Face à la dissolution démocratique : les Territoires Solidaires
Questions pour un développement territorial visant la préférence solidaire démocratique, la sécurité sociale et économique, l’utilité sociale soutenable et les biens communs
Quelques constats et réflexions et tirés d’articles de presse récents pour nourrir l’argumentation en faveur du développement endogène des territoires locaux.
Le Risque de la dissolution de la démocratie
Alors que le président Macron a annoncé la dissolution de l’Assemblée Nationale au soir des élections européennes, le journal Le Monde interroge Laurent Berger. Celui-ci donne un avis sur ce qu’il appelle la « dissolution de la démocratie ».
Voici un extrait de cette interview dans le Journal Le Monde du mardi 25 juin 2024 :
On lui pose la question suivante :
Que vous inspire la décision du chef de l’État de dissoudre l’Assemblée Nationale ?
« C’est grave et cela nous place dans une situation très difficile. C’est aussi le point d’orgue d’un processus qui vient de loin.
Au moment de la réforme des retraites, en 2023, nous avons assisté à une forme de dissolution sociale : la mobilisation contre le ce projet traduisait des attentes du monde du travail qui n’ont pas été écoutées. J’avais d’ailleurs dit à l’époque que ce déni pouvait déboucher sur un chaos démocratique.
Avant ces épisode, une sorte de dissolution territoriale s’est également produite dans le pays, à cause du mépris affiché à l’égard de tous ceux qui contribuent à la vie des territoires, c’est à dire les élus locaux et la société civile, les associations notamment. Et, enfin, il y a une fracture morale, qui résulte de la coupure entre le politique et les citoyens.
Depuis le printemps 2022, l’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale accentue la nécessité de privilégier le dialogue et le compromis. Mais la pratique du pouvoir est à mille lieues de cela….Le 9 juin, le chef de l’État, par sa décision, a pris un risque ultime, celui de la dissolution de la démocratie. »
Comment articuler les initiatives solidaires avec les mobilisations pour le maintien et l’enrichissement des services publics accessibles aux citoyens dans leurs territoires ?
Comment ces services publics de proximité peuvent-ils être mis au service du (re)développement local dans les bassins de vie et de travail, en particulier ceux qui connaissent des remises en cause brutales d’activités économiques qui s’accompagnent de la décomposition des collectifs de travail et les synergies locales d’emplois ?
De ce point de vue on ne peut que s’interroger sur les potentialités réelles de développement endogène de politiques régionales prioritairement et exclusivement basées sur l’implantation de grandes unités industrielles de production (de batteries pour véhicule électrique) associées à de grosses unités logistique et de distribution, le tout relié par des voies autoroutières et ferroviaires priorisées par rapport aux maillages des voies locales et des moyens de transports en commun.
Les citoyens des espaces délaissés par ces politiques font connaître leur avis par l’abstention d’abord, le vote ensuite. Comme ils l’ont fait précédemment lors du mouvement des gilets jaunes, lorsqu’ils se sont exprimés dans les cahiers de doléance dont il n’a pas été tenu compte.
Ces questions sont au cœur des actions menées par l’Apes (Acteurs pour une économie solidaire, Hauts de France) pour aider et faciliter les initiatives solidaires susceptibles de contribuer au (re)développement endogènes des territoires locaux.
Pourquoi la dégradation de l’accès aux services publics nourrit-elle le vote pour le RN ?
« Questions de campagne ». Fermeture de bureaux de poste, de centres des impôts, de services de maternité, d’urgences, de tribunaux, de commissariats, suppression de classes, de petites lignes de train… la restructuration des services publics est vécue comme un déclassement par la population.
Publié le 18 juin 2024
Fermeture de bureaux de poste, de centres des impôts, de services de maternité,d’urgences, de tribunaux, de commissariats, suppression de classes, de petites lignes de train… En plus de fragiliser des territoires, notamment ceux qui étaient déjà confrontés à des difficultés socio-économiques, contraignant leurs habitants à parcourir des kilomètres pour accéder à leurs droits, les restructurations de services publics, qui ont cours depuis plus de vingt ans, alimentent le vote pour le Rassemblement national (RN), lequel exploite opportunément le sentiment d’abandon et de déclassement qui en résulte.
Le politologue Jérôme Fourquet y voit « un carburant du RN dans les petites villes et les villages ». Dans son ouvrage La France d’après (Seuil, 2023), il montre, résultats électoraux à l’appui, la corrélation entre la progression du vote RN entre 2002 et 2022 et la fermeture de toute une série de services publics (réforme de la carte judiciaire, restructuration des maternités, réorganisation des trésoreries…), dans des préfectures, des sous-préfectures et d’anciens chefs-lieux de canton. Des disparitions « douloureusement vécues par les habitants et les élus », qui, rappelle-t-il, y voient une « rétrogradation » du rang de leur ville. « Cela nourrit le sentiment d’être considérés comme des citoyens de seconde catégorie. »
Dans une étude sur la mobilité des jeunes ruraux publiée en mai, l’Institut Terram, un groupe de réflexion qui se consacre à l’étude des territoires, et l’association Chemins d’avenirs, qui lutte contre l’inégalité des chances des jeunes ruraux, estiment que les entraves à la mobilité, faute d’offre de transports publics, et l’isolement géographique ressenti par nombre de jeunes ruraux concourent à alimenter le vote en faveur du RN – les critères socio-économiques renforcent l’effet de lieu.
Sentiment de relégation
Coautrice de La Valeur du service public (La Découverte, 2021), l’historienne Claire Lemercier rappelle « la portée symbolique de ces services publics à la française dans l’imaginaire collectif. Bureau de poste et ligne de train matérialisent l’aménagement et la desserte du territoire jusque dans chaque canton, comme l’avait voulu la “République”, à la fin du XIXe siècle, avec des bâtiments donnant une majesté à ce qui appartient à tout le monde ». Donc, une fierté.
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Leur fermeture est vécue comme un déclassement en même temps qu’un désengagement de la puissance publique.« Voir se dégrader ces bâtiments n’est pas non plus sans effet », rappelle l’historienne, soulignant deux autres effets de bord. « L’effet domino » : la fermeture de services publics entraînant celle de commerces, la non-installation de médecins, etc. « La fermeture d’un guichet, c’est aussi la disparition d’un lieu d’attente et de brassage social. »
Lancés en 2019 au sortir de la crise des « gilets jaunes », les guichets France Services − 2 840 structures proposant un « bouquet » de services publics dans un lieu unique, accessible à chacun à moins de trente minutes − sont censés contribuer à la réduction du sentiment de relégation, aussi bien dans les territoires ruraux que dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville.
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« Mais le dispositif manque encore de lisibilité et de moyens », constate Claire Lemercier, qui invite à mieux valoriser le métier des conseillers France Services, dont les fonctions exigent une forte technicité face à des situations complexes, dépassant l’accueil de premier niveau qu’ils sont censés assurer.
« Non seulement les agents ont trop de missions, mais ils sont souvent eux-mêmes issus de milieux populaires », ajoute Clara Deville, sociologue travaillant sur les inégalités d’accès aux aides sociales. Stigmatiser les catégories populaires se tournant vers le RN est, selon elle, une erreur : « C’est aussi de la responsabilité de l’État, qui a lui-même creusé une distance sociale et symbolique par le recentrement urbain des services publics et par la dématérialisation. Loin de réduire le non-recours, celle-ci n’a fait qu’accentuer les inégalités d’accès aux droits. »
L’instrumentalisation d’une concurrence entre deux France
D’autant que la sociologie du vote RN dépasse désormais largement les catégories populaires. Sur ses terrains, la sociologue constate que les notables locaux vivent tout aussi mal le recul des services publics, « symbole d’un déclassement territorial ». « Les élus locaux du RN l’ont bien compris, qui viennent grossir les cortèges dès qu’un service public est menacé, profitant du vide laissé par la gauche. »
C’est l’occasion pour le RN d’instrumentaliser la supposée concurrence entre une France des banlieues, qui serait nécessairement immigrée et trop aidée, et une France des villages, qui serait nécessairement abandonnée par l’Etat. Or, les campagnes et les banlieues ont en réalité bien plus en commun que ne voudrait le faire croire le RN, à commencer par leurs inégalités socio-spatiales.De même, les mécanismes de péréquation et de transferts sociaux en provenance des métropoles vers les territoires les moins dynamiques contredisent l’idée d’un « abandon » de l’Etat. « Le problème, c’est que cette redistribution n’est pas perçue par les gens. Alors qu’un guichet qui ferme, oui », souligne Claire Lemercier.
Cela nourrit ce que Clara Deville appelle « la mise en concurrence des malheurs ». Un phénomène qu’elle a vu s’accentuer avec la réorganisation de l’accueil dans les caisses d’allocations familiales, qui a pu complexifier les parcours d’accès aux droits : « Que voit-on de l’Etat quand il n’est plus là ? Que l’Etat s’occupe des “autres”, cette figure située juste au-dessous de soi et qui se matérialise sous les traits racisés du profiteur d’aides sociales. C’est plus facile d’en avoir après l’immigré qu’après l’institution. Surtout quand le RN souffle sur les braises. »
Une offre politique de gauche essentiellement urbaine
Et la gauche ? « François Hollande a poursuivi le mouvement de restructuration entamé sous Nicolas Sarkozy et la dématérialisation à marche forcée », rappelle Claire Lemercier, s’étonnant toutefois « qu’il n’y ait pas eu, à ce moment-là, de relais politique local de gauche pour sonner l’alerte quant aux conséquences désastreuses sur la vie des gens ».
Lire Entre la gauche et les campagnes, une histoire contrariée
« Si la gauche espère reconquérirle vote des catégories populaires – celles des bourgs mais aussi des banlieues et des villes –, cela doit passer par des propositions fortes en matière de services publics », estime Julia Cagé, coautrice d’Une histoire du conflit politique (Seuil, 2023) et engagée aux côtés des forces progressistes de gauche – par ailleurs présidente de la Société des lecteurs du Monde. L’économiste considère que l’injustice dans l’accès aux services publics est l’un des principaux déterminants du vote RN, avec le pouvoir d’achat. Et ce, avant la question migratoire. Quant au monde rural, il n’est pas structurellement conservateur, estime-t-elle, mais a en revanche été déçu par une offre politique de gauche essentiellement urbaine et peu attentive à ses préoccupations. « Si vous devez faire des kilomètres pour accoucher ou avorter, comment voulez-vous que des discours sur la constitutionnalisation de l’avortement et la PMA pour toutes vous parlent ? », rappelle-t-elle. Proposition de l’économiste : « Réintroduire l’impôt de solidarité sur la fortuneen ciblant toutes les recettes vers le financement des services publics sur tout le territoire. »De quoi rapporter 30 milliards d’euros par an, d’après ses calculs.
Dans cette situation dont nous parle l’article du Monde, des élèves issus de toutes les filières de l’Institut national des études territoriales (INET) appellent les agents publics à voter les 30 juin et 7 juillet prochains pour défendre le service public et ses valeurs et contre les idées d’extrême-droite.
La Gazette des Communes publiait le jeudi 20 juin 2024 la tribune suivante :
« Défendre les valeurs du service public local par un sursaut démocratique et social »
Publié le 20/06/2024
Dans une tribune à La Gazette, des élèves issus de toutes les filières de l’Institut national des études territoriales (INET) appellent les agents publics à voter les 30 juin et 7 juillet prochains pour défendre le service public et ses valeurs et contre les idées d’extrême-droite. Cette tribune, ouverte à signatures, n’engage que ses auteurs à titre personnel et non leur école.
La dissolution de l’Assemblée nationale décidée par le Président de la République à la suite des résultats des élections européennes crée les conditions d’une victoire possible de l’extrême-droite, incarnée par le Rassemblement national et ses alliés. Une telle victoire représenterait une menace sans précédent depuis 1945 envers le service public, ses valeurs, son fonctionnement et son accès pour toutes et tous.
En tant qu’élèves fonctionnaires territoriaux et cadres territoriaux en poste, et parce que nous sommes des fonctionnaires-citoyens libres de leur expression, nous ne pouvons pas demeurer silencieux face à cette menace et réaffirmons notre attachement viscéral aux valeurs de liberté, d’égalité, de dignité et de solidarité qui caractérisent le service public.
Désormais, le vote des fonctionnaires pour l’extrême-droite n’est plus une exception.
En 2022, à l’élection présidentielle, 36% des fonctionnaires territoriaux s’étant déplacés aux urnes ont donné leur voix aux candidats d’extrême droite.
À travers ce vote, c’est un sentiment profond de déclassement qui s’exprime et qui a pris racine dans le dénigrement des fonctionnaires à l’œuvre depuis des années, et dans le déclin continu de leur pouvoir d’achat. À cela se sont ajoutées les restrictions de moyens alloués aux services publics et les réformes précipitées qui les désorganisent. En conséquence, la capacité de nos administrations à répondre aux besoins croissants des populations vulnérables a été remise en cause. C’est ainsi tout le sens de nos métiers qui se perd.
Pourtant, les idées d’extrême droite sont incompatibles avec les valeurs fondamentales du service public et d’un service public local universel et de qualité.
L’une des valeurs cardinales du service public est l’égalité de traitement, quelles que soient les origines, quel que soit le territoire. Ce service public pour toutes et tous s’oppose à la logique de préférence nationale et de discriminations généralisées qui guiderait les politiques publiques sous l’impulsion d’un gouvernement dirigé par l’extrême-droite.
Le service public garantit également la non-discrimination dans l’accès aux services et à l’emploi publics, quels que soient l’origine réelle ou supposée, le genre, l’orientation sexuelle, le handicap. Par ailleurs, le service public est essentiel pour protéger les plus vulnérables face au choc climatique et pour mener à bien la transition écologique, et ce alors que l’extrême droite nie la réalité du dérèglement climatique.
L’incompatibilité des idées d’extrême-droite avec les valeurs du service public et la démocratie locale a été observée dans les collectivités territoriales dont ses représentants ont la charge. Les droits des oppositions sociales et politiques ont été bafoués. Les associations d’aide aux plus démuni·es, sportives et culturelles ont fait l’objet d’attaques permanentes et de coupes budgétaires. Les services publics locaux tels que la restauration scolaire ont été instrumentalisés pour discriminer les enfants.
Dès lors, quelle responsabilité des fonctionnaires territoriaux dans la période que nous vivons ?
Plus que l’élection de parlementaires, ce qui se jouera ces prochaines semaines, c’est le sens même de ce que nous sommes et de notre engagement pour le service public local, tant le projet porté par l’extrême-droite s’oppose au service public imaginé à la Libération, garant de l’intérêt général et des valeurs de la République.
Au sentiment de déclassement qui fait le terreau des idées d’extrême-droite doit être opposé un service public local fort. Garantir l’accès aux services de première nécessité, telle que la santé et la distribution d’eau potable, notamment dans les collectivités d’Outre-mer, c’est assurer la dignité de leurs habitant·es. Préserver les services de proximité, les écoles, les centres sociaux, en particulier dans les territoires ruraux et péri-urbains, c’est consolider la cohésion sociale et offrir à la jeunesse les moyens de son émancipation. Ouvrir des places en crèches, des bibliothèques et des lieux culturels, des espaces verts, des lieux d’accueil des usager·ères, c’est répondre au besoin croissant de service public.
Alors que le service public ne tient aujourd’hui que par l’engagement quotidien de celles et ceux qui le font vivre, il ne survivra demain que par leur mobilisation.
Nous appelons donc l’ensemble des agents publics à participer à la mise en mouvement de la société civile et de la jeunesse en votant les 30 juin et 7 juillet prochains contre les idées d’extrême-droite et pour défendre le service public et ses valeurs.
Un article des Échos avance que ce ne serait pas les services publics dont seraient privés les territoires locaux mais ceux de mauvaise qualité, où pas au niveau des attentes des citoyens des territoires délaissés auxquels leur avis n’est pas demandé.
Il oppose une notion d’égalité d’accès dite absolue à une notion d’égalité relative qui seule serait compatible avec l’économie libérale.
Dans le journal Les Échos
Égalité d’accès aux services publics : de quoi parle-t-on ?
Suppression de maternités, fermetures de classes, gare moins bien desservie… Deux modèles s’opposent sur les contours et la signification de l’égalité d’accès aux services publics. Peuvent-ils être réconciliés ?
Par Vassili Joannidès de Lautour, Grenoble École de Management)
Publié le 20 nov. 2018
À l’heure où, dans le prolongement de la Révision générale des politiques publiques (RGPP), nombre de services publics en zone rurale ferment ou sont menacés de fermeture, suscitant des crispations de la part des élus et citoyens de ces territoires.
Ceux-ci s’élèvent contre ces fermetures, invoquant un principe général du droit : l’égalité d’accès aux services publics. Pour autant, au nom de ce même accès aux services publics, d’aucuns justifient ces fermetures… Deux rhétoriques se déploient quant à la signification et les contours de l’égalité d’accès aux services publics.
Égalité absolue
Dans nombre de territoires ruraux isolés, les fermetures de services publics se multiplient ou s’accélèrent. Tantôt, un canton perd sa Trésorerie, les contribuables devant parcourir de longues distances pour accéder au centre des finances publiques le plus proche.
Tantôt, une classe ou une école primaire ferme dans un village, contraignant à une scolarisation dans un établissement éloigné. Tantôt, une gare n’est plus desservie : des trains circulent sur les voies, mais ne s’arrêtent plus. Tantôt, un centre hospitalier offrant des services de proximité ferme, poussant les patients à se reporter sur des établissements loin de chez eux.
Ces situations ne sont pas rares. Si on retient comme modèle de territoire rural isolé le seul département de l’Indre, on constate que le phénomène est très répandu. Dans ce département, l e canton de Buzançais va bientôt perdre sa Trésorerie, la ville d’Argenton-sur-Creuse voit diminuer le nombre de trains desservant la gare SNCF, la maternité de la ville du Blanc a fermé cet été ou encore nombre de petites communes luttent contre la fermeture de classes dans leur école.
Soutenue par les élus, la population dénonce ces fermetures actées ou envisagées, invoquant l’égalité d’accès aux services publics. L’argumentaire repose sur l’idée que ces services publics relèvent de l’aménagement du territoire et ont une vocation sociale forte. Les fermer revient à isoler davantage des territoires déjà démunis.
C’est l’accessibilité géographique au service public qui est mise en avant comme motivation de la mobilisation : devoir parcourir de longues distances pour accéder à un service public auxquels peuvent accéder sans effort particulier les habitants des grandes villes est présenté comme injuste et inique. Les efforts à fournir pour y accéder sont perçus comme démesurés, tant les transports publics sont insuffisants, tant le prix du carburant peut paraître dissuasif pour les plus démunis…
Élus et citoyens de ces territoires estiment qu’ils n’ont pas les mêmes facilités d’accès et ainsi le même traitement face à ces services publics. C’est ainsi sur ce fondement qu’ils s’opposent fermement à leur fermeture. C’est ainsi que l’on s’oppose à la fermeture de la maternité de la sous-préfecture du Blanc au nom de l’égalité de l’accès aux soins médicaux.
L’égalité d’accès au service public est perçue comme absolue : partout sur le territoire, tous les citoyens doivent avoir accès au service public au même coût. Toute entrave au caractère absolu de ce droit renvoie alors à une forme de discrimination des territoires ruraux isolés au bénéfice des métropoles.
Égalité relative
À l’opposé des élus et citoyens des territoires désertés par les services publics, la puissance publique répond que la fermeture de ces services publics renvoie à un impératif d’égalité d’accès. On comprend bien que l’argumentaire ne repose alors pas sur l’égalité géographique, mais sur une forme d’égalité de traitement.
Le service public doit être le même pour tous les usagers et offrir les mêmes garanties de qualité. L’argument invoqué repose sur le postulat implicite que les services publics fermés ou menacés de l’être n’offrent pas un service public de qualité suffisante.
C’est ainsi que des écoles primaires ferment en milieu rural parce qu’elles ne comptent pas suffisamment d’élèves pour que ceux-ci puissent étudier dans les mêmes conditions que dans les métropoles. Dans ces villages, il n’est pas rare de voir des classes à deux niveaux et parfois même trois. Un professeur des écoles assurant deux ou trois niveaux ne pourra pas assurer le même suivi qu’un collègue qui n’en aurait qu’un.
Dans ce cas très précis, les pouvoirs publics assurent que c’est au nom de l’égalité devant une éducation de qualité que doivent être fermées certaines classes ou certains établissements. Les enfants devront intégrer un regroupement pédagogique intercommunal (RIP) où tous auront à parcourir sensiblement la même distance pour pouvoir apprendre dans les mêmes conditions, supposées similaires à celles des établissements des métropoles.
Dans le même ordre d’idée, la fermeture d’une maternité de campagne est justifiée par les pouvoirs publics par l’impératif d’offrir à tous les patients la même qualité de soins. Dans le cas très particulier de la maternité du Blanc, dans l’Indre, l’argument invoqué relève de la sécurité des patientes.
La maternité est présentée comme trop petite pour avoir une activité suffisante permettant de maintenir à niveau les compétences du personnel médical. Aussi, l’Agence régionale de santé du Centre-Val de Loire invoque-t-elle un risque sanitaire pour les patientes qui seraient prises en charge par un personnel en sous-activité. Par ricochet, l’activité de ces établissements est trop faible pour qu’ils parviennent à attirer et fidéliser le personnel médical, ce qui aggrave la sous-activité.
Dans le cas de ces fermetures de services publics, les autorités brandissent l’étendard de l’égalité de traitement face au service public et l’égalité d’accès à un service public de qualité. Il est implicitement postulé que ces services publics de proximité ne sont pas dignes d’être qualifiés comme tels. À défaut d’atteindre un certain référentiel de qualité, ils mériteraient de fermer.
Deux logiques incompatibles ?
Ces deux conceptions de l’égalité face au service public trouvent leur logique et sont parfaitement audibles, tant cette notion est ambiguë. Alors qu’elles semblent contradictoires de prime abord, celles-ci peuvent toutefois être (ré)conciliées si chacune des deux parties consent à des efforts.
Du fait de la rationalisation des services publics entamée depuis la Modernisation de l’action publique, on ne peut pas réalistement envisager un maintien du statu quo, l’heure semblant être à un retrait de nombre de services publics des territoires les plus isolés.
Aussi peut-on imaginer une fermeture de classes ou d’écoles dans certaines communes, pourvu que ceci soit accompagné du développement de transports scolaires étoffés ou de l’ouverture de places prioritaires dans les internats des métropoles les plus proches pour les élèves venant de ces territoires. De sorte que les collectivités d’où partent les services publics ne subissent pas de double peine, on peut envisager que ces mesures d’accompagnement soient prises en charge soit par la puissance publique, soit par les métropoles voisines.
De la même manière, des centres hospitaliers ou des maternités pourraient effectivement fermer dans certains territoires, à condition qu’un transport rapide et sûr des patients puisse être assuré. Il existe déjà des services de taxis, ambulances et VSL (véhicule sanitaire léger) pris en charge par la Sécurité sociale pour les cas non urgents. Les urgences médicales pourraient alors être assorties, lorsque de longues distances sont à parcourir, afin que le patient fasse l’objet d’un transport vers le centre hospitalier le plus proche par hélicoptère, comme le fait déjà la Sécurité civile.
Si la fermeture de services publics dans les territoires ruraux isolés semble inéluctable, il est tout à fait possible de la faire coïncider avec une politique facilitant l’égalité d’accès. L’inégalité d’accès au service public sur le territoire de la République n’est pas une fatalité.
Sans faire des Centres Sociaux la réponse unique aux déficits exprimés, ils sont un des éléments du développement d’une sociabilité locale contributive à ce (re)développement local.
Les centres sociaux, fragiles remparts face au recul des services publics
Par Camille Bordenet (Châtillon-sur-Seine [Côte d’Or] envoyée spéciale) Publié le 18 juin 2024 à 14h00
Reportage« Questions de campagne ». Ces structures œuvrant à la cohésion sociale sont en première ligne pour assurer le maintien de services publics de proximité et lutter contre le sentiment d’abandon que ressentent nombre de Français, notamment dans les campagnes.
« Où est-ce qu’on a merdé ? » En cette semaine de « l’après », les questions se bousculent dans la tête de Christelle Priet, à la tête du centre social de la communauté de communes du pays Châtillonnais, à Châtillon-sur-Seine (Côte-d’Or). Non pas que les scores élevés du Rassemblement national (RN) aux élections européennes du 9 juin l’aient surprise, dans ce territoire enclavé qui cumule les indicateurs de fragilité. « Ça fait des années qu’on est en première ligne des émotions les plus difficiles, des années qu’on voit monter tout ça », soupire la directrice, très attachée à son territoire.
« Tout ça. » Comprendre : la précarisation de l’emploi, la fermeture de la fonderie de Bourgogne et du site d’ArcelorMittal, la disparition d’une série de guichets, de services hospitaliers, de classes… Et puis, les kilomètres de route jusqu’à Montbard, « pour parfois se casser le nez au guichet », les démarches en ligne « auxquelles on ne comprend rien », l’impression de « devoir attendre pour tout », de n’avoir plus prise sur rien, « de se faire sans cesse avoir ».
Il y a aussi la file des Restos du cœur, qui ne cesse de s’allonger. Ces réflexions racistes qui se banalisent. « Certains ont la conviction d’être lésés par rapport aux demandeurs d’asile du centre d’accueil pour demandeurs d’asile voisin, que leurs dossiers seraient traités plus vite sans les immigrés. » Une mise en concurrence des misères, instrumentalisée par la rhétorique xénophobe de l’extrême droite. « On passe notre temps à faire de la pédagogie, à tenter de démêler les idées reçues, à rappeler que l’absence d’immigrés ne changerait rien aux lourdeurs administratives, dit Mme Priet. Mais c’est très dur à déjouer. Surtout quand c’est ancré dans les mentalités. »
« Discours antitout »
Des difficultés partagées par ses collègues ailleurs sur le territoire. Notamment dans les centres sociaux situés en zone rurale – lesquels représentent 22 % des 2 283 structures maillant le territoire. Là où la dégradation de l’accès aux services publics se ressent plus fortement qu’en ville, faute d’autre solution de proximité. Là où le RN creuse depuis des années son sillon, exploitant le sentiment d’abandon.
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Directeur du centre social de Sury-le-Comtal (Loire), une commune où brassent divers milieux sociaux, plusieurs communautés et où le RN a obtenu 48,1 % des suffrages lors du scrutin du 9 juin, Jean-Baptiste Willaume est lui aussi témoin d’une « porosité aux discours antipauvres, anti-immigrés, antiprofiteurs, antijeunes ». Au point d’avoir décidé de faire de la lutte contre les idées reçues une priorité. « C’est le gros chantier, surtout en zone rurale. On organise des banquets citoyens, des repas du monde, on tente de tirer les discussions vers le haut mais, par moments, on ne sait pas par quel bout le prendre », reconnaît-il, frappé par l’« effet fédérateur de ces discours antitout devenus, pour certains, un outil de convivialité ».
juin 2024. CLAIRE JACHYMIAK/HANS LUCAS POUR « LE MONDE » juin 2024. CLAIRE JACHYMIAK/HANS LUCAS POUR « LE MONDE »
« On doit entendre ce sentiment d’abandon tout en redoublant d’efforts pour chasser les idées reçues sur la peur des immigrés, les “cas sociaux” qui coûteraient un “pognon de dingue”… », abonde Jean Philippe Lasfargues, directeur de deux centres sociaux situés dans le Périgord.
Manque de moyens
Pas question pour autant de céder au fatalisme. De la Dordogne à la Marne, tous les directeurs interrogés s’accrochent à leurs « petites victoires » : le brassage qui opère lors d’animations, permettant de dépasser les fantasmes, les liens noués, des personnes qui sortent de leur isolement… Ou simplement le fait de trouver des réponses. « Certains en pleurent parfois », témoigne Mme Priet.
Raison de plus pour le marteler : « Les centres sociaux jouent un rôle vital dans le maintien de la cohésion sociale, pour faire face au sentiment de déclassement et aux ruptures d’égalité », souligne Tarik Touahria, président de la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France. « Nous sommes l’un des premiers – parfois l’unique – visages du service public, une des rares institutions à considérer les gens, à leur rendre service, de la crèche aux seniors. On leur donne du pouvoir sur leur vie », insiste Romain Beaucher, président du centre social intercommunal des Portes du Morvan, à Lormes (Nièvre).
Lire le reportage « Ecolos-bobos », chasseurs, tiers-lieux… A Lormes, anciens et nouveaux habitants bousculent les codes villageois
Encore faut-il qu’ils en aient les moyens. En réponse aux alertes lancées cette année par le secteur, dans un contexte de forte tension budgétaire, la Caisse nationale d’allocations familiales – avec le ministère du travail, de la santé et des solidarités –, s’est engagée à augmenter de 11 % son financement des centres sociaux. Plus à octroyer un fonds d’urgence de 11,7 millions d’euros pour les plus en difficulté. La situation de chaque centre dépend également du mode de gestion (associatif ou collectivité) et du soutien des autres financeurs.