamiques, par exemple celle développée autour de Bernard Friot, avec le Réseau Salariat (https://www.reseau-salariat.info/) et le groupe Culture de ce réseau (https://www.reseau-salariat.info/groupes/culture/) dans la mesure où les terrains lillois d’expérimentation et d’action font se poser ces questions de rémunérations et d’agencements collectifs dans le contexte des activités liées à la création/action artistique. Mais là, cette dynamique se fixe comme objectifs « opérationnels » la mobilisation d’une cotisation à faire accepter par les pouvoirs publics et la création d’une sécurité sociale sectorielle pour le salariat continué et garanti pour les travailleurs de la culture. Elle ne permet pas de penser des points d’appui actuels à l’action en communs dans les dispositifs actuels privés et publics de financement ou maintien des rémunérations, ou dans les marges et angles morts de ces dispositifs.

 

Imaginons un partenariat susceptible de développer des « recherches participatives autour et au-delà de l’emploi » sur la base d’éventuels partenaires, ceux avec lesquels je collabore et qu’il me serait facile de contacter rapidement et ceux dont je connais les travaux qui me sembleraient un apport précieux mais que je ne connais pas personnellement, sachant que le fait de les contacter de la part d’ATD/TZCLD pourrait retenir leur attention du fait de la notoriété d’ATD et de l’impact actuel de TZC.

Tout d’abord, pour développer des recherches, dites, « participatives » mais être pris en considération par l’ANR (Agence Nationale de la Recherche) il faut des partenaires susceptibles d’être, pour certains, dans un rapport de compréhension critique des expérimentations portant sur les formes alternatives de rémunération, et, pour d’autres, dans un positionnement de recherche plus en phase avec le débat scientifique sur ces questions.

La prise en compte, critique, des expérimentations sur les dynamiques alternatives (Je veux dire autres que les formes d’insertion professionnelle « classiques » dans l’emploi ordinaire…) me semble importante. Ces expérimentations sont plus « en exploration », sans être en aveugle du point de vue  des problématiques qui sous-tendent ces expérimentations, que véritablement appuyés sur des modèles économiques et politiques préexistants. Mais elles ont l’avantage de poser, dans leur propre démarche de recherche-action, comment les processus de problématisation (Où est le problème, pourquoi faut-il l’aborder ?) dans le même temps que l’on comprend les logiques d’action et d’acceptation de l’action, comment les personnes concernées peuvent se construire des représentations valorisantes pour elles-mêmes et les autres de ces processus alternatifs de viabilisation économique. La recherche doit traiter, dans l’action/expérimentation, les questions suivantes : Est-ce que ça représente des conditions de viabilité économique acceptable pour moi, est-ce une vraie solution même si ce n’est pas un emploi ordinaire, quelles garanties, quelles protections sociales, si l’on considère que ces éléments sont essentiels ? etc. Est-ce que j’ai raison de participer à ces dispositifs/actions qui peuvent apparaître comme des pis-aller ou des solutions provisoires ou marginalisantes ?…

C’est un peu ce que tente de faire le collectif local auquel je participe au sein de cet « écosystème local expérimentant des budgets et revenus contributifs, en commun » (https://anis-catalyst.org/communs/imaginaire-communs/imaginaire-communs-1/).

Une passerelle entre ces expérimentations et les approches plus problématisées sur l’ « emploi au-delà de l’emploi » pourrait être représentée par les travaux de Lionel Maurel sur les Droits Communs du Travail (https://scinfolex.com/2017/11/18/droits-communs-du-travail-et-droit-au-travail-dans-les-communs/).

La mise en relation de ces expérimentations avec les problématiques sociologiques et économiques est aussi l’objet d’un nouveau programme de recherche de la Chaire ESS, notamment avec le projet TACT (https://christianmahieu.lescommuns.org/wp-admin/post.php?post=145&action=edit)

De ce point de vue la ChaireESS pourrait être un partenaire du projet ATD TZC. Mais, du point de vue de l’ANR, la ChaireESS n’étant pas considérée comme un « vrai » labo, trop lié aux acteurs de l’ESS, elle doit passer par les labo universitaires de ses membres, le Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE) de l’Université de Lille et le Centre de Recherche Interdisciplinaire en sciences de la société (CRISS) de l’Université Polytechnique des Hauts-de-France.

D’autres chercheurs pourraient être associés à ce projet du fait de leurs travaux sur :

– l’ « au-delà de l’emploi » (Alain Supiot, ancien professeur au Collège de France, il a porté des recherches européennes sur cette thématique, ouvrant des pistes pour des travaux convergents en cours),

– le « Un salariat au-delà du salariat ? » (C’est le titre d’un livre collectif de Marie-Christine Bureau et Antonella Corsani) (https://www.pantheonsorbonne.fr/unites-de-recherche/idhes-homepage/membres/bourg-la-reine-chercheurs-enseignants/antonella-corsani/);

-le Réseau-Salariat (https://www.reseau-salariat.info/), autour de Bernard Friot, universitaire (Institut européen du salariat, https://ies-salariat.org/) en même temps que très engagé pour une option alternative associant sécurisation du salaire, droits sociaux et financement par la cotisation.

Permettre à ces potentiels partenaires de collaborer entre eux et avec TZCLD permettrait de relever le défi que représente cette recherche.

 

[1] Patrice Grevet, « Que retenir des communs pour une alternative ? », Les Possibles (revue d’ATTAC), n°27, 2021.

Comprendre les écosystèmes en communs Projet TACT

Au travers son précédent programme de recherche (2016-2019), les membres de la Chaire en économie sociale et solidaire des Hauts-de-France (ChairESS HDF) ont cherché à comprendre et observer les « initiatives solidaires en communs ». Leurs investigations les ont amenés à identifier de nouvelles formes d’engagement socio-économique sur le territoire. L’action collective finalisée par la recherche de nouvelles formes de viabilité économique pour les personnes, leurs organisations et leur territoire d’implantation prend en effet des formes nouvelles. Ce sont ces formes innovantes que les membres de la ChairESS HDF proposent aujourd’hui de se donner comme horizon de recherche, en engageant une nouvelle dynamique de recherche acteurs-chercheurs autour d’un nouveau programme intitulé « Travail Activités et Synergies Territoriale » (ou Travail, Activités, Communs et territoires). Dans les territoires de la région, les attentes exprimées par les acteurs de l’économie sociale et solidaire sur ces questions sont fortes. L’expertise développée par les membres sur ces nouvelles initiatives économiques invite également la ChairESS HDF à mettre ces thématiques au centre de ces préoccupations de recherche.

 

Les dénominations de ces nouvelles formes d’action collective sont inédites et les configurations diversifiées : Territoire Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD), Kpa-Cité, Compagnie des Tiers Lieux, la Coopérative de Transition écologique (TILT), d’autres encore… Mais, elles révèlent plus que des entités et des organisations spécifiques. Elles désignent la configuration de véritables écosystèmes de solidarité et coopération socioéconomique.  Dans la diversité de leur configuration, elles entendent développer de nouveaux rapports au travail, à l’activité et à la rétribution des personnes en même temps qu’au financement des ressources mobilisées. Elles transforment la façon de s’organiser au quotidien, de construire des utilités sociales et de les valoriser pour les personnes qui y contribuent, elles font évoluer les entités économiques qui portent les activités, ainsi que leurs écosystèmes au travers des externalités qu’elles génèrent. Ces initiatives questionnent les notions qui structurent majoritairement nos  régulations économiques et sociales : les structures de l’entreprendre, l’emploi, le salariat, mais aussi les formes de l’intervention publique.

 

Pour comprendre les dynamiques d’action de ces initiatives solidaires, leurs contenus, leur portée, leur pertinence du point de vue des acteurs mobilisés, l’approche retenue privilégiera leur dimension écosystémique. Il faut alors s’expliquer sur cette notion. Elle n’est la plupart du temps évoquée que pour signifier que plusieurs entités ou organisations sont engagées simultanément dans une même logique de coopération et en partageant des objectifs communs. C’est par exemple sous cette acception que les pouvoirs publics régionaux y font référence dans une perspective de développement régional. Mais cette référence n’explicite pas plus avant la nature des rapports prétendument coopératifs si ce n’est pour mobiliser l’intervention économique publique par des dispositifs d’aides et des appuis financiers. De fait, il s’agira souvent de modalités de coordination qui facilitent des rapports qui demeurent largement marchands, même si les effets de domination peuvent être « tempérés » par des modalités d’action publique, par exemple par des dispositifs spécifiques de marchés publics.

La notion d’écosystème telle qu’elle est mobilisée dans ces perspectives de coordination territorialisée l’est-elle pour mieux en comprendre les rapports complexes ? Ce n’est pas évident. Ces rapports sont souvent envisagés entre des entités que l’on continue à ne considérer que dans le cadre de relations formelles liées à leur structuration selon qu’elles sont des entreprises ou des associations et selon les stratégies de valorisation socioéconomique qu’elles se donnent ; l’inscription dans une logique d’économie sociale ou solidaire en étant une parmi d’autres.

 

On pourrait aussi envisager les notions de pole, de district. Mais, de la même façon, ces autres notions, enrichissent l’analyse dans ses dimensions socioéconomiques mais laissent de côté, sans véritablement en prendre compte, les aspects environnementaux dans une acception plus restrictive parce que n’envisageant pas les relations explicitement envisagées en termes de rapports économiques.

On peut aussi faire référence à la notion de milieu qui a commencé à trouver de nouveaux éléments de définition à partir du moment où il s’est agi de mieux comprendre les processus et configurations de mise en relations et d’action économiques localisées. Plus récemment, la notion de territoire a pu être mobilisée pour dépasser la seule compréhension des processus institutionnels et politiques pour envisager les dynamiques socioéconomiques.

 

En fait, l’approche écosystémique souvent invoquée n’en est pas véritablement une, ou alors elle n’est que tronquée. Elle est plus une évocation qu’une véritable aide à la problématisation des systèmes de relations en jeux et en construction.

 

Parler d’écosystème c’est tout d’abord, pour beaucoup, insister sur le fait que la compréhension des initiatives qualifiées d’initiatives solidaires en communs ne peut être réduite ni à la seule analyse des processus individuels et collectifs de formation et transformation des acteurs sociaux, par l’analyse de la dynamique de leurs positions socioéconomiques et de leurs régimes d’engagement, ni à celle des entités et structures d’action socioéconomique que peuvent être les associations et autres entreprises par lesquelles l’initiative inscrit ses activités dans l’espace public, par exemple par la prise en compte des positionnements adoptés par ces entités, la façon dont elles définissent, ou pas, leur mission, leurs objectifs, leurs pratiques et réalisations. Elargir le spectre d’analyse dans cette perspective est déjà un enrichissement notable. Mais, alors que référence peut être faite à l’écosystème, dans ce type de problématique l’écosystème n’est pas envisagé comme un véritable contexte dans toutes ses dimensions. Pour mieux définir ce que l’on entend par écosystème et ce que suppose le préfixe « éco » à la notion de système. La notion de contexte doit elle-même être définie dans différentes dimensions qui sont tout à la fois socioéconomiques, géographiques, sociodémographiques  mais aussi environnementales, physiques, écologiques, tout en étant anthropologisées ; des dimensions à l’œuvre, en jeux, au moment de la prise en compte du contexte ou héritées des configurations contextuelles précédentes.

 

On peut aussi s’appuyer sur les notions de champ que mobilisent les sociologues après Bourdieu. Cette notion réintroduit les questions de la domination et du pouvoir. En ce sens elle semble prendre en compte certaines dimensions écologiques et éthologiques que n’envisagent que peu ceux qui reprennent cette notion en la réduisant à une métaphore impropre des seuls rapports de coordination voire de coopération. Mais alors sont passés sous silence des rapports qui peuvent être de synergie, de prédation et autres, qui peuvent tout autant caractériser la réalité des rapports participant à leur mise en système.

 

Une approche par les communs est de nature à permettre de mieux qualifier une approche écosystémique. Doivent ainsi être explicitées les relations complexes entre des entités dont l’autonomie stratégique qui est envisagée est perçue sous l’angle de l’autonomie, voire l’indépendance des « associés », ou sous l’angle de rapports contractuels entre parties prenantes alors qu’elles s’inscrivent dans des processus plus larges de rapports aux ressources que ces entités partagent dans le déploiement de leurs missions et de leurs activités. Relations à l’environnement signifie rapports aux ressources dans ce qu’elles traduisent de dispositifs humains et non humains.

Doivent aussi être explicités les rapports nouveaux que les acteurs économiques individuels entre tiennent avec ces entités dans leurs agencements d’action économique. Ces rapports sont souvent basés sur une multivalence, multi appartenance à ces entités ; les rémunérations et les systèmes de protection se construisant au travers d’une diversité de liens, de contrats, de transactions et d’échanges, non exclusifs avec ces entités. Les expériences de portage de budgets contributifs, ainsi que celles autour des revenus de la contribution, posent la question de l’équilibre de ces liens pour les personnes comme pour les entités. Elles répondent à des attentes exprimées en termes d’autonomie, de prise en compte des capacités individuées, de la reconnaissance des singularités.

Ces questions ne sont pas annexes. Si l’on se situe dans une perspective écosystémique on ne peut pas en faire l’économie.

 

 

Les initiatives et les expérimentations qu’elles supposent mobilisent l’attention des chercheurs ne sont pas sans susciter un usage de l’action réflexive de la part de communauté d’acteurs qui ont à cœur de mieux les « faciliter » et les « accompagner ». Cela participe déjà de processus eux-mêmes innovants de recherche-action. Tout cela renforce l’intérêt montré pour une recherche participative, solidaire, ou contributive que la ChairESS HDF tente de mettre en pratique au cœur de son action.

 

Un objectif partagé entre différents acteurs de ces initiatives et des membres de la ChairESS HDF serait de se donner une plateforme commune de recherche permettant à chacun de relier les projets et objets de recherche relevant de ce cadre problématique, de les confronter et de les mettre en perspective. L’ambition serait de réfléchir aux différentes dimensions de ces initiatives, à leurs convergences mais aussi leurs spécificités.

 

Une définition plus précise d’un tel programme, en termes d’axes et de dispositifs de recherche, suppose un repérage plus précis des initiatives et des actions qui ont su enclencher une dimension projective et réflexive en leur sein ou en lien avec des entités dédiées à la recherche. Des pistes de définition des contours d’un tel programme peuvent néanmoins être proposées et soumises à la discussion collective.

 

 

Axe 1. Sociologie des participants

 

Un premier axe tient à la compréhension des caractéristiques des personnes qui participent à ces nouvelles formes d’engagement, notamment en dégageant un revenu de cette implication. Ce premier axe se propose ainsi d’étudier les profils sociologiques des personnes investies dans ces initiatives.

 

Leurs caractéristiques ne sont pas aisées à définir, y compris quand l’initiative trouve son nom en désignant le public auquel elle s’adresse, comme c’est ce le cas pour TZCLD, qui parle aussi de personnes privées durablement d’emploi alors que l’administration tendrait à ne s’intéresser qu’aux demandeurs d’emploi de longue durée, inscrits à Pole emploi. Au-delà de la situation quant à l’emploi et des caractéristiques sociodémographiques des participants, l’analyse de leur parcours et de leurs positionnements quant à l’emploi et au travail doit aussi être analysée de manière plus qualitative.

 

Si l’axe de recherche est bien de comprendre les conditions dans lesquelles des « participants » à ces initiatives en dégagent un revenu, il convient d’élargir le spectre de l’analyse est de ne la réserver à l’observation des bénéficiaires officiellement désignés et potentiellement institués; ne serait-ce qu’ils ne le sont souvent que par effet supposé des financements qui les rendent possibles.

 

Par exemple, les effets de ces initiatives sur les conditions permettant d’en dégager un revenu concernent tout autant, et parfois plus, les participants qui en sont les concepteurs, porteurs, facilitateurs, accompagnateurs de ces initiatives.

 

La réflexion doit alors se nourrir de problématiques en termes de position, de disposition, de capacité, d’engagement, d’intermédiation, de modes de contribution, rétribution, de reconnaissance et d’institution.

 

 

 

Axe 2. Les rapports au travail et à l’activité

 

Le deuxième axe se propose d’investiguer les « nouveaux » rapports au travail qu’entendent développer ces initiatives, renouant en cela avec des aspirations autogestionnaires présentes dans certaines entreprises de l’économie sociale et solidaire même si le terme d’autogestion est souvent peu repris. Le recours à des statuts coopératifs (CAE, SCIC…) renforce ces dynamiques d’auto-organisation au sein des entreprises. L’utilisation des nouvelles technologies à travers Internet et les outils collaboratifs offre aussi des modes de coopération horizontale au sein de communautés générées par les tiers-lieux avec le recours notamment au concept de commun pour les qualifier. La limitation des niveaux intermédiaires d’encadrement au sein des EBE est une autre expression de la volonté de s’appuyer sur les compétences propres des recrutés que l’on retrouve dans le dispositif Kpa-Cité.

 

De fait, il faut considérer que ces initiatives sont prises et développées dans le cadre de nouveaux rapports au travail à interroger. La transformation n’est pas seulement dans les objectifs visés, fixés pour les relations sociales et de travail qu’elles entendent promouvoir, mais dans ceux mis en œuvre au sein des projets et des actions qui les portent.

 

Le travail mis en question doit alors être envisagé sous ses dimensions expressive (la valeur d’usage du travail pour soi-même), publique (en relation avec les autres et aux frontières des organisations et des institutions) et politique (sur l’espace public et dans le cadre d’une citoyenneté active). Les configurations dans lesquelles sont mobilisées tâches, œuvres, activités, ressources (matières, connaissances, règles partagées et méthodes, espaces et lieux, etc.) sont fortement conditionnées par l’existant et les contextes institués, mais s’en affranchissent aussi, sous des formes plus ou moins en rupture (comme les coopératives ou plus encore les coalitions entrepreneuriales en communs), ou jouant le paradoxe comme les « entreprises à but d’emploi » par exemple.

 

Cet axe invite également à inscrire ces réflexions dans le cadre des problématiques qui mettent en question les formes salariales et de l’emploi, celles qui se formule en avançant la notion d’emploi solidaire, de sécurisation de l’emploi, celles qui mettent en avant les notions de contribution (et de revenus de la contribution), ou les notions de revenus, inconditionnels ou conditionnés (par la contribution à la transition écologique, notamment).

 

 

Axe 3. Marché, redistribution et réciprocité

 

A travers l’axe 3, une analyse des modèles socio-économiques de ces formes inédites d’actions collectives pourrait être envisagée. Depuis le commencement de ces activités de recherche, la ChairESS HDF a développé une expertise importante sur les modèles socio-économiques de l’ESS, entre autres en comparant les caractéristiques socio-économiques de divers mouvements de pratiques au sein de l’ESS. Dans le prolongement de ce travail, la Chaire souhaite approfondir l’étude des modèles de ces initiatives. Par exemple avec l’étude du modèle « contributif » proposé par la CAE OPTEOS et l’association ANIS qui fournit un exemple de ces nouveaux modes d’entreprendre dans les territoires. La ChairESS est également engagée dans l’étude de l’expérimentation Territoires Zéro Chômeurs sur deux territoires de la MEL. Compte tenu des enjeux que représente cette expérimentation pour la dizaine de territoires engagés en France, la Chaire souhaite en poursuivre l’investigation.

 

Ces initiatives sont encore en expérimentation d’un modèle socio-économique pérenne. La viabilité économique recherchée fait l’objet de questionnement sur la définition de l’économie dans les rapports avec les partenaires, notamment publics mais aussi au sein des organisations. Une définition formelle de l’économie ne mobilisant que le marché est dominante dans nos sociétés. Pourtant, l’économie substantielle de ces initiatives s’appuie au quotidien sur la mobilisation de ressources issues du marché, de la redistribution (appuis publics, subventions, voire fondations) et de la réciprocité (réseaux de solidarité, bénévolat). Cette hybridation est parfois assumée dans la durée mais le détachement vis-à-vis de la redistribution voire de la réciprocité peut aussi être recherché. La réciprocité prend aussi des dynamiques différentes : entraide entre les commoners sur la base de l’auto-organisation, aide aux de chômeurs en cherchant leur participation…

 

 

Axe 4. L’impact socio-territorial

 

L’évaluation de l’action de ces initiatives uniquement sous un angle économique, même plurielle, est insuffisante pour faire reconnaître leurs activités. Pour cette raison, elles cherchent à valoriser leurs effets sur la société et leur territoire. Les dimensions mobilisées de leur impact sont multiples : 1) budgétaires en montrant les économies de dépenses publiques qu’elles permettent de réaliser et qui pourraient compenser les aides attribuées (c’est notamment l’argumentaire de TZC) ; 2) social en mettant l’accent sur leur capacité de mobilisation des compétences des acteurs mobilisés mais aussi sur l’utilité sociale des activités développées ; 3) environnemental en axant leurs activités sur des enjeux écologiques (Tilt)… Les modalités d’évaluation de ces bénéfices collectifs sont complexes et font l’objet de controverses qui limitent le recours à ces méthodes en tension entre des approches managériales ou plus participatives impliquant les différentes parties prenantes territorialisées.

 

Dans ses problématiques territoriales, il pourrait être pertinent de sortir d’une approche trop exclusive en termes d’impact, approche qui n’est cependant pas sans effets bénéfiques de compréhension immédiate. Il s’agirait aussi de mieux comprendre les dynamiques écosystémiques qui se mettent en œuvre, leurs finalités, leurs conditions, leurs modalités spécifiques d’évaluation et de reconnaissance qui pourraient être en tension avec les logiques qui président à la structuration du contexte. Les approches évaluatives et comparatives sont toujours riches d’enseignement à condition de qualifier spécifiquement ce que l’on compare et évalue.

En quête d’une rémunération garantie pour les artistes

Avec le Réseau Salariat  et son Groupe Culture

Je participe aux travaux du Réseau Salariat Groupe Culture. Ma participation aux travaux du Groupe est fondée sur ma forte implication auprès d’artistes et de collectifs. Avec eux, je constate que le maintien de leurs activités est de plus en plus lié à des pratiques interdisciplinaires du point de vue des domaines et formats artistiques et que leurs pratiques sont de plus en plus ouvertes à des coopérations avec d’autres « travailleurs » dont ils partagent les ressources et les projets.

Dans ces contextes, la question de la rétribution est tout à fait essentielle. Elle l’est d’autant plus qu’elle dépend des conditions d’équilibre et de pérennité des formats de rémunération, par-delà les différences de statuts et les types d’emploi. En effet, comment prendre en compte collectivement, et même au regard des désirs de créer dans des relations de coopération, les situations créées par les projets de création artistique partagés par ceux qui relèvent du statut de salarié intermittent et ceux qui se rémunèrent par des « avances sur droits d’auteur »… ?

Les éléments avancés dans les travaux menés au sein du Réseau Salariat, posent les bases d’une « cible » susceptible de répondre aux attendes de nombreux contributeurs à ces pratiques artistiques/culturelles partagées. Certes, il faut encore enrichir la cible pour qu’elle offre une perspective désirable. Mais, comment la mettre en œuvre, en continuant à l’élaborer  avec les personnes concernées tout en s’appuyant sur toutes les potentialités d’alternative déjà en germe.

Aujourd’hui, le contexte est rendu encore plus difficile par la crise sanitaire qui ne fait que renforcer celle déjà là par l’extension du prima néolibéral donné au tout marché que ne contrebalance que peu une intervention publique de plus en plus alignée sur la dynamique néolibérale. Pourtant, les voies alternatives sont déjà au travail au sein des collectifs artistes. Ces collectifs n’ont pas attendu des contextes plus favorables pour exploiter des opportunités de développer des alternatives en termes d’agencement de leurs activités et de leurs formes partagées de rémunération.

Mais, toutes les potentialités sont loin d’avoir été repérées, expérimentées et soutenues pour qu’elles soient plus effectives par leur début de reconnaissance. Plus que normaliser la cible, il me semble que c’est le chemin vers ces formes mutualisées de rémunération pérenne qu’il faut mieux maîtriser pour en faire une vraie alternative.

Ces potentialités, quelles sont-elles ?

Il y a déjà ce que pourrait permettre l’extension du régime des intermittents, en réduction des heures exigées et en reconnaissance de davantage d’activités.

Une autre voie me semble être représentée par les expériences d’auto ou de co rémunérations au titre de contributions à des projets faisant l’objet de budgets contributifs. Ces rétributions peuvent être cumulées sur un statut de salarié, sous contrat CAPE ou de salarié coopérateur, au sein d’une CAE, coopérative d’activité et d’emploi. Évidemment, elles demeurent dépendantes de la hauteur des financements des projets de création.

Dans l’état actuel de mes réflexions sur ces potentialités de rémunération garantie et pérenne, deux questions préalables me semblent se poser. Leur non prise en compte pourrait mettre en cause toute perspective de salariat continué.

La première question est celle de l’autonomie créative et de la garantie de non subordination. Une des façons « simple » et un peu défensive d’y répondre, en minorant de ce fait les contraintes de subordination, est, pour la personne, ici l’artiste, de multiplier et diversifier les relations contractuelles entrainant rétribution ; créant ainsi davantage d’indépendance par la multiplication des liens qui pourraient être assimilés à de la dépendance. Mais, c’est au risque de la précarisation ou de l’isolement s’il n’y a pas de dispositif collectif de sécurisation, en communs par exemple. De fait, il faut constater que les pratiques de création et les processus à l’œuvre révèlent une diversité de formes de coopération, non seulement dans les activités de création/fabrication/diffusion proprement dites, mais aussi dans le recours à des ressources mutualisées pour  créer les conditions économiques et institutionnelles de production de ces œuvres. Les collectifs dans le spectacle vivant pratiquent déjà ces formes et agencements mutualisés. D’autres collectifs, associant des artistes plasticiens à d’autres plus aguerris aux formes du spectacle vivant, notamment ceux porteurs de lieux partagés, le découvrent à leur tour.

La seconde question est celle de la logique de rétribution et de ses liens avec les valorisations et donc les évaluations en travail. La difficulté repose ici sur la nature de l’institution sur laquelle s’appuie le principe de rétribution. Bernard Friot fait remarquer que « ce n’est pas le contenu d’une activité qui conduit à la définir comme du travail, mais l’institution dans laquelle elle s’inscrit ».

Du fait de la situation salariale d’où l’on vient, un premier moment de recomposition des formes de rétribution, me semble devoir être d’assurer la déconnexion des formes de rétribution de leur évaluation en travail marchandise. C’est cette déconnexion qui est assurée par les expérimentations de rétributions en termes de contribution.

Dans le contexte d’un « écosystème contributif » nous expérimentons dans les Hauts de France, cette forme de mobilisation de budgets et revenus contributifs. Un numéro de la petite revue « Imaginaire Communs » éditée par le collectif Catalyst ANIS, en cours de publication, fait une première présentation de ces expérimentations.

Mais, cette première déconnexion apparente ne peut manquer d’un appeler une autre, par une institution qu’il nous reviendrait de créer en nous appuyant sur des logiques solidaires existantes. L’important serait ici qu’elle ne relève pas d’une solidarité marginale et défensive mais repose bien sur un principe de contribution en activités et travail ainsi que d’engagement et d’utilité sociale reconnus. Il est de ce point de vue intéressant de regarder ce qui a commencé à se profiler comme « salariat, au-delà du salariat » (M-C. Bureau et A. Corsani, eds.) et comme « emploi, au-delà de l’emploi » (A. Supiot, ed.) pour reprendre les titres de certaines synthèses de travaux de recherche sur ces thématiques.

C’est ici que la créativité politique et institutionnelle devrait s’exercer pour envisager ces institutions à différents niveaux d’intervention. Cela devrait/pourrait être tout d’abord un niveau local, en phase avec les contenus d’activités, leurs domaines et territoires d’expression et de réalisation, au plus proche des salariés individuels et personnes morales associés à leur « gouvernance », dans une logique de « caisse primaire » par exemple. Mais, cela devrait / pourrait tout autant, ou aussi, être un niveau plus global national, relevant d’une logique de fonction publique.

Certains collectifs d’artistes expérimentent des formes de mise en communs des projets, budgets et modalités de rétribution à la marge des dispositifs réglementaires actuels. Ma préoccupation est de nourrir ces expérimentations, de les conforter et les pérenniser en les mettant dans une perspective « progressiste », mais sans les renvoyer à un horizon politique, certes souhaitable, mais pas immédiatement atteignable.

Conditions de la création artistique

Des artistes, seul.e.s ou en collectifs, s’interrogent [i]sur les conditions qui leur sont faites ; celles qu’ils.elles connaissent dans leur parcours de vie et de travail, celles des activités qu’ils.elles impulsent, souvent en relations avec d’autres que l’on ne peut que marginalement qualifier de « clients » et que l’on ne peut plus dénommer « publics » sans préciser la nature des intermédiations et interactions qui s’opèrent au sein de processus et espaces de « publicité »[ii]. Ce sont aussi les conditions faites aux agencements collectifs (compagnies, associations, selon qu’ils mettent leurs activités en réseaux, ou qu’ils les développent de façon coopérative) qu’ils.elles se donnent pour faire vivre leurs projets et pratiques de création.

Ces interrogations participent de controverses qui portent aussi bien sur les conditions générales, génératives, de la création artistique elle-même ; conditions de leur existence et de leur capacité à générer des activités à valeurs sociétales, culturelles et éthico-politiques. Elles portent aussi sur les conditions socio-économiques, intermédiaires, qui président aux situations dans lesquelles des pratiques se mettent à l’œuvre engageant autant de processus d’interactions et d’intermédiations dans une diversité de positions socio-économiques pratiquées par des personnes physiques et morales. Ces interrogations portent enfin sur les conditions particulières, singulières, faites à ceux qui font le projet d’en vivre.

 

Conditions génératives

Au premier niveau de controverse la question qui se pose est celle de la possibilité même de la création et de ce qu’il est convenu de nommer « art » dans un rapport à l’idée largement partagée d’une valeur inconditionnelle de la culture.

L’art serait « impossible » nous dit Geoffroy de Lagasnerie, ou à la condition de ce qu’il appelle une « éthique cynique » qu’il oppose à l’éthique de la marginalisation[iii].

Mettre en avant cette éthique cynique supposerait alors, et tout d’abord, de « s’autoriser ». Considérons, ici aussi avec Geoffroy de Lagasnerie, au fait que « penser la création ce serait donc essayer de saisir la singularité et ses conditions de possibilité », et donc d’en comprendre l’émergence de capacités de prise d’initiative[iv] . Avec cette éthique cynique, il s’agirait aussi de « résister ». Gilles Deleuze argumente le fait que que « créer, c’est résister »[v] ; ce n’est pas avant tout partager des idées et coopérer. C’est aussi  « s’expliquer ». Avec de Lagasnerie disons que, plutôt qu’être « pédagogique », la posture artistique éthique cynique serait de proposer des « dispositifs d’énigmatisation »[vi]. De ce point de vue il la définit par l’équation qu’il qualifie d’ « infernale » : « fiction + énigmatisation ». Ce serait enfin « s’opposer ». Ici encore, considérons qu’une éthique des œuvres suppose tout d’abord de rompre avec l’ensemble des représentations qui conduisent à ne pas prendre ne compte le monde, tel qu’il est. C’est aussi rompre avec ces représentations pour qui l’art est, en tant que tel, oppositionnel, en sorte qu’il n’y aurait pas à se poser de question. Or, la création se pratique en dispositifs. On n’y échappe pas.  Pour de Lagasnerie , « une pratique apolitique représente une impossibilité logique », « toute pratique ratifie ou consolide des dispositifs de pouvoir » (de Lagasnerie, 2020, p.25). L’opposition ne serait pas entre une prétendue neutralité et un impact politique implicite. Elle serait plutôt, ou devrait être, entre potentialité de conformation ou potentialité d’opposition. Dans cette perspective, l’expérience esthétique, affirmation de valeur de pureté, de contentement autosuffisant, d’inutilité existentielle, serait « dotée d’une dimension critique car anti-utilitariste dans un monde que l’on se représente dominé par la norme de l’intérêt » (idem, p.27). Le formalisme orienté serait alors force subversive. Mais, on pourrait se demander s’il ne s’agit pas de faire diversion, par divertissement, de dévier les énergies, de créer des moments de suspension par rapport à l’ordre ordinaire et aux tensions qui le traversent. Avec de Lagasnerie, posons l’axiome qu’il n’y a pas de dimension esthétique. La croyance dans l’existence d’un univers de pratiques et de jugements qui s’inscrirait en rupture avec le fonctionnement ordinaire du monde et où l’action des forces qui animent celui-ci serait suspendue, n’a pas de sens. Il n’y a pas de pratique artistique qui ne soit inscrite dans des dispositifs culturels. Et on peut définir une démarche artistique comme une action qui va perturber, mettre en question ou consolider ces dispositifs (idem, p.32).

 

Conditions intermédiaires

D’une part, il n’y a pas de pratique artistique qui ne soit pas inscrite dans des dispositifs culturels, plus ou moins institués. Les projets «  en résidence » dont on sait l’importance pour le financement des projets de création en sont un exemple majeur. Il est de point de vue important de s’interroger sur le fait qu’ils sont relativement peu connus des artistes qui y ont peu recours, surtout s’ils sont peu impliqués dans des collectifs ou liés aux réseaux de la création artistique. Ces dispositifs interviennent au sein d’un champ des pratiques artistiques dans lequel les rapports entre les acteurs de la création présentent des formes variées d’interactions et sont porteurs d’activités en intermédiations.

En effet, de plus en plus souvent, désormais, on pourra qualifier ces pratiques artistiques comme « ouvertes » ou « plurielles » dans la mesure où elles ne correspondent pas aux séquences attendues de ce que l’on envisage au titre des chaînes de valeur ordinaire, finalisées par des échanges marchands. Les pratiquants de ces intermédiations de la création artistique ne sont plus, ou plus seulement, les intermédiaires reconnus et stabilisés des « mondes de l’art ». Certes, ces derniers sont encore les acteurs reconnus de ces mondes, souvent regroupés en organisations ou réseaux professionnels qui s’efforcent de représenter, protéger et faire davantage reconnaître des spécificités de leur positionnement. Il en est ainsi des critiques, curateurs, commissaires d’exposition, agents d’artistes, producteurs, diffuseurs. Mais, on peut constater que, dans une proportion qu’une étude systématique pourrait nous montrer, de plus en plus, il s’agit alors davantage de rôles et missions, transitoirement ou plus durablement occupés, sur base de dispositions et compétences portées par certains, que de véritables professions et donc de positions socio-économiques professionnalisées et reconnues en « métier s». Les réseaux qui portent ces positions, par exemple le réseau des commissaires d’exposition (CEA), se font l’écho de ces transformations. La connaissance fine de ces dispositions, à l’œuvre dans les pratiques de création, mais qui ne sont pas des positions professionnalisées permanentes et des transformations qu’elles révèlent dans les processus de création, est ici particulièrement utile et éclairante. C’est dans cette même logique de décomposition et recomposition des dispositions et positions que des profils composites et hybrides émergent et donnent lieu à des parcours singuliers, à différents niveaux de reconnaissance professionnelle, sous différents statuts ou régimes de rémunération. C’est aussi dans cette logique que l’on peut envisager la mise en œuvre de dispositions de la part de certains qui œuvrent en l’absence de rétributions malgré leurs contributions ; ce à quoi on identifie le « bénévolat » ou certaines pratiques que l’on continue à désigner comme pratiques amateures, avec les différentes positions « artistes », plus ou moins professionnalisées et relevant de différents logiques de professionnalisation. Ces pratiques de création et les processus auxquelles elles correspondent participent de cette « créativité diffuse » dont Pascal Nicolas Le Strat restitue toute la nouveauté et la complexité[vii]. Elles constituent des milieux de la création, comme autant d’écosystèmes anthropiques générateurs d’utilités artistiques en communs. Il faudrait envisager les conséquences de ces pratiques désormais, en partie, reconnues sur notre compréhension du « geste artistique ». Cela rend d’autant plus importante la compréhension fine des singularités que l’on peut y percevoir tant au niveau des agencements que prennent ces pratiques collectives, qu’au niveau des individualités « artistes » elles-mêmes.

 

Conditions particulières, singulières

Avec ces pratiques de créativité diffuse se sont autant de profils spécifiques d’artistes et d’auteurs qui s’affirment, en décalage avec les représentations et les formes de reconnaissance sociale et juridique, au travers de l’exercice du droit d’auteur, droits de la propriété intellectuelle. L’auteur individuel et collectif demeure en droit, mais il tend de plus en plus à cette forme d’auteur que certains commencent à appréhender comme un  auteur « dispersé ». Il n’est pas étonnant que cette approche de la qualité de l’auteur se trouve problématisée parmi les mondes de la création artistique par ceux qui portent les réseaux de lieux de création que sont les lieux intermédiaires et indépendants (Coordination Nationale des Lieux Intermédiaires Indépendants-CNLII) et les collectifs qui les animent (par exemple Artfactories/Autre Part)[viii].

Quelles conditions socio-économiques sont-elles réservées pour les porteurs de ces pratiques ouvertes et plurielles de création d’utilités artistiques communes ? A ces utilités correspondent autant d’œuvres dont les logiques de valorisation socio-économique ont peu à voir avec les formes marchandes, même si elles peuvent, pour une part, large pour certains artistes reconnus, relever d’une logique essentiellement marchande.

Ainsi, l’existence et la pérennité des activités de création artistique sont de plus en plus liées à des pratiques interdisciplinaires du point de vue des domaines et formats artistiques. Ces pratiques sont aussi de plus en plus ouvertes à des coopérations, d’une part, entre artistes plus ou moins professionnalisés et, d’autre part, avec d’autres « travailleurs » dont ils partagent les ressources et les projets.

Dans ces contextes, la question de la rétribution est tout à fait essentielle. Elle l’est d’autant plus qu’elle dépend des conditions d’équilibre et de pérennité des formats de rémunération, par-delà les différences de statuts et les types d’emploi. En effet, comment prendre en compte collectivement, et même au regard des désirs de créer dans des relations de coopération, les situations créées par les projets de création artistique partagés par ceux qui relèvent du statut de salarié intermittent et ceux qui se rémunèrent par des « avances sur droits d’auteur »… ?

Des réflexions et propositions avancées par certains visent à répondre aux attentes de nombreux contributeurs à ces pratiques artistiques/culturelles partagées. Cette perspective consisterait à envisager des formes étendues et généralisées de sécurisation salariale, sous différentes modalités[ix]. Ces propositions en termes de « salariat continué » devant assuré une rémunération pérenne, garantie, se feraient principalement sur bases de cotisations sociales et dans le cadre d’une gouvernance telle que celle pratiquée aux origines de la Sécurité Sociale, par les partenaires sociaux directement et exclusivement. Ces propositions ont besoin d’être enrichies et éprouvées par des expérimentations convaincantes pour offrir une perspective désirable aux acteurs sociaux. Mais, pour cela, il leur faut s’appuyer sur toutes les potentialités d’alternative déjà en germe dans ces expérimentations ?

Ces propositions ne font que reprendre en les systématisant des évolutions qui se font jour dans les formes salariales existantes. La première piste de réflexion sur ces questions est celle qui prend en compte les déconnexions qui s’opèrent entre le salarié et le cadre réglementaire de subordination que représente son « contrat de travail ». Autonomie, hétéronomie, subordination, autonomie de deuxième génération, para subordination, quasi subordination, toutes ses qualifications de relations de travail plus ou moins instituées, révèlent les « frontières mouvantes du salariat »[x]. Mais, le mouvement d’extension du salariat dans cet au-delà, en autonomie relative avec multi dépendance, connait des blocages, voire des retournements. Les juges saisis sur ces questions ont souvent visé la restriction plutôt que l’élargissement du champ d’application du Code du Travail (Bureau, Corsani, 2012, p.12). C’est bien ce que constate Alain Supiot lorsqu’il souligne que : « la logique des frontières mouvantes que sous-tend l’extension du salariat est fort limitée car elle présuppose une invariance du travail salarié et du travail indépendant et leur opposition « en noir et blanc. (…) Dès lors, il s’agit plutôt de reconnaître l’existence d’une « zone grise » entre travail indépendant et travail salarié »[xi].

Cette « zone grise » dont parlent ces auteurs est aussi le résultat concret des mobilisations et des expérimentations menées aux « frontières mouvantes » des institutions et des réglementations qu’incarnent les droits, droit du travail et droit, dit, droit social. Des figures professionnelles d’exception bénéficient des protections au titre de la dépendance, et malgré une subordination limitée ou faiblement caractérisée : il s’agit, notamment des artistes du spectacle et des journalistes (Bureau, Corsani, idem, p13.) Ainsi, les « intermittents » et les « pigistes » constituent une exception avec des relations de travail marquées par la discontinuité et la déconnection. Les controverses qui marquent l’actualité de ces « statuts » révèlent les enjeux qu’ils pourraient représenter pour l’ensemble des « salariés autonomes », travailleurs de la création artistique.

Mais, toutes les potentialités « au-delà de l’emploi » sont loin d’avoir été réexaminées et éventuellement appropriées par ces mêmes travailleurs dans la conduite de leurs activités de création. Elles sont loin d’avoir été repérées, expérimentées et soutenues pour qu’elles soient plus effectives par leur début de reconnaissance.

Ces potentialités, quelles sont-elles ?

Il y a déjà ce que pourrait permettre l’extension du régime des intermittents, en réduction des heures exigées et en reconnaissance de davantage d’activités.

Une autre voie est représentée par les expériences d’auto ou de co rémunérations au titre de contributions à des projets faisant l’objet de budgets contributifs. Ces expériences sont portées par des écosystèmes locaux qui mettent en avant des principes d’une économie, dite, de la contribution, associée à la perspective d’une économie politique élaborée à partir de ressources en communs[xii]. Des rétributions, auto ou co évaluées au sein de nouveaux espaces de régulation, en communs, peuvent être cumulées en rémunération sur un statut de salarié, sous contrat CAPE ou de salarié coopérateur, au sein d’une CAE, coopérative d’activité et d’emploi. Evidemment, elles demeurent dépendantes de la hauteur des financements des projets de création.

Mais ces expérimentations ne concernent que peu la rémunération des activités liées à la création artistique. Dans l’état actuel des réflexions sur ces potentialités de rémunération garantie et pérenne et de leur extension au champ de la création artistique, deux questions préalables se posent. Leur non prise en compte pourrait mettre en cause toute perspective d’extension de ces expérimentations et leurs évolutions possibles vers un éventuel salariat continué.

La première question est celle de l’autonomie créative et de la garantie de non subordination. Une des façons « simple » et un peu défensive d’y répondre, en minorant de ce fait les contraintes de subordination, est, pour la personne, ici l’artiste, de multiplier et diversifier les relations contractuelles entrainant rétribution ; créant ainsi davantage d’indépendance par la multiplication des liens qui pourraient être assimilés à de la dépendance. Mais, c’est au risque de la précarisation ou de l’isolement s’il n’y a pas de dispositif collectif de sécurisation, en communs par exemple. De fait, il faut constater que les pratiques de création et les processus à l’œuvre révèlent une diversité de formes de coopération, non seulement dans les activités de création/fabrication/diffusion proprement dites, mais aussi dans le recours à des ressources mutualisées pour  créer les conditions économiques et institutionnelles de production de ces œuvres. Les collectifs dans le spectacle vivant pratiquent déjà ces formes et agencements mutualisés. D’autres collectifs, associant des artistes plasticiens à d’autres plus aguerris aux formes du spectacle vivant, notamment ceux porteurs de lieux partagés, le découvrent à leur tour.

La seconde question est celle de la logique de rétribution et de ses liens avec les valorisations et donc les évaluations en travail. La difficulté repose ici sur la nature de l’institution sur laquelle s’appuie le principe de rétribution. Bernard Friot fait remarquer que « ce n’est pas le contenu d’une activité qui conduit à la définir comme du travail, mais l’institution dans laquelle elle s’inscrit ».

Du fait de la situation salariale d’où l’on vient, un premier moment de recomposition des formes de rétribution, serait d’assurer la déconnexion des formes de rétribution de leur évaluation en travail marchandise. C’est cette déconnexion qui est assurée par les expérimentations de rétributions en termes de contribution.

Mais, cette première déconnexion apparente ne peut manquer d’un appeler une autre, par une « institution » originale que les porteurs de ces activités de création artistique, impliqués dans ces expérimentations, ne pourraient éviter de créer en s’appuyant sur des logiques coopératives  existantes. Du fait de la structuration politique du champ socio-politique dans lequel ces activités opèrent, l’important serait ici que cet agencement volontaire ne relève pas d’une solidarité marginale et défensive mais repose bien sur un principe de contribution en activités et travail ainsi que d’engagement et d’utilité sociale reconnus. C’est ici que la créativité politique et institutionnelle ne manquera pas de s’exercer pour envisager ces agencements en institutions à différents niveaux d’intervention. Cela pourrait être tout d’abord un niveau local, en phase avec les contenus d’activités, leurs domaines et territoires d’expression et de réalisation, au plus proche des salariés individuels et personnes morales associés à leur « gouvernance », dans une logique de « caisse primaire » par exemple. Mais, cela pourrait tout autant, ou aussi, être un niveau plus global national, relevant d’une logique de fonction publique.

Aujourd’hui, le contexte est rendu encore plus difficile par la crise sanitaire qui ne fait que renforcer celle déjà là par l’extension du prima néolibéral donné au tout marché que ne contrebalance que peu une intervention publique alignée sur la dynamique néolibérale. Pourtant, les voies alternatives sont déjà au travail au sein des collectifs artistes. Ces collectifs n’ont pas attendu des contextes plus favorables pour exploiter des opportunités de développer des alternatives en termes d’agencement de leurs activités et de leurs formes partagées de rémunération.

Certains collectifs d’artistes expérimentent des formes de mise en communs des projets, budgets et modalités de rétribution à la marge des dispositifs réglementaires actuels. Leur préoccupation est de nourrir ces expérimentations, de les conforter et les pérenniser en les mettant dans une perspective économico politique, mais sans les renvoyer à un horizon politique, certes riche de visées utopiques, mais inatteignables.

Plus que normaliser une cible utopique, il semble que c’est le chemin vers ces formes mutualisées de rémunération pérenne que semblent prendre les porteurs de ces activités de création artistique, qu’ils s’efforcent de mieux maîtriser pour en faire une vraie alternative.

Mais, pour cela, Il leur faut mieux comprendre les parcours socio professionnels et socio-économiques de la création artistique et les conditions d’existence de celles et ceux qui sont au cœur de ces pratiques de création.

 

[i] Ces quelques réflexions sont le résultat d’une  recherche collective, menée en « conversation active réflexive » avec des artistes plasticiens, notamment le collectif Groupe A, www.groupeacoop.org

 

[ii] Publicité s’entend ici comme principe médiatisant le droit et la politique. Cf. J-M. Ferry, « Civilité, légalité, publicité, considérations sur l’identité politique de « l’homme européen » », Revue d’éthique et de théologie morale, n°267, 2011.

[iii] « Des pratiques artistiques qui se pensent comme oppositionnelles sont très souvent inoffensives et le narcissisme de l’art contemporain constitue un obstacle à l’invention d’une esthétique efficace. Je suis persuadé que la pureté et la radicalité politiques ne se mesurent pas à l’intention subjective mais à l’action objective. Et si nous voulons penser correctement notre situation dans le monde et notre capacité à y intervenir, il est important de poser qu’il y a différence entre être soumis à des dispositifs et les utiliser. Nous ne pouvons pas nous abstraire du monde, nous ne pourrons jamais être innocents et nous ne pouvons échapper à la (re)production des normes. Mais nous pouvons néanmoins tirer profit de cette situation en manipulant ces dispositifs, en essayant de les faire jouer les uns contre les autres afin d’essayer de produire des effets qui leur échappent. C’est la raison pour laquelle , à l’éthique de la marginalisation, que je comprends mais que je crois stratégiquement inefficace, à l’idéologie esthétique, je pense qu’il serait possible d’opposer quelque chose qui apparaîtra peut-être comme une impossibilité- que je propose d’appeler une éthique cynique : être cynique, c’est utiliser des forces du système pour imposer ses propres narrations et déjouer les systèmes. », L’art impossible, Geoffroy de Lagasnerie, PUF, 2020, p.71-72.

[iv] En termes d’écologie des idées l’approche de la création centrée sur l’artiste comme auteur acteur sous le registre de l’exception et de l’invention n’explique pas les conditions d’émergence de la singularité. « Lorsqu’on se concentre sur les accidents biographiques qui ont affecté une trajectoire individuelle, sur les étapes qui ont abouti à la naissance d’une personnalité atypique et remarquable (on parle ainsi fréquemment d’une « sociologie de l’exception »), on oublie à peu près totalement de s’interroger, d’un point de vue plus radicalement sociologique et historique, et donc aussi plus politique, sur ce que l’on pourrait appeler les forces sociales de l’innovation et celles de la conservation, c’est-à-dire sur les différents fonctionnements possibles de l’espace intellectuel (et de l’Université), ainsi que sur leur capacité différentielle à produire ou non des types d’hommes et de femmes prédisposés à penser de manière novatrice et hérétique. », Logique de la création, G. de Lagasnerie, Fayard, 2011, p.16.

[v] https://contemporaneitesdelart.fr/gilles-deleuze-quest-ce-que-lacte-de-creation/

[vi] « La problématique éthique (cynique) conduit à questionner des dispositifs constitutifs de ce que nous appelons le travail artistique : la fiction, l’abstraction, le formalisme…Elle conduit également à interroger la valeur de ce que je propose d’appeler les dispositifs d’énigmatisation. Par ce terme je veux désigner une idéologie très puissante dans le champ artistique, qui prend souvent la forme d’une dévalorisation de la « pédagogie », de l’explicite, du « dit » et qui consiste à poser que, pour être dotée de valeur, une œuvre doit nécessairement ne pas dire ce qu’elle dit, ou ne pas le dire directement, ou le cacher, ou simplement l’évoquer…Être « pédagogique » est peut-être l’une des accusations les plus violentes qu’un artiste peut subir. Cette modalité de conception des œuvres est même parvenue à être relégitimée dans certains secteurs faussement critiques à travers la revendication de la mise en place de démarches « non autoritaires » qui n’« imposeraient » rien au public, le laisserait libre d’investir dans l’œuvre les affects qu’il souhaite – en sorte que l’art qui se proclame pour des raisons politiques non autoritaires retrouve paradoxalement des exigences propres à l’art le plus élitiste : l’implicite, l’allusif, le symbolique… En un sens, on pourrait définir le domaine esthétique contemporain par l’équation infernale : « fiction + énigmatisation. », L’art impossible, idem, p.45-46.

[vii] « L’impact de la créativité diffuse se fait particulièrement sentir sous la forme d’une banalisation des procédés et des opportunités d’appariement des activités, ce que la sociologie qualifie aussi d’hybridation ou de mixité. (…)  En combien d’occasions la pratique artistique s’apparie naturellement à d’autres, à des activités d’aménagement pour déboucher sur une véritable signature urbanistique, à des pratiques éducatives qui forment le spectateur et favorisent la diffusion des œuvres, aux politiques de communication des villes qui en renforcent alors l’attractivité, et encore, mais sur un mode jugé parfois indigne, avec toutes sortes d’initiatives entrepreneuriales, qu’elles soient prises dans le domaine du design, de la publicité, de la mode… Face à la prolifération de ces hybrides, deux attitudes sont possibles, soit se crisper sur la pureté du corpus artistique et sa défense, et ne pas voir dans ces hybrides que des pratiques dévoyées ou des activités de simple survie qui, d’une manière ou d’une autre, nuisent au véritable travail de création, soit, à la manière des nouveaux travailleurs « créatifs-intellectuels », les concevoir comme des tenseurs ou des passeurs qui confrontent l’art à d’autres contextes d’action. », Une sociologie du travail artistique, Artistes et créativité diffuse, Pascal Nicolas Le Strat, Ed. L’Harmattan, 1998, p.14.

[viii] Cf. Faire commun(s), comment faire ?, Actes du 3ème Forum national des lieux intermédiaires & indépendants, Rennes, juin 2019, www.cnlii.org.

 

[ix] Ces perspectives sont élaborées au sein d’un groupe de chercheurs et artistes, appelé Réseau Salariat, dont Bernard Friot est l’un des principaux animateurs (L’enjeu du salaire, Bernard Friot, La Dispute, 2012).

[x] Un salariat au-delà du salariat ?, M-C. Bureau, A. Corsani (eds.), Presses Universitaires de Nancy, 2012.

[xi] Au-delà de l’emploi, Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Alain Supiot (ed.), Flammarion, 1999.

[xii] Dans le contexte d’un « écosystème contributif » des expérimentons vont dans ce sens, en Hauts de France, sous forme de mobilisation de budgets et revenus contributifs. Un numéro de la revue « Imaginaire Communs » éditée par le collectif Catalyst ANIS, en cours de publication, fait une première présentation de ces expérimentations.

 

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Répondre à l’éco-conditionnalité du projet stratégique PSTET, porté par la MEL

Répondre à l’éco-conditionnalité du projet stratégique PSTET, porté par la MEL :

Participer aux Hubs thématiques et faire face aux défis du territoire, par les communs

 

La MEL va mettre en œuvre son projet stratégique de transformation économique du territoire (PSTET). Les grands axes définis portent la marque d’une orientation qui pourrait être discutée au regard des exigences d’une transition économique écologique et socio politique. La « gouvernance du projet » relève d’une alliance entre le Préfet, les présidences de la MEL et de la Région, du MEDEF et du comité Grand Lille, de la CCI et de la CMA, de l’Université de Lille et de l’Université Catholique de Lille, de l’Agence d’Urbanisme (ADULM).

Il n’en demeure pas moins que certains dispositifs d’action socioéconomique proposés pourraient permettre de montrer comment et combien la contribution d’une dynamique « en communs » pourrait être porteuse de transformation, tout en répondant aux exigences de transition et développement durable.

Une présentation  a été faite de ce projet lors d’une réunion ciblant les partenaires ESS par Bernard  Haesebroeck VP Action Economique et en charge de l’ESS au sein de la MEL, porteur de ce projet. L’interprétation qu’il en a fait lors de la discussion montre que des marges de manœuvre existent pour que les acteurs économiques ouverts aux problématiques des économies ESS et transformatrices, de la transition et des communs, s’en saisissent.

De ce point de vue, dans ce projet, une attention et mobilisation particulière pourraient être apportées aux dispositifs de gouvernance en « hubs », en s’interrogeant sur leur composition face aux défis proposés qui sont assortis de propositions faites au titre de l’  « Eco-conditionnalité ». L’importance donnée aux hubs dans le projet présente de belles potentialités d’actions en communs. Elle pourrait permettre de faire prévaloir le commun, une dynamique qui priorise l’utilité et l’impact socioéconomique sur les intérêts partisans. Telles qu’elles sont formulées, en liens avec des « défis », les propositions auront besoin d’être enrichies de dynamiques transformatrices.  Celles-ci ne peuvent venir que d’une impulsion plus grande donnée à des propositions alternatives, notamment celles qui se nourrissent de la perspective des communs. C’est une hypothèse forte qui mérite d’être creusée et de nourrir d’indispensables expérimentations.

Le projet ne se contente pas d’évoquer une « éco-conditionnalité ». Il se propose de doter ce principe  de moyens destinés à la rendre effective : concevoir des « marqueurs de transformation »,  rédiger une « charte d’engagement », mettre en place des « contrats d’accompagnement ».

Contribuer à mettre en œuvre l’« Eco-conditionnalité » dont parle le projet de la MEL oblige à se soucier des conditions de la création pérenne des activités, de l’impact social et écologique des activités développées, des utilités sociales générées. Cela ne pourra se faire sans expérimenter et faire évoluer le cadre institutionnel et réglementaire. L’innovation à laquelle le projet fait référence doit conduire aussi à autant d’innovations réglementaires, en particulier dans la façon de privilégier les usages, en droit, et donc à s’interroger sur les droits sociaux, les droits culturels, dans leurs rapports aux droits d’usages. Dans cette logique, envisager l’éco-conditionnalité, ne pourra manquer de s’accompagner, d’innovations dans les modes d’accompagnement de la création d’activités, dans le financement des communs qui la rendent possible et accessible, dans la création et la reconnaissance de coalitions entrepreneuriales permettant leur mise en œuvre en sécurisant les rémunérations par une logique de salariat continué (pensons aux résultats obtenus par les actions engagées au titre de Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée). En plus du recours à des dispositifs d’emploi relevant du niveau national, cela devrait pouvoir se faire, au niveau métropolitain, en intégrant des éléments d’une gestion paritaire des cotisations prélevées sur le travail, notamment celui généré par les activités développées. L’innovation sociale pour laquelle M. Haesebroeck lançait un appel trouverait ici tout son sens transformatif.

Nous pourrions réfléchir à ce qu’une approche « en communs » de cette dynamique d’alliance en hubs pourrait donner. Cette approche pourrait porter sur l’ensemble du projet, mais aussi et surtout, plus concrètement, sur certains d’entre eux, où les potentialités d’une mobilisation en communs semblent plus accessibles, réalistes et concrètes.

La perspective n’est pas ici celle d’une confrontation sur les orientations que reflètent l’architecture et la gouvernance globale du projet mais celle d’une contribution collective et ouverte.

Une initiative pourrait être prise en ce sens pour mobiliser, à l’économie des ressources, capacités et disponibilité des personnes physiques et morales concernées, celles et ceux qui agissent au sein des écosystèmes contributifs en émergence sur le territoire de la MEL, celles et ceux qui sont intéressées par la dynamique de l’Assemblée des Communs qui représente une plateforme ouverte de débat et de partage sur les communs. Cette initiative viendrait continuer et approfondir une réflexion engagée, notamment, à l’occasion des rencontres ROUMICS de 2019 (organisées à Lille par le collectif Catalyst ANIS) qui se proposaient d’explorer les rapports et apports des communs à l’action publique.

La proposition est donc de lancer une première rencontre sur cette thématique des « Hubs et défis en communs », sans exclusive ni volonté d’appropriation partisane.

Cette dynamique pourrait concerner, d’abord, les écosystèmes contributifs, notamment ANIS Catalyst, La Compagnie des Tiers Lieux, les CAE (coopératives d’activités et d’emploi), Opteos et autres, mais aussi, les acteurs et organisations de l’ESS, APES, l’URSCOP, les coopératives, le monde associatif, la ChairEss (Chaire Interuniversitaire en ESS et soutenabilité des territoires).

 

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