Sociologie d’un écosystème de prises d’initiatives solidaires citoyennes

Notre société est en recomposition, mais elle est aussi en mouvement. Certes, à l’échelle de la planète, la démocratie semble être mise à mal. Elle n’a cependant jamais, autant qu’aujourd’hui, représenté une possibilité. La plupart des habitants de la planète, y compris en Europe, vivent des situations de crise, souvent de pauvreté et de misère. Le sentiment d’injustice se renforce ; ce qui rend les inégalités inacceptables. De plus en plus, tous semblent faire face à un même « ennemi » pourtant difficile à localiser, et même à dénommer. Des individus s’opposent à cela. Ils le font sous des formes nouvelles. Pour Michael Hardt et Antonio Negri (2004), ils appartiennent à la « multitude » qu’ils définissent comme : « l’alternative vivante qui croît au sein de l’Empire. En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que la mondialisation offre deux visages. L’un est celui de l’Empire qui s’étend à l’échelle planétaire son réseau de hiérarchies et de divisions, dont la fonction est de maintenir l’ordre à travers de nouveaux mécanismes de contrôle et de conflit perpétuel. Mais la mondialisation est aussi la création de nouveaux circuits de coopération et de collaboration qui traversent les nations et les continents, suscitant ainsi un nombre illimité de rencontres et d’interactions. Ce second visage de la mondialisation n’a rien à voir avec un processus d’uniformisation planétaire : il s’agit plutôt pour nous de la possibilité de découvrir le « commun » qui nous permet de communiquer et d’agir ensemble, tout en maintenant nos différences. On peut donc concevoir la multitude elle aussi comme un réseau : un réseau ouvert et expansif dans lequel toutes les différences peuvent s’exprimer librement et au même titre, un réseau qui permet de travailler et de vivre en commun » (Hardt, Negri, 2004, p.7).

Dans ce contexte spécifique, l’actualité est marquée par l’émergence de phénomènes nouveaux, ou apparaissant comme tel. Des acteurs se mobilisent dans des formes d’actions et des comportements inédits. Ils prennent des initiatives pour créer des activités dans des logiques d’argumentation et d’organisation nouvelles. L’accent est mis sur la coopération, la collaboration, la contribution.

Ces acteurs viennent alors renforcer d’autres plus anciens, représentatifs d’autres mouvements sociaux, des mouvements ouvriers, sous leurs différentes formes, dont les initiatives antérieures avaient eu tendance à s’étioler ou à s’institutionnaliser. Un milieu alternatif vient revitaliser les milieux plus anciens de l’économie sociale et solidaire.

Le phénomène se constate à l’échelle de l’Europe. Il s’étend sous des formes spécifiques sur les autres continents. Des travaux de recherche rendent compte de cela. Ils ne sont ni très nombreux, ni toujours reconnus. Mais, les faits sont têtus, une tendance s’affirme, provoquant des réactions tout à la fois de coordination, de contournement et de retournement.

Etre à l’initiative, Se positionner

Les acteurs sociaux porteurs d’initiatives solidaires montrent que prendre l’initiative suppose toute à la fois la construction d’une singularité spécifique et l’appartenance à une communauté. Mais, pour autant, ils ne se fondent pas dans ce contexte communautaire. Comment cela est-il possible ? Comment aborder cette double question de singularité et de communauté ?

Les médias se font l’écho des initiatives que prennent des individus dans le contexte incertain qui est le nôtre aujourd’hui. Le recours à cette notion d’initiative relève alors autant du constat de réussites patentes que de l’encouragement au « pas de côté » qui doit permettre à certains de se mettre en opposition, voire en rupture avec les fonctionnements habituels, majoritaires de l’économie pour tenter un positionnement spécifique. Ce qu’il est désormais courant d’appeler les initiatives solidaires et citoyennes atteint en effet une certaine notoriété, voire une notoriété certaine. La loi récente (Juillet 2014) sur l’économie sociale et solidaire y fait directement référence. Ces initiatives viennent renforcer une part désormais reconnue de l’économie nationale. L’économie sociale et solidaire, à laquelle on peut rattacher ces initiatives en représente plus de 10%. Mais elles demeurent souvent fragiles et incertaines. Cette fragilité et cette relative marginalité doivent être soulignées et rendent nécessaire la compréhension des processus qui œuvrent à leur émergence.

Qui sont donc ces porteurs d’initiatives ? Il peut s’agir de jeunes, souvent diplômés, dont on peut penser qu’ils auraient trouvé à s’insérer professionnellement dans les fonctionnements et les emplois normaux. Mais, on peut constater aussi que ces initiatives sont le fait de catégories sociales en difficulté professionnelle pour trouver les voies de leur insertion dans une société qui ne la leur garantit plus.

Le faible repérage de ses processus est lié à la nouveauté de leurs formes, à la marginalité de leurs occurrences, à la fragilité de leur émergence. Les circonstances qui les font naître sont celles d’une crise de légitimité de l’action économique et de l’action publique. S’y exprime le maintien renouvelé de la société salariale alors que celle-ci, avec le chômage de masse, connaît une crise dont elle risque de ne pas sortir. Et donc, toute action alternative ne semble faite que pour pallier les difficultés d’emploi. Aux appuis publics aux initiatives, il sera ainsi demandé, par tout représentant des pouvoirs publics et des collectivités territoriales, sur combien d’emplois ces initiatives débouchent.

Mais, je fais ici l’hypothèse avec beaucoup d’autres que ces initiatives solidaires, d’une part, sont d’une plus grande ampleur que ce qu’elles paraissent et, d’autre part, comportent des éléments d’une possible recomposition de l’entreprendre qui serait au cœur d’un nouveau compromis social en devenir.

De fait, les initiatives solidaires qui émergent, portées par des acteurs individuels et des collectifs impactent relativement peu un espace public pourtant ouvert à des discussions sur la transformation économique et sociale. Les médias y font désormais d’autant plus référence que ces initiatives génèrent leurs propres médias, portés par la dynamique de l’Internet. Des événements organisés sur ces thématiques réunissent des publics nombreux. Il en est ainsi des « semaines de l’économie solidaire et autres », des « OuiShare fests », des journées de l’économie collaborative, de colloques et de journées d’études organisés par des collectifs parfois appuyés par des collectivités territoriales (celles de Brest, par exemple), des journées centrées sur le partage d’expériences dans les tiers lieux et autres espaces de co working, etc.

Ces initiatives peuvent être interrogées sous plusieurs dimensions.

La première de ces dimensions concerne la dynamique des interactions individus/collectifs qui président à l’émergence et au développement des initiatives. En effet, ces dernières révèlent et mettent en scène des formes tout à fait spécifiques d’individualités, de singularités, en même temps que des collectifs tout aussi spécifiques. Les sociologies dites pragmatiques s’intéressent à la production des singularités (Martuccelli, 2010). D’autres se centrent sur la compréhension des collectifs (Latour, ). La mise en convergence des deux m’aide à baliser ces problématiques.

La deuxième dimension est celle des enjeux économiques et politiques auxquels renvoient ces initiatives, et les formes de l’entreprendre qui y correspondent. Les trois enjeux majeurs sont alors celui du rapport au travail libéré et à sa reconnaissance ; celui que représentent la nature des activités vues sous l’angle d’une logique relationnelle, de service et génératrice de biens communs ; enfin, celui de la nature des processus délibératifs et décisionnels qui président à l’élaboration collective et à la mise en œuvre, sur l’espace public, des activités économiques concrètes.

La troisième dimension est celle des principes et des formes d’action qui participent à la fabrication sociale des initiatives. J’alimenterai ce point à partir d’enquêtes en cours sur les collectifs et leurs supports d’action ; des supports physiques comme les espaces de coworking et autres tiers lieux, comme des supports virtuels, en particulier les plateformes collaboratives dont on verra que toutes ne participent pas à une transition vers une économie qui donne toute son importance au partage et à la coopération.

La quatrième dimension concerne l’impact des initiatives sur la dynamique des appuis institutionnels à l’entreprendre. Après l’ «appariement » qui vise ce paradoxe de l’insertion dans la société salariale pour des emplois d’entrepreneurs de soi-même ; après l’ «incubation» qui voudrait faire de tout entreprenant un chef d’entreprise –Tous «incubés», de l’école primaire jusqu’à l’université, et tout sexe, tout âge et tout territoire confondus- ; pourrait émerger la forme «catalyse», comme appui à institutionnalisation variable, permettant facilitation et reconnaissance de l’entreprendre collaboratif citoyen.

Ces différentes dimensions sont indissociables, mais il faudra bien distinguer et décomposer quelque peu les processus par lesquels tout cela se met en œuvre pour en comprendre les enjeux et les mécanismes sociaux par lesquels opèrent ces prises d’initiatives.

La première de ces dimensions nous confronte à une double interrogation qui porte toute à la fois sur la transformation des individus ainsi que celle des collectifs et des communautés auxquels ils appartiennent.

Des individualités fortes se dégagent de ces nouvelles initiatives solidaires. Le paradoxe est ici que les individualités sont toute à la fois « en crise » et « en recomposition ». L’affirmation positive de positions sociales originales et spécifiques se fait sur base d’une crise des formes d’identités sociales inscrites dans les rapports à l’activité économique et en premier lieu dans les rapports à l’emploi, ou à son défaut ou sa précarité. Au double phénomène de crise et de recomposition des formes d’individualités correspond un double phénomène de crise et de recomposition des formes de socialisation.

De nombreux travaux récents de sociologie ont traité de cette double question. Ces travaux ont permis de mieux aborder cet apparent antagonisme entre la valorisation de positions individuelles spécifiques auxquelles semble correspondre la prise d’initiative et le constat de situations personnelles dégradées, si on les envisage à l’aune des critères de la société salariale qui préside à l’organisation des positions sociales. En effet, des individualités morales fortes, engagées dans des initiatives porteuses de valeurs de coopération et de solidarité, viendraient ainsi éclore dans un contexte qui par ailleurs facilite les formes les plus exacerbées d’individualismes, comment comprendre de tels phénomènes ?

Commencer à faire face à un tel enjeu de compréhension sociologique suppose plusieurs niveaux d’approche, au moins deux, qui, tous, traitent simultanément de la question de l’individu, et donc du sujet moral, et de la question des formes collectives et contextualisées de construction des individualités.

Comment les porteurs d’initiatives, tels que nous le révèlent les enquêtes de terrain, peuvent-ils être tout à la fois des sujets moraux engagés et des individus en difficulté d’insertion professionnelle ? Ils se montrent tout à la fois capables d’argumenter et de justifier sur le plan éthique des prises de position en décalage avec les fonctionnements économiques majoritaires, mais aussi se révèlent affaiblis dans leur perspective d’insertion, voire marginalisés dans leur parcours professionnel.

Le premier niveau d’approche me conduit à discuter les questions suivantes : en quoi la prise d’initiative est-elle la marque de l’avènement d’un sujet moral, capable d’un agir économique en phase avec des positions éthiques ?, mais aussi ces positions économiques ne sont-elles pas le produit d’une détermination sociologique ?, enfin n’est-ce pas dans la compréhension fine des liens établis entre la construction sociale des singularités et la transformation des formes de socialisation que nous devons nous orienter ?

A l’évidence nombre de propos tenus sur les porteurs d’initiatives solidaires sont argumentés au regard des valeurs morales affichées par ces porteurs. La reconnaissance des organisations de l’ESS tient aux jugements portés sur les acteurs de ce secteur à l’aune de leurs pratiques, mais plus encore de la justification morale de ces pratiques. Il faut alors en revenir aux critiques qui ont permis de se départir de telles conceptions en ce qu’elles ne permettent pas de comprendre la diversité des positions sociales en cours d’émergence.

L’initiative solidaire, comme avènement du sujet moral

De fait, la prise d’initiative est souvent principalement argumentée en termes moraux. Et ce, même si ceux qui développent cette argumentation n’en ont pas conscience. Le porteur d’initiative est alors envisagé comme sujet moral. Il serait alors question de responsabilité et de liberté dans les choix faits par ces sujets. Sans qu’il y soit fait explicitement référence, et par-delà les contenus trop directement philosophiques et religieux, l’argumentation se centre sur la conscience et le jugement moral individuel.

Et la plupart des travaux de recherche en éthique des affaires, font jouer à cette conscience morale individuelle un rôle central. En lien avec cette affirmation, l’organisation et la gouvernance des organisations résultant de ces initiatives, et s’inscrivant dans le champ de l’économie sociale et solidaire, auront alors à créer les conditions d’un arbitrage entre des consciences morales pré existantes aux relations établies entre les sujets. Cette conception présidera aux analyses en matière de décision éthique ou à propos des cadres et climats éthiques qui sont présentés comme déterminant les comportements organisationnels. Ces argumentations ne peuvent alors lever les ambigüités qui demeurent sur les notions de liberté et de responsabilité de ce sujet, de fait, absolutisé, alors même que ces notions sont présentées comme centrales en matière d’éthique. Sauf à mener l’argumentation philosophique pour elle-même, la référence au sujet moral ne nous permet pas de comprendre cette double perspective de singularité et de solidarité collective, communautaire, qui préside à l’essor des initiatives.

Encart : Le porteur d’initiative comme sujet « kantien »

Je ne peux, dans ce document, développer une argumentation systématique à ce sujet. De fait, la compréhension des contextes d’émergence des initiatives solidaires et des organisations qui en sont issues sont rarement nourris de débats en philosophie morale, même si celle-ci semble s’intéresser de plus en plus aux questions d’éthique économique. Echappant aux contenus trop explicitement à des contenus philosophiques ou religieux particuliers, les justifications morales se nourrissent d’une théorie implicite du sujet qui doit beaucoup à Kant. Je fais même l’hypothèse qu’elles se référent implicitement à des positions «pré kantiennes» dans la mesure où elles sont héritées de la rationalité des Lumières et sont ancrées dans une banalisation du sujet et de ses rapports «naturels» à une organisation envisagée comme «fonctionnelle» sans que ce que supposent les catégories kantiennes ne soient présentées et discutées.

Plusieurs points de repère seront utiles pour suivre cette piste. C’est tout d’abord celui que propose Charles Taylor (1998) qui nous aide à sortir de la fausse évidence et de la rhétorique de l’individu absolutisé, porteur d’une conscience morale, et à partir de laquelle le sujet aurait à exercer un jugement moral dans la mesure de son insertion dans des configurations collectives. Signalons tout d’abord que Taylor développe son argumentation pour présenter la position d’Hegel sur cette question de la construction du sujet. Taylor distingue deux manières de penser et de voir le monde qu’Hegel a su synthétiser. Ces deux approches prises isolément montrent des limites que la synthèse hégélienne permet de dépasser. Pour Taylor, ces deux manières de penser se sont développées « en réaction au courant principal de la philosophie des Lumières, particulièrement à sa variante française » (Taylor, 1998, p. 1). Selon lui, « les Lumières proposaient une perspective utilitaire au plan éthique, atomiste dans sa philosophie sociale, analytique dans sa science de l’homme, et qui comptait sur l’ingénierie sociale pour réorganiser les individus et la société afin d’apporter le bonheur par un parfait ajustement mutuel » (idem, p. 1). Et l’on voit combien ce programme n’est pas bien loin de celui, implicite, que semblent soutenir les manuels d’éthique économique. La première approche distinguée par Taylor est désignée par lui comme l’ « expressivisme » dont Herder est pour lui le principal représentant. Pour Herder, l’homme est d’abord un être expressif et la vie humaine présente une unité indissociable. La science analytique de l’homme proposée par les Lumières caricaturait la connaissance de l’homme par lui-même et débouchait sur des distorsions. De la même façon, elle séparait aussi l’individu de la société et l’homme de la nature, tandis qu’il était essentiel dans la perspective de l’expression, « non seulement de proposer un modèle à l’unité de la vie humaine, mais aussi de permettre que les hommes parviennent, par l’activité expressive, à leur plus grand accomplissement » (idem, p. 2). Mais, Taylor présente aussi un second courant de pensée, tout aussi en réaction aux thèses dominantes des Lumières françaises, et pourtant diamétralement opposé : « toujours dirigée contre l’objectivation radicale prônée par la pensée des Lumières, cette puissante réaction vise, cette fois, à contester l’objectivation de la nature humaine au nom de la liberté morale » (idem, p. 3). Ce courant avance une conception plus radicale de la liberté, celle qui signifie le pouvoir de choisir ce qui est moralement juste. Taylor souligne ici un point important pour comprendre les limites de l’usage fait de ce courant par les manuels en éthique économique : « Cette conception radicale rejetait du même coup, il va sans dire, une définition utilitaire de la morale ; le bonheur, et par conséquent le désir, ne peuvent déterminer ce qui est moralement juste » (idem, p. 3). Dans cette perspective : « l’homme libre est celui qui peut se « rassembler lui-même », si l’on peut s’exprimer ainsi, et décider de son engagement total » (idem, p. 3). On a compris que la figure dominante de ce second courant est bien Kant, même si Rousseau en avait déjà esquissé l’idée. Pour Kant, « la morale doit être entièrement séparée des impulsions au bonheur et au plaisir. Un impératif moral est catégorique; il nous lie inconditionnellement » (Taylor, 1998, p. 4). Cette obligation inconditionnelle ne peut trouver d’autre source que dans la volonté. L’individu, libre radicalement, l’est par auto-détermination, et non pas en tant qu’être naturel mais en tant que pure volonté morale. En effet, la liberté est alors définie par opposition aux inclinaisons. Pour Kant, la vie morale est vue comme un combat perpétuel contre les désirs et par les exigences de la morale dont la source réside dans la Raison pure. Taylor montre que ces deux conceptions présentent des affinités. En effet, « la théorie expressive nous oriente vers un accomplissement de l’homme dans la liberté, une liberté qui est précisément celle de l’auto-détermination et non simplement celle qui nous soustrait à l’empire des contraintes extérieures. Mais, c’est à Kant que l’on doit la vision la plus haute, la plus pure et la plus exigeante de la liberté qui se détermine elle-même » (idem, p. 5). Mais il montre surtout que ces deux conceptions comportent une évidente antinomie. « La liberté radicale ne semblait possible qu’au prix de rupture avec la nature, d’une opposition intérieure entre raison et sensibilité plus radicale que tout ce qu’aurait pu imaginer la philosophie des Lumières ; il en découlait une scission avec la nature externe, car l’être libre doit être radicalement indépendant des causalités naturelles même si, phénoménalement, son comportement semble s’y conformer. Le sujet radicalement libre était donc renvoyé à lui-même, posé contre la nature et contre toute autorité extérieure, forcé à une décision qu’il ne pouvait partager avec quiconque » (idem, p. 6). C’est alors la génération des philosophes de 1790 qui, en Allemagne, s’est attachée à dépasser cette antinomie. Pour cela, il fallait tout d’abord marquer une rupture avec le naturel et le sensible. Dans la conception qui s’esquissait alors l’homme moderne « devait nécessairement être en conflit avec lui-même » (idem, p. 8). Cette conception devait alors incorporer la conscience réflexive, comme fondement d’une unité. Pour Taylor, reprenant les propos d’Hölderlin, l’homme, à la recherche de son unité, doit alors cheminer entre deux idéaux : l’extrême simplicité du fait de l’organisation naturelle dont il hérite, et l’extrême organisation de la culture (Hölderlin, 1967, p. 113, cité par Taylor, 1998, p. 8). L’homme devait se construire sur base de divisions et d’oppositions : « de l’opposition entre la pensée, la raison et la morale d’une part, le désir et la sensibilité de l’autre ; de l’opposition entre la pleine liberté consciente de soi d’un côté, et la vie dans la communauté de l’autre ; de l’opposition entre le conscience de soi et la communion avec la nature et, au-delà, de la séparation entre la subjectivité finie et la vie infinie qui informe la nature, la barrière qui sépare le sujet kantien de la substance spinoziste » (Taylor, 1998, p. 8). Mais alors, « comment allier la plus grande autonomie morale à la plénitude de la communion avec le vaste courant vital qui circule en nous et hors de nous ? L’objectif, finalement, ne peut être atteint qu’à la condition de concevoir la nature comme fondée, d’une certaine manière, dans l’esprit » (idem, 1998, p. 8). Un cheminement de pensée s’esquisse et que synthétise Taylor : « Si nous voulons sauvegarder notre aspiration à l’autonomie radicale, nous devons élargir le concept de microcosme jusqu’à inclure l’idée que la conscience humaine ne se limite pas à réfléchir l’ordre de la nature mais le complète ou, en d’autres termes, le perfectionne…Tout comme, dans l’optique expressive, l’homme s’accomplit pleinement dans une forme de vie qui est aussi l’expression d’une complète conscience de soi, de manière analogue, le pouvoir au fondement de la nature (qui est esprit), atteint sa pleine expression par la connaissance de soi. Mais ce processus ne se déroule pas dans un espace transcendant, situé au-delà de l’homme…C’est au contraire dans l’homme que l’esprit atteint à la conscience de soi » (Taylor, 1998, p. 10-11). En fait, ce cheminement est surtout celui d’Hegel. Il a ceci de spécifique par rapport aux Romantiques, qu’il a pour véhicule, la raison et pas l’intuition comme les Romantiques le prônent. Hegel résout le problème du choc produit par la rencontre de la raison analytique et atomisante avec les impératifs de l’unité expressive en engendrant la distinction entre la compréhension et la raison. Sa solution est d’admettre que la rationalité s’accompagne d’une conscience claire des distinctions : entre le sujet et l’objet, le soi et l’autre, le rationnel et l’affectif. Selon Taylor, pour synthétiser l’autonomie rationnelle et l’unité expressive, Hegel questionne « les oppositions en nous entre liberté et nature ou celle entre individu et société, ou l’abîme apparemment infranchissable entre le sujet connaissant et le monde ou, plus inexpugnable encore, celui entre l’esprit fini et l’esprit infini, entre l’homme et Dieu » (Taylor, 1998, p. 14). Chacune de ces oppositions va d’abord en s’accentuant, à mesure que l’homme poursuit son développement ; mais les deux termes se réconcilient au moment où ils ont atteint leur plénitude. Mais, Taylor s’interroge sur la façon dont ces oppositions peuvent se réconcilier, dès lors que chacun de leurs termes ne se définit que lorsqu’il s’oppose à l’autre. Hegel lui apporte la réponse en développant une théorie du sujet comme théorie de la réalisation de soi : « Cette conception ne laisse aucune place à la vie telle que comprise par la tradition aristotélicienne, c’est-à-dire comme forme qui s’organise et se conserve par elle-même, qui ne peut exister que dans son incarnation matérielle dont elle est, par conséquent, inséparable » (idem, p. 16-17). Ce dualisme qui attribue toute l’intelligence à un esprit qui demeure étranger au corps, de sorte que la matière ne peut plus être comprise que comme pure mécanique, entretient un rapport très étroit avec la philosophie mécaniste. N’est-ce-pas ce même dualisme que l’on retrouve implicitement dans certains manuels d’éthique économique lorsqu’ils s’attachent à définir des « systèmes de valeurs », faits de cadres et climats éthiques, se superposant à des organisations fonctionnelles, naturelles ? Par contre, dans cette théorie hégélienne du sujet, le sujet est lié à certaines conditions d’existence, celles de son incarnation. Mais, en même temps, « il possède des caractéristiques téléologiques : il tend vers une certaine perfection, celle de la raison et de la liberté, conception qui se situe autant dans la lignée d’Aristote que dans celle de la théorie expressiviste. Et les exigences d’une telle perfection vont à l’encontre, tout au moins dans un premier temps, de ses conditions d’existence. C’est cette complexité interne qui rend possible la relation du sujet avec soi et les autres » (Taylor, 1998, p.21).

Cette mise en perspective que Taylor propose en s’appuyant sur Hegel demanderait bien d’autres développements. En effet, toute conception d’un « agir éthique », sous-jacent à la dynamique sociopolitique de cette controverse éthique, suppose une approche globale du sujet dans l’exercice de sa responsabilité et de sa liberté. Norbert Elias nous fournit un autre point de repère avec sa « société des individus » (Elias, 1991). Pour lui, « la conception du moi séparé et autonome, qui pose le monde social comme lui étant extérieur, voire hostile, est née dans un stade particulier du procès de civilisation, celle qui exige une plus grande sévérité dans la « commande du comportement individuel » et un rigoureux autocontrôle des conduites publiques » (Elias, 1991, p. 16). L’homme moderne est alors présenté comme le produit d’un long processus indissociable de la domination des forces de la nature par les hommes et de la différenciation progressive des fonctions sociales. Elias s’efforce de donner un contenu à ce sujet, potentiellement acteur éthique, dans une dualité fondamentale entre le sujet et le monde. Il affirme que : « La forme de la conscience de soi que caractérisent et un habitus social où l’équilibre « nous-je » donne la primauté au « je », et un dualisme fondamental qui oppose terme à terme l’intériorité de la conscience et la réalité du monde extérieur, le sujet et l’objet, l’esprit et le corps, est donc une forme particulière, historiquement datable, de la manière dont les individus pensent leur rapport au monde » (Elias, 1991, p. 19).

Ricœur (1990) nous apporte d’autres éléments pour continuer cette construction du sujet. Pour lui, il importe tout d’abord de réfuter la conception d’un sujet de droit, constitué antérieurement à tout lien sociétal. Pour cela, il faut en « trancher la racine » (Ricœur, 1990, p. 213) qui réside « dans la méconnaissance du rôle médiateur de l’autre entre capacité et effectuation » (idem, p. 213). Le sujet n’est donc ni extérieur, ni antérieur à la relation à l’autre. Il n’existe que dans cette relation. Ricœur retient d’Aristote l’éthique de la mutualité, du partage, du vivre ensemble ; et, dit-il, il ne veut en retenir que ça. De Levinas, il retient l’idée que cette mutualité repose sur l’initiative de l’autre dans la relation intersubjective (idem, p. 221). Cette conception du sujet progressivement définie par Ricœur vient alors renforcer une conception de l’éthique, ce qu’il appelle la « visée éthique », comme « la visée de la vie bonne, avec et pour autrui dans des institutions justes » (idem, p. 202). Cette conception affirme ainsi la primauté de l’éthique, comme visée d’une vie accomplie, sur la morale, comme articulation de cette visée dans des normes ; de la nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme et de la légitimité d’un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques (idem, p. 200-201). On voit alors que conception de la vie éthique et conception du sujet éthique se renforcent mutuellement. De plus, ce renforcement donne de l’ampleur à un agir éthique qui ne se réduit pas à un équilibrage /arbitrage de conceptions morales portées de l’extérieur par des individus absolutisés, comme semblent l’analyser nombre de travaux sur l’organisation et la décision éthiques. Mais comment prolonger cette réflexion par une conception pragmatique d’un agir éthique qui tienne compte d’un sujet, fruit de ses déterminations dans son rapport à autrui mais libre dans ses jugements moraux? C’est auprès des sociologues de la singularité (Lahire, 2001; Martuccelli, 2010) qu’une réponse pourrait commencer à s’élaborer ; c’est tout au moins l’hypothèse que je propose de construire. Avec cette sociologie de la singularité, émergent des problématiques permettant de comprendre l’individualité dans les épreuves de sa construction et de sa transformation, dans les modalités de son action, sans l’absolutiser, ni même lui supposer une identité éthique. Cette conception de l’individualité permettrait d’approfondir la compréhension des formes nouvelles de pratiques sociales, contemporaines à l’émergence de ces initiatives solidaires.

Quelle approche sociologique nous permet de comprendre une position sociale qui ne se réduit pas à celle de l’entrepreneur ou du professionnel indépendant ?

Pour autant, l’analyse de positions sociales peut recourir à des simplifications qui ne permettent pas non plus de comprendre la prise d’initiative.

Il en est ainsi des analyses qui considèrent qu’en matière de prise d’initiative économique on ne peut échapper aux figures sociales dominantes de l’économie que sont celles de l’entrepreneur ou du professionnel indépendant, acteurs majeurs de toute économie marchande capitaliste. L’analyse se réduira alors à caractériser toute position sociale de porteur d’initiative à l‘aune d’une représentation de l’entrepreneur, que ce soit pour s’en féliciter ou pour le dénoncer.

En effet, il y a un fort consensus pour considérer que toute initiative suppose un projet et que tout projet est une « entreprise », au sens large – Celui que lui donne Hélène Vérin lorsqu’elle fait l’histoire du mot ( )-, et que toute entreprise a son entrepreneur. C’est une approche classique que de considérer qu’entreprendre, c’est, d’abord, adopter une position sociale et économique, celle de l’acteur emblématique de la création d’activité et d’entreprise, le porteur de projet entrepreneurial, l’entrepreneur. La grande majorité des travaux en entrepreneuriat partent de ce postulat, que ce soient les recherches comme la conception des appuis sociaux et institutionnels. Il est alors très difficile de se distancier de ce type de problématique lorsque, cependant, on veut rendre compte des processus de construction de singularités, voire d’identités, en lien avec la prise d’initiative, sans reprendre pour autant les concepts de l’action collective, politique, avec ses notions de militant, d’activiste, etc.

La difficulté est si grande que deux approches qui semblent s’y opposer ne font en fait que conforter ce point de vue de l’entrepreneur.

Ainsi, la première de ces deux approches, qui croit dégager des spécificités à propos de l’initiative solidaire, en parlant d’entrepreneuriat social, en vient à concevoir finalement un profil d’entrepreneur qui serait rallié à un autre corpus de valeurs que celles de l’économie marchande orthodoxe. Le processus qui sera alors pris en considération est celui de son adhésion à des systèmes de valeurs, et, certes, à des pratiques spécifiques correspondant à ces valeurs, mais sans remettre en cause la dynamique globale d’endossement de la posture sociale et les apprentissages correspondant à cet endossement. Les processus de construction de la posture seraient les mêmes à ceci près qu’ils seraient surplombés par un autre corps de valeurs et de conceptions morales. On voit déjà le problème résidant dans le fait que les outils permettant au créateur de se mettre dans la position de l’entrepreneur seraient fondamentalement les mêmes que ceux de l’entrepreneuriat classique, sous réserve de les accompagner de modules portant sur les valeurs éthiques et les contextes politico économiques président à la construction et au développement de ces valeurs. Ce sont des modules bien connus en entrepreneuriat social et dans le secteur de l’économie sociale et solidaire. Nous verrons que finalement cela se verra lorsqu’il s’agira de concevoir les dispositifs d’appuis et les processus de formation permettant de conforter cette position d’entrepreneur ; les mêmes actions, de formation notamment, seront mobilisées, en y ajoutant les modules d’acquisition/renforcement des valeurs éthiques spécifiques.

Mais, il en est de même d’une seconde approche qui, malgré un corpus théorique apparemment complètement antagoniste, valide de fait cette idée d’un acteur porteur d’initiative solidaire comme entrepreneur, malgré lui dans ce second cas. Ici, l’acteur porteur d’initiative ne peut être qu’un entrepreneur, mais un entrepreneur produit de l’inculcation d’un habitus économique prégnant ( ). Certaines propositions, trop rapidement reprises des travaux de Pierre Bourdieu sur la fabrique de l’habitus économique (2003), vont dans ce sens. Certes, les dispositifs de formation à l’entrepreneuriat, lorsqu’ils se dénomment ainsi, même «chapeautés» par un discours ouvert sur le thème de l’entrepreneuriat potentiellement, aussi, social et solidaire, peuvent être interprétés comme des tentatives d’inculcation d’un habitus entrepreneurial, non critiqué en tant que tel. Les raisons en sont la prégnance des modèles dominants de l’entreprendre, mais aussi, tout simplement, parce que, comme dispositif pédagogique, rien d’autre n’existe ou n’est connu des organisateurs et que les autorités (politiques et universitaires) ont à cœur de mettre en œuvre rapidement des politiques en la matière sur base d’outils existants.

Prendre l’initiative : construire sa singularité au cœur des micro processus de socialisation

Des travaux récents nous ouvrent cependant la voie dans la mesure où ils permettent de rendre compte de la construction des individualités en prenant en compte la dimension sociétale de leur singularité en basant la compréhension de cette construction sur celle des micro processus de socialisation qui président à cette construction. Il faudra alors tout autant s’intéresser à la crise et aux difficultés des socialisations primaires, celles qui sont le fait des grandes institutions qui ont marqué les contextes sociaux précédents, et aux formes nouvelles et émergentes de socialisations plurielles, celles qui sont rendues possible par les excès des formes exacerbées de l’individualisation et par les opportunités de recomposition que permettent les formes actuelles de socialisation volontaire.

Sortir de la réduction que représentent les deux approches précédentes, c’est porter toute son attention sur les particularités de deux types de processus et sur leurs interactions. Il s’agit, d’une part, des micro processus individualisés de désocialisation, par rapport à la crise des appareils de socialisation primaires et secondaires, et de resocialisation volontaire au travers des interactions et relations nouvelles dont l’acteur se fait le moteur et le résultat.

La sociologie pragmatique y voit l’épreuve majeure au travers de laquelle les individus, dans la diversité de leurs contextes, activent des micro processus de construction de leur singularité. De nombreux travaux de recherche nous mettent en vigilance sur les renversements qui s’opèrent dans ces dynamiques de socialisation (Castel, 1999; Vatin, Bernard, 2007). Alors qu’auparavant la socialisation « accordait les individus à la société, en les modelant en fonction des places sociales » (Martuccelli, 2010, p. 35), « aujourd’hui, (…) la socialisation plurielle apparaît comme une formidable machine de fabrication d’individus singularisés » (idem). Ainsi, la vocation de la socialisation semble changer de sens, de moteur de l’intégration de l’individu à la société, elle devient la fabrique du processus d’individualisation. C’est donc en ayant en tête ces renversements dans les logiques de la socialisation qu’il faut s’interroger sur les liens paradoxaux du singulier et du solidaire.

La poussée de la singularité cadre avec une double aspiration des individus à l’égalité de traitement et à la personnalisation des décisions les concernant. Beaucoup de travaux (Renault, 2004 ; Dubet, 2006 ; Kellerhals, Languin, 2008 ; Martuccelli, 2010) mettent en avant la montée des sentiments d’injustice et des exigences de justice qui en résultent. Une tension s’affirme entre « l’exigence toujours incontournable de l’égalité et le souci croissant de la prise en compte des situations singulières » (Martuccelli, 2010, p. 23). Les aspects politiques de cette montée (Rosanvallon, 2011) convergent avec les aspects économiques et le rapport qui peut être fait entre étendue de la liberté et accès aux ressources (Sen, 2000a et 2000b). « La conscience et la sensibilité des individus à la différence, et à la variabilité constante des expériences, ont connu une incroyable exacerbation » (Martuccelli, 2010, p. 25). La sensibilité envers la singularité se manifeste vis-à-vis de la conception que des individus singuliers se font de leur place sociale. Hier, ces individus étaient positionnés d’une façon dominante, parfois unique, dans une perspective de classe ou tout au moins de strate. Cette position, sans disparaître, est concurrencée par une configuration d’appartenances à des réseaux de sociabilité. Tout cela converge aussi et est compatible avec le fait que nous vivons l’expérience d’une « grande société » qui se massifie au travers de « petits mondes », à la construction desquels nous participons ; et ce plutôt que par une opposition majeure entre la vie publique et la vie privée. C’est un aspect essentiel qui me fait porter toute mon attention sur la dynamique des petits mondes que sont les collectifs d’initiatives solidaires collaboratives.

Le contexte qui préside à la prise d’initiative est aussi celui fait d’une tension accrue entre standardisation et singularisation, et de sa généralisation à presque toutes les situations. D’un côté une forte affirmation identitaire peut enfermer dans l’appartenance à un groupe, à un réseau. D’un autre côté, une forte affirmation d’une pluralité identitaire peut ouvrir à la singularité. Les situations apparaissent complexes de ce point de vue, y compris avec le fait que « la standardisation peut devenir une source pour la singularité, et où, à l’inverse, le souci de singularité, en se radicalisant, cantonne au stéréotype » (Martuccelli, 2010, p. 28). Mais en même temps, la signification de la standardisation, la prise de conscience de sa force, est cernée en référence critique à la singularité. Dans la mesure où elle se pose en obstacle à l’épanouissement à la singularité. Ainsi, alors que la tension entre standardisation et singularisation était considérée comme structurelle, apparaît la nécessité de mieux comprendre une pluralité d’articulations possibles entre le singulier et le commun. C’est au cœur de ces articulations qu’émerge la perception des besoins, des usages possibles de biens et services à concevoir ou à diffuser. Tout cela conditionne la prise d’initiative.

En conclusion, ce qui est au cœur de la construction de positions singulières de prise d’initiative c’est la capacité d’auto réflexivité qui se manifeste dans les épreuves de la socialisation.

Construire sa justesse personnelle au cœur des collectifs et des communautés

Un second niveau d’approche s’impose alors. Il consiste à s’interroger très concrètement sur les conditions permettant ce double travail de construction de singularités agissantes et de communautés porteuses de ces initiatives.

Et c’est donc par la prise en compte de cette construction de singularité que l’on peut comprendre le type de « pas de côté », de construction de ce que certains appellent une « justesse personnelle » (Martuccelli, 2010, p. 51). Ainsi « dans le singularisme donc, l’idéal suprême n’est plus tant l’autonomie politique ou l’indépendance économique, que la quête d’une forme sui generis de justesse personnelle » (idem). « Le but est moins d’incarner un modèle universel de vertu (comme dans l’arêté grecque), c’est-à-dire de donner forme à un modèle qui est déjà là, qui précède donc l’individu, que de parvenir à la réalisation singulière de soi la plus harmonieuse possible, à atteindre ainsi un idéal personnalisé en dehors de tout modèle d’évaluation et même – à terme et comme idéal- de toute idée de comparaison ou de concurrence à autrui » (idem). Il ne s’agit alors pas d’un ralliement idéologique et moral à un corps de valeurs. Et l’on comprend qu’il n’est pas satisfaisant d’analyser les processus de prise d’initiative et de création d’activités comme une forme d’entreprendre qui serait un ralliement à une conception vertueuse d’entrepreneuriat. Il ne s’agit pas non plus de la recherche d’un positionnement atypique ou marginal. La position singulière expérimentée ne recherche pas l’originalité pour l’originalité. Elle est même singulière et solidaire, donc soucieuse de trouver son insertion dans des collectifs et porteuse de construction de ces collectifs.

Cette construction de singularité comme justesse personnelle cadre avec des pratiques et représentations qui ne relèvent pas d’une privatisation des comportements avec un retrait de liens politiques, d’une désaffection de la vie commune ou d’une valorisation exclusive de la vie privée, comme avec l’individualisme souvent décrit. Elle cadre paradoxalement avec une forte implication des individus dans la société.

Les initiatives solidaires doivent être envisagées de ce point de vue du fait des dynamiques des acteurs qui les prennent et les animent. On peut même poser comme hypothèse que les initiatives solidaires, avant d’être des projets de création d’activités et d’entreprises, sont des plateformes de construction collective de justesse de soi pour ceux qui y participent. Il suffit de constater combien les méthodes de création et d’élaboration collectives sont mises en avant, souvent plus encore que les projets eux-mêmes. L’accent est alors mis sur les outils et méthodes de travail collaboratif et d’intelligence collective. Mes observations et les entretiens réalisés montrent que l’objet même du travail collaboratif, sur les usages susceptibles de faire l’objet de création, peut changer et être orienter vers d’autres projets d’activité, tant ce qui est privilégié c’est la dynamique collective porteuse de réalisations singulières pour les individus rassemblés en collectifs.

C’est ce à quoi on assiste dans les espaces alternatifs que ce soit les tiers lieux ou les plateformes collaboratives dont il sera question plus loin. On peut ainsi les envisager comme des espaces de construction de soi, des espaces de socialisation extrascolaire, des chemins de traverse de la resocialisation. Et, il faudrait insister sur ce point particulièrement important dans le contexte français qui donne souvent la priorité à une insertion professionnelle précoce, déterminée par le niveau de diplôme et présidant à un parcours fait de beaucoup d’irréversibilité. D’autres pays européens, le Danemark par exemple, montrent des processus qui accordent toute leur importance à un temps de construction de soi, qui tirent parti du cumul des expériences personnelles, des parcours multiples, ouverts à l’extrascolaire. Dans certains pays européens où ces parcours font l’objet d’un soutien par l’action publique la problématique de l’engagement sur des espaces alternatifs pourraient se poser différemment.

L’analyse de ces processus de prises d’initiatives au regard de l’engagement qu’ils traduisent bénéficie des notions d’épreuves et de compromis élaborées par Boltanski et Thévenot (1991), reprises par Martuccelli (2010). Ces notions tournent résolument le dos à une notion d’engagement qui serait une conscientisation individualisante et un ralliement personnel à des valeurs. Elles mettent en avant des processus d’interactions dans lesquels l’engagement se construit dans le rapport aux autres. Thévenot va plus loin dans la problématisation des micro processus d’engagement dans une démarche qui les analyses comme autant de « figures du commerce entre les personnes et les choses ». Dans cette approche, la construction des relations suppose une théorie de l’action ouverte à la compréhension des assemblages des objets (des dispositifs d’interaction) et des personnes.

En conclusion, comprendre les processus par lesquels les acteurs sont amenés à prendre des initiatives solidaires, c’est aussi permettre à ces mêmes acteurs, au travers d’un exercice d’autoréflexivité, de comprendre par eux-mêmes les différents moments qui les ont construits comme porteurs potentiels d’initiatives solidaires. C’est alors leur faire analyser les épreuves qu’ont été les ruptures et les décalages dans leurs processus de socialisation ; que ce soit à l’occasion de leurs parcours personnel, socio scolaire, socioprofessionnel ; de les mettre face aux tournants vécus lors de ces processus ; de leur faire interpréter les interactions qu’ils ont eus à connaître, les liens facilitateurs dont ils ont bénéficié ; de leur faire revivre et interpréter les diverses expériences qui ont été celles de leur entourage en matière d’initiative économique qui leur ont confronté à des tentatives, réussies ou pas, de projections hors des parcours d’insertion ordinaire dans l’emploi salarié au profit de parcours atypiques.

Comprendre l’agir collectif solidaire comme dynamique de collectifs, assemblages de personnes et d’outils/dispositifs

Ainsi, les prises d’initiative sont indissociables des collectifs émergents qui leur offrent un cadre d’expression et de conception. Et c’est à ce niveau qu’il convient d’approfondir l’analyse des conditions de construction et d’expression d’engagements que manifestent les prises d’initiatives solidaires. La dynamique de l’engagement doit être examinée avec soin. Elle ne précède pas, ou en tout cas, pas toujours, l’implication dans un collectif. L’engagement se construit dans l’action, et dans l’action collective qui plus est, lorsque l’action prend une forme d’organisation participative délibérative.

La prise d’initiatives est souvent perçue comme menant à une entreprise individuelle. Ce qui explique que la majeure partie des dispositifs institutionnalisés de soutien à la création d’activités et d’entreprises soient individualisés. Certes, il ne saurait être question de remettre en cause le rôle déterminant des individus dans des prises de position qui cadrent avec la singularité de leur parcours. Mais, ces individualités sont indissociables des collectifs dont elles sont les membres. Elles sont tout autant construites par ces collectifs qu’elles ne les construisent. C’est cette interaction qu’il nous parait indispensable d’approfondir, en tentant d’identifier des étapes de maturité et des cycles de vie des projets, et des collectifs qui les sous-tendent. Pour une part il s’agit alors de déporter l’analyse de la seule prise en compte des « projets » -Ph. Zarifian nous met en garde contre l’omniprésence de cette notion de projet-, pour envisager la dynamique projective des collectifs, sans considérer qu’il n’y a de projets que collectifs ; parce que, paradoxalement, les individualités singulières à l’action au sein des collectifs sont des acteurs projets, des leurs, de ceux des autres, de ceux aussi non encore appropriés par certains ou définitivement non appropriables et appropriés.

C’est pourquoi, comprendre les logiques d’émergence et de développement des initiatives solidaires collaboratives suppose de comprendre la dynamique des collectifs citoyens. La problématique le permettant prend appui sur la convergence originale et interdisciplinaire d’un ensemble de travaux de recherches tant sur la dynamique des collectifs, de leurs agents et de leurs outils (Latour, 1994, 1999; Barbier, Trepos, 2007), sur le développement humain basé sur la croissance des capacités (de Munck, Zimmermann et al., 2008), que sur la gouvernance des biens communs (Ostrom, 1990, Flahaut, 2008). Elle conduit à envisager le moteur de la créativité citoyenne collaborative comme la construction simultanée, d’une part, de capacités d’action et d’autonomie dans l’action chez les membres des collectifs, et, d’autre part, d’un bien commun conçu et porté par eux. Ces collectifs ne sont pas de simples regroupements d’individus porteurs de représentations communes de l’action. Ils existent dans la mesure où ils s’outillent et sont outillés par des objets supports d’actions et autres dispositifs d’expérimentation et d’action. Pour les besoins de l’analyse des « collectifs », comme nous l’indique les travaux de recherche en la matière (ceux de Bruno Latour, en tout premier lieu), il est essentiel de distinguer les éléments humains et non humains, et donc les personnes et les objets techniques, méthodologiques, matériels et immatériels que les groupes de personnes créent, mais aussi qui les créent et les transforment en tant que groupes et en tant que personnes, selon différents régimes et niveaux d’engagement. La compréhension dynamique des collectifs nous amène à envisager les acteurs sociaux dans la spécificité de leurs inter relations, et dans la façon dont ils mobilisent et sont mobilisés par les outils et les dispositifs que, tout à la fois, ils conçoivent mais qui organisent et cadrent l’action, qui les cadrent eux-mêmes et les orientent. Ces outils et dispositifs sont donc tout à la fois les supports et les produits de leurs interactions.

La fabrique sociale des initiatives solidaires

C’est à ce niveau que l’on peut à proprement parler de fabrique sociale de l’initiative solidaire, collaborative et citoyenne ; de génération de projets. Il s’agit alors d’une fabrique d’engagements et de projets. Cet espace de créativité et d’agir collectif montre bien les trois axes d’expansion des collectifs que sont les regroupements de personnes, les dispositifs supports et les engagements. En reprenant les notions avancées par Boltanski et Thévenot, on peut dire que cet espace est celui des opérations de jugements et de justification, de mise à l’épreuve des grandeurs, de constructions de compromis, interprétés par des acteurs en quête de justesse d’eux-mêmes.

Se projeter vers des activités, signifie participer à une dynamique individuelle et collective des projets. Les porteurs d’initiative contribuent alors tout à la fois à certains projets qui leur seront plus personnels, voire qui seront personnels et singuliers, mais tout autant qu’ils contribuent aux projets de ceux de leurs communautés. Nous verrons plus loin que cela correspond à l’émergence de nouvelles méthodes projet, pensées en termes de « sprints » pendant lesquels chacun contribue aux projets de certains, pendant un temps, tous pouvant contribuer à tous les projets. On sort alors de logique souvent simplificatrice dans laquelle on envisage la gestion de projets. Dans ce type de gestion les projets sont soient individuels, soit collectives, par exemple portés par une équipe. Ce que nous constatons dans la logique de fonctionnement des espaces et des dispositifs générateurs de projets portés en initiative solidaire c’est une logique de contribution qui dépasse cette dichotomie de projets. Nous verrons que cela a à voir avec la logique de construction de communs qui caractérise ces pratiques contributives.

Cet espace de la fabrique sociale des initiatives, alimenté par les pratiques émergentes de contributions sur des projets partagés, est désormais investi par des réflexions exprimées souvent en termes d’ « intelligence collective ». Le recours à cette terminologie traduit chez les acteurs qui s’en font les promoteurs une double dimension de réflexivité, une dimension éthico-politique qui souligne la construction collective du sens de l’action et une dimension plus spécifiquement méthodologique qui s’efforce de dégager des modèles d’action pour la généralisation capitalisation démultiplication des dynamiques de prise d’initiatives et de projets. On en verra l’importance pour interpréter l’évolution des appuis institutionnels à l’initiative et à l’entreprendre.

L’enquête empirique que je mène et qui me permet d’argumenter les points précédents montre ainsi la difficulté de dissocier, d’une part, les groupes d’acteurs de leurs dispositifs supports et, d’autre part, les principes, règles et codes élaborés lors des interactions, à l’épreuve des jugements et compromis, des outils et méthodes permettant ces élaborations.

Les dispositifs supports sont ici des lieux, des espaces de co working (le terme de tiers lieux (Oldenburg, 1999) leur est générique), mais aussi des plateformes numériques virtuelles. On observe en effet l’évolution de sites Internet et autres portails vers de nouveaux objets d’interactions et de coopérations. J’ai ainsi pu commencer à recenser et analyser plusieurs plateformes interactives. Plusieurs d’entre elles se définissent comme des supports collaboratifs, la plupart du temps basées sur des technologies issues de l’open source et du logiciel libre (Imagination for People, Utopie réaliste, Unisson, etc.).

Ainsi la plateforme collaborative « Imagination for People » représente un cas particulier qui mérite une étude en soi. C’est tout à la fois un site web, une plateforme collaborative de projets en économie solidaire, collaborative, etc. C’est aussi un collectif. Les développeurs du site sont aussi des acteurs accélérateurs de projets. C’est également une communauté que le site fédère et aide. L’interaction des personnes via le site permet un travail collectif sur les projets portés par la plateforme (expression de besoins et supports donnés, etc.). C’est donc aussi un dispositif de travail ; les web conférences permettent d’alimenter le site avec des projets formulés et formalisés en direct, le site lui-même évoluant en direct dans ses fonctionnalités. D’autres plateformes se développent en utilisant ou en étant hébergées par Imagination for People.

Topologie des dispositifs

TemporairesPermanents
Lieux PhysiquesOuiShare Fests, Roumics Espaces de Co working
(Coroutine, coworking lille, Mutualab, La Grappe)
Sites VirtuelsLes sites et plateformes
créés à l’occasion d’événements
Plateformes collaboratives, Platesformes de crowfunding

Les modes d’action et les outils de la « Catalyse »

« Fests », ex. OuiShareFest, à mi-chemin du colloque, de l’événement festif, du festival et du meeting politique, ex les Roumics, à Lille.

« Camps », associé ou non à une Fest, il s’agit d’un atelier de travail sur les projets, avec une idée de durée et d’interactions,

« Sprints », réunions plus ou moins organisées, au sein d’un espace de coworking par exemple, et consistant à travailler collectivement et intensément (deux jours, par ex. sur un ou plusieurs projets, en présence de leurs porteurs principaux, avec l’idée d’une mise en commun des projets et un travail réciproque sur les projets des uns et des autres tout en maintenant la spécificité des porteurs originaux et principaux.

« Recettes » et « Codes Sources », noms donnés à ce qu’il s’agit de construire collectivement au terme d’un travail collectif sur les projets, processus de mutualisation – capitalisation. Le terme code source est utilisé par analogie avec le vocabulaire du logiciel libre.

Les porteurs d’initiative sont des acteurs engagés, mais de quel engagement s’agit-il ?

Prendre une initiative solidaire c’est faire un pas de côté, se risquer à prendre un chemin de traverse, à une rupture avec ce qui constitue une norme d’action économique. Prendre un chemin de traverse c’est ne pas donner la priorité à la recherche d’un emploi stable et, éventuellement rémunérateur, alors que l’on a les compétences certifiées par un diplôme valorisé sur le marché de l’emploi.

En cohérence avec les processus de socialisation évoqués plus haut, une prise de position économique consistant à, pour le moins, discuter voire remettre en cause les parcours d’insertion normaux, suppose une prise de position vis-à-vis des discours et des pratiques qui accompagnent, légitiment et rationalisent ces parcours. Ces parcours, et les différenciations dont ils sont l’objet, puisent leur légitimation dans l’interprétation des mouvements sociaux et culturels qui ont marqué les contextes d’émergence des comportements économiques de référence.

Les porteurs d’initiatives y font référence ; leurs choix professionnels sont argumentés par une critique sociale et les références aux mouvements sociaux auxquels ils participent.

La compréhension des mouvements sociaux qui ont marqué la société salariale et les rapports sociaux est indispensable pour interpréter les logiques de parcours professionnels et d’insertion. Il en est de même avec les formes traditionnelles de l’entreprendre en mode capitaliste (formation d’une société par capitalisation…) que l’on ne peut pas dissocier des mouvements d’adhésion et de critique de ce mode d’action économique. Il y a un paradoxe à analyser les mouvements et les mobilisations politiques et institutionnelles qui ont coïncidé avec les différentes problématiques de l’ « entrepreneuriat ». Les politiques et les dispositifs d’incitation à la création d’entreprise, même en mode capitaliste, portent la trace de ces mouvements, même de ceux qui mettent en avant un entreprendre « autre ». En effet, l’entrepreneuriat, les discours, les « institutions » qu’il a généré ne peuvent être analysés indépendamment de ces mêmes mouvements critiques, voire alternatifs, qui ont marqué les années 1970-1980. Dans un livre sur « entreprendre autrement », Michel Adam (2009) montre combien les institutions de la création d’entreprises ont été initiées au cœur des mouvements politiques de la fin des années 1970. Ils l’ont été au moment où un mouvement réformiste d’inspiration social-démocrate –Michel Rocard en était l’un de ses inspirateurs- venait y trouver les bases d’une alternative tant à l’économie capitaliste d’Etat qu’au socialisme « réel » servant alors de modèle implicite à une gauche alors puissante. M. Adam montre en fait que la logique (et l’esprit) d’entrepreneuriat, avec les institutions créées à cette occasion, correspond à une logique de recherche d’alternative économique même si elle s’inscrit encore majoritairement dans une perspective d’économie de marché et dans le cadre d’un capitalisme aménagé. Bien plus, les formes les plus emblématiques de la création d’entreprise ont parfois des soubassements étonnants. Ce qui est vrai en France et en Europe de ce point de vue, l’est tout autant dans des pays comme les USA. De nombreux chercheurs ont pu montrer ainsi que les contextes favorables à la rupture et à la prise de risque pouvaient être associés à des mouvements protestataires, contre culturels, même si les contenus économiques proposés ne semblaient pas différents des modes d’entreprendre marchands et capitalistes. C’est particulièrement le cas du contexte de la Silicon Valley, aux USA, plus précisément en Californie, qui ne serait pas celui qu’il est sans les mouvements de la contreculture des années 1960- 1970.

Aussi comprendre les contextes de nouvelles formes d’entreprendre que sont les prises d’initiatives solidaires nous conduit à envisager comment convergent création d’activité, jugements sur l’action, critique et contestation, mobilisation collective et engagements dans la société. Cela revient à s’interroger sur les formes d’engagement, mais cela nécessite de faire le point sur le lien entre ces différentes notions.

Une prise d’initiative est un engagement

Chaque projet est le résultat d’un jugement sur l’action. Chaque projet est un engagement. Comme le précise Howard Becker (2006), cette notion d’engagement rend compte, ici, de lignes d’action cohérentes mises en œuvre par des individus qui ne dissocient pas leur action professionnelle de leur vie personnelle, dans une cohérence du comportement.
Ce lien entre jugement, action et engagement est au cœur des processus de prise d’initiative solidaire. C’est en ce sens que toute compréhension d’action d’entreprendre, de tout « entrepreneuriat », nécessite une analyse des jugements sous-jacents. Edouard Gardella (2006) montre que les systèmes explicatifs mobilisés par la sociologie de l’action privilégient souvent deux tendances. La première repose « sur une intériorisation par l’individu des normes et des valeurs partagées au sein d’un groupe ou d’une société entière » (Gardella, 2006, p.137). Cette tendance privilégie une conception de la socialisation comme inculcation d’habitus. La seconde tendance s’appuie sur la conception d’un individu rationnel, « capable de déterminer parfaitement en quoi consiste son intérêt, et d’adopter les moyens nécessaires à sa satisfaction » (idem). L’ordre social dans lequel sont censés s’inscrire les projets des créateurs est alors vu comme une coordination des intérêts individuels, et, l’on pourrait ajouter, comme une coordination de sujets moraux. Mais, une telle coordination est alors une façon d’ériger le marché comme une forme absolue d’organisation de société. Considérer qu’un individu ne pourrait être que gouverné par ses propres intérêts individuels et par des intérêts conçus en termes de compétition, de concurrence des intérêts économiques (conception des besoins et des modalités de les satisfaire), c’est en fait une représentation de la société comme structurée autour d’une représentation du marché. La sociologie pragmatique propose autre chose. Gardella s’appuie sur les travaux de Boltanski et Thévenot ( ), mais surtout sur ceux de Thévenot (2006) à propos de l’engagement, pour dépasser cette vision finalement assez classique entre socialisation et individualisme comme détermination des comportements économiques : « considérer l’action comme un « engagement » suppose une certaine rupture par rapport à l’homo oeconomicus » (Gardella, 2006, p.138). On peut ajouter que cela suppose aussi une rupture avec la conception dominante de la notion de projet comme pierre de base de toute action d’entreprendre (Zarifian). L’idée que le projet est d’abord, et par essence, individuel est une représentation socioéconomique qui se cale sur une représentation du marché structure de base des rapports sociaux. Et l’évocation d’équipe projet, de projet collectif, de projet tâtonnant ou construit progressivement, comme dans les théories de l’effectuation ( ), ne change rien à l’affaire. Dans toutes ces conceptions finalement convergentes, le projet est vu comme une différenciation par rapport à d’autres acteurs sociaux vus sous l’angle de la concurrence.

Je fais mienne cette conception de Gardella selon laquelle : « l’engagement trouve, dans ce cadre théorique (celui de Thévenot), son moteur et son unité conceptuelle dans le jugement, dans le jugement sur l’action (Thévenot, 2006, p.26), qui est surtout un jugement sur le moment de l’action » (Gardella, 2006, p.139). On pourrait dire, sur le moment et au moment de l’action. Le jugement est alors considéré comme l’opération cognitive et corporelle qui permet de sélectionner ce qui est pertinent pour l’action en cours (idem). Gardella note que cela n’est pas sans rappeler que cela s’inscrit dans une tradition de philosophie morale qui est celle de P. Ricœur (1990) lorsque ce dernier souligne le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet. Agissant, les personnes pratiquent leurs jugements dans des situations concrètes et quotidiennes. Construisant leur justesse personnelle dans des exercices d’auto réflexivité, ils s’engagent dans des projets qui ne sont réductibles à la construction d’une différenciation concurrentielle.

Thévenot distingue trois régimes d’engagement (2006). Chaque régime donne un sens particulier aux projets qui y sont construits. Mais surtout ces trios régimes correspondent à des réalités différentes dont la personne concernée fait l’expérience.

Dans le régime, dit, de la « justification » (Cette proposition doit beaucoup aux travaux commune de Thévenot et Boltanski), chacun, dans la recherche de l’accord, s’efforce de légitimer sa position en argumentant sur des principes. Argumenter ne veut pas dire seulement parler, verbaliser, mais aussi mobiliser des objets, des preuves (par exemple, des maquettes, des schémas). Chacun monte alors en généralité. C’est le régime qui fait le lien avec les systèmes de pensée et les argumentations formalisées, éventuellement appuyées sur des institutions. En effet, tout ne relève pas de la seule situation présente, instantanée. Le contexte et les arguments ont une épaisseur historique, institutionnelle, légale…

Dans le régime, dit, du « plan », c’est l’adaptation de moyens à une fin pré établie qui est visée. C’est ici le régime le plus classique, celui auquel on réduit souvent l’univers du projet et, dans le cas de l’entreprendre, l’univers de la création d’activité interprétée en termes d’entrepreneuriat. L’individu y est appréhendé comme autonome, doté d’une intention personnelle, ayant un recours fonctionnel à son environnement.

Mais ces deux régimes sont à articuler avec un niveau d’action, autre régime, celui dit de la « familiarité ». L’acteur y est appréhendé comme seul, comme coordonnant ses pensées et mouvements avec un environnement d’objets.

Dissocier ces trois régimes d’engagement, ces trois modes d’action est une condition pour sortir d’une perspective assimilée à l’analyse du plan/projet, même enrichie de l’examen d’un contexte qui a alors toutes les chances d’être lui-même réduit à une seule dimension, sans profondeur historique, à interactions faibles et sans approche des familiarités concernées.

Pour Thévenot, ces trois régimes d’engagement se distinguent par le degré de généralisation des catégories du jugement mobilisées pour identifier et évaluer ce que l’on est en train de faire. Pour lui, le jugement se caractérise par trois traits fondamentaux : la qualification de ce qui est en train de se faire ; la clôture de la sélection des éléments pertinents ; la possibilité d’une révision (Gardella, 2006, p.146). Une continuité de processus de jugement articule qualification, clôture et révision, mais à des degrés différents des actes de jugements et donc des projets. L’action dont il est question ici est celle qui vise à faire du commun entre des personnes, à les faire entrer en coordination. Elle se compose et articule les trois régimes d’engagement, celui de la justification, de l’argumentation, qui suppose un jeu dans l’espace public, mais aussi celui de la familiarité qui suppose la prise en compte du domaine de l’intime, du familier, pour celui qui contribue à l’action de jugement dans l’espace public, espace où se construit le plan/projet alors que c’est pour lui une question intime. On voit alors que l’action se joue sur l’espace public mais s’appuie sur la mobilisation de l’intime des participants au plan, pour donner un sens commun et familier à tous. Plus encore que les participants, le porteur d’initiative, engagé davantage que les autres, construit une coordination qui est faite d’ajustements entre les participants, mais avant tout d’ajustements à soi-même. Mais ces ajustements à soi-même sont aussi des ajustements avec des supports et outils qui constituent le monde familier d’objets de chacun. En effet, le jugement n’est pas seulement un processus cognitif verbalisé, c’est aussi le recours à d’autres supports et micro processus évaluatifs relevant du perceptif sensoriel, s’exerçant à partir d’objets, de dispositifs, de lieux… L’engagement mobilise alors la personne dans toutes ses dimensions, corporelles, cognitives, affectives. Ainsi, l’engagement représente un choix qui suppose une réduction des possibles et permet le passage à l’action, à condition que l’on en ait les dispositifs adéquats.

Un engagement « biopolitique »

L’engagement tel que conçu par Thévenot, c’est toujours plus que l’engagement pour le plan /projet. C’est un engagement à la fois plus intime et plus global/sociétal. Le régime d’engagement, dit, de la justification sert de point de passage avec ce que, traditionnellement, on nomme engagement lorsqu’il s’agit de prise de position sociale et politique sur l’espace public. C’est bien l’expérience des membres du collectif Catalyst que de ne pas dissocier leur implication dans les projets individuels et collectifs qu’ils portent, de leur mode de vie et des mobilisations « alternatives » auxquelles ils participent. Les lieux dans lesquels ils exercent leurs activités et « vivent » (les espaces de coworking et autres tiers lieux) sont des bases actives pour ces engagements combinés. C’est d’ailleurs ce qui définit plus spécifiquement ces lieux, qui ne se réduisent pas à être des espaces de travail individuel partagés ou des espaces de télétravail comme on a parfois voulu les caractériser.

Les acteurs Catalyst au centre de ma réflexion sont attachés aux espaces qu’ils ont créés dans la mesure où ils permettent l’expression d’un engagement « biopolitique ». Ce terme d’engagement « biopolitique » est repris des travaux de Hardt et Negri, inspirés de Foucault, sur les nouvelles formes d’expression des conflits sociaux et politiques. Il veut souligner l’interpénétration croissante de l’économique, du politique, du social et du culturel dans la façon dont les acteurs vivent et mettent en cohérence leurs actions. Dans cette acception, l’engagement c’est tout à la fois une façon de vivre le rapport aux autres et un rapport à soi-même. C’est aussi le choix d’une cohérence de comportements et d’une position, critique mais constructive, en faveur d’un choix de sociabilité et, partant de là, de société. S’engager c’est alors se mobiliser, moins pour une critique de la société, que pour porter des initiatives créatrices de communs. Cet engagement s’inscrit dans la perspective déjà décrite d’autoréflexivité, d’interprétation des expériences et des épreuves, au cœur des parcours d’individuation. Ce qui est formateur des identités, l’est tout autant des prises de positions à valeur d’engagements.

Bibliographie

Adam M. (2009), Réinventer l’entrepreneuriat. Pour soi, pour nous, pour eux, Paris, L’Harmattan.

Becker H.S. (2006), « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, n°11, p.177-192.

Gardella E. (2006), « Le jugement sur l’action. Note critique de L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement de L. Thévenot », Tracés, n°11, p.137-158.

Ricoeur P. (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.

Thévenot L. (2006), L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.

A lire également