Rencontrer Claude Lévi-Strauss
Un petit livre qui ouvre vers un monde…
Nous sommes en mars 1969. Les épreuves du bac sont en juin. A la vitrine d’une petite librairie existant alors, dans le Vieux Lille, il a remarqué un livre, petit, à la couverture déjà jauni, un « Que sais-je ? ». Le titre l’intrigue, « L’anthropologie physique » (Pierre Morel, Que-sais-je ? PUF, 1962). Plus tard, il aura définitivement l’impression d’une double surprise : un livre de ce type, sur un tel sujet à la vitrine d’une petite librairie. Paradoxalement, de nombreuses années après, plus de quarante ans en fait, il retrouvera cette surprise en parcourant les rues de Buenos Aires, et en voyant des livres de ce genre à la vitrine de nombreuses petites librairies.
Certes, ce livre n’est pas cher, dans ses moyens. Mais, il passe son chemin, puis revient sur ses pas. Il hésite. Finalement résolu, il entre pour l’acheter. Il ne lui vient pas à l’idée de le feuilleter d’abord, pour s’assurer de son achat. En fait, il n’ose pas ; ça ne se fait pas. Il se compose un air assuré pour un achat qui n’est pourtant pas dans ses habitudes. Les livres qu’il a déjà achetés se comptent sur les doigts d’une main. Ce choix vient conforter celui qu’il a fait il y a quelques semaines. Il est tombé par hasard, est-ce vraiment par hasard ?, sur un autre petit livre dans une collection de livre « de poche », « Introduction à l’ethnologie », (Abram Kardiner et Edward Preble, Gallimard, 1966). Dans le rapport aux livres qui est le sien, il ne s’autorise que des petits livres, des « introductions », des « synthèses ». Il n’en est pas à connaître les auteurs. Tout au plus, est-il, intrigué, motivé par les titres, pour ce qu’il en comprend.
Il a tout de suite été accroché par le propos introductif de ce livre sur l’ethnologie, mot qu’il découvre aussi, « une nouvelle dimension : la société ». Ainsi, on peut envisager quelque chose qui s’appelle « la société » ! Il en a perçu l’émergence il y a un an maintenant, à partir de Mai 1968. Depuis, ça le travaille. Ainsi, il y a quelque chose que l’on pourrait appeler « la société » et qui pourrait, devrait, être autre qu’elle est ? On pourrait donc s’autoriser à penser ça. En tout cas, certains le font et le font savoir, bruyamment. La compréhension n’est ici pas d’abord intellectuelle, elle est d’abord « sensible » ; un sentiment d’évidence et d’urgence, dans un moment de crise.
Tout au long du deuxième trimestre de cette année scolaire un peu particulière, ouvert par les événements de Mai, il a lu consciencieusement les courts chapitres de la première partie de ce livre, véritable révélation. Les auteurs le marqueront à jamais, Charles Darwin, Herbert Spencer, James Frazer, Emile Durkheim, Franz Boas, Bronislav Malinowski, Ruth Benedict. Et, puis cette découverte de la seconde partie, « une nouvelle dimension : l’homme », l’homme tel qu’il peut être envisagé par les anthropologues de la première partie du livre, et surtout, par un auteur présenté comme le « fondateur de la psychodynamique », Sigmund Freud. Le livre acheté en 1969 a été publié en 1966. Le mot psychanalyse n’était-il pas déjà accepté ? En tout cas, cela n’a pas facilité la compréhension de celui qui faisait alors ses premières découvertes d’une pensée émancipée des représentations religieuses, catholiques, de l’homme et du monde. Divers, impacté par des contextes culturels différents, évoluant dans des environnements socialement compréhensibles, l’homme, en plus, est au monde avec une « impulsion sexuelle, un instinct biologique fondamental ». Même limitée à ces courts chapitres, ce livre mettant en relation diversité anthropologique et structuration par l’inconscient est une vraie révélation, même s’il ouvre plus de questions qu’il ne propose de réponses. Mais le « mal » est fait, les convictions religieuses et morales qui n’ont jamais été bien solides, s’effondrent, dans un contexte où ces convictions, peu convaincantes, sont de l’ordre de l’indiscutable puisqu’indiscutées.
Ces nouvelles lectures prennent du temps tandis que l’année scolaire s’écoule malgré les perturbations, véritables répliques sismiques, d’une année qui suit des événements de Mai 68. Et puis, cette lecture d’un deuxième livre que l’on s’autorise, que l’on pense dans la lignée du premier. Mais, pourquoi avoir été intellectuellement sollicité par l’anthropologie « physique » ? Est-ce à dire que l’on doit d’abord s’autoriser à transgresser les représentations religieuses que l’on pense immuables, évidentes, tout simplement parce que seules accessibles, et que cela passe par un détour par ce qui apparaît alors solide, la science qui rassure ; que tout cela est inscrit dans la biologie, le physique ? Les sciences sociales sont alors un domaine inconnu, impensé. Il aura bientôt affaire avec son prof de maths de terminale, prof principal, qui, lorsqu’il notera sur sa fiche d’intention pour la suite après le bac, son intérêt pour les sciences sociales, mot qu’il a découvert quelques semaines plus tôt, lui signifiera son mépris, voire son dégoût. Entre deux il aura eu le choc de la lecture de « Race et histoire » de Claude Lévi-Strauss.
Le choc « race et histoire » avant celui de « tristes tropiques » qui le marquera encore plus durablement. Entre deux il se sera fait offrir à Noël par ses parents mais acheté par lui « la sexualité et sa répression » de Malinowski ; ce qui ne manquera pas de faire réagir.
Rencontrer Lévi-Strauss
C’est décidé, il ira à Paris, au Musée de l’Homme puisque c’est là qu’il l’a repéré, rencontrer Claude Levi-Strauss.
Il entre au musée de l’homme, voit une porte sur laquelle est indiqué « interdit au public » ; c’est là. Il entre, parcourt un long couloir, voit une porte en bois sombre sur laquelle est écrit : Laboratoire d’Anthropologie Sociale, M. Claude Levi-Strauss, Directeur. Il attend. Une secrétaire, qui l’a vu passer et s’asseoir, vient le voir : « que faites-vous là ? ». « J’attends M. Levi-Strauss ». « Vous avez rendez-vous ? ». « Non, je viens de Lille pour le voir, j’attends ». « Mais, il n’est pas là, il ne viendra pas aujourd’hui ? ». « Ah ! ». « Si vous voulez, vous pouvez aller voir son adjoint, c’est cette porte là ? ». « D’accord, merci ». Le sous-directeur le reçoit. Il le fait asseoir. Il n’a pas l’air surpris. « Alors comme ça vous voulez voir Claude Levi-Strauss, pourquoi ? ». « Ben, j’ai lu un livre sur l’anthropologie physique et ça m’intéresserait de faire ça plus tard ». La personne n’a pas l’air de trouver ça saugrenu, ni d’ailleurs qu’on vienne le trouver de façon inopinée. Il est là, en blouse blanche ouverte, assis derrière un gros bureau de bois, encombré de papier de toutes sortes. « Mais, où en êtes-vous ? Quel âge avez-vous ? ». « Ben, je vais passer le bac bientôt, j’ai presque 17 ans ».
Il répond avec empressement. Il prend une feuille de papier ; une feuille de papier blanc, au format dont il apprendra ensuite qu’il s’agit du célèbre format A4 qui va ensuite rythmer sa vie professionnelle avant qu’elle ne le soit par la page écran. Il commence à figurer sur le papier deux parcours en parallèle qui semblent conduire à l’anthropologie physique. Dans une première colonne il indique des études de lettres sciences humaines, dans lesquelles il situe l’ethnologie, en détaillant, en parallèle, des études en biologie. Au terme d’un niveau qu’il situe alors –Nous sommes en 1969- au niveau de la Maîtrise, suivi de plusieurs « certificats » -Même le niveau DEA n’existe pas encore-, les deux études se rejoignent pour une spécialisation en anthropologie physique rattachée à la Médecine. Dans une seconde colonne, il décrit les études de médecine, menant plus directement à la spécialisation visée en s’assurant en parallèle d’études en sciences humaines et ethnologie. « Mais, je vais vous mettre cela au propre et vous l’adresser par courrier ». Et, il le fera quelques jours plus tard ; la lettre à l’en-tête du Labo d’anthropologie sociale du Musée de l’Homme est là pour le prouver. Pour faire cela, le sous-directeur ne peut s’appuyer sur aucun formulaire ou brochure qui pourrait décrire ces parcours. Il n’est pas surpris mais avoue que cela ne lui était jamais vraiment arrivé de cette façon.
En plus de ces conseils, il fait mieux que cela. Il propose au demandeur de le mettre entre les mains de ses collègues pour une visite des différents « labos » forme cet univers mystérieux de la recherche en anthropologie. A chaque salle ou couloir, un ou une collègue, en blouse blanche…, prend en charge avec un regard amusé et accueillant le timide explorateur de labo de recherche. Ce ou cette collègue le passera aux suivants en disant montrer lui ce que vous faites. C’est tout d’abord, les salles d’anthropologie physique. C’est une surprise. Des squelettes et des ossements, des cranes et des photos remplissent les salles. Des questions émergent ; c’est donc ça, aussi, l’anthropologie physique ? Heureusement, les salles suivantes sont celles d’ethnomusicologie, avec des instruments de musique aux formes plus bizarres les unes que les autres et qui semblent pleuvoir du plafond, tant il semble que l’on ne sache plus où les mettre. On se risque à les toucher. Quelques sons en sortent ; un monde s’ouvre. Puis, ce sont les salles d’archéologie. Les tables sont remplies d’objets en tous genres. Mais, il n’a pas le temps de s’émerveiller qu’on lui dit : « attends tu n’as rien vu, suis nous ». Et, deux jeunes collègues l’emmènent, de salles interdites au public vers d’autres salles toutes aussi interdites ; les « réserves du Musée de l’Homme ». Les rayonnages sont espacés d’étroits couloirs où on se glisse. Elles en sortent délicatement des cartons qu’elles ouvrent avec précaution. De quoi s’agit-il que ce soit à ce point si solennel ? Des sortes de boules entourées de papier de soie apparaissent. Elles en ouvrent chacune une. Ça se présente comme quelque chose enroulée dans de longs fils noirs. Ce sont en fait des têtes momifiées qui lui sont présentées comme d’authentiques têtes réduites d’indiens dont il apprend alors que ce sont des Achuars plus connus comme des têtes de Jivaros. Des années après, sans avoir un seul jour oublié ce moment, en dévorant les livres de Philippe Descola, il aura le souvenir physique d’avoir touché ces têtes.