Parlement en Terre d’Opale et des 2 Caps 1 :

Expériences de recherche création

Sont rassemblés ici les éléments d’une recherche création action menée avec une équipe de chercheurs et d’artistes sur un territoire spécifique qui est celui d’une partie de la Côte d’Opale, la partie littorale nord du département du Pas de Calais, entre les agglomérations de Calais et de Boulogne sur Mer. Le projet a d’abord reçu le nom d’IEAC pour « Intermédiations Environnementales Artistiques et Culturelles ». Sans dresser ici une liste exhaustive de l’ensemble des personnes impliquées, citons les artistes du Groupe A, rassemblés par Pascal Marquilly, artiste, commissaire d’exposition, les chercheurs François Debruyne et Émilie Da Lage de l’Université de Lille, Fabrice Raffin du laboratoire Habiter le Monde de l’Université Jules Verne Picardie, Léa Donguy, de l’Université d’Artois.

Présentons tout d’abord les premiers éléments de problématique qui nous sont apparus au tout début de notre campagne de reconnaissance et de repérage sur le terrain .

Dans un contexte global de grande anxiété et d’incertitude qui pèse sur les capacités d’action des individus et de leurs entreprises, les injonctions ne manquent pas : développer une culture de la créativité ouverte à une société dite inclusive, selon les termes d’un axe programmatique développé par l’Union Européenne ; privilégier la culture pour le développement durable, selon l’Unesco ; faire converger développement durable et activités créatives et cultures, selon le Ministère de la Culture, en France. Les injonctions au développement des industries créatives et culturelles dans un contexte qui n’expliciterait les conditions d’existence des milieux d’où elles pourraient se développer risquent de ne pas rencontrer les attentes, les désirs et les volontés des acteurs sociaux, les personnes comme les groupes et collectifs que ces personnes se donnent en mobilisant les ressources dont elles disposent.

Faire culture inclusive, faire territoire de création en développement durable, suppose d’abord de s’interroger sur, mais surtout de faire s’interroger les acteurs concernés sur l’art d’habiter le territoire.

Notre projet vise pas à apporter des solutions techniques à l’ajustement local d’activités créatives et culturelles portées par des dynamiques hexogènes. Elle vise tout au contraire à expérimenter des dispositifs de recherche création permettant de construire des réponses collectives et pragmatiques fondées sur les dynamiques des milieux locaux.

Habiter le territoire ne veut pas dire se conformer aux équilibres, souvent précaires et fragiles, qui aujourd’hui reposent sur des bases environnementales, et socio-économiques instables et en profonde mutation.

Milieux socio naturels en mutation : enjeux d’habitabilité, de relationnalité et de créativité des territoires

Habiter/Réhabiter le territoire

Nous faisons notre cette proposition de Bruno Latour pour qui « le territoire n’est pas où vous êtes au sens de coordonnées géographiques, mais ce dont vous dépendez, parce que la dépendance est devenue la question fondamentale…, ce dont vous dépendez définit qui vous êtes…, dans ce monde on avance à tâtons » (Bruno Latour, Habiter la Terre, 2022 , p.70).

S’interroger collectivement sur ses dépendances, ses attachements, c’est d’abord décrire finement, pour soi-même mais ensemble, ce qui fait conditions d’une habitabilité dans un système de relations aux autres, à la nature et au vivant qui permette une viabilité acceptable. Ce qui est alors au cœur des intermédiations, comme ensemble de pratiques et d’action collectives, c’est l’expression des attachements, des agencements, des engagements, mais aussi des tensions, voire des conflits. C’est aussi les intérêts construits en commun, les positions socio-économiques, les coalitions coopératives, les synergies, construites par delà les dispositions héritées ou reposant sur les coalitions et les positions antérieurs, plus ou moins anciennes.

Décrire, c’est s’assembler, se poser, prendre le temps de se donner une assise commune pour éviter un passage trop rapide à la généralité abstraite, mettre ses représentations à l’épreuve de nouvelles rationalités qui émergent dans ces processus de transition socio-économiques et écologiques.

Les milieux enjeux en Terre des 2 Caps

Dans une telle perspective nous nous intéresserons moins à des thématiques ou des activités économiques ou culturelles telles que définies par des logiques institutionnelles auxquelles répondraient des disciplines scientifiques académiques.

Ce qui fait problème correspond à la transformation des milieux dans ce qu’ils représentent de configurations de rapports sociaux, de relations aux conditions environnementales, aux formes du vivant, aux matières et aux objets. Aussi la question de ce qui fait enjeu est indissociable de celle de la composition de nos partenariats de recherche, et des groupes et collectifs qui nous pouvons mobiliser pour cela dans notre démarche.

Aussi, dans l’état actuel de préparation de notre programme de recherche création action et de construction des partenariats, nous pouvons préciser que seront abordées les questions suivantes sans préjuger de celles qui viendraient à être traitées dans le déroulé même de notre programme de résidences recherche création.

Seront problématisées en commun des milieux en mutation comme :

La bande côtière littorale

L’équipe constituée pour ce projet a déjà été confrontée à ces questions et à la diversité d’enjeux propres aux espaces littoraux et qui interrogent plus généralement la définition des fonctionnements littoraux marqués par une multitude d’usages qui entrent, parfois, en conflit. La question de la littoralité de l’entre-deux caps, c’est-à-dire, le caractère proprement littoral de cet espace, et sa déclinaison singulière sont au cœur des enjeux soulevés dans l’ensemble de ce programme de recherche dans ce contexte particulier de la Terre des 2 Caps.

Les espaces naturels réservés

Ces espaces connaissent une extension qui correspond à une double perspective de préservation et de développement d’usages diversifiés. Ici aussi ce qui pourrait prendre la forme instituée de réserves naturelles ou préservées ou faire l’objet de différents classements pour valoriser ou des usages, en interdire d’autres suppose d’expliciter des enjeux correspondant à des configurations environnementales et socio-économiques complexes. L’expérience de travaux antérieurs sur les milieux intermédiaires, les milieux interface, les effets frontière nous guidera dans l’exercice de problématisation située que nous pourrons mener dans ce domaine avec nos partenaires.

Pourraient être présentées d’une façon plus détaillée les questions et problématiques qui concernent :

Les milieux de la production agricole en transition

Les rencontres du socio-culturel et des questions environnementales et citoyennes

Les rencontres d’une production industrielle basée sur l’exploitation de la nature dans un contexte de traitement et de retraitement des ressources matérielles, naturelles et humaines mobilisées

Les espaces territoriaux contrastés, sous l’angle de leur pénétration, traversée par les hommes comme par les espèces animales, et sous l’angle des contraintes de mobilité

Problématiser ensemble, c’est enquêter.

Enquêter c’est avant tout porter un regard, une écoute.

Pour cela, la « marche », l’approche du paysage et des mondes sonores sont sources et vecteurs importants d’action réflexive.

John Dewey, avec ses ouvrages sur le public et ses problèmes, la formation des valeurs et l’art comme expérience, est ici centrale dans notre démarche.

Enquêter c’est aussi, dans notre cas, s’efforcer de multiplier les regards, des regards croisés, de plusieurs points de vue, comme peut être regardé le paysage, des regards éloignés, regarder ailleurs, d’autres contextes, ou distancier son regard qui devient alors regard critique ou comparatif, des regards partagés, parce qu’il s’agit ici de regarder ensemble et d’échanger les regards.

Pratiquer l’œuvre commune

Associer recherche et création, ce n’est pas ici chercher à illustrer, ni même d’abord à représenter ce que l’enquête en commun produit. Ce n’est pas non plus faire participer le public à un acte de création qui lui serait étranger. Les résidences croisées recherche création, sous leur aspect de moment et lieu de création, sont aussi l’occasion de réflexivité sur le medium artistique lui-même. Le terme de médium est ici à comprendre dans un sens élargi : il ne désigne pas seulement les matériaux dévolus à la création plastique, mais l’ensemble des conditions matérielles auxquelles un artiste est confronté en créant : le volume, l’espace, la temporalité, la vision, le mouvement, l’objet, le son, l’image, le vide et le plein, etc. C’est ce que soulignent Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual dans Esthétique de la rencontre (2018).

Avec la participation des « publics » à la résidence il ne s’agira pas de faciliter la « digestion » de produits artistiques culturels offerts, ce que recouvre la plupart du temps les exercices de médiation mais plutôt de construire avec eux les modalités d’une participation à la réception interprétation de ce qui fera alors œuvre commune. Aussi, n’est-il pas étonnant que le livre d’Estelle Zhong Mergual, L’art en commun, (2018) qui traite de cette question de l’art en commun soit préfacé par Bruno Latour pour qui originalité des pratiques artistiques dont nous parle Estelle Zhong pour « participatives » qu’elles soient sont avant tout des façons d’assembler et de faire se représenter des collectifs.

Les modes d’habiter sont aussi des représentations du monde, des modes d’expression des individualités singulières et collectives, de leur existence écologique, de leur appartenance aux lieux et de la conscience qu’ils en ont, des esthétiques, des ambiances.

La pratique de la résidence recherche-création-action est au centre de notre dispositif de recherche. Nous nous fondons sur des approches méthodologiques qui font de l’enquête partagée et de l’action réflexive le cœur de nos propositions vis-à-vis de nos partenaires que nous associons étroitement à cette démarche. Les situations vécues, examinées sous l’angle de leur composition relationnelles pour qu’elles puissent enclencher une telle action réflexive, ont besoin d’être construites en arènes apaisées d’échanges de représentations et de coconstruction d’analyses et de points de vue partagés. La compréhension collective des enjeux et des situations générées par les interactions vécues a besoin de représenter et médiatiser les intermédiations provoquées par les mises en interactions. Médiatiser ne veut pas dire ici communiquer sous des formes prétendument pédagogiques des explications avancées par les chercheurs qu’interpréteraient les artistes. Les méthodes auxquelles nous auront recours dans ces configurations de résidence recherche création seront davantage axées sur l’exploration convergente et partagée de ces situations, se basant sur les représentations et les évolutions concomitantes que les acteurs concernés s’en font.

Dans ces démarches d’exploration collective les approches disciplinaires en recherche et les différents types de médium artistique seront mobilisés à égalité de pertinence les uns avec les autres. Cette approche méthodologique et heuristique nous semble la garantie de la pertinence des représentations partagées sur lesquelles devraient déboucher nos pratiques de recherche-création, et de leur validité auprès des acteurs concernés qui, ainsi, ne seront pas dessaisis de ce qu’ils ont contribué à construire. Dans cette perspective de recherche-création nous ne renonçons pas à recourir à des méthodes et des techniques d’enquête visant l’objectivation des situations vécues, des configurations d’action, des relations éprouvées, des représentations que s’en font les acteurs, que ces méthodes soient qualitatives (l’enquête de terrain, l’entretien individuel, le sociogramme et l’analyse des réseaux, l’observation participante, l’approche ethnologique ou la conversation située), ou qu’elles soient quantitatives si des données chiffrées peuvent appuyer la réflexion collective, dans ce cas les données seront construites en interaction avec les acteurs concernés. Mais, toutes ces méthodes seront mobilisées au service d’un dispositif exploratoire partagé par ces mêmes acteurs qui ne sont pas ici « objets » de la recherche mais sujets de sa mise en œuvre commune. Les conditions de la controverse sur les enjeux analysés et du recours à la nécessaire critique feront l’objet d’une régulation collective. Aussi une attention toute particulière sera-t-elle portée à la compréhension partagée des résultats produits et diffusés sur des media et supports adéquates. Le texte, l’image, le son, l’installation, la performance seront ainsi conjointement mobilisés.

Une expérience « inspirante », sera pour nous celle du « Parlement de Loire », opérée par le Polau, pôle Arts & Urbanisme, Tours, avec Maud Le Floc’h qui se présente comme la « commissaire » de cette démarche, démarche avant d’auditions qui ont mobilisé des chercheurs comme Bruno Latour, Frédérique Aït-Touati, et dont les travaux ont été mis en récit par Camille de Toledo dans l’ouvrage Le fleuve qui voulait écrire, les auditions du parlement de Loire« .

A la lecture du livre de Camille de Toledo, et en regardant les photos qui illustrent ce livre on se rend compte qu’il s’agit plutôt de séminaires universitaires, ou tout au moins très de publics très instruits du sujet, que de véritables « publics en situations » par rapport aux enjeux mis en discussion. Mais pour la dimension « mise en récit » d’une expérience « participative » de recherche création, la lecture est inspirante.

On pourrait peut-être aussi parler du collectif Othon, avec son « A Arles« , publié aux éditions Divergences qui réservent de bonnes surprises. C’est notamment dans cette collection qu’a été publié « Héritage et fermeture, une écologie du démantèlement », d’Alexandre Monin et al.

Dans un esprit recherche création, j’ai bien aimé aussi « Vikhi Vahavek, biographie d’une artiste anonyme« , des commissaires anonymes.

Ces différentes rédactions, donnent un « ton », un « style » » de récit. Elles restituent l’ « ambiance » pour parler comme Bruce Begout (Le concept d’ambiance, Seuil, collection l’ordre philosophique , 2020) ; ce qui pourrait participer de « l’existence écologique, critique existentielle de la croissance et anthropologie de l’après croissance » de Christian Arnsperger. Dans la même veine, pourraient aussi être évoqués Valet noir, vers une écologie du récit« , de Jean-Christophe Cavallin, et bien sur pas mal d’anthropologues du « writing culture« , et des Tim Ingold et Clifford Geertz, etc.

Voilà, le projet de recherche création se met en œuvre avec ses premiers repérages et ses premières rencontres qui permettent de préciser la problématique, les sujets et objets de la recherche création action.

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